dimanche 13 novembre 2016

Les clochards célestes – Jack Kerouac



Les clochards célestes – Jack Kerouac

Et tous ces futurs génies poétiques étaient là, attifés de diverses façons, avec leurs vestes de velours râpées aux coudes, leurs souliers éculés, leurs bouquins émergeant de leurs poches.

Le moineau sautille sur la terrasse.
Il a les pattes mouillées.

Les ombres tombant sur les rochers stériles leur donnaient un aspect tragique mais au lieu de m’en effrayer je me sentis saisi de nouveau par un étrange sentiment d’éternité.

« l’essence du bouddhisme c’est la bonté à l’égard du prochain ».

Je passais de longs après-midi assis sur mon lit de paille, jusqu’au moment où, fatigué de ne « penser à rien », j’allais me coucher. Dans mon sommeil, je n’avais que des rêves éclairs, comme certaines fois où je me vis, dans une sorte de grenier fantomatique et gris, charriant des valises de viande grise que ma mère me tendait, tandis que protestais avec véhémence : «  Je ne redescendrai jamais plus’ (sur terre, apparemment). Je me sentais transformé en un être impalpable, appelé à connaître l’extase du Vrai Corps infini.


Certain jour, l’une d’elles avait poussé trois coassements à midi juste, puis était restée silencieuse toute la journée, comme pour me rappeler l’existence des Trois Véhicules. Cette fois, la grenouille émit un coassement. Je pensai qu’elle voulait me rappeler l’existence du Premier Véhicule, c’est-à-dire la Compassion. Je rentrai donc, décidé à passer l’éponge et à oublier même mes sentiments pour le chien. Ce soir-là, mes rêves furent tristes et misérables. Au cours de la nuit, jouant avec le chapelet-fétiche, je récitai de bien curieuses prières : «Mon orgueil est blessé, mais l’orgueil c’est le vide ; je ne dois connaître que le Dharma, mais le Dharma c’est le vide. Je suis fier de mon amour pour les animaux, mais cela aussi c’est le vide ; ma conception des chaînes est vide ; même la compassion d’Ananda est vide.» Si quelque vieux maître Zen avait été là, il serait peut-être allé frapper le chien attaché, pour nous réveiller tous. De toute façon, mon tourment était de me libérer de ma conception des gens, des chiens et de moi-même. J’étais profondément meurtri par mon effort pour nier ce qui est. J’avais joué mon rôle dans un joli petit drame rural : «Raymond ne veut pas que le chien soit enchaîné.» Mais soudain, au pied de l’arbre, j’eus, en pleine nuit, une idée étonnante : «Tout est vide, mais vivant : les choses sont vides dans le temps, dans l’espace et dans l’esprit.» Je développai cette idée et le lendemain pensai que le moment était venu de tout expliquer à ma famille. Chacun en rit. «Mais écoutez donc! Voyez plutôt : c’est simple, laissez-moi vous expliquer tout cela aussi brièvement et aussi simplement que possible. Les choses sont vides, n’est-ce pas ?

«Qu’est-ce que ça veut dire, vide ? Je prends une orange. Est-ce qu’elle n’est pas dans ma main ?

«Elle est vide. Toutes les choses sont vides. Elles n’existent que pour disparaître. Tout ce qui est fait doit être défait. Chaque chose doit être défaite, simplement parce qu’elle a été faite.»

Ils ne voulurent même pas admettre cela.

«Toi et ton bouddhisme! Pourquoi ne pas conserver la religion dans laquelle tu as été élevé ? disaient ma mère et ma sœur.

  Tout est passé, tout est déjà passé, tout est déjà venu et parti, criai-je, en marchant de long en large comme un fauve en cage. Ah! les choses sont vides parce qu’elles nous apparaissent ; vous les voyez, n’est-ce pas ? Mais elles sont faites d’atomes qui ne peuvent être ni mesurés, ni pesés, ni saisis. Même les savants les plus ignares savent cela maintenant. On ne peut retrouver un seul de ces fameux atomes. Les choses ne sont que des combinaisons vides de quelque chose qui semble plein et solide. Rien n’est ni grand ni petit, ni proche ni lointain, ni vrai ni faux. Il n’y a que des apparences pures et simples, des fantômes.

    Des fantôôôômes, hurla le petit Lou, impressionné par mon insistance au sujet des fantômes.

    Bon, dit mon beau-frère, si les choses étaient vides, comment pourrais-je sentir cette orange, y goûter et l’avaler ? Explique-moi ça.

    C’est ton esprit qui fabrique l’orange par l’intermédiaire de la vue, du toucher, du goût et de la pensée. Sans cette pensée - comme on l’appelle - l’orange ne serait ni vue, ni sentie, ni goûtée et nul ne connaîtrait son existence. L’orange n’existe que dans ta pensée. Tu vois ? En elle-même c’est un non-être, un objet mental, que seule la pensée peut percevoir. En d’autres termes, elle est vide et vivante.

    Eh bien, même si c’est comme ça, je m’en moque.» Cette nuit-là, je m’en retournai plein d’enthousiasme dans le bois pour méditer. «Que signifie ma présence dans l’univers infini ? Que signifie le fait que je crois être assis en train de méditer sous les étoiles, sur cette terrasse du monde, alors que je suis à la fois vide et vivant au milieu du vide et de la vie de toute chose ? Cela signifie que je suis vide et vivant, que je me sais vide et vivant et qu’il n’y a aucune différence entre moi et les choses. Cela signifie que je suis devenu Bouddha.» Je sentis vraiment cela, j’y crus et me réjouis à l’avance de l’annoncer à Japhy, dès mon retour en Californie. «Au moins il m’écoutera, lui», pensai-je avec mépris. Je ressentais une profonde pitié pour les arbres parce qu’ils étaient comme moi ; je caressai les chiens qui ne discutaient jamais avec moi. Tous les chiens aiment Dieu. Ils sont plus sages que leurs maîtres. Je le dis aux chiens ; ils m’écoutèrent en dressant les oreilles et me léchèrent le visage. Ils se moquaient bien du reste, tant que j’étais avec eux. Cette année-là, je fus saint Raymond aux chiens, si toutefois je ne pouvais être rien d’autre.

Parfois, dans les bois, je m’asseyais et contemplais les choses en elles-mêmes, essayant de deviner le secret de leur existence. Je regardais les longues tiges jaunes et sacrées, face à ma couche d’herbe - le Siège de Pureté de Tathagata - pointant dans toutes les directions et bruissant de toutes leurs feuilles sous l’impulsion du vent. Bla, bla, bla, elles conversaient entre elles ou avec un plant isolé qui se dressait orgueilleusement un peu plus loin. Toute la congrégation s’adressait à quelques individus, malades ou à demi morts, sonnait soudain comme des cloches dans le vent, s’agitant même frénétiquement sous les souffles d’air, jaunissant l’espace et le sol. Et je pensais : «C’est cela même.» Je criai aux tiges «Ron, ron, ron» et elles pointaient dans le vent des antennes intelligentes pour s’exprimer, en fouettant l’air, quelques-unes d’ailleurs n’étant enracinées que dans l’idée perturbatrice d’une terre bien arrosée et ne s’épanouissant que dans l’imagination qui les avait karmacisées de la graine aux rameaux...

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