lundi 22 août 2016

Lettre à un jeune artiste – Hermann Hesse



Lettre à un jeune artiste – Hermann Hesse

Cependant, il y a aussi cette phrase où tu te dis hanté par l’idée qu’un sens et une mission ont été assignés à ta personne et à ta vie et tu souffres de n’avoir pas révélé ce sens ni rempli cette tâche.

Il te demandera en revanche : « As-tu été et es-tu réellement le J. K. en vue duquel tu as hérité certaines dispositions ? »

Ainsi, comme on le voit dans beaucoup de contes de fées, il y a souvent un personnage qui est l’idiot de la famille, le bon à rien, et il se trouve que c’est à lui qu’incombe le rôle principal et c’est précisément sa fidélité à sa propre nature qui fait paraître médiocres, par comparaison, tous les individus mieux doués que lui et favorisés par le succès.


Bref, lorsque quelqu’un éprouve le besoin de justifier sa vie, ce n’est pas le niveau général de son action, considérée d’un point de vue objectif, qui compte, mais bien le fait que sa nature propre, celle qui lui a été donnée, s’exprime aussi sincèrement que possible dans son existence et dans ses activités.


on pourrait être quelqu’un de tout à fait différent de celui que l’on est en réalité et l’on se met à imiter des modèles et à poursuivre des idéaux qu’on ne peut et ne doit pas égaler ni atteindre.


l’imagination, pour ainsi dire en tâtonnant, prend contact avec les possibilités du futur.


Néanmoins, on continue à souhaiter faire des choses pour lesquelles on n’est pas fait et l’on se tracasse pour imposer à sa propre nature des exigences qui la violentent. C’est ainsi que nous agissons tous. Mais en même temps, dans nos moments de lucidité intérieure, nous sentons toujours davantage qu’il n’existe pas de chemin qui nous conduirait hors de nous-mêmes vers quelque chose d’autre, et qu’il nous faut traverser la vie avec les aptitudes et les insuffisances qui nous sont propres et strictement personnelles et il nous arrive alors parfois de faire quelque progrès, de réussir quelque chose dont nous étions jusque-là incapables et, pour un instant, sans hésiter, nous nous approuvons nous-mêmes et nous sommes contents de nous. Bien sûr, ce contentement n’a rien de durable ; cependant, après cela, la part la plus intime de notre moi ne tend à rien d’autre qu’à se sentir croître et mûrir naturellement. C’est à cette seule condition que l’on peut être en harmonie avec le monde et s’il nous est rarement accordé, à nous autres, de connaître cet état, l’expérience qu’on en peut faire sera d’autant plus profonde.


Il va de soi qu’un artiste, lorsqu’il fait de l’art sa profession et sa raison d’être, doit commencer par apprendre tout ce qui peut être appris dans le métier ; il ne doit pas croire qu’il devrait esquiver cet apprentissage à seule fin de ménager son originalité et sa précieuse personnalité.


J’éprouve quelque honte à écrire noir sur blanc de pareilles évidences mais nous en sommes arrivés à ce point où personne ne semble plus avoir l’instinct d’agir selon des règles naturelles et remplace cet instinct par une culture primitive de l’extraordinaire et du saugrenu.




Les nouvelles nourritures– André Gide



Les nouvelles nourritures– André Gide


Connais-toi toi-même. Maxime aussi pernicieuse que laide. Quiconque s’observe arrête son développement. La chenille qui chercherait à « bien se connaître » ne deviendrait jamais papillon.




III
J’ai parfois, j’ai souvent, par malignité, dit d’autrui plus de mal que je ne pensais et, par lâcheté, dit plus de bien que je ne pensais de beaucoup d’œuvres, livres ou tableaux, par crainte d’indisposer contre moi leurs auteurs. J’ai parfois souri à des gens que je ne trouvais pas du tout drôles et feint de trouver spirituels des propos niais. J’ai feint de m’amuser, parfois, alors que je m’embêtais à mort et que je n’avais pas la force de m’en aller parce que l’on me disait : reste encore... J’ai trop souvent permis à ma raison d’arrêter l’élan de mon cœur. Et, par contre, alors que mon cœur se taisait, j’ai trop souvent parlé quand même. J’ai parfois, pour être approuvé, fait des sottises. Et, par contre, je n’ai pas toujours osé faire ce que je pensais devoir faire mais savais ne devoir être pas approuvé.




Leur sagesse ?... Ah ! leur sagesse, mieux vaut n’en pas faire grand cas. Elle consiste à vivre le moins possible, se méfiant de tout, se garant. Il y a toujours, dans leurs conseils, je ne sais quoi de rassis, de stagnant. Ils sont comparables à certaines mères de familles qui abrutissent de recommandations leurs enfants :
– « Ne te balance pas si fort, la corde va craquer ;
Ne te mets pas sous cet arbre, il va tonner ;
Ne marche pas où c’est mouillé, tu vas glisser ;
Ne t’assieds pas sur l’herbe, tu vas te tacher ;
À ton âge, tu devrais être plus raisonnable ;
Combien de fois faudra-t-il te le répéter :
On ne met pas ses coudes sur la table.
Cet enfant est insupportable ! »




Car, disait l’auteur, et je le pense avec lui : l’animal vit dans le présent, de sorte que le plus grand nombre de nos maux, imaginaires, habitant la représentation du passé (regrets, remords) ou l’appréhension de l’avenir, lui sont épargnés.

Les nourritures terrestres – André Gide



Les nourritures terrestres – André Gide

Nathanaël, que chaque attente, en toi, ne soit même pas un désir, mais simplement une disposition à l’accueil. Attends tout ce qui vient à toi ; mais ne désire que ce qui vient à toi. Ne désire que ce que tu as. Comprends qu’à chaque instant du jour tu peux posséder Dieu dans sa totalité. Que ton désir soit de l’amour, et que ta possession soit amoureuse. Car qu’est-ce qu’un désir qui n’est pas efficace ?

RONDE POUR ADORER CE QUE J’AI BRÛLÉ

Il y a des livres qu’on lit, assis sur une petite planchette
Devant un pupitre d’écolier.
Il y a des livres qu’on lit en marche
(Et c’est aussi à cause de leur format) ;
Tels sont pour les forêts, tels pour d’autres campagnes,
Et nobiscum rusticantut,
dit Cicéron.
Il y en a que je lus en diligence ;
D’autres couché au fond des greniers à foin.
Il y en a pour faire croire qu’on a une âme ;
D’autres pour la désespérer.
Il y en a où l’on prouve l’existence de Dieu ;
D’autres où l’on ne peut pas y arriver.
Il y en a que l’on ne saurait admettre
Que dans les bibliothèques privées.
Il y en a qui ont reçu les éloges
De beaucoup de critiques autorisés.
Il y en a où il n’est question que d’apiculture
Et que certains trouvent un peu spéciaux ;
D’autres où il est tellement question de la nature,
Qu’après ce n’est plus la peine de se promener.
Il y en a que méprisent les sages hommes
Mais qui excitent tes petits enfants.
Il y en a qu’on appelle des anthologies
Et où l’on a mis tout ce qu’on a dit de mieux sur n’importe quoi.
Il y en a qui voudraient vous faire aimer la vie ;
D’autres après lesquels l’auteur s’est suicidé.
Il y en a qui sèment la haine
Et qui récoltent ce qu’ils ont semé.
Il y en a qui, lorsqu’on les lit, semblent luire,
Chargés d’extase, délicieux d’humilité.
Il y en a que l’on chérit comme des frères
Plus purs et qui ont vécu mieux que nous.
Il y en a dans d’extraordinaires écritures
Et qu’on ne comprend pas, même quand on les a beaucoup étudiées.
Nathanaël, quand aurons-nous brûlé tous les livres !
Il y en a qui ne valent pas quatre sous,
D’autres qui valent des prix considérables.
Il y en a qui parlent de rois et de reines,
Et d’autres, de très pauvres gens.
Il y en a dont les paroles sont plus douces
Que le bruit des feuilles à midi.
C’est un livre que mangea Jean à Patmos,
Comme un rat ; mais moi j’aime mieux les framboises.
Ça lui a rempli d’amertume les entrailles
Et après il a eu beaucoup de visions.

Nathanaël ! quand aurons-nous brûlé tous les livres ! !

Il ne me suffit pas de lire que les sables des plages sont doux ; je veux que mes pieds nus le sentent... Toute connaissance que n’a pas précédée une sensation m’est inutile.




Ne désire jamais, Nathanaël, regoûter les eaux du passé.
Nathanaël, ne cherche pas, dans l’avenir, à retrouver jamais le passé. Saisis de chaque instant la nouveauté irressemblable et ne prépare pas tes joies, ou sache qu’en son lieu préparé te surprendra une joie autre.



Nathanaël, le malheur de chacun vient de ce que c’est toujours chacun qui regarde et qu’il subordonne à lui ce qu’il voit.

Ce n’est pas pour nous, c’est pour elle que chaque chose est importante. Que ton œil soit la chose regardée.



Mais j’aimais jusqu’à cette fatigue que nous laissent ces fausses joies, et ce vertige du réveil, par quoi nous les sentons fanées.



Je disais à Myrtil, qui m’accompagnait dans les champs :
« Combien de ce matin charmant, de cette brume et de cette lumière, de cette fraîcheur aérée, de cette pulsation de ton être, la sensation te donnerait plus de délices encore, si tu savais t’y donner tout entier. Tu crois y être, mais la meilleure partie de ton être est cloîtrée ; ta femme et tes enfants, tes livres et ton étude la détiennent et te la dérobent à Dieu.
« Crois-tu pouvoir, en cet instant précis, goûter la sensation puissante, complète, immédiate de la vie, – sans l’oubli de ce qui n’est pas elle ? L’habitude de ta pensée te gêne ; tu vis dans le passé, dans le futur et tu ne perçois rien spontanément. Nous ne sommes rien, Myrtil, que dans l’instantané de la vie ; tout le passé s’y meurt avant que rien d’à venir y soit né. Instants ! Tu comprendras, Myrtil, de quelle force est leur présence ! car chaque instant de notre vie est essentiellement irremplaçable : sache parfois t’y concentrer uniquement.



RONDE DE TOUS MES DÉSIRS
Je ne sais ce que j’avais pu rêver cette nuit.
À mon réveil tous mes désirs avaient soif.
Il semblait qu’en dormant, ils eussent traversé des déserts.
Entre le désir et l’ennui
Notre inquiétude balance.
Désirs ! Est-ce que vous ne vous lasserez pas ?
Oh ! oh ! oh ! oh ! cette petite volupté qui passe ! – et qui
sera bientôt passée !
Hélas ! Hélas ! je sais comment prolonger ma souffrance ;
mais mon plaisir je ne sais comment l’apprivoiser.
Entre le désir et l’ennui, notre inquiétude balance.
Et l’humanité tout entière m’
a paru comme un malade qui
se retourne dans son lit pour dormir – qui cherche le repos et
ne trouve même pas le sommeil.
Nos désirs ont déjà traversé bien des mondes ;
Ils ne se sont jamais rassasiés.
Et la nature entière se tourmente,
Entre soif de repos et soif de volupté.
Nous avons crié de détresse
Dans les appartements déserts.
Nous sommes montés sur des tours
D’où l’on ne voyait que la nuit.
Chiennes, nous avons hurlé de douleur
Le long des berges desséchées ;
Lionnes, nous avons rugi dans l’Aurès ; et nous avons
brouté, chamelles, le varech gris des chotts, sucé le suc des tiges
creuses ; car l’eau n’abonde pas au désert.
Nous avons traversé, hirondelles,
De vastes mers sans nourriture ;
Sauterelles, pour nous nourrir nous avons dû tout dévaster.
Algues, nous ont ballottées les orages ;
Flocons, nous avons été roulés par les vents.
Oh ! pour un immense repos, je souhaite la mort salutaire ;
et qu’enfin mon désir exténué ne puisse plus fournir à de
nouvelles métempsycoses. Désir ! je t’ai traîné sur les routes ;
je t’ai désolé dans les champs ; je t’ai soûlé dans les grand’villes ;
je t’ai soûlé sans te désaltérer ; – je t’ai baigné dans les nuits
pleines de lune ; je t’ai promené partout ; je t’ai bercé sur les
vagues ; j’ai voulu t’endormir sur les flots... Désir ! Désir !
que te ferais-je ? que veux-tu donc ? Est-ce que tu ne te lasseras pas ?