samedi 26 septembre 2020

A.B.C. de la lecture - Ezra Pound

 A.B.C. de la lecture - Ezra Pound

La METHODE correcte pour étudier la poésie et les belles-lettres est la méthode utilisée par les biologistes contemporains, c'est-à-dire d'abord un examen attentif du sujet, puis une COMPARAISON incessante entre les deux « coupes » de microscope ou entre les deux échantillons.

 

Ceci, néanmoins, est la SEULE METHODE pour étudier la poésie, la littérature, ou la peinture. En fait c'est ainsi que l'élite du public ETUDIE la peinture. Si vous voulez en savoir long sur la peinture, allez donc à la National Gallery, ou au Salon Carré, ou au Brera, ou au Prado, et REGARDEZ les tableaux.

 

La littérature est du langage chargé de sens.

« La grande littérature est tout simplement du langage chargé de sens au plus haut degré possible » (E. P. in How to Read).

 

Le Langage a été manifestement créé pour — et sert manifestement à — la communication.

« La littérature est une somme d'informations qui restent des informations. »

 

Les bons écrivains sont ceux qui gardent au langage son efficacité, c'est-à-dire ceux qui en conservent la précision et la clarté. Il importe peu que le bon écrivain veuille être utile, ou que le mauvais écrivain veuille faire du tort aux gens.

 

Un peuple qui croît dans l'habitude d'une mauvaise littérature est un peuple sur le point de lâcher prise sur son empire et sur lui-même. Et ce laisser-aller n'est en rien aussi simple et aussi scandaleux qu'une syntaxe abrupte et désordonnée.

 

Et le bon écrivain choisit ses mots en fonction de leurs significations. Mais la signification d'un mot n'est pas faite tout d'une pièce, n'est pas définie aussi exactement que le mouvement d'un cavalier ou d'un soldat sur un échiquier. Elle surgit avec des racines, avec des associations. Elle dépend du lieu et de la manière dont le mot a été communément utilisé, elle dépend aussi de ses utilisations brillantes ou qui valent la peine d'être conservées.

 

Si vous partez, en littérature, à la recherche 'd'éléments purs', vous finirez par découvrir que la littérature a été créée par les groupes de personnes suivants:

1. Les inventeurs. Des hommes qui ont trouvé de nouveaux procédés, ou dont l'œuvre constitue le premier exemple connu d'un nouveau procédé.

2. Les maîtres. Des hommes qui ont réuni un certain nombre de ces procédés, et qui les ont utilisés aussi bien ou mieux que les inventeurs.

3. Les vulgarisateurs. Des hommes qui sont venus après les précédents, et qui n'ont pas fait aussi bien qu'eux.

4. Les bons écrivains mineurs. Des hommes qui ont eu la chance de naître à une époque faste de la littérature de leur pays, ou bien à une époque où certaine branche de la littérature 'se portait bien'. Par exemple, ceux qui ont écrit des sonnets à l'époque de Dante, ou de courtes pièces de vers au temps de Shakespeare ou au cours des quelques décades suivantes, ou bien encore ceux qui, en France, écrivirent des romans ou des récits après que Flaubert leur eut montré comment faire.

5. Les hommes de lettres. C'est-à-dire ceux qui n'ont pas vraiment inventé quelque chose, mais qui se sont spécialisés dans un genre quelconque de littérature. On ne peut pas les considérer comme de 'grands hommes', ni comme des auteurs qui ont tenté de donner une représentation complète de la vie ou, plus simplement, de leur époque.

6. Ceux qui font la mode.

 

 

Le langage est un moyen de communication. Nous avons déjà dégagé les trois procédés les plus importants pour charger le langage de sens, et ceci au plus haut degré possible:

1. Projeter l'objet (fixe ou en mouvement) jusque sur l'imagination visuelle.

2. Produire des corrélations émotionnelles par le bruit et le rythme du discours.

3. Produire les deux sortes d'effets précédemment décrits en stimulant les associations (intellectuelles ou émotionnelles) qui demeurent dans la conscience du receveur en relation avec les mots ou les groupes de mots réels employés

 

 

Le premier moyen, le plus simple, pour un lecteur de tester un auteur sera de rechercher les mots qui ne fonctionnent pas, qui ne contribuent en rien au sens ou qui distraient du plus important facteur de sens en faveur de facteurs de moindre importance.

 

Quand on se met a écrire on imite toujours quelque chose qu'on a entendu ou lu.

La majorité des écrivains ne dépasse jamais ce stade.

 

 

Si les critiques ont en vain dépensé tant de rancœur c'est qu'ils n'ont pas su distinguer entre deux sortes d'écriture totalement différentes:

A. Les livres qu'on lit pour développer son intelligence, pour améliorer son savoir et percevoir mieux, et plus vite, qu'auparavant.

B. Les livres qui sont destinés et qui servent au repos, ou qu'on utilise comme stimulants ou calmants.

On ne dort pas sur un marteau ni sur une tondeuse à gazon. On n'enfonce pas des clous avec un matelas, alors pourquoi faudrait-il appliquer les mêmes critères à des livres aussi différents dans leurs buts et leurs effets qu'une tondeuse à gazon et un coussin de divan ?

 

 

L'expérience m'a appris que, dans l'état présent et imparfait de ce monde, il faut tout expliquer au lecteur. J'ai fait une erreur impardonnable dans mes desseins. Mon livre avait un but et je croyais que le lecteur le verrait.

 

La seule manière de lire Whitman c'est de se concentrer sur sa signification la plus profonde. Si vous voulez néanmoins pousser plus loin la dissection de son langage vous trouverez sans doute que Whitman s'est trompé non pas parce qu'il a fait éclater les 'règles' de son époque, mais parce qu'il s'attache spasmodiquement à telle ou telle chose; parce qu'il use de temps à autre d'un mètre 'régulier', ou d'un bout de langage littéraire ou encore parce qu'il place les adjectifs, là où ils ne sont jamais dans le langage parlé. Il n'écrit vraiment bien que quand il s'est débarrassé de tout ce barbelé.

 

Le mauvais dessinateur fait du mauvais dessin parce qu'il ne sent pas les relations d'espace et qu'il est incapable de les maîtriser.

Le mauvais poète fait de la mauvaise poésie parce qu'il ne perçoit pas les relations de temps. Il est incapable d'en jouer de manière intéressante, par le moyen des brèves et des longues, des syllabes dures ou molles et des diverses qualités du son qui sont inséparables des mots de son discours.

Il attend que ça lui tombe du ciel ? Il compte maîtriser son art sans s'être donné un minimum de peine, ce minimum de peine qu'un simple musicien devrait se donner pour arriver à jouer convenablement du cor dans un orchestre. Sans cela le résultat serait souvent méprisé, et ce serait justice, par les membres sérieux de la profession.


 

 

 

 

 

 

Rappelez-vous cela, rappelez-vous bien tout - Radovan Ivsic

 Rappelez-vous cela, rappelez-vous bien tout - Radovan Ivsic

 

Benjamin Péret me parle aussi de Tristan Tzara, à qui il ne pardonne pas, entre autres, son livre mensonger Le Surréalisme et l’après-guerre.  


Est-ce la raison pour laquelle il me semble nécessaire de chercher les moindres signes sensibles qui échappent au convenu ? J’ai l’impression que de son côté Breton porte une attention inquiète à ce qui est en train d’advenir. C’est pourquoi je ne suis pas étonné de le voir si perturbé à la lecture de Cosmos de Gombrowicz, où l’enchaînement des signes ne fait sens que d’être fatal.

 

C’est un jeu qui se joue en silence. Chaque participant est muni d’un crayon et d’une feuille de papier vierge. Chacun doit poser la pointe du crayon sur le papier, et, les yeux fermés pendant toute la durée du jeu, commencer à dessiner à l’aveugle le premier objet qui lui passe par la tête, mais sans lever le crayon du papier, continuer tandis qu’un autre objet lui vient à l’esprit, et, quitte à ne pas obligatoirement terminer le premier, chercher à le dessiner, mais toujours sans lever le crayon. Cela vaut pour tous les autres objets auxquels on va ensuite penser. Au bout d’une dizaine de minutes, on arrête, chacun regarde son dessin et essaie de se rappeler les objets qui se sont succédé derrière ses paupières. Puis, s’il arrive à reconnaître l’esquisse de l’un deux, il en inscrit le nom au dos du papier, de sorte à reconstituer la succession des images. Curieusement, ces dix minutes de jeu ont des points communs avec le rêve.  


Soudain, je comprends son insistance des 7, 8, 9 septembre à jouer à ce jeu, où s’éprouve le lien plus ou moins solide que nous sommes en mesure d’établir entre les mots et les choses. Dans cette démarche inverse de celle que supposent les mots croisés, Breton cherchait une autre façon d’évaluer le fonctionnement de sa pensée.

« Rappelez-vous cela, rappelez-vous bien tout », ces mots qu’il me redira ne vont plus me quitter. 

 

Ce qui le conduit dans une autre conversation à faire cette remarque incidente, apparemment en contradiction avec la décision dont il m’a fait part : « La mort du surréalisme viendra du côté de Dionys Mascolo par Jean Schuster. »  



Le nom de la rose - Umberto Eco

 Le nom de la rose - Umberto Eco

Les hommes autrefois étaient beaux et grands (maintenant ce sont des enfants et des nains), mais c’est là fait parmi tant d’autres témoignant du malheur d’un monde qui vieillit. La jeunesse ne veut plus rien apprendre, la science est sa décadence, le monde entier marche sur la tête, des aveugles guident d’autres aveugles et les font se précipiter dans les abîmes, les oiseaux se lancent dans le vide avant d’avoir volé, l’âne sonne de la lyre, les bœufs dansent, Marie n’aime plus la vie contemplative et Marthe n’aime plus la vie active, Léa est stérile, Rachel a l’œil charnel, Caton fréquente les lupanars, Titus Lucrèce devient femme. Tout est détourné de son propre cours. Dieu soit loué, moi, en ces temps-là, j’acquis de mon maître l’envie d’apprendre et le sentiment du droit chemin, qu’on garde quand bien même la sente serait tortueuse.

 

Les machines, disait-il, sont effet de l’art, qui singe la nature, dont elles reproduisent non pas les formes, mais la même opération. Il m’expliqua les prodiges de l’horloge, de l’astrolabe et de l’aimant. Mais au début, je craignis qu’il ne s’agît de sorcellerie, et je fis semblant de dormir par certaines nuits claires où il se mettait (un curieux triangle à la main) à observer les étoiles.  


. Seul le bibliothécaire, outre qu’il sait, a le droit de circuler dans le labyrinthe des livres, lui seul sait où les trouver et où les remplacer, lui seul est responsable de leur conservation. Les autres moines travaillent dans le scriptorium et peuvent connaître la liste des volumes que la bibliothèque renferme. Mais souvent, une liste de titres dit fort peu, seul le bibliothécaire sachant d’après l’emplacement du volume, d’après le degré de son inaccessibilité, quel type de secrets, de vérités ou de mensonges le volume recèle. Lui seul décide comment, quand, et de l’opportunité de pourvoir le moine qui en fait la demande, parfois après m’avoir consulté. Parce que toutes les vérités ne sont pas bonnes pour toutes les oreilles, tous les mensonges ne peuvent pas être reconnus comme tels par une âme pieuse, et les moines, enfin, sont dans le scriptorium pour mener à bonne fin un ouvrage précis, pour lequel ils doivent lire certains volumes et d’autres pas, et non point pour suivre toutes les curiosités insensées donc ils seraient pris, soit par faiblesse d’esprit, soit par orgueil, soit par suggestion diabolique.

 

Et en outre, ajoute à l’Abbé comme pour s’excuser de la pauvreté de ce dernier argument, le livre est créature fragile, il souffre de l’usure du temps, craint les rongeurs, les intempéries, les mains inhabiles. Si pendant cent et cent ans tout un chacun avait pu librement toucher non manuscrits, la plus grande partie d’entre eux n’existerait plus.

 

Car trois choses concourent à créer la beauté : d’abord l’intégrité ou perfection, et de ce fait nous estimons laides des choses incomplètes ; ensuite la proportion requise autrement dit l’harmonie ; enfin la clarté et la lumière, et nous appelons belles en effet les choses de couleur limpide. Et comme la vision du beau implique la paix, et pour notre appétit c’est tout un que de se rasséréner dans la paix, dans le bien ou dans le beau, je me sentis envahi d’une immense consolation et je pensais combien il devait être agréable de travailler dans ce lieu.

 

— Certes pour ces choses, tu peux parler de magie, confirma Guillaume. Mais il est deux formes de magie. Il y a une magie qui est l’œuvre du diable et qui vise à la ruine de l’homme à travers des artifices dont il n’est point permis de parler. Mais il y a une magie qui est œuvre divine, là où la science de Dieu se manifeste à travers la science de l’homme, qui sert à transformer la nature, et dont l’une des fins et de prolonger la vie même de l’homme. Et c’est là une magie sainte, à laquelle les savants devront de plus en plus de consacrer, non seulement pour découvrir des choses nouvelles, mais pour redécouvrir tant de secrets de la nature que la sapience divine avait révélée aux Hébreux, aux Grecs, à d’autres peuples antiques et jusqu’aux infidèles aujourd’hui (et inutile de dire quelles merveilles d’optique et de science de la vision recèlent les livres des infidèles !). Une science chrétienne devra se réapproprier toutes ses connaissances, les reprendre aux païens et aux infidèles tamquam ab iniustis possessoribu.

— Mais pourquoi ceux qui possèdent cette science ne la communiquent-ils pas au peuple de Dieu tout entier ?

— Parce que le peuple de Dieu tout entier n’est pas encore prêt à accepter tant de secrets, et il est souvent arrivé que les dépositaires de cette science aient été pris pour des magiciens liés par un pacte au démon, payant ainsi de leur vie le désir qu’ils avaient eu de faire part aux autres des trésors de leurs connaissances.

 

 

— Étranges. Disons, celle d’un moine qui, à la faveur de la nuit, a voulu s’aventurer dans la bibliothèque pour y chercher quelque chose que Malachie n’avait pas voulu lui donner, et il a vu des serpents, des hommes sans tête, et des hommes avec deux têtes. Peu s’en fallut qu’il ne sortit fou du labyrinthe...

— Pourquoi parles-tu de magie et non d’apparitions diaboliques ?

— Parce que si je suis un pauvre maître verrier, je ne suis pas à ce point là ingénu. Le diable (Dieu nous en garde !) Ne tente pas un moine avec des serpents et des hommes bicéphales. Mais plutôt avec des visions lascives, comme pour les pères du désert. Et puis, s’il est mal de mettre la main sur certains livres, pourquoi le diable devrait-il détourner un moine de la tentation du mal ?

 

 

— La bibliothèque est témoignage de la vérité et de l’erreur », dit alors une voix dans notre dos. C’était Jorge.

 

— C’étaient des païens, répliqua Jorge. La Règle dit : « Scurrilitates vero vel verba otiosa et risum moventia aeterna clausura in omnibus locis damnamus, et ad talia eloquia discipulum aperire os non permittimus. »

 

La science utilisée pour occulter au lieu d’éclairer. Je n’aime pas cela du tout. Un esprit pervers préside à la sainte défense de la bibliothèque.  


— Réponse pénétrante, Adso. J’ai en effet élaboré cette proposition, qu’à épaisseur égale doit correspondre une égale puissance de vision. Je l’ai émise parce que d’autres fois j’ai eu des intuitions individuelles du même type. Il est certes connu à qui expérimente la propriété curative des herbes, que tous les individus herbacés de la même nature ont chez le patient, pareillement disposé, des effets de même nature, et donc l’expérimentateur formule la proposition que chaque herbe de tel type est bonne pour le fébricitant, ou que chaque verre de tel type magnifie pareillement la vision de l’œil. La science dont parlait Bacon roule indubitablement sur ces propositions. Attention, je parle de propositions sur les choses, non pas de choses. La science a affaire avec les propositions et ses termes, et les termes désignent des choses singulières. 

 

— Pourquoi donc ? Pour savoir ce que dit un livre vous devez en lire d’autres ?

— Parfois, oui. Souvent les livres parlent d’autres livres. Souvent un livre inoffensif est comme une graine, qui fleurira dans un livre dangereux, ou inversement, c’est le fruit doux d’une racine amère. Ne pourrais-tu pas, en lisant Albert, savoir ce qu’aurait pu dire Thomas ? Ou en lisant Thomas, savoir ce qu’avait dit Averroès ?

 

 

— Les livres ne sont pas faits pour être crus, mais pour être soumis à examen. Devant un livre, nous ne devons pas nous demander ce qu’il dit mais ce qu’il veut dire, idée fort claire pour les vieux commentateurs des livres saints. L’unicorne tel qu’en parlent ces livres masque une vérité morale, ou allégorique, ou analogique, qui demeure vraie, comme demeure vraie l’idée que la chasteté est une noble vertu. Mais quant à la vérité littérale qui soutient les trois autres, reste à voir à partir de quelle donnée d’expérience originaire est née la lettre. La lettre doit être discutée, même si le sens latent garde toute sa justesse. Il est écrit dans un livre que le diamant ne se taille qu’avec du sang de bouc. Mon grand maître Roger Bacon dit que ce n’était pas vrai, simplement parce que lui s’y était essayé, et sans résultat. Mais si le rapport entre diamant et sang de bouc avait eu un sens plus profond, cette affirmation ne perdrait rien de sa valeur.

 

Le devoir de qui aime les hommes est peut-être de faire rire de la vérité, faire rire la vérité, car l’unique vérité est d’apprendre à nous libérer de la passion insensée pour la vérité.

 

 

 

Faber le destructeur - Tristan Garcia

 Faber le destructeur - Tristan Garcia

Petit, il m’avait tout appris. Toujours en avance sur le goût. Chez mes parents, où il n’y avait presque pas un livre, sinon le Prix Goncourt et quelques offres de France Loisirs, je regardais la télé. Faber m’a appris que la littérature existait, il m’a arraché aux séries du mercredi après-midi. Le temps que je découvre les grands classiques scolaires, il riait déjà de moi en lisant Sade, Bataille, Artaud. Je suis venu à la subversion, et il a déclaré que c’était de la branlette de curé. Finis la mort, le mal, le sexe, il voulait l’écriture par l’écriture. Les Éditions de Minuit. Lorsque je suis arrivé à Beckett, il m’avait déjà pris à revers par Joyce : l’encyclopédie plutôt que le ressassement. Six mois après, il ne jurait que par la culture populaire, la science-fiction, le policier. Je me suis accroché à Silverberg ou à Westlake, j’ai lu de tout, toujours avec un train de retard. Mais il a fallu aller au cinéma. En seconde, il a renié l’histoire officielle du septième art pour regarder du giallo et des films de zombies. Je commençais à peine à découvrir Fulci ou Bava qu’il avait compris que le cinéma était mort.  

 

 

Quant à Madeleine, désespérée, elle s’est envolée pour un mois et demi de séjour linguistique à Manchester. Elle a rapporté à l’intention de Faber des singles en CD : « My Love Life » de Morrissey, « Bizarre Love Triangle » de New Order, « One love » des Stone Roses, « Ever Fallen in Love (With Someone You Shouldn’t’ve ?) » des Buzzcocks et puis quelques 33-tours de groupes « déprimants » de Factory, dont Section 25 et les Stockholm Monsters, qu’on a tous énormément aimés. Les titres des chansons — soigneusement sélectionnées — étaient autant de messages adressés à Faber.

 

Mais de son côté il lisait beaucoup d’historiographie, les ouvrages d’Immanuel Wallerstein sur les brigands, de Lissagaray sur la Commune, qui le mettaient dans un état d’excitation singulier. En parallèle aux deux volumes d’Au bord de l’eau sur Song Jiang et les cent huit brigands, qu’il a mis trois semaines à finir, il annotait aussi les « vieilleries » de Grousset et de Maspero sur la Chine précommuniste. Enfin, il dévorait de la stratégie, dont le petit volume de Liddell Hart et le texte de Lawrence d’Arabie sur la guérilla. Faber nous entretenait de mouvements, d’insurrection et d’une « grande chose » ; mais il nous expliquait aussi que l’Occident de notre époque avait oublié les événements, les révolutions, et se vautrait dans une démocratie informe. Nous étions nés trop tard pour l’Histoire.  

 

Le week-end, nous nous réfugiions régulièrement dans la « tanière » de Faber. L’hiver de 1995 a été long et rigoureux ; je me souviens très bien de longs après-midi comateux à écouter au chaud Nirvana (Kurt Cobain était mort), Hole, L7, Hüsker Dü, les Replacements, Sonic Youth et le deuxième Breeders. De l’électricité semblait sortir de la chambre, geler au contact de l’air et dessiner dans le ciel des sculptures abstraites translucides, derrière la vitre. La chambre de Faber possédait une vaste fenêtre de forme circulaire, comme un hublot, et Faber l’ouvrait pour pouvoir fumer en dépit des protestations de Madeleine qui grelottait. La fumée s’échappait avec la musique, en direction de la gare. Faber parlait beaucoup. Il cherchait des formules et nous lui servions de public, en attendant qu’il parte à la conquête du monde. Il était évident à nos yeux qu’il incarnerait plus tard quelqu’un d’important.

 

Puis l’image du passé s’obscurcit et celle du présent, plus vive, l’emporte. Et la nostalgie retient dans l’ombre la lueur qui faiblit. Ainsi va l’affaiblissement de la sensation chez l’homme : l’éclat supérieur de la sensation présente, au lieu de ternir l’éclat de celle du passé, le rehausse ; donc on croit volontiers que l’image devenue la plus sombre est celle qui a été la plus claire. Mais si on cligne des yeux, on aperçoit deux sources lumineuses distinctes : la source intérieure du souvenir, qui nimbe le passé et le magnifie ; la source extérieure du monde tel qu’il va, qui surexpose le présent et le laisse triompher.