dimanche 13 novembre 2016

Les clochards célestes – Jack Kerouac



Les clochards célestes – Jack Kerouac

Et tous ces futurs génies poétiques étaient là, attifés de diverses façons, avec leurs vestes de velours râpées aux coudes, leurs souliers éculés, leurs bouquins émergeant de leurs poches.

Le moineau sautille sur la terrasse.
Il a les pattes mouillées.

Les ombres tombant sur les rochers stériles leur donnaient un aspect tragique mais au lieu de m’en effrayer je me sentis saisi de nouveau par un étrange sentiment d’éternité.

« l’essence du bouddhisme c’est la bonté à l’égard du prochain ».

Je passais de longs après-midi assis sur mon lit de paille, jusqu’au moment où, fatigué de ne « penser à rien », j’allais me coucher. Dans mon sommeil, je n’avais que des rêves éclairs, comme certaines fois où je me vis, dans une sorte de grenier fantomatique et gris, charriant des valises de viande grise que ma mère me tendait, tandis que protestais avec véhémence : «  Je ne redescendrai jamais plus’ (sur terre, apparemment). Je me sentais transformé en un être impalpable, appelé à connaître l’extase du Vrai Corps infini.


Certain jour, l’une d’elles avait poussé trois coassements à midi juste, puis était restée silencieuse toute la journée, comme pour me rappeler l’existence des Trois Véhicules. Cette fois, la grenouille émit un coassement. Je pensai qu’elle voulait me rappeler l’existence du Premier Véhicule, c’est-à-dire la Compassion. Je rentrai donc, décidé à passer l’éponge et à oublier même mes sentiments pour le chien. Ce soir-là, mes rêves furent tristes et misérables. Au cours de la nuit, jouant avec le chapelet-fétiche, je récitai de bien curieuses prières : «Mon orgueil est blessé, mais l’orgueil c’est le vide ; je ne dois connaître que le Dharma, mais le Dharma c’est le vide. Je suis fier de mon amour pour les animaux, mais cela aussi c’est le vide ; ma conception des chaînes est vide ; même la compassion d’Ananda est vide.» Si quelque vieux maître Zen avait été là, il serait peut-être allé frapper le chien attaché, pour nous réveiller tous. De toute façon, mon tourment était de me libérer de ma conception des gens, des chiens et de moi-même. J’étais profondément meurtri par mon effort pour nier ce qui est. J’avais joué mon rôle dans un joli petit drame rural : «Raymond ne veut pas que le chien soit enchaîné.» Mais soudain, au pied de l’arbre, j’eus, en pleine nuit, une idée étonnante : «Tout est vide, mais vivant : les choses sont vides dans le temps, dans l’espace et dans l’esprit.» Je développai cette idée et le lendemain pensai que le moment était venu de tout expliquer à ma famille. Chacun en rit. «Mais écoutez donc! Voyez plutôt : c’est simple, laissez-moi vous expliquer tout cela aussi brièvement et aussi simplement que possible. Les choses sont vides, n’est-ce pas ?

«Qu’est-ce que ça veut dire, vide ? Je prends une orange. Est-ce qu’elle n’est pas dans ma main ?

«Elle est vide. Toutes les choses sont vides. Elles n’existent que pour disparaître. Tout ce qui est fait doit être défait. Chaque chose doit être défaite, simplement parce qu’elle a été faite.»

Ils ne voulurent même pas admettre cela.

«Toi et ton bouddhisme! Pourquoi ne pas conserver la religion dans laquelle tu as été élevé ? disaient ma mère et ma sœur.

  Tout est passé, tout est déjà passé, tout est déjà venu et parti, criai-je, en marchant de long en large comme un fauve en cage. Ah! les choses sont vides parce qu’elles nous apparaissent ; vous les voyez, n’est-ce pas ? Mais elles sont faites d’atomes qui ne peuvent être ni mesurés, ni pesés, ni saisis. Même les savants les plus ignares savent cela maintenant. On ne peut retrouver un seul de ces fameux atomes. Les choses ne sont que des combinaisons vides de quelque chose qui semble plein et solide. Rien n’est ni grand ni petit, ni proche ni lointain, ni vrai ni faux. Il n’y a que des apparences pures et simples, des fantômes.

    Des fantôôôômes, hurla le petit Lou, impressionné par mon insistance au sujet des fantômes.

    Bon, dit mon beau-frère, si les choses étaient vides, comment pourrais-je sentir cette orange, y goûter et l’avaler ? Explique-moi ça.

    C’est ton esprit qui fabrique l’orange par l’intermédiaire de la vue, du toucher, du goût et de la pensée. Sans cette pensée - comme on l’appelle - l’orange ne serait ni vue, ni sentie, ni goûtée et nul ne connaîtrait son existence. L’orange n’existe que dans ta pensée. Tu vois ? En elle-même c’est un non-être, un objet mental, que seule la pensée peut percevoir. En d’autres termes, elle est vide et vivante.

    Eh bien, même si c’est comme ça, je m’en moque.» Cette nuit-là, je m’en retournai plein d’enthousiasme dans le bois pour méditer. «Que signifie ma présence dans l’univers infini ? Que signifie le fait que je crois être assis en train de méditer sous les étoiles, sur cette terrasse du monde, alors que je suis à la fois vide et vivant au milieu du vide et de la vie de toute chose ? Cela signifie que je suis vide et vivant, que je me sais vide et vivant et qu’il n’y a aucune différence entre moi et les choses. Cela signifie que je suis devenu Bouddha.» Je sentis vraiment cela, j’y crus et me réjouis à l’avance de l’annoncer à Japhy, dès mon retour en Californie. «Au moins il m’écoutera, lui», pensai-je avec mépris. Je ressentais une profonde pitié pour les arbres parce qu’ils étaient comme moi ; je caressai les chiens qui ne discutaient jamais avec moi. Tous les chiens aiment Dieu. Ils sont plus sages que leurs maîtres. Je le dis aux chiens ; ils m’écoutèrent en dressant les oreilles et me léchèrent le visage. Ils se moquaient bien du reste, tant que j’étais avec eux. Cette année-là, je fus saint Raymond aux chiens, si toutefois je ne pouvais être rien d’autre.

Parfois, dans les bois, je m’asseyais et contemplais les choses en elles-mêmes, essayant de deviner le secret de leur existence. Je regardais les longues tiges jaunes et sacrées, face à ma couche d’herbe - le Siège de Pureté de Tathagata - pointant dans toutes les directions et bruissant de toutes leurs feuilles sous l’impulsion du vent. Bla, bla, bla, elles conversaient entre elles ou avec un plant isolé qui se dressait orgueilleusement un peu plus loin. Toute la congrégation s’adressait à quelques individus, malades ou à demi morts, sonnait soudain comme des cloches dans le vent, s’agitant même frénétiquement sous les souffles d’air, jaunissant l’espace et le sol. Et je pensais : «C’est cela même.» Je criai aux tiges «Ron, ron, ron» et elles pointaient dans le vent des antennes intelligentes pour s’exprimer, en fouettant l’air, quelques-unes d’ailleurs n’étant enracinées que dans l’idée perturbatrice d’une terre bien arrosée et ne s’épanouissant que dans l’imagination qui les avait karmacisées de la graine aux rameaux...

Le rêve du travail - Emanuelle Coccia



LE RÊVE DU TRAVAIL
SUR PÔLE EMPLOI, NE QUITTEZ PAS DE NORA PHILIPPE PAR EMANUELLE COCCIA, PHILOSOPHE ET MAITRE DE CONFERENCES à l’EHESS


Téléphones
« De l'écouteur sortait un bourdonnement comme K. n'en avait jamais entendu au téléphone. On eut dit que venant frapper l'oreille, comme si elle exigeait de pénétrer plus avant que dans le misérable sens auditif, une voix te formait à partir de ce bourdonnement comme fait d'innombrables voix d'enfants, mais ce bourdonnement lui-même n’en était pas un, c'était le chant de voix lointaines, indiciblement lointaines. » Franz Kafka, Le château

Il a été explicitement créé pour réduire les distances. Il a aboli l’écart physiologique qui existe entre l'oreille et la voix. Il a permis de dépasser l’éloignement géographique, temporel et culturel qui existait entre les nations. Il a, enfin, anéanti la séparation sociale et hiérarchique entre le chef et l’employé, car, grâce à lui, toute communication implique le partage d’un espace d’intimité. Et pourtant, en quelques décennies seulement, le téléphone s’est transformé en un instrument de séparation, d'abstraction, de mise à distance. Au lieu d’ouvrir grand le monde personnel de chacun, Il semble désormais enfermer les hommes dans le clivage et l’hermétisme. Dans Téléphones (1995), le vidéo-artiste Christian Marclay avait transformé le téléphone en un instrument qui relie les hommes au sein d’un circuit fermé, monadique, mettant à distance le monde'. Dans le long-métrage documentaire de Nora Philippe, Pôle emploi, ne quittez pas I, le téléphone devient le prisme à travers lequel on peut observer la distance qui s'est creusée entre la vie et le travail.
Non seulement le titre, mais aussi les séquences les plus importantes et les plus violentes du film sembleraient suggérer que si le téléphone est encore au centre du monde du travail, ce n'est pas pour faciliter la communication mais surtout pour produire de la distance et de l'Inégalité entre travail et travailleur.
Dans l'une des scènes initiales, par exemple, une employée explique à l’un des usagers que pour s'inscrire, il est nécessaire d'utiliser l'une des bornes téléphoniques à disposition dans le hall d'accueil, et de dialoguer avec leur voix mécanique. Parier directement avec un employé est interdit ; c’est par la médiation d'une communication téléphonique avec une voix préenregistrée qu'on obtiendra le droit d’accéder au monde du travail.
Dans une autre scène - où la violence symbolique des lieux et des situations est plus évidente encore -, la demande d'un document qui permettrait d'obtenir, enfin, un travail déclenche une étrange profession d’agnosticisme de la part de l'employée consultée (« Je ne peux pas savoir quand II sera prêt »), pour glisser finalement vers une dispute sur les compétences, les rôles, les devoirs moraux des uns et des autres dans le travail.
Le téléphone devient donc l’instrument d'une machine paranoïaque qui produit humiliation, mécanisation des rapports, dés humanisation et, surtout une inégalité irréparable entre ceux qui ont un accès au savoir, au pouvoir, au travail, et ceux qui ne l’ont pas. Mais il s’agit seulement d’une apparence. Le téléphone est surtout le moyen de production et l’incarnation d’une distance plus profonde encore, dont on ne connaît ni l'origine ni la cause. Dans l’une des scènes centrales du film, une employée de Pôle emploi appelle une agence de formation professionnelle. Depuis le haut-parleur du téléphone, on entend d’abord un court entracte musical puis une voix mécanique qui ânonne les horaires d’ouverture de l’agence, correspondant pourtant à l'heure de l’appel. Le répondeur cède la place à un bip bip bip de non-recevoir, et l’employée est obligée de recommencer. Même la personne qui non seulement possède déjà un travail (à Pôle emploi), mais est aussi chargée de la tâche, politique et sociale, de le dispenser, de le gérer, de le donner au reste de la population, semble ne pas y avoir un accès direct. Tout au long du film, il prend ainsi un visage de plus en plus fantomatique : le travail semble être une entité séparée, injoignable y compris pour les agences Pôle emploi, au point que le spectateur est amené à douter de son existence. Le vrai spectre qui hante notre monde n’est peut-être plus le capitalisme. C’est le travail lui-même.
Il serait difficile d’imaginer un renversement plus surprenant. Au lieu de se contenter de déployer une critique de la violence interne à Pôle emploi ou d’élaborer à nouveau une réflexion sur la transformation des logiques de l’exclusion - sur le passage de la lutte des classes à la lutte des places, selon la formule consacrée du sociologue Vincent de Gaulejac -, Nora Philippe réfléchit sur le rôle du travail dans les termes les plus radicaux qui soient. En effet, la division sociopolitique la plus profonde dont le film se veut à la fois la dénonciation, la mise en scène et la phénoménologie n’est pas la ligne qui sépare ceux qui cherchent un travail de ceux qui donnent le travail, mais le gouffre plus difficile à nommer qui existe entre d’une part le travail, dans toutes ses formes, et d’autre part, tous les hommes - peu importe la position dans laquelle ils se trouvent. En est la preuve le fait que les personnages du documentaire s’échangent régulièrement les rôles : une employée de Pôle emploi récemment embauchée, en poste au guichet, rencontre un ancien collègue d’entreprise, désormais chômeur ; des employés en CDD à Pôle emploi voient leur contrat se terminer et retournent au chômage ; une employée dont les congés maladie à répétition agacent le management se voit menacée de mise à pied, c’est-à-dire de se retrouver jetée littéralement de l’autre côté de son bureau.
Ainsi, le travail, s’il existe pour de vrai, semble être une chose qu’on ne peut jamais posséder, comme s’il se retirait constamment à ceux qui tentent de s’y agripper.


Langue morte
« On raconte que c'est à toi l'homme seul, le misérable sujet, la minuscule ombre face au soleil impérial enfuie dans le lointain le plus lointain, on raconte que c’est à toi justement que l’Empereur, depuis son lit de mort, a envoyé un message. Il a fait s'agenouiller le messager et lui a murmuré le message dans l'oreille [...]. Le messager s'est aussitôt mis en route. Mais ta foule est si grande ; leurs maisons n’en finissent pas. [...] il lui faudrait traverser les cours ; et après les cours, l’enclos du deuxième palais ; et de nouveau des escaliers et des cours ; et de nouveau un palais ; et ainsi de suite pendant des siècles. » Franz Kafka, Un message impérial
La distance qui sépare l'humanité du travail n'est pas seulement physique : elle est aussi et surtout cognitive. Une chose immédiate et évidente n'aurait pas besoin d'un effort spécial de catégorisation pour être connue : il suffirait d'un nom, d’un vague signe, d'un surnom. Le film démontre, au contraire, que le « travail » (qu’il soit considéré abstraitement ou en tant qu’incarné dans les travailleurs) devient dans toute agence Pèle emploi l’objet d'un exercice Infini de nomination, qui conduit presque à la création d'une théorie des noms divins, une litanie de chiffres et de sigles qui se fait incompréhensible même pour leurs créateurs et qui déclenche très souvent des jeux de mots grotesques, voire obscènes. Cet effort de nomination ne conduit pas à une meilleure connaissance du travail. Ce qui se produit, au contraire, c'est l'Impression que si le travail existe, il ne peut pas être connu : on peut le nommer de mille manières, on peut le présenter sous mille masques, mais on ne peut jamais le voir. D'un certain point de vue, il n'y a pas un seul geste de travail véritable dans le film (si ce n’est, de façon éloquente, celui des agents de nettoyage, le soir, à portes closes). Les noms que l'on donne au travail peuvent être prononcés mais ils ne peuvent pas être compris, comme si le travail était le mana dont nous parlent les anthropologues, le signifiant vide qui doit exister seulement afin qu'il existe du sens. Le travail est devenu une langue morte que l'humanité s'efforce de comprendre sans vraiment y parvenir.
Ou encore, tout se passe comme si les mots sans signification, vainement prononcés par les employeurs et les candidats à l’emploi, étaient la prière quotidienne adressée à un dieu qui n’a peut-être Jamais existé - le dieu lointain, obscur, de le théologie gnostique. Et en visionnant le film, on éprouve l'étrange sensation que tous les employés sont des messagers d’une divinité distante et inconnue, comme des anges mineurs qui n’ont jamais regardé la Face de leur Dieu. Pôle emploi ne serait lui-même qu’une immense hiérarchie théologique qui rend possibles un culte et un mirage magnifiques : non seulement le travail existe, mais il existe pour chacun parmi nous, et un jour il viendra sur Terre pour « toi l’homme seul, le misérable sujet, la minuscule ombre face au soleil impérial enfuie dans le lointain le plus lointain » (Kafka, Un message impérial). Tout d'ailleurs, dans les espaces de cette agence, semble imbibé de théologie. Les noms énigmatiques, les hiérarchies, les invitations au sacrifice, les discours de responsabilisation adressés aux demandeurs d'emploi et aux employés, mais aussi et surtout l’objet sacré et insaisissable auquel tous les personnages du film, même sans le vouloir, prêtent leur culte. Le travail que tous cherchent n’existe plus, et peut-être n’a-t-il d’ailleurs jamais existé ; et s’il existe, ce n’est qu’en tant que grâce divine et lointaine, dont on ne connaît pas l’origine, la nature, la réalité. Pôle emploi, ne quittez pas ! met en scène le travail en tant que rêve, mais pas vraiment dans le sens de l'objet désiré par tous et à peine atteignable, plutôt dans celui, curieux et âpre, d’un cauchemar dont nous ne voulons pas nous réveiller.
Le film est amer non pas parce qu’il nous montre la misère à laquelle l'humanité est condamnée une fois qu’elle n’arrive plus à travailler. Au contraire, la douleur se concentre entièrement dans l'étonnante compulsion de répétition (la Wiederholungszwangde de Freud) qui anime les personnages. L’humanité continue à se ronger dans cet effort inouï qui consiste à se penser en fonction d’activités les plus improbables et les plus indéterminées, des activités qui ne pourront plus jamais devenir un métier, encore moins une forme de vie. Et Pôle emploi continuera à éduquer les vies dans cet ascétisme mortifiant, à les discipliner dans des exercices d'abstraction progressive (« tu es un technicien des eaux, un contrôleur des douanes, un électricien, un poète »). Il continuera à demander, comme le titre du film le dit, de continuer à rêver, de rester en ligne. De ne pas quitter.

Ballet mécanique
« Le grand théâtre d'Oklahoma vous convoque ! Et ce sera aujourd'hui, et seulement aujourd'hui ! Qui rate cette occasion, la rate pour toujours ! Qui se soucie de ton futur vienne nous voir ! Chacun est bienvenu ! Qui veut devenir artiste se présente ! Nous sommes le théâtre qui peut avoir besoin de chacun d’entre vous, chacun aura sa place ! » Franz Kafka, Le théâtre naturel d’Oklahoma
Le spectacle d’une humanité qui s’efforce de croire à l’existence de quelque chose qui n'existe pas comporte quelques traits comiques. On rit souvent en regardant le film. Mais ia douleur n’est jamais loin. Il ne s'agit pas de l'amertume que l'on éprouve en face du monde des chômeurs, des exclus, des pauvres. Certes, il y a aussi de la violence, il y a de l’exclusion et - évidemment - du chômage. Mais l’exclusion est plus grave et plus profonde que ce que l’on pourrait imaginer, car elle ne concerne pas seulement une partie de l’humanité adulte. En ce sens, si le travail est source d’aliénation, ce n’est pas parce que le travailleur est privé du résultat de son travail ou de sa propriété, ni parce qu’il est le hiéroglyphe de l’inégalité sociale dans laquelle il se trouve. Le travail est aujourd’hui une expérience d’aliénation parce que quelqu’un ou quelque chose, à l’improviste, après des siècles, l’a soustrait à l’humanité entière. Ou plus simplement, parce que le travail aujourd’hui s’est soustrait lui-même dans un dernier, définitif caprice. Si Pôle emploi, ne quittez pas  est l’une des réflexions filmiques les plus profondes des dernières années sur le travail, c’est parce que, refusant l’étude sociologique littérale autant que la démarche militante, le regard de la réalisatrice se pose sur ce qu’il est extrêmement difficile à voir et à suivre avec une caméra : les formes d’une absence.
Ce que nous appelons chômage aujourd’hui n’est pas une disparition temporaire, et l’absence de travail n’est pas seulement le fruit plus ou moins hasardeux d’une contingence économique. Cette absence définit au fond les traits d’une négativité ontologique. Le génie du film est de comprendre que cette négativité revêt la plus grande violence précisément dans l’institution qui a la tâche de nier cette négativité, de supprimer ce manque, de le camoufler en un accident secondaire des parcours individuels ou de la conjoncture nationale. SI l’absence de travail est donc un fait métaphysique, le chômage apparaît dans sa dimension ontologique. Ce n’est pas un groupe d'individus qui ne trouve pas de travail. C’est l'homme qui n’arrive plus à articuler ses gestes et sa vie à travers ou dans le travail. Charles Taylor a montré que la modernité s’est construite en accordant une valeur morale à une sphère de l'existence - celle de la common life, de la vie quotidienne -que le monde antique avait exclue de la réflexion éthique. La vie quotidienne est celle qui se tisse autour de la famille et précisément autour du travail. Moderne était la vie de l’homme qui caractérisait sa propre existence à partir du lien affectif stable et surtout à partir d’une activité professionnelle qui définissait sa propre identité. La fin de la modernité n'est autre que la fin de cette double illusion. C'est sur cette seconde illusion que le film se concentre, en se demandant comment tout cela a pu naître, sur la base de quel rêve ou de quelle technique, l’humanité en est arrivée à façonner sa vie à partir de cette bizarre collection de gestes, pensées, désirs, activités que nous avons appelée travail.
Le film est ainsi une mise en scène de l’impossibilité d’harmoniser être et faire, praxis et ontologie. Une fois que nous voilà libérés du rêve moderne, tous les métiers apparaissent pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire les masques difformes d'un carnaval qui nous a permis de croire pendant des siècles que nous pouvions vraiment être ce que nous faisons quotidiennement. Ou mieux, une curieuse danse dans laquelle tous les hommes s’efforcent assidûment de réduire l’être au faire, l’ontologie dans la praxis.
Dans la collection de films 24 portraits, Alain Cavalier avait cherché à témoigner de la façon dont le travail se dépose dans les corps, en marque l'identité, comment il transforme et déforme une vie. Les portraits sont des portraits de métiers. Pôle emploi, ne quittez pas ! démontre bien plutôt que la vie et le corps ne peuvent désormais plus se définir à travers le travail. Quand cela arrive (nous pensons à la séquence finale du film), quand les autorités prononcent un discours qui voudrait célébrer cette union, la scène est une farce. La modernité a transformé l’existence humaine en un carnaval de rôles arbitraires. Travail et vie ont divorcé. Ils sont exilés en une sphère où ils sont suspendus, et les personnages se meuvent dans un espace où ils attendent éternellement
Ce paradoxe constitue peut-être l’aspect le plus inquiétant du film. La sociologie, la philosophie, mais aussi le cinéma ont cherché plus d’une fois à mettre en scène la mécanisation des corps produite par le travail moderne. Nora Philippe semble renverser ce lieu commun conceptuel et visuel. Donc Pôle emploi, ne quittez pas ! les corps bougent, construisent des relations, produisent des discours, de la paperasse, des documents, des archives, Ils inventent de nouveaux noms, ils organisent d'étranges célébrations autour d'événements ridicules.
Mais ce ballet mécanique ne sert pas une quelconque description de la toxicité du travail ; il rend en quelque sorte visible son inexistence même. Le film ne dénonce pas exactement la façon dont le travail - dans ses facettes physique comme psychique - déshumanise les corps, il observe plutôt l'effort renouvelé de corps qui cherchent désespérément à faire exister le travail. Ou pour être plus précis, qui cherchent à faire croire que le travail existe, qu'il soit vraiment cette qualité qui adhère aux corps et aux sujets, qu'il soit capable de les ennoblir, de leur donner une identité, et qu'il corresponde véritablement à nos désirs, « aux projets personnels de chacun », C'est aussi dans le partage de cette illusion qu’entre les demandeurs d’emploi, les employés de l'agence, le maire, auteur du monstrueux prêche final, s'engage un inquiétant jeu de rôles. La mauvaise conscience circule librement des uns aux autres, selon différentes formes et différents degrés, mais elle ne disparaît jamais. Tous vivent et se nourrissent de cette illusion, même quand la réalité de leur vie leur démontre tous les jours le caractère Insensé de cette illusion.
Dans la mise en scène de ce ballet, le film semble procéder en accumulant les apories et les paradoxes, comme s’il s’agissait d’une obstination thérapeutique. Observer ce menuet infini et ritualisé a aussi, au final, un effet cathartique. La critique des conditions réelles du travail aujourd’hui en sort à la fois confirmée et révolutionnée. Le film nous apprend que si le travail est abstrait, ce n'est pas parce qu'il appartient à quelqu'un qui se l’est approprié et refuse de le communiquer aux autres, mais parce qu’il faut du travail pour que le travail existe dans les corps des sujets : il faut l’effort colossal d'une entreprise comme Pôle emploi et il faut une organisation minutieuse, une bureaucratie, une discipline quasiment militaire pour le faire exister. Pôle emploi, comme toute bureaucratie, est un univers leibnizien : elle vit renfermée en elle-même et, comme une monade, elle n’a pas de fenêtre. Selon Leibniz, toute substance individuelle (ou monade) contient en elle-même la réalité du monde entier et pour cela, écrit-il, elle n’a pas besoin de fenêtre. Il n’y a aucune extériorité vers laquelle elle puisse porter son regard. Le film, qui se déroule presque entièrement entre les murs d’une agence, semblerait suggérer que ces agences n’ont plus besoin de fenêtres, puisqu’il n’y a plus rien à voir à l’extérieur. Le Dehors auquel la monade n’a plus d'accès est, justement le travail.
Tout se passe comme si dans le moment de crise que nous traversons, le paradoxe propre à une agence Pôle emploi devenait encore plus étrange et plus profond que les contradictions, déjà connues, des bureaucraties en général. Et la beauté, la singularité et l’importance du film résident aussi dans sa capacité à transformer une série de pièces sinistres de banlieue parisienne en ce lieu métaphysique où la politique, l’économie et les formes de vie contemporaines révèlent leur secret le plus cher et inavouable, leur grain de folie. Le film fait corps avec ce lieu dans une fidélité absolue, sans rien interposer entre la caméra et cet espace métaphysique : il n’y a aucune voix off qui recouvre le flux des événements. Du pur discours libre indirect de la réalité, comme Pier Paolo Pasolini nommait le cinéma. Mais cette poétique de réalisme absolu a des effets surréels. Comme pour dire qu’il suffit de parier de travail pour produire du surréalisme, que le travail est aujourd’hui le monde du surréalisme.

Devenir – Liv Ullman



Devenir – Liv Ullman

Au moment de tourner, j’ai dit i à Liv de concentrer sur ses lèvres tout ce qu’elle j ressentait. C'était là qu'elle devait essayer de placer sa sensibilité. On peut, vous savez, placer le sentiment dans différentes parties du corps. On peut faire venir subitement toutes ses émotions dans son petit doigt, son gros orteil, ses fesses ou ses lèvres. C’est ce que je lui demandais de faire. » Technique.
Il doit toutefois y avoir un équilibre interne entre la technique et l’intuition. L'intuition a été mon point fort en tant qu'actrice. Peter Palitzsch m'a appris à l'intégrer au contexte. Jamais il n’a interféré avec mon expression des choses. En revanche, il a toujours testé mes motivations. Il m'a appris à m’observer, à laisser le rôle se jouer à travers ce que je sais du personnage.
Grusha est assise à côté du bébé abandonné par sa mère, et tandis qu'elle se baisse pour le ramasser, une larme lui monte aux yeux et roule sur sa joue. Subitement la larme est là, et la sensation est merveilleuse. Moi, je me suis simplement efforcée de rester ouverte. En sorte que ce qui arrivait à Grusha arrivait à travers moi. J'étais ouverte à ses larmes et à ses émotions.
Fantastique, quand les larmes arrivent. J’ai été surprise, car j'ignorais qu’elle pleurerait à ce moment-là. Mais ce n’est plus moi qui suis prise dans une émotion, ce n'est pas moi qui pleure.



Rien n’a été changé. Jusqu'aux meubles qui sont restés à la même place.
Le cercle est refermé.
Rien ne se termine jamais. Où que l'on ait enfoncé les racines qui naissent de ce que l’on a de meilleur et de plus véridique, on retrouve toujours une patrie.
Revenir n'est pas revisiter quelque chose qui a échoué. Je peux suivre les sentiers d’autrefois sans l’amertume de me dire que d’autres pieds y prennent maintenant plaisir.
La mer est là, exactement comme elle a toujours été.
Je peux m’asseoir à table pour dîner, me servir des couteaux, des fourchettes et des verres que j’ai un jour achetés et me sentir un peu triste, mais en même temps savoir que je fais encore partie de cette maison, que je suis encore un de ses intimes.
Je suis émue de voir qu’il y a eu si peu de changement, et cela me la rend sympathique. Elle n’a pas essayé de me chasser de ce lieu.
Les gens dont la vie a été très étroitement liée éprouvent le besoin de renouer le contact, même lorsque leurs chemins ont pris une direction différente. Leur nouvelle vie fait partie de ce qu'ils ont désormais à partager.
Personne ne possède personne- Ensemble, nous disposons l’un de l'autre, de la nature, du temps.
C’est aussi simple que cela.
Nous portons les valises au cottage d'hôtes. De la fenêtre, je peux voir la maison principale, je ne l’ai jamais vue de là et l'impression est étrange. Mais mon être intérieur est calme.
Rien ne peut plus me blesser.


Moi, je cherchais la sécurité et la protection absolues. Mon besoin d’appartenir était immense.
Lui, cherchait la mère. Des bras qui s’ouvrent à lui, chauds et sans complications.
Notre amour est peut-être né de la solitude que nous avions connue l’un et l’autre avant de nous rencontrer.
Il rêvait de la femme tout d’une pièce, créée comme cela. Or, moi, au moindre choc, je me désintégrais en mille morceaux et fragments.
Une fois séparés, nous avons vu clairement nos erreurs.
Sa faim d’intimité était insatiable. Et elle devint vitale pour moi.
En un sens, chacun semait la révolution chez l'autre. Nous nous étions ouverts l’un à l’autre si complètement. Non seulement physiquement, non seulement sexuellement, mais, comme des êtres humains possédant un rapport secret, nous nous étions liés l’un à l'autre.
Le moment arriva rapidement où je fus confrontée à sa jalousie violente — sans limites. Je n'avais jamais connu cela auparavant. Maintenant, toutes les portes étaient fermées, condamnées. Les amis et la famille, et même les souvenirs, devenaient une menace pour notre liaison. Terrifiée, je me rendis compte que je n’avais plus que lui.  Et quand sa jalousie eut mis des frontières à ma liberté, je pénétrai sur son territoire, afin d’y dresser les mêmes frontières pour lui. Je n'avais le sentiment de ma propre sécurité que dans la mesure où je pouvais contrôler son existence.
Nous désirions ardemment n'avoir pas de secrets l’un pour l’autre. Nous aurions tant voulu avoir l’un et l'autre le courage d’abdiquer! Quand cela arriva, nous ne vivions déjà plus ensemble.
Nos besoins étaient impossibles à satisfaire.
Et cela devint notre enfer. Notre drame.



Rien n’existait hors de nous-mêmes. Ni joie, ni peine, qui n’ait été infligée par l’autre.
Lentement, cela devient la raison de notre rupture. Nous noc ressemblions tellement. Tout ce qu’il avait ignoré en lui-même, il commença de le voir en moi – comme dans un miroir.


J’étais censée apporter à un enfant la sécurité et la tendresse, mais je n’avais guère le sentiment d’en recevoir moi-même suffisamment. Dans la solitude de l'île, je fus souvent une mère nerveuse et peu patiente. Ma vie avec l’enfant a été influencée par la situation dans laquelle je me trouvais, et celle-ci n’était pas toujours bonne. Mes déceptions se répercutèrent parfois sur elle. Il y eut les jours de culpabilité, où je me transformais en paillasson pour l’un et pour l’autre. Lui, qui siégeait dans son bureau et voulait m’avoir pour lui tout seul. Elle, qui pouvait à peine marcher et m'appelait de ses cris à l’autre bout de la maison. Je me précipitais de l'un à l’autre, et toujours pleine de remords. Incapable de donner complètement ce que je souhaitais moi-même recevoir.
Nous avons beaucoup de photographies de Linn à cette époque. Elle est potelée et heureuse, ses yeux ont déjà Pair de juger tout ce qui se passe autour d'elle. Dès yeux pleins d’humour.
Je sais que je ne pourrai jamais réparer tout le préjudice que je lui ai causé. Tous les choix que j’ai faits à son détriment. Toutes mes absences — quand je la laissais dans des mains étrangères.
Je me demande ce qu’elle pensait, ce qu’elle attendait.
J’éprouve aujourd’hui le besoin pressant de la prendre sur mes genoux, de lui dire combien je l’aimais et combien sa chaleur me manque, son odeur, son absolue confiance.
Au temps où j'étais tout son univers, j’étais remplie de mon propre univers. C’était le temps où elle dormait à un bout de la maison et nous à l’autre. Je tendais l’oreille dans mon lit, car elle était si loin; j’avais peur de ne pas l’entendre, si elle s’éveillait.


Je pense qu’il est bon de savoir ce qu'est exactement le moment que l’on vit et de le prendre comme un cadeau.
Je donne naissance à un enfant pour la première fois. Cet événement aux dimensions incalculables, je ne le revivrai pas, mais il donne de l’importance à tout ce que je ressentirai par la suite.
Assise près d’une bougie, je sais bien que jamais je n’aurais pu percevoir la flamme vacillante de cette bougie comme je le fais, si je n'avais vu un jour Linn venir au monde.
J'ai quitté Farô. Et jamais plus je n'ai laissé mes racines s'enfoncer ailleurs. Elles plongeront à jamais dans l'expérience que m'a apportée l'île.
Les cadeaux ne sont pas que bonheur. Ça, je crois, je l’accepte.
Et c'est probablement cela mon plus grand changement.


Il lui raconte que son âme est comme une suite de plateaux montagneux entrecoupés d’abimes profonds et obscurs dans lesquels il ne peut pas regarder.
En fait le seul abime dont elle ait conscience, dans son âme, est celui om sont contenues sa peur et sa solitude sans lui.


Mes semblables devenaient des objets que je pouvais rencontrer et utiliser à des fins professionnelles.
J’essuyais les larmes d'un personnage que j’incarnais à la scène et je passais sans voir les larmes qui j coulaient dans ma propre maison.
Oh ! oui. J'ai vu le danger. J'ai hésité.
J'ai rencontré un jour un athlète au sommet de la gloire. Je l'ai entendu parler de ses records, où quelques dixièmes de seconde seulement le séparaient du coureur suivant. Mais qu'avait-il sacrifié pour ces instants-là? A quoi ressemblait le revers de la médaille ? N’avait-il pas payé ces quelques secondes de triomphe par des jours, des mois et des années, même, durant lesquels il avait dû dire non à tout le reste? Etait-ce ce que j'allais, moi, faire de la liberté que je venais de gagner ?
Je fis mes bagages et je rentrai à Oslo, où je signai un contrat avec le Théâtre Norvégien. Enfin, j’avais de nouveau un lien professionnel avec la Norvège.
J’étais comme la figure de proue d'un vieux navire. Celle qui a l'air si fière à l’avant, qui fend les vagues et fixe la route de son regard, alors que tout son corps, à un certain angle, se presse, contre le navire dont elle fait partie.


J ai en tout cas appris une chose :
A savoir qu'un mari est une sorte de justification pour une femme, quel que soit l'envers du décor.
Il peut être adipeux, stupide et vieux, cela ne l'empêchera pas de dénigrer le corps défraîchi et la ménopause de sa femme et d'avoir droit à la sympathie s’il l'échange pour une femme plus jeune. Cela est vrai pour la vie professionnelle. Et cela est vrai pour la vie privée.
Il m’est arrivé à certaines périodes de ma vie de me trouver dans la situation exposée d'une femme célibataire ou d'une femme divorcée. D'être la femme dont tout le monde sait qu'« elle n’a personne ».
Un homme peut aller seul un soir au restaurant, moi je ne peux pas, à moins que de risquer : a) d'être critiquée, b) de me voir offrir une compagnie masculine dont je n’ai aucune envie, ou c) de faire pitié.
En discutant mon salaire, j’ai demandé le même salaire qu’un collègue masculin. Or, bien que nous ayons travaillé au théâtre durant le même nombre d'années, on m'a répondu qu’il devait gagner plus, parce qu'il était soutien de famille. Mais moi qui ai un enfant, une maison et des responsabilités, je n'entre pas dans cette catégorie. Parce que je suis une femme.


Les scènes de la vie conjugale ont été pour moi une occasion d’atteindre les autres. Tant de gens se sont, en effet, reconnus dans ce film, ne fût-ce qu'un  moment.
Le film traite de la communication, de la vie quotidienne avec un autre être humain, de la possibilité de voir les autres tels qu’ils sont, de distinguer les masques et les personnes réelles.
Aucun rapport humain n'est parfait.
Il n’y a pas de violons pour jouer lorsqu’un homme que j’aime m'embrasse. Le « happy ending » de Hollywood est un produit manufacturé qui n'a pas sa réplique dans la vie réelle. Un rêve trompeur, qui incite les gens à se laisser prendre toujours par de nouvelles rengaines. Bien convaincus que cette fois ils ont trouvé la « bonne ».
Quand Marianne et Johan divorcent, ils découvrent que les liens qui les unissent sont autrement plus forts que les simples liens du contrat de mariage. Ils savent qu'ils s'appartiennent l’un l’autre d’une manière indéfinissable, car en se libérant l’un de l’autre, ils ont appris quelque chose sur eux-mêmes et ils se connaissent mieux.
Ils ne sont pas parfaits. Leur amitié n’est pas parfaite. Ils ont de nombreuses blessures. Mais ils ont survécu.
Et ils se sont retrouvés, alors qu’ils croyaient que tout était terminé.
Marianne pense constamment à l’amour, s'inquiète de ne pouvoir le faire ressembler à l’idée qu’elle se fait de ce qu’il devrait être.
« Qu'est-ce que l'amour? »
« Ce que j’ai, est-ce cela l’amour? »
La fin du film apporte la réponse : c’est la tendresse qui existe entre eux — celle qu'ils ont maintenant l’un pour l'autre.
Dans un bonheur tout simple.



D'après Goethe, notre moi ne peut que déclarer son amour lorsque nous nous trouvons devant un être qui nous est supérieur.
Pour moi, cependant, les choses ne se passent pas du tout comme cela :
        Ingmar dans le hall de l’hôtel Pierre, un vague sourire sur les lèvres tandis qu'un garçon l'introduit dans l'ascenseur en s'inclinant;
        Linn, qui saisit ma main et m'interroge du regard pour savoir ce qu'elle doit faire;
        Un homme que j'aime, dont la voix s'étouffe en parlant et qui s'efforce de refouler les larmes qu’il ne veut pas me montrer;
        Maman, un soir de première, toutes voiles dehors et vulnérable dans son immense fierté, parce que incapable de comprendre que tout le monde n’est pas obligé de partager son enthousiasme pour le travail de sa fille;
        Ma meilleure amie, qui m'écrit une longue lettre pour parler de vétilles et mentionne en post-scriptum, comme en passant, que l'homme avec lequel elle a vécu de nombreuses années a subitement épousé quelqu’un d'autre.
Images d’êtres qui me sont chers, à des moments où je voudrais les embrasser, les abriter, les caresser et les remercier, parce qu'ils sont si totalement vulnérables. Ce sont ces images qui suscitent mon amour.


Certaines femmes seraient assurément plus heureuses en vivant seules, mais il leur semble qu’elles doivent absolument posséder quelqu’un, pour donner en quelque sorte la preuve de leur valeur.
Leur sentiment de solitude vient en fait d’un manque suscité par la société, qui les traite avec la condescendance que l'on éprouve pour celui qui a le mauvais rôle : elles n'ont pas trouvé de partenaire. Elles ne vivent pas « à deux ».
Je crois, personnellement, qu'il est parfois moins pénible de se réveiller seule et d’éprouver un sentiment de solitude parce que l’on est effectivement seule, que de se sentir seule alors qu'on se réveille à côté de quelqu'un d’autre.
Je voudrais qu'il soit possible pour deux êtres de se développer ensemble, côte à côte, et de s’apporter mutuellement de la joie. Sans qu'il faille toujours que l’un des deux soit réduit à néant pour que l'autre puisse rester fort.
La maturité ne consiste-t-elle pas, peut-être, à laisser les autres exister ?
A me laisser moi-même exister ?
« Personne ne sacrifiera son honneur à son amour », dit Helmer.
Et Nora lui répond : « Des millions de femmes l'ont fait. »



Ma vie a été remplie de tout ce qu'un être humain peut attendre - et bien plus même.
J’ai aimé et j'ai été aimée. J'ai connu la peine et le chagrin, mais aussi un bonheur bien plus grand que je ne le rêvais étant jeune fille.
Je n'ai jamais eu faim. Tout juste est-il arrivé, par-| fois, que je sois obligée de compter pour savoir si je pouvais m'offrir du beurre, plutôt que de la margarine.
Il m'arrive d'être heureuse, de me réveiller le matin et de sourire à un homme que je peux aimer en paix.
Je vis en permanence dans un état de changement, bien qu'au fond de moi je reste la « jeune fille qui refuse de mourir ».
Nous qui vivons présentement ne sommes qu'une infime partie de quelque chose qui a existé de toute éternité et qui continuera à exister quand il ne restera plus rien pour témoigner que la terre a existé. Pourtant nous devons sentir et croire que nous sommes tout.
Ceci est notre responsabilité — non seulement vis-à-vis de nous-mêmes, mais vis-à-vis de toute chose et de tout être avec qui nous partageons notre vie ici-bas.
Qu'est-ce que le changement ?
Est-ce quelque chose qui arrive en moi-même? Ou quelque chose dont l'expérience m’est fournie par les autres ?
Peut-être est-ce un mouvement conscient plus fort encore ? Et si oui, où mène-t-il ?
Quel est le résultat que je m'efforce d’obtenir?
Devenir le meilleur être humain possible? Ou la meilleure artiste ?
Que ferai-je du changement ?
Mais, peut-être, n’est-il pas si important de le savoir?         
Peut-être n'est-il pas si important d’arriver ?