jeudi 20 novembre 2025

Tractatus logico-philosophique - Wittgenstein

Tractatus logico-philosophique - Wittgenstein

Préface

  M. Wittgenstein commence sa théorie de la symbolisation par le jugement (2.1): « Nous nous faisons des images des faits. » Une image, dit-il, est un modèle de la réalité, et aux objets dans la réalité correspondent les éléments dans l’image : l’image est elle-même un fait. Le fait que les choses ont une certaine relation entre elles est représenté par le fait que dans l’image, ses éléments ont une certaine relation entre eux.  

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Le monde consiste en faits : les faits ne peuvent, à strictement parler, être définis, mais nous pouvons expliquer ce que nous voulons signifier en disant que les faits sont ce qui rend les propositions vraies ou fausses. Les faits peuvent ou non contenir des parties qui sont des faits; par exemple: « Socrate fut un sage athénien », comporte deux faits, « Socrate fut un sage » et « Socrate fut un Athénien ». Un fait qui ne contient pas de parties qui soient des faits est nommé Sachverhalt par M. Wittgenstein. C’est la même chose que ce qu’il appelle fait atomique. Un fait atomique, quoiqu’il ne contienne pas de parties qui soient des faits, contient néanmoins des parties. 

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  Le symbole complet (p,ξ, N(ξ) signifie tout ce qui peut être obtenu en prenant une sélection quelconque de propositions atomiques, en les niant toutes, puis en prenant une sélection quelconque de l’ensemble des propositions obtenues en même temps que n’importe lesquelles des propositions originaires – et ainsi de suite indéfiniment.  

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Nous touchons ici un exemple de la thèse fondamentale de Wittgenstein, à savoir qu’il est impossible de dire quoi que ce soit concernant le monde comme totalité, et que tout ce qui peut être dit doit se rapporter à des portions bornées du monde. Cette vue peut avoir été suggérée par la notation, et s’il en est ainsi c’est tout à fait en sa faveur, car une bonne notation a une subtilité et un pouvoir de suggestion qui la font par moments ressembler presque à un vivant professeur. Des irrégularités notationnelles sont souvent le premier signe d’erreurs philosophiques, et une notation parfaite serait un substitut de la pensée. Mais bien que ce puisse être la notation qui ait suggéré à M. Wittgenstein la limitation de la logique aux choses du monde en tant qu’opposées au monde comme un tout, cette vue, une fois suggérée, se recommande pourtant par bien d’autres côtés. Est-elle une vérité définitive? Pour ma part, je ne prétends pas le savoir.

Dans cette introduction, mon but est de l’exposer, non de donner mon opinion à son propos. Conformément à cette vue, nous ne pourrions dire des choses au sujet du monde comme un tout que si nous pouvions sortir hors du monde, c’est-à-dire s’il cessait d’être pour nous le monde total. Il se peut que notre monde soit borné par quelque être supérieur qui peut le considérer d’en haut, mais pour nous, pour fini qu’il puisse être, il ne peut avoir de borne puisqu’il n’y a rien hors de lui. Wittgenstein fait appel à l’analogie du champ de vision. Notre champ visuel n’a pas pour nous de frontières visuelles, précisément parce qu’il n’y a rien à son extérieur, et de la même manière notre monde logique n’a pas de frontières logiques parce que notre logique ne connaît rien extérieurement à lui. 

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Avant propos

 

Le livre traite des problèmes philosophiques, et montre - à ce que je crois - que leur formulation repose sur une mauvaise compréhension de la logique de notre langue. On pourrait résumer en quelque sorte tout le sens du livre en ces termes : tout ce qui proprement peut être dit peut être dit clairement, et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence.

Le livre tracera donc une frontière à l’acte de penser, - ou plutôt non pas à l’acte de penser, mais à l’expression des pensées : car pour tracer une frontière à l’acte de penser, nous devrions pouvoir penser les deux côtés de cette frontière (nous devrions donc pouvoir penser ce qui ne se laisse pas penser).

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1 - Le monde est tout ce qui a lieu.

1.1 - Le monde est la totalité des faits, non des choses.

1.11 - Le monde est déterminé par les faits, et par ceci qu’ils sont tous les faits.

1.2 - Le monde se décompose en faits. 

2.012 - En logique, rien n’est accidentel : quand la chose se présente dans un état de choses, c’est que la possibilité de l’état de choses doit déjà être préjugée dans la chose.

2.014 - Les objets contiennent la possibilité de toutes les situations.

2.0212 - Il serait alors impossible d’esquisser une image du monde (vraie ou fausse).

2.063 - La totalité de la réalité est le monde

2.1 - Nous nous faisons des images des faits.

2.11 - L’image présente la situation dans l’espace logique, la subsistance et la non-subsistance des états de choses.

2.12 - L’image est un modèle de la réalité.

2.13 - Aux objets correspondent, dans l’image, les éléments de celle-ci.

2.16 - Pour être une image, le fait doit avoir quelque chose en commun avec ce qu’il représente.

2.182 - Toute image est en même temps image logique. (Au contraire, toute image n’est pas spatiale.)

2.19 - L’image logique peut représenter le monde.

3 - L’image logique des faits est la pensée.

3.001 - « Un état de choses est pensable » signifie : nous pouvons nous en faire une image.

3.031 - On a dit que Dieu pouvait tout créer, sauf seulement ce qui contredirait aux lois de la logique. - En effet, nous ne pourrions pas dire à quoi ressemblerait un monde « illogique ».

3.12 - Le signe par lequel nous exprimons la pensée, je le nomme signe propositionnel. Et la proposition est le signe propositionnel dans sa relation projective au monde.

3.14 - Le signe propositionnel consiste en ceci, qu’en lui ses éléments, les mots, sont entre eux dans un rapport déterminé. Le signe propositionnel est un fait.

3.142 - Seuls des faits peuvent exprimer un sens, une classe de noms ne le peut pas.

3.144 - Les situations peuvent être décrites, non nommées. (Les noms sont comme des points, les propositions comme des flèches, elles ont un sens.)

3.31 - Chaque partie de la proposition qui caractérise son sens, je la nomme expression (symbole).

(La proposition elle-même est une expression.)

Est expression tout ce qui, étant essentiel au sens d’une proposition, peut être commun à des propositions.

L’expression fait reconnaître une forme et un contenu.

 

3.321 - Deux symboles différents peuvent avoir leur signe en commun (écrit ou parlé, etc.) - ils dénotent alors de manières différentes.

 

3.323 - Dans la langue usuelle il arrive fort souvent que le même mot dénote de plusieurs manières différentes - et appartienne donc à des symboles différents -, ou bien que deux mots, qui dénotent de manières différentes, sont en apparence employés dans la proposition de la même manière.

Ainsi le mot « est » apparaît comme copule, comme signe d’égalité et comme expression de l’existence; « exister » comme verbe intransitif, à la façon d’« aller »; « identique » comme adjectif qualificatif; nous parlons «de quelque chose», mais disons aussi que « quelque chose » arrive.

(Dans la proposition « Brun est brun » - où le premier mot est un nom de personne, le dernier un adjectif qualificatif -, ces deux mots n’ont pas simplement des significations différentes, ce sont des symboles différents.)

 

3.328 - Si un signe n’a pas d’usage, il n’a pas de signification. Tel est le sens de la devise d’Occam.

(Si tout se passe comme si un signe avait une signification, c’est qu’alors il en a une.)

 

3.343 - Les définitions sont des règles de traduction d’une langue dans une autre. Tout symbolisme correct doit pouvoir être traduit dans tout autre au moyen de telles règles : c’est cela qu’ils ont tous en commun.

 

3.4 - La proposition détermine un lieu dans l’espace logique. L’existence de ce lieu logique est garantie par la seule existence des parties constituantes, par l’existence de la proposition pourvue de sens.

3.41 - Le signe propositionnel et les coordonnées logiques : voilà le lieu logique.

3.411 - Le lieu géométrique et le lieu logique s’accordent en ceci, que tous deux sont la possibilité d’une existence 10.

3.42 - Quoique la proposition ne puisse déterminer qu’un seul lieu de l’espace logique, la totalité de celui-ci doit pourtant être déjà donnée par la proposition.

(Sinon la négation, la somme et le produit logique introduiraient constamment de nouveaux éléments - en coordination.)

(L’échafaudage logique enveloppant une image détermine l’espace logique. La proposition traverse de part en part l’espace logique tout entier.)

 

4.001 - La totalité des propositions est la langue.

 

4.002 - L’homme possède la capacité de construire des langues par le moyen desquelles tout sens peut être exprimé, sans qu’il ait une idée de ce que chaque mot signifie, ni comment il signifie. De même aussi l’on parle sans savoir comment sont produits les différents sons.

La langue usuelle est une partie de l’organisme humain, et n’est pas moins compliquée que lui.

Il est humainement impossible de se saisir immédiatement, à partir d’elle, de la logique de la langue.

La langue déguise la pensée. Et de telle manière que l’on ne peut, d’après la forme extérieure du vêtement, découvrir la forme de la pensée qu’il habille; car la forme extérieure du vêtement est modelée à de tout autres fins qu’à celle de faire connaître la forme du corps.

Les conventions tacites nécessaires à la compréhension de la langue usuelle sont extraordinairement compliquées.

 

4.003 - La plupart des propositions et des questions qui ont été écrites touchant les matières philosophiques ne sont pas fausses, mais sont dépourvues de sens. Nous ne pouvons donc en aucune façon répondre à de telles questions, mais seulement établir leur non-sens. La plupart des propositions et questions des philosophes découlent de notre incompréhension de la logique de la langue.

(Elles sont du même type que la question : le Bien est-il plus ou moins identique que le Beau?)

Et ce n’est pas merveille si les problèmes les plus profonds ne sont, à proprement parler, pas des problèmes.

4.0031 - Toute philosophie est « critique du langage ». (Mais certainement pas au sens de Mauthner 11.) Le mérite de Russell est d’avoir montré que la forme logique apparente de la proposition n’est pas nécessairement sa forme logique réelle.

 

4.016 - Pour comprendre l’essence de la proposition, pensons aux hiéroglyphes qui représentent les faits qu’ils décrivent.

À partir d’eux, a été créée l’écriture alphabétique, sans que soit perdu l’essentiel de la représentation.

 

4.112 - Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées.

La philosophie n’est pas une théorie mais une activité. Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements.

Le résultat de la philosophie n’est pas de produire des « propositions philosophiques », mais de rendre claires les propositions.

La philosophie doit rendre claires, et nettement délimitées, les propositions qui autrement sont, pour ainsi dire, troubles et confuses.

 

4.116 - Tout ce qui peut proprement être pensé peut être exprimé. Tout ce qui se laisse exprimer se laisse exprimer clairement.

4.243 - Pouvons-nous comprendre deux noms sans savoir s’ils désignent la même chose ou deux choses différentes? - Pouvons-nous comprendre une proposition où apparaissent deux noms, sans savoir s’ils ont même signification ou des significations différentes?

Si je connais la signification d’un mot anglais et de son équivalent allemand, il est impossible que je ne sache pas qu’ils sont équivalents; il est impossible que je ne puisse les traduire l’un par l’autre.

Des expressions comme « a = a », ou celles qui en dérivent, ne sont ni des propositions élémentaires, ni même des signes pourvus de sens 15. (Ceci se montrera plus tard.)

5.1 - Les fonctions de vérité peuvent être ordonnées en séries. Tel est le fondement de la théorie des probabilités.

5.501 - Une expression entre parenthèses, dont les membres sont des propositions dont l’ordre est arbitraire, je la note par un signe de la forme « (ξ) ». « ξ » est une variable dont les valeurs sont les membres de l’expression entre parenthèses; et la barre au-dessus de la variable note que celle-ci représente l’ensemble de ses valeurs dans les parenthèses.

(Si par exemple ξ a les trois valeurs P,Q,R : (ξ) = (P,Q,R).)

Les valeurs des variables sont fixées. On les fixe en décrivant les propositions dont la variable tient lieu.

Le mode de description des membres de l’expression entre parenthèses n’est pas essentiel.

Nous pouvons distinguer trois espèces de description : 1. L’énumération directe. En ce cas, nous pouvons, au lieu de la variable, poser simplement ses valeurs constantes. 2. La donnée d’une fonction fx, dont les valeurs pour toutes les valeurs de x sont les propositions à décrire. 3. La donnée d’une loi formelle, selon laquelle ces propositions sont construites. En ce cas, les membres de l’expression entre parenthèses sont l’ensemble des membres d’une série de formes.

5.526 - On peut décrire complètement le monde au moyen de propositions totalement généralisées, c’est-à-dire, par conséquent, sans coordonner par avance aucun nom à un objet déterminé.

Pour passer alors au mode d’expression usuel il suffit, après une expression comme : « il y a un x et un seulement tel que... », d’ajouter: et cet x est a.

5.5423 - Percevoir un complexe signifie percevoir que ses éléments sont dans tel ou tel rapport.

Ceci explique bien aussi que l’on puisse voir de deux manières la figure ci-dessous comme un cube; et de même pour tous les phénomènes analogues. Car nous voyons alors réellement deux faits distincts.

5.6 - Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde.

5.621 - Le monde et la vie ne font qu’un.

5.63 - Je suis mon monde. (Le microcosme.)

5.631 - Il n’y a pas de sujet de la pensée de la représentation.

Si j’écrivais un livre intitulé Le monde tel que je l’ai trouvé, je devrais y faire aussi un rapport sur mon corps, et dire quels membres sont soumis à ma volonté, quels n’y sont pas soumis, etc. Ce qui est en effet une méthode pour isoler le sujet, ou plutôt pour montrer que, en un sens important, il n’y a pas de sujet : car c’est de lui seulement qu’il ne pourrait être question dans ce livre.

6.43 - Si le bon ou le mauvais vouloir changent le monde, ils ne peuvent changer que les frontières du monde, non les faits; non ce qui peut être exprimé par le langage.

En bref, le monde doit alors devenir par là totalement autre. Il doit pouvoir, pour ainsi dire, diminuer ou croître dans son ensemble.

Le monde de l’homme heureux est un autre monde que celui de l’homme malheureux.

6.4311 - La mort n’est pas un événement de la vie. On ne vit pas la mort.

Si l’on entend par éternité non la durée infinie mais l’intemporalité, alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent.

Notre vie n’a pas de fin, comme notre champ de vision est sans frontière.

6.4312 - L’immortalité de l’âme humaine, c’est-à-dire sa survie éternelle après la mort, non seulement n’est en aucune manière assurée, mais encore et surtout n’apporte nullement ce qu’on a toujours voulu obtenir en en recevant la croyance. Car quelle énigme se trouvera résolue du fait de mon éternelle survie? Cette vie éternelle n’est-elle pas aussi énigmatique que la vie présente? La solution de l’énigme de la vie dans le temps et dans l’espace se trouve en dehors de l’espace et du temps.

(Ce n’est pas la solution des problèmes de la science de la nature qui est ici requise.)

6.44 - Ce n’est pas comment est le monde qui est le Mystique, mais qu’il soit.

6.45 - La saisie du monde sub specie œterni est sa saisie comme totalité bornée.

Le sentiment du monde comme totalité bornée est le Mystique.

6.521 - La solution du problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème.

(N’est-ce pas la raison pour laquelle les hommes qui, après avoir longuement douté, ont trouvé la claire vision du sens de la vie, ceux-là n’ont pu dire alors en quoi ce sens consistait?)

6.522 - Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique.

6.53 - La méthode correcte en philosophie consisterait proprement en ceci : ne rien dire que ce qui se laisse dire, à savoir les propositions de la science de la nature - quelque chose qui, par conséquent, n’a rien à faire avec la philosophie -, puis quand quelqu’un d’autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer toujours qu’il a omis de donner, dans ses propositions, une signification à certains signes. Cette méthode serait insatisfaisante pour l’autre - qui n’aurait pas le sentiment que nous lui avons enseigné de la philosophie - mais ce serait la seule strictement correcte.

6.54 - Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque par leur moyen - en passant sur elles - il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire jeter l’échelle après y être monté.)

Il lui faut dépasser ces propositions pour voir correctement le monde.

7 - Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence.



















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