samedi 19 décembre 2020

Les rêveries du promeneur solitaire - Rousseau

 

Les rêveries du promeneur solitaire - Rousseau

Première Promenade

J'aurais aimé les hommes en dépit d'eux-mêmes.

Deuxième Promenade

Ayant donc formé le projet de décrire l'état habituel de mon âme dans la plus étrange position où se puisse jamais trouver un mortel, je n ai vu nulle manière plus simple et plus sûre d'exécuter cette entreprise que de tenir un registre fidèle de mes promenades solitaires et des rêveries qui les remplissent quand je laisse ma tête entièrement libre, et mes idées suivre leur pente sans résistance et sans gêne. Ces heures de solitude et de méditation sont les seules de la journée où je sois pleinement moi et à moi sans diversion, sans obstacle, et où je puisse véritablement dire être ce que la nature a voulu.

 

Cette ressource, dont je m'avisai trop tard, devint si féconde qu'elle suffit bientôt pour me dédommager de tout. L'habitude de rentrer en moi-même me fit perdre enfin le sentiment et presque le souvenir de mes maux, j'appris ainsi par ma propre expérience que la source du vrai bonheur est en nous, et qu'il ne dépend pas des hommes de rendre vraiment misérable celui qui sait vouloir être heureux. Depuis quatre ou cinq ans je goûtais habituellement ces délices internes que trouvent dans la contemplation les âmes aimantes et douces. Ces ravissements, ces extases que j'éprouvais quelquefois en me promenant ainsi seul étaient des jouissances que je devais à mes persécuteurs : sans eux je n'aurais jamais trouvé ni connu les trésors que je portais en moi-même. Au milieu de tant de richesses, comment en tenir un registre fidèle ? En voulant me rappeler tant de douces rêveries, au lieu de les décrire j'y retombais. C'est un état que son souvenir ramène, et qu'on cesserait bientôt de connaître en cessant tout à fait de le sentir.

 

Troisième Promenade

C'est ainsi que raisonnant avec moi-même je parvins à ne plus me laisser ébranler dans mes principes par des arguments captieux, par des objections insolubles et par des difficultés qui passaient ma portée et peut-être celle de l'esprit humain. Le mien, restant dans la plus solide assiette que j'avais pu lui donner, s'accoutuma si bien à s'y reposer à l'abri de ma conscience qu'aucune doctrine étrangère ancienne ou nouvelle ne peut plus l'émouvoir, ni troubler un instant mon repos.

 

Quatrième Promenade

Je me souviens d'avoir lu dans un livre de philosophie que mentir c'est cacher une vérité que l'on doit manifester. Il suit bien de cette définition que taire une vérité qu'on n'est pas obligé de dire n'est pas mentir ; mais celui qui non content en pareil cas de ne pas dire la vérité dit le contraire, ment-il alors, ou ne ment-il pas ? Selon la définition, l'on ne saurait dire qu'il ment ; car s'il donne de la fausse monnaie à un homme auquel il ne doit rien, il trompe cet homme, sans doute, mais il ne le vole pas.

 

 

La vérité générale et abstraite est le plus précieux de tous les biens. Sans elle l'homme est aveugle ; elle est l'oeil de la raison. C'est par elle que l'homme apprend à se conduire, à être ce qu'il doit être, à faire ce qu'il doit faire, à tendre à sa véritable fin. La vérité particulière et individuelle n'est pas toujours un bien, elle est quelquefois un mal, très souvent une chose indifférente. Les choses qu'il importe à un homme de savoir et dont la connaissance est nécessaire à son bonheur ne sont peut-être pas en grand nombre ; mais en quelque nombre qu'elles soient elles sont un bien qui lui appartient, qu'il a droit de réclamer partout où il le trouve, et dont on ne peut le frustrer sans commettre le plus inique de tous les vols, puisqu'elle est de ces biens communs à tous dont la communication n'en prive point celui qui le donne.

 

 

Juger des discours des hommes par les effets qu'ils produisent, c'est souvent mal les apprécier. Outre que ces effets ne sont pas toujours sensibles et faciles à connaître, ils varient à l'infini comme les circonstances dans lesquelles ces discours sont tenus. Mais c'est uniquement l'intention de celui qui les tient qui les apprécie et détermine leur degré de malice ou de bonté. Dire faux n'est mentir que par l'intention de tromper, et l'intention même de tromper, loin d'être toujours jointe avec celle de nuire, a quelquefois un but tout contraire. Mais pour rendre un mensonge innocent il ne suffit pas que l'intention de nuire ne soit pas expresse, il faut de plus la certitude que l'erreur dans laquelle on jette ceux à qui l'on parle ne peut nuire à eux ni à personne en quelque façon que ce soit. Il est rare et difficile qu'on puisse avoir cette certitude ; aussi est-il difficile et rare qu'un mensonge soit parfaitement innocent. Mentir pour son avantage à soi-même est imposture, mentir pour l'avantage d'autrui est fraude, mentir pour nuire est calomnie ; c'est la pire espèce de mensonge. Mentir sans profit ni préjudice de soi ni d'autrui n'est pas mentir : ce n'est pas mensonge, c'est fiction. Les fictions qui ont un objet moral s'appellent apologues ou fables, et comme leur objet n'est ou ne doit être que d'envelopper des vérités utiles sous des formes sensibles et agréables en pareil cas on ne s'attache guère à cacher le mensonge de fait qui n'est que l'habit de la vérité, et celui qui ne débite une fable que pour une fable ne ment en aucune façon.

 

 

L'homme que j'appelle vrai fait tout le contraire. En choses parfaitement indifférentes la vérité qu'alors l'autre respecte si fort le touche fort peu, et il ne se fera guère de scrupule d'amuser une compagnie par des faits controuvés dont il ne résulte aucun jugement injuste ni pour ni contre qui que ce soit, vivant ou mort. Mais tout discours qui produit pour quelqu'un profit ou dommage, estime ou mépris louange ou blâme contre la Justice et la vérité est un mensonge qui jamais n'approchera de son coeur, ni de sa bouche, ni de sa plume. Il est solidement vrai, même contre son intérêt, quoiqu'il se pique assez peu de l'être dans les conversations oiseuses. Il est vrai en ce qu'il ne cherche à tromper personne, qu'il est aussi fidèle à la vérité qui l'accuse qu'à celle qui l'honore, et qu'il n'en impose jamais pour son avantage ni pour cuire à son ennemi. La différence donc qu'il y a entre mon homme vrai et l'autre est que celui du monde est très rigoureusement fidèle à toute vérité qui ne lui coûte rien, mais pas au-delà, et que le mien ne la sert jamais si fidèlement que quand il faut s'immoler pour elle.

Cinquième Promenade

Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n'est plus ou préviennent l'avenir qui souvent ne doit point être : il n'y a rien là de solide à quoi le coeur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu'il y soit connu. A peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le coeur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le coeur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?

Septième Promenade

Les plantes semblent avoir été semées avec profusion sur la terre comme les étoiles dans le ciel, pour inviter l'homme par l'attrait du plaisir et de la curiosité à l'étude de la nature, mais les astres sont placés loin de nous, il faut des connaissances préliminaires, des instruments, des machines, de bien longues échelles pour les atteindre et les rapprocher à notre portée. Les plantes y sont naturellement. Elles naissent sous nos pieds et dans nos mains pour ainsi dire, et si la petitesse de leurs parties essentielles les dérobe quelquefois à la simple vue, les instruments qui les y rendent sont d'un beaucoup plus facile usage que ceux de l'astronomie. La botanique est l'étude d'un oisif et paresseux solitaire : une pointe et une loupe sont tout l'appareil dont il a besoin pour les observer. Il se promène, il erre librement d'un objet à l'autre, il fait la revue de chaque fleur avec intérêt et curiosité, et sitôt qu'il commence à saisir les lois de leur structure il goûte à les observer un plaisir sans peine aussi vif que s'il lui en coûtait beaucoup. Il y a dans cette oiseuse occupation un charme qu'on ne sent que dans le plein calme des passions mais qui suffit seul alors pour rendre la vie heureuse et douce ; mais sitôt qu'on y mêle un motif d'intérêt ou de vanité, soit pour remplir des places ou pour faire des livres, sitôt qu'on ne veut apprendre que pour instruire, qu'on n'herborise que pour devenir auteur ou professeur, tout ce doux charme s'évanouit, on ne voit plus dans les plantes que des instruments de nos passions, on ne trouve plus aucun vrai plaisir dans leur étude, on ne veut plus savoir mais montrer qu'on sait, et dans les bois on n'est que sur le théâtre du monde, occupé du soin de s'y faire admirer ou bien se bornant à la botanique de cabinet et de jardin tout au plus, au lieu d'observer les végétaux dans la nature, on ne s'occupe que de systèmes et de méthodes ; matière éternelle de dispute qui ne fait pas connaître une plante de plus et ne jette aucune véritable lumière sur l'histoire naturelle et le règne végétal.

Huitième Promenade

Dans la solitude, les vapeurs de l'amour-propre et le tumulte du monde ternissaient à mes yeux la fraîcheur des bosquets et troublaient la paix de la retraite. J'avais beau fuir au fond des bois, une foule importune m'y suivait partout et voilait pour moi toute la nature. Ce n'est qu'après m'être détaché des passions sociales et de leur triste cortège que je l'ai retrouvée avec tous ses charmes.

Neuvième Promenade

Le bonheur est un état permanent qui ne semble pas fait ici-bas pour l'homme. Tout est sur la terre dans un flux continuel qui ne permet à rien d'y prendre une forme constante. Tout change autour de nous. Nous changeons nous-mêmes et nul ne peut s'assurer qu'il aimera demain ce qu'il aime aujourd'hui. Ainsi tous nos projets de félicité pour cette vie sont des chimères. Profitons du contentement d'esprit quand il vient gardons-nous de l'éloigner par notre faute mais ne faisons pas des projets pour l'enchaîner, car ces projets-là sont de pures folies.

samedi 12 décembre 2020

Les besoins artificiels - Razmig Keucheyan

 Les besoins artificiels - Razmig Keucheyan

Prologue. L'écologie de la nuit

Il ne figure pas dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ni dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Et pourtant : le droit à l’obscurité est en passe de devenir un nouveau droit humain. L’obscurité, un droit ? La « pollution lumineuse » est l’un des fléaux de notre temps. Elle désigne l’omniprésence grandissante dans nos vies de la lumière artificielle, qui induit en retour la disparition de l’obscurité et de la nuit. Comme les particules fines, les déchets toxiques et les perturbateurs endocriniens, la lumière, passé un certain seuil, devient une pollution. Au cours du demi-siècle passé, le niveau d’illumination dans les pays développés a été multiplié par dix.

En conséquence, ce qui était à l’origine un progrès, l’éclairage public et intérieur, qui a permis une diversification et un enrichissement sans précédent des activités humaines nocturnes, s’est transformé en nuisance. La pollution lumineuse est d’abord néfaste pour l’environnement, pour la faune et la flore. 

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 Mais la pollution lumineuse est surtout une nuisance pour l’être humain. Elle rend l’endormissement difficile pour nombre de personnes, car elle retarde la synthèse de la mélatonine, surnommée « hormone du sommeil ». 

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 La pollution lumineuse a donc des conséquences indissociablement physiologiques et psychologiques sur les humains. Elle montre que nos états psychologiques – certains d’entre eux en tout cas – sont sous-tendus par des processus biochimiques. L’environnement, en l’occurrence le niveau d’éclairage artificiel, a un impact sur ces processus. Nos pensées et nos humeurs sont connectées à leur milieu, aux altérations qu’il subit. Aujourd’hui, l’esprit humain est – littéralement – pollué.

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 Les niveaux de luminosité nocturne sont fonction de la démographie et/ou du développement économique d’une région. Plus le PIB par tête est élevé, plus les niveaux de luminosité le sont également. 

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 n 1941, Isaac Asimov publie Quand les ténèbres viendront (Nightfall), l’une des nouvelles qui le rendront célèbre. Il y est question de Lagash, une planète entourée de plusieurs soleils, qui de ce fait baigne dans une lumière éternelle. Ses habitants n’ont jamais fait l’expérience de la nuit ni des étoiles. Ils ne se savent donc pas entourés par un cosmos. À l’occasion d’un alignement improbable des soleils, Lagash doit bientôt être plongée dans l’obscurité pendant une demi-journée. Cette perspective – anodine pour nous – plonge ses habitants dans la terreur, car ils sont convaincus qu’il est impossible de vivre la nuit. Les « ténèbres » surviennent, elles suscitent un effondrement de la civilisation. Ne pouvant supporter l’obscurité, découvrant soudain l’immensité du cosmos et des étoiles, la population se met à brûler les villes, afin d’engendrer coûte que coûte de la lumière.

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 Les activités humaines nocturnes antérieures à l’époque moderne ne requièrent pas en général de temps de réaction plus rapide. L’humanité est alors inscrite dans une forme de lenteur, indissociablement naturelle et sociale. Cette lenteur est plus prononcée encore de nuit que de jour.

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 D’où l’importance de l’éclairage artificiel. La causalité va dans les deux sens : l’éclairage permet des activités nocturnes nouvelles, dont le renouvellement constant accroît en retour le besoin d’éclairage. L’accélération du temps social moderne dont parle Hartmut Rosa dans Accélération a l’éclairage artificiel pour condition de possibilité. L’éclairage devient aussi au XIXe siècle une industrie profitable, dont la croissance a sa logique économique propre.

Le point crucial est celui-ci : l’éclairage n’est jamais une simple question technique. Il renvoie toujours à une conception de l’espace public, qui est l’objet d’antagonismes. Éclairer, c’est rendre visible, ce que l’on choisit d’illuminer étant par excellence un enjeu politique.

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L’hégémonie n’est pas une domination unilatérale, imposée par la force brute ou un développement économique implacable. Elle suppose le consentement des populations, au moins jusqu’à un certain point. Pour cela, elle doit leur procurer un avantage matériel et/ou symbolique. Comme dit Gramsci, toute hégémonie suppose un « progrès de civilisation », y compris pour les subalternes, même s’ils sont en même temps les victimes de ce progrès.

Ce qui vaut pour l’hégémonie en général vaut pour l’hégémonie de la lumière à l’époque moderne. L’éclairage artificiel est associé à l’« idée de fête », il rend la vie « ludique » et « festive ».

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 La différence avec notre situation présente est que les ouvriers évoqués par Rancière importent dans la nuit des activités qu’ils ne peuvent accomplir de jour, du fait de l’exploitation qu’ils subissent : penser, créer, s’organiser. Le mouvement contre la « perte de la nuit », au contraire, veut que la nuit demeure une temporalité autre, avec des activités – ou des inactivités – spécifiques.

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Mais sur quelle base ces choix doivent-ils être faits ? Comment distinguer les besoins légitimes, qui pourront être satisfaits dans la démocratie écologique future, des besoins égoïstes et insoutenables, qu’il faudra renoncer à assouvir ? Une théorie des besoins humains est nécessaire pour cela. L’objectif des chapitres I et II est de l’élaborer. Pour y parvenir, nous nous appuierons sur des pensées critiques passées, que nous relirons cependant à la lumière des évolutions récentes du capitalisme. Les besoins sont historiques, ils évoluent avec le temps : c’est l’un des arguments que nous développerons. Si bien que réfléchir à leur propos en ce début de XXIe siècle implique d’être à jour sur les formes d’aliénation et les destructions environnementales spécifiques qui s’y manifestent.

Le chapitre III s’intéressera aux subjectivités consuméristes. Les besoins artificiels, nous en sommes tous victimes. S’ils résultent du productivisme et du consumérisme capitalistes, leurs effets néfastes se font ressentir à des degrés divers dans chacune de nos consciences. Dès lors, la lutte contre leur emprise passe, entre autres choses, par le renforcement de l’autonomie et de la capacité d’agir des individus face à la marchandise.

Dans les chapitres IV et V, nous aborderons le problème des besoins du point de vue des objets. « La marchandise, dit Marx, est d’abord un objet extérieur, une chose qui par ses propriétés satisfait des besoins humains de n’importe quelle espèce. » La chose est ce qui assouvit (ou non) le besoin. Le besoin peut lui préexister ou celle-ci peut l’avoir créé de toutes pièces. Si le capitalisme donne lieu à une prolifération de besoins, des besoins souvent artificiels, c’est parce que le productivisme et le consumérisme qui le sous-tendent déversent sur le marché des marchandises toujours nouvelles. Reprendre le contrôle sur les besoins suppose d’enrayer cette logique. Et, pour cela, de trouver le moyen de « stabiliser » les objets.

Les chapitres VI et VII, enfin, relèvent de la stratégie. Les besoins sont non seulement historiques, ils sont aussi politiques. Les maîtriser implique de mettre sur pied des coalitions à même de s’opposer au productivisme et au consumérisme. Quelles pourraient-elles être dans le capitalisme contemporain ? Cela implique également d’imaginer une sorte d’organisation politique nouvelle, ancrée simultanément dans la sphère de la production et de la consommation, où des luttes et une délibération collective sur les besoins puissent prendre place.

1. Une théorie critique des besoins

 Deux courants du marxisme sont particulièrement pertinents aujourd’hui. Le premier est la tradition gramscienne. Celle-ci inclut principalement Antonio Gramsci et Nicos Poulantzas, en particulier le Poulantzas « tardif », celui de L’État, le pouvoir, le socialisme2. Son actualité réside en ceci qu’elle permet de penser le pouvoir moderne, et en particulier sa concentration dans l’État capitaliste. C’est tout le sens de la théorie de l’« État intégral » de Gramsci (dont la théorie de l’hégémonie est une composante) et de celle de l’État comme « champ stratégique » de Poulantzas. Alors que l’analyse de l’État est peu développée chez Marx et le marxisme des origines, cette lignée gramscienne relève le défi, dans le contexte de la crise des années 1930 (Gramsci lui-même) et pendant les Trente Glorieuses (Poulantzas).

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 Le second courant est la théorie marxiste des besoins. Il s’incarne lui aussi dans deux noms propres : André Gorz et Agnes Heller. Gorz est relativement connu. Willy Gianinazzi lui a consacré une passionnante biographie en 2016. Heller, quant à elle, n’est quasiment pas connue en France. Son influence est pourtant grande dans le monde anglo-saxon, dans les pays de l’Est – elle est hongroise, née en 1929 – ou encore en Italie. C’est une représentante de l’école de Budapest, un groupe de philosophes se réclamant de la pensée de Georg Lukács dans les années 1960 et 19705. Ce groupe a développé une critique de l’intérieur du système soviétique, au nom d’un « socialisme à visage humain ».

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 C’est ce qui explique que Gorz et Heller ont élaboré leurs théories au sein de sociétés où le problème du « gaspillage », de ce qui est produit sans nécessité, et qui donc ne répond à aucun besoin réel, était devenu central : l’Europe de l’Ouest capitaliste pour Gorz, l’Europe de l’Est soviétique pour Heller. Les Trente Glorieuses voient l’apparition de la « société de consommation », une expression que l’on doit à Jean Baudrillard, mais dont Gorz est un analyste pénétrant. La consommation devenant un but en soi, structurant la vie sociale, déterminer à quels besoins elle répond (ou non) se pose de façon pressante à la pensée critique et aux mouvements contestataires.

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 Nous sommes sortis des Trente Glorieuses et le système soviétique a disparu. Savoir de quoi nous avons besoin est pourtant une question plus actuelle que jamais. Le problème est plus général que celui du « gaspillage ». Il concerne la nature du capitalisme et ses évolutions actuelles. Le capitalisme est un système productiviste. Le productivisme, c’est l’augmentation constante de la productivité, seul moyen pour les entreprises de survivre dans un contexte concurrentiel. La concurrence oblige à produire toujours davantage de marchandises en moins de temps. Cela implique, entre autres choses, une révolution technologique permanente et l’exploitation de portions toujours nouvelles de nature, de stocks et de flux d’énergie.

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 Le capitalisme est également consumériste. Il a pour condition la consommation de marchandises, et donc de ressources matérielles et de flux d’énergie, toujours renouvelés. La publicité est l’un des mécanismes qui encouragent ce consumérisme. La facilitation du crédit, la « financiarisation de la vie quotidienne » depuis les années 1980, en est un autre. Elle incite à consommer, alors même que le néolibéralisme a induit une baisse généralisée des salaires. L’obsolescence programmée en est un troisième, le raccourcissement du « cycle de vie » des produits – par des procédés plus ou moins crapuleux – supposant l’achat de produits toujours nouveaux.

 

Productivisme et consumérisme sont les deux faces d’une même dynamique. Les marchandises doivent être consommées parce qu’elles sont produites en quantités toujours plus importantes. À l’inverse, l’enracinement d’habitudes de consommation conduit les entreprises à accélérer la « vitesse de rotation » – l’expression est de Marx – des marchandises. À mesure que le capitalisme se développe, qu’il se mondialise, cette dynamique du productivisme et du consumérisme prend de l’ampleur. C’est pourquoi la question des besoins, des besoins artificiels, se pose avec une acuité plus grande encore aujourd’hui qu’à l’époque de Gorz et de Heller.

Gorz et Heller ont tous deux abordé le problème des besoins à partir d’une réflexion sur l’aliénation. Grands lecteurs des Manuscrits de 1844 du jeune Marx, ils comptent parmi les auteurs qui ont fait de l’aliénation ce que Pierre Nora a appelé le « mot-moment » des années 1960 : « Le moment de l’aliénation, écrit-il, c’est la cristallisation d’une sensibilité sociale large, diffuse et spontanée – qui correspond aux effets massifs de la croissance et aux transformations rapides de la société française –, sous l’aiguillon d’une pointe avancée de la critique intellectuelle. » Un « mot-moment » désigne un « air du temps », forcément difficile à cerner mais réel. Dans les années qui précèdent Mai 68, celui-ci renvoie à la rupture croissante entre les bienfaits supposés du progrès et le mal-être des individus.

Le « moment de l’aliénation » alimente et se nourrit en retour d’un ensemble d’élaborations théoriques, et parmi elles : la Critique de la vie quotidienne d’Henri Lefebvre (premier tome en 1947), La Technique ou l’Enjeu du siècle de Jacques Ellul (1954), La Pensée de Karl Marx de Jean-Yves Calvez (1956), La Société du spectacle de Guy Debord (1967) ou La Société de consommation de Jean Baudrillard (1970). Nombre de ces élaborations subissent l’influence de Georg Lukács, en particulier de son traité Histoire et conscience de classe (1923), dont l’un des concepts centraux est celui de « réification », une notion voisine de celle d’aliénation.

Gorz et Heller s’inscrivent dans ce courant. Leur originalité réside en ceci que la critique de l’aliénation les conduit à s’intéresser à la question des besoins. Quel rapport entre l’aliénation et les besoins ? L’aliénation peut se mesurer à l’aune de besoins « authentiques ». On est aliéné par rapport à un état initial auquel on cherche à revenir, ou que l’on cherche à atteindre enfin, en se désaliénant. La nature de cet état initial et le mouvement par lequel on y (re)vient font l’objet de débats entre philosophes depuis les origines de l’époque moderne. Dans la tradition marxiste, l’aliénation désigne le processus par lequel le capitalisme suscite des besoins artificiels qui nous éloignent de cet état. La question des besoins, en ce sens, est le point de fusion entre la critique de l’aliénation et l’écologie politique. C’est le point où je me situe pour écrire ce livre.

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 Mais qu’est-ce qu’un besoin « authentique » ? C’est d’abord un besoin dont dépend la survie de l’organisme : manger, boire et se protéger du froid, par exemple. Appelons-les besoins biologiques « absolus ». De leur satisfaction dépend tout le reste. Une société démocratique prospère, du type de celle qui nous est promise depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, est supposée la garantir. C’est même sur cette promesse que repose une bonne part de la légitimité de ce genre de régime. Selon ses idéologues, dont Francis Fukuyama ou Marcel Gauchet, la démocratie libérale représentative se fonde non seulement sur la maximisation de la liberté et de l’égalité, mais aussi sur la satisfaction des besoins élémentaires pour le plus grand nombre.

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 La critique du capitalisme s’appuie précisément sur le constat selon lequel ce système ne satisfait pas les besoins élémentaires de l’humanité. C’est l’un de ses plus puissants ressorts, puisqu’il fait appel au sentiment d’appartenance à un même genre humain.

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 L’aliénation induite par le consumérisme, par la création de besoins artificiels toujours nouveaux, concerne elle aussi à des degrés divers tout individu vivant en régime capitaliste. Les psychiatres qui étudient les troubles liés à la consommation compulsive (compulsive buying disorder, ou CBD) identifient les formes les plus sévères de ce trouble dans les populations à bas revenu. Dans cette logique, l’achat compulsif devient un « trouble » dès lors que le revenu de la personne ne lui permet pas de soutenir un volume de consommation conforme à ses « désirs ». Pour les riches, en revanche, acheter constamment, pour peu que l’on soit solvable, n’est pas socialement stigmatisé comme un comportement anormal. Les dépenses excessives des classes aisées ont beau être considérées comme allant de soi, il n’empêche : elles sont une expression aiguë de la frénésie consumériste.

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Dans un passage des Grundrisse, Marx écrit :

La faim est la faim, mais la faim qui se satisfait avec de la viande cuite, mangée avec fourchette et couteau, est une autre faim que celle qui avale de la chair crue en se servant des mains, des ongles et des dents.

Marx reconnaît l’existence de besoins biologiques absolus : la faim est la faim, quelle que soit l’époque ou la région. Mais, en plus d’être biologique, ce besoin évolue avec le temps. Dans les sociétés les plus anciennes, il est assouvi par de la chair crue saisie avec les mains. Ce n’est pas la même faim que lorsqu’elle est rassasiée par de la viande cuite manipulée avec des couverts. Marx force le trait, mais son argument est simple : les besoins ont une histoire, en même temps qu’ils sont biologiques.

Mais quelle histoire ? L’objet consommé modifie, au moins en partie, la nature du besoin sous-jacent. Les besoins eux-mêmes ont une histoire, et pas seulement les manières de les satisfaire. D’où l’idée que la faim peut désigner deux besoins différents selon la manière dont elle est contentée et selon l’époque. Or, dans la mesure où l’objet consommé est d’abord produit, c’est en dernière instance la production – capitaliste dans les sociétés modernes – qui détermine les besoins. L’objet détermine le besoin, la production détermine l’objet, donc la production détermine le besoin. Marx poursuit :

Ce n’est pas seulement l’objet de la consommation, mais aussi le mode de consommation qui est donc produit par la production, et ceci non seulement d’une manière objective, mais aussi subjective. La production crée donc le consommateur.

Pour Marx, la production est le plus souvent aux commandes. Une évolution dans ce domaine, par exemple une innovation technique, est susceptible de déboucher sur un nouveau « mode de consommation ». Parfois, ce nouveau mode concerne un besoin vital, comme celui de se nourrir lorsque l’humanité se met à cuire la viande et à la découper avec une fourchette et un couteau. Mais, dans la mesure où la production détermine la consommation, elle est susceptible de mettre sur le marché des marchandises ne répondant à aucun besoin, et alors de susciter des besoins artificiellement. La production crée le consommateur.

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Pour Marx, les besoins, certains d’entre eux en tout cas, sont donc à la fois biologiques et historiques. Le caractère historique d’un besoin peut mettre du temps à se manifester. Nous respirons par les poumons sans y penser, ou en y pensant lorsque le rythme de notre respiration s’accélère à l’occasion d’un sprint, ou décélère lorsque nous nous endormons. Mais des dispositifs de respiration artificielle existent, pour soulager les victimes d’insuffisance respiratoire ou permettre aux astronautes visitant des planètes sans oxygène de survivre. Leur invention remonte au XVe siècle. Ce n’est toutefois que dans la seconde moitié du XXe siècle qu’ils se diffusent. Dans les villes où l’air est particulièrement pollué, comme en Chine, les masques dotés d’un purificateur d’air rencontrent aujourd’hui un succès important. Les dispositifs de respiration artificielle deviennent un objet de consommation courante. Comme la faim avant lui, le besoin naturel qu’est la respiration s’historicise.

En somme, un besoin peut être absolu tout en étant historique. Je ne peux survivre sans un médicament qui fluidifie ma circulation sanguine. Il est pourtant le fruit d’une innovation pharmaceutique récente. Le besoin impérieux qu’est pour moi son absorption est donc apparu au cours du temps. Un congénère atteint de la même pathologie, vivant avant que cette innovation ait eu lieu, n’aurait pas le même besoin, car sa satisfaction ne serait pas concevable. La nécessité et l’histoire ne s’opposent pas.

L’historisation des besoins débouche parfois sur ce qu’il est convenu d’appeler le « bien-être ». Le bien-être a un fondement biologique. Il suppose la survie, c’est-à-dire la satisfaction des besoins biologiques absolus. Mais il la transcende. Il consiste en une forme de satisfaction des besoins d’ordre supérieur. Il a une dimension objective : un individu qui ne mange pas à sa faim n’éprouvera pas de bien-être. Mais il implique aussi une évaluation « subjective » – l’adjectif est employé par Marx dans la citation ci-dessus – de sa condition par la personne ou le groupe. Or cette évaluation s’appuie sur les normes de bien-être en vigueur à chaque époque. Elle est relative.

En France, une loi datant d’octobre 1979 fixe à 19 °C la température dans les logements, bureaux et lieux d’enseignement. Cette limite répond à un objectif de maîtrise des dépenses énergétiques, dont la représentation nationale prend conscience au tournant des années 1980. L’Agence de l’environnement estime que chaque degré de température supplémentaire dans un bâtiment implique une augmentation de la dépense énergétique de 7 %. Cette législation s’appuie sur la notion de « confort thermique » : « La définition de cette limite, précise la loi, s’inscrit dans une politique volontariste de recherche d’équilibre entre le confort thermique des occupants et la maîtrise des dépenses. »

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 La mesure du « bien-être » est au cœur des politiques de développement des pays du Sud mises en œuvre au cours des trente dernières années. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a créé dans les années 1990 un « indice de développement humain ». 

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 Certains de ces indicateurs reposent sur une théorie des « capabilités », développée notamment par Sen et la philosophe Martha Nussbaum. Cette théorie stipule que, loin de se limiter à la richesse matérielle, le développement doit rendre les individus « capables » d’agir de manière autonome, de maîtriser leur existence. À la théorie de la « liberté négative » développée par le libéralisme – la liberté comme absence de contraintes –, Sen et Nussbaum opposent une théorie de la « liberté substantielle », qui insiste sur les conditions concrètes d’exercice de la liberté. Ces conditions ne sont pas les mêmes selon les pays, elles sont fonction de leur niveau de développement. Mais elles convergent vers un idéal de « développement humain » universel.

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  Il consiste en une critique de deux conséquences de ce système : la crise environnementale et l’aliénation, qui s’expliquent par la création de besoins artificiels toujours nouveaux. C’est ce qui fait du « bien-être » une condition toujours précaire en régime capitaliste, car sujette à des crises, environnementale ou autres. Cela jette également un doute sur la réalité du bien-être : s’agit-il d’un bien-être réel ou fictif ? Est-il obtenu au détriment d’autrui ou compatible avec un bien-être général ?

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Tous les besoins « authentiques » ne sont pas d’ordre biologique. Aimer et être aimé, se cultiver, faire preuve d’autonomie et de créativité manuelle et intellectuelle, prendre part à la vie de la cité, contempler la nature, avoir une sexualité épanouie… Sur le plan physiologique, on peut certainement faire sans. Ce ne sont pas des besoins biologiques absolus, comme se nourrir, dormir ou se protéger du froid. Ils sont pourtant consubstantiels à la définition de la vie humaine, d’une vie « bonne ». André Gorz les appelle besoins qualitatifs, Agnes Heller besoins radicaux, reprenant une expression employée par Marx lui-même. Ils constituent un critère essentiel pour distinguer les besoins authentiques des besoins superflus.

Les besoins radicaux reposent sur deux paradoxes. Voici le premier. En même temps qu’il exploite et aliène, le capitalisme engendre à la longue un certain confort matériel pour des secteurs importants de la population – mais pas tous, on l’a vu. Ce confort résulte au demeurant davantage des luttes pour la redistribution des richesses que du capitalisme lui-même. Mais le développement économique que suscite ce système y est incontestablement pour quelque chose. Pour que des besoins qualitatifs émergent, un surplus économique doit être engendré, qui permet de satisfaire des besoins autres que les seules nécessités vitales. Le capitalisme libère en partie les individus de l’obligation de se préoccuper au quotidien d’assurer directement leur survie. De nouveaux besoins, plus qualitatifs donc, prennent alors de l’importance.

Mais, à mesure que ces besoins montent en puissance, le capitalisme empêche leur pleine réalisation. La division du travail enferme l’individu dans des fonctions et des compétences étroites, interdisant qu’il développe librement la gamme des facultés humaines. De même, le consumérisme substitue aux besoins authentiques des besoins factices, qui ensevelissent les premiers. L’achat d’une marchandise procure une satisfaction momentanée, avant que le désir que la marchandise avait elle-même créé ne se redéploie vers une autre vitrine.

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 Agnes Heller établit une équivalence entre prendre « conscience de l’aliénation » et découvrir quels sont nos « besoins radicaux ». On peut être aliéné sans le savoir. Le propre de l’aliénation est même de maintenir ceux qui en sont victimes dans la méconnaissance de leur condition. La littérature et le cinéma « dystopiques » renferment de nombreux exemples. 1984 de George Orwell (1949) et Matrix des Wachowski (1999) décrivent à un demi-siècle de distance des sociétés « totalitaires » dont les membres n’ont pas conscience de la servitude dans laquelle ils sont plongés. Dans les deux cas, il s’agit de métaphores de sociétés réellement existantes.

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Le problème est que des besoins néfastes, à la fois insoutenables et aliénants, apparaissent en cours de route. Le tourisme en avion low cost, celui qui se pratique avec les compagnies EasyJet ou Ryanair par exemple, contribue à la démocratisation du voyage, le rendant accessible aux classes populaires à bas revenu. La Direction générale de l’aviation civile a publié en 2014 une enquête consacrée à la situation du transport aérien. Elle démontre que 71 % des Français ont déjà pris l’avion pour motifs personnels ou professionnels. En quarante ans, le nombre de passagers a été multiplié par dix. En 2013, les compagnies low cost ont vu leur clientèle progresser de plus de 9 %, elles représentent désormais près d’un quart du trafic aérien français.

Pourtant, le tourisme aérien low cost n’est pas soutenable en termes d’émissions de gaz à effet de serre. Il détruit par ailleurs les équilibres des zones touristiques où les gens se déplacent en masse pour voir… d’autres touristes en train de regarder ce qu’il y a à voir.

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 Cette connaissance, Claude Lévi-Strauss l’a accumulée en voyageant. Pourtant, il faudra inventer de nouvelles formes de voyage adaptées au monde de demain. La démocratisation du voyage est un acquis. Imaginer une démocratisation qui ne soit pas en même temps une standardisation, tel est le défi qui nous attend.

Si le progrès social induit parfois des effets pervers, des besoins néfastes à l’origine peuvent devenir soutenables avec le temps. Aujourd’hui, la possession d’un smartphone relève d’un besoin égoïste. Ces téléphones contiennent des « minerais de sang » : tungstène, tantale, étain et or notamment. Leur extraction occasionne des conflits armés et des pollutions graves pour la santé dans les régions où on les trouve. Ce n’est pourtant pas le smartphone comme tel qui est en question. Si un smartphone « équitable » voit le jour – le « fairphone » semble en être une préfiguration –, il n’y a pas de raison pour que cet objet soit banni des sociétés futures.

Ce d’autant plus que le smartphone a suscité des formes de sociabilité nouvelles, via l’accès continu aux réseaux sociaux qu’il permet ou à l’appareil photographique qu’il intègre. Cet appareil conduit son possesseur à « documenter » sa vie de manière originale.

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Toute marchandise mène une double vie. La « valeur d’échange », ou « valeur proprement dite », désigne les proportions dans lesquelles les marchandises s’échangent entre elles. Elle renvoie à la dimension quantitative de la marchandise. En dernière instance, elle est déterminée par le temps de travail « socialement nécessaire » à sa production.

La « valeur d’usage » renvoie au contraire à la dimension qualitative de la marchandise. Un usage est toujours singulier, c’est mon usage ou le tien. Bien sûr, les usages peuvent se ressembler. Notre usage de ce morceau de viande est que nous le mangeons. Il s’agit malgré tout de deux actes séparés. Surtout, tout usage répond à un besoin, « que ce besoin ait pour origine l’estomac ou la fantaisie ». Si toute marchandise a une valeur d’usage et que tout usage répond à un besoin, c’est que le besoin est le fondement de la marchandise. Il n’y a pas en ce sens de marchandise sans besoin.

 Que toute marchandise repose sur un besoin ne garantit pas l’authenticité du besoin sous-jacent. Une marchandise, on l’a vu, peut créer artificiellement le besoin qu’elle va assouvir. La production crée le consommateur. Cela ne signifie pas que tout nouveau besoin est forcément néfaste. Cela implique que, afin d’être soutenable et bénéfique, il devra être arraché à l’emprise du capital, de la logique productiviste et consumériste qui le caractérise. Toute critique de la marchandise commence donc par une critique du besoin qu’elle prétend assouvir. C’est à une telle critique que ce livre voudrait inviter.

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Comment l’expliquer ? Le degré de sophistication des besoins dépend d’abord du temps dont dispose la personne pour les cultiver. Moins on a de temps, plus les besoins sont frustes. Plus on succombera également à des besoins « formatés ». Or, en régime capitaliste, l’individu – subalterne en particulier – consacre l’essentiel de son énergie au travail. Dans les pays de l’OCDE, un salarié y passe en moyenne 40 % de son temps. Le reste inclut le sommeil et les repas, c’est-à-dire la satisfaction des besoins vitaux. Il a donc peu de temps pour faire de ses besoins un véritable enjeu. Au facteur temps s’ajoute l’épuisement. Une journée dédiée à la production de valeur réduit d’autant la part d’énergie et d’attention disponible pour développer des besoins sophistiqués, par exemple dans le domaine de la culture ou de la sexualité.

C’est la raison pour laquelle la réduction du temps de travail est une mesure centrale dans la théorie critique des besoins. Gorz est un des premiers théoriciens de la réduction du temps de travail, et également du revenu garanti. Cette réduction permettra non seulement de partager le travail équitablement, de sorte que tout le monde puisse en assumer sa part, une part de ce fait considérablement réduite pour chacun. Elle libérera également du temps afin que les individus puissent prendre soin d’eux-mêmes. Le temps libre deviendra alors, comme dit Marx, la « mesure de la richesse », une richesse affranchie de la valeur.

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 La standardisation de la production est un deuxième facteur qui explique l’appauvrissement ou la trivialisation des besoins individuels en régime capitaliste : les mêmes marchandises sont produites en quantités toujours plus importantes. Cette standardisation répond notamment à la nécessité de baisser les coûts de production, en réalisant des économies d’échelle. C’est un facteur central dans l’émergence de la « société de consommation », même si son histoire remonte au XIXe siècle. L’invention du container, la « containérisation » qui a rendu possible la mondialisation du capital en diminuant les coûts de transport, a encore accentué cette tendance dans le dernier tiers du XXe siècle. La standardisation, il est vrai, cohabite avec un renouvellement constant des marchandises. Mais l’iPhone 7 est-il bien une nouvelle marchandise comparé à l’iPhone 6 ? Il s’agit en réalité du même objet accompagné de quelques fonctionnalités nouvelles, d’un design différent, dont certains défauts ont été corrigés.

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  Or, la production étant standardisée, le consommateur l’est également. Dès lors que la société a rompu avec le productivisme, la standardisation des marchandises cesse d’être une nécessité. Les besoins tendront alors à s’autonomiser.

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On a beaucoup critiqué Marx et les marxistes pour leur productivisme. La société d’abondance qu’ils promettent, celle qui doit succéder au capitalisme, est souvent présentée comme supposant une croissance indéfinie des forces productives. Et, en effet, dans la Critique du programme de Gotha, Marx écrit :

Quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins.

Mais ce que beaucoup de commentateurs n’ont pas vu, c’est que le concept d’abondance chez Marx n’est pas défini seulement du côté de l’offre. Il l’est aussi du côté de la demande ou de l’usage : « Qu’est-ce qui met le comble à l’embarras de M. Proudhon ? C’est qu’il a tout simplement oublié la demande, et qu’une chose ne saurait être rare ou abondante qu’autant qu’elle est demandée », lit-on par exemple dans Misère de la philosophie, sa querelle avec le fondateur de l’anarchisme moderne. Pour Marx, il n’y a en dernière instance d’utilité que pour un consommateur, donc l’abondance et la rareté sont relatives. Autrement dit, l’abondance suppose la sobriété, un principe d’autolimitation de la production plutôt qu’un développement sans limite des forces productives. C’est tout le sens de la formule « à chacun selon ses besoins » : dans la société postcapitaliste, les vrais besoins seront la mesure de ce qui est produit et consommé.

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 Dans ce passage, Marx veut simplement dire ceci : dans le communisme, la division entre le travail manuel et le travail intellectuel sera relativisée, si ce n’est abolie. L’humanité se sera libérée du productivisme, de la nécessité pour les acteurs économiques de produire toujours davantage pour survivre dans un environnement concurrentiel. De ce fait, la séparation entre travail manuel et intellectuel perdra sa centralité. Pas de productivisme, pas de division durable entre les deux.

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 Tous les besoins, dit Heller, porteront alors le « sceau de l’espèce ». Dans une formule profonde, la philosophe définit le communisme comme la « société de l’espèce en soi ». Chaque individu pourra expérimenter une part significative des besoins développés par l’espèce. Ceux-ci seront comme une palette de couleurs sur laquelle l’individu choisira et à laquelle il contribuera en retour. À la suite de Marx, Heller utilise l’activité artistique comme modèle pour penser la condition de l’individu dans le communisme. L’art est synonyme de créativité et d’autonomie. Il permet ainsi de concevoir une révolution permanente dans le domaine des besoins. Une idée qui vient de loin : « Les vrais besoins n’ont jamais d’excès », dit Rousseau dans La Nouvelle Héloïse.

2. Déprivation

 Si Gorz et Heller élaborent leurs idées dans une société où le problème du « gaspillage », de ce qui est produit sans nécessité, devient central, la pollution lumineuse est un symptôme d’une nouvelle phase dans l’histoire de l’aliénation et des destructions environnementales, de leur aggravation simultanée. Cette étape, c’est celle de la déprivation. L’accumulation du capital s’enracine aujourd’hui dans la vie. Soit que celle-ci engendre directement de la valeur, via la marchandisation de la santé (ou de la maladie), du service à la personne ou de l’attention. Soit qu’elle subisse indirectement les effets de l’accumulation, en « victime collatérale ». « Biocapitalisme » est un concept parfois employé pour désigner cette tendance. L’exploitation de la vie, de la nature en général, par le capitalisme n’est pas nouvelle. 

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 Ainsi, aujourd’hui, le capitalisme colonise le « monde vécu ». Sont exploités non seulement le travail proprement dit, avec son soubassement physiologique, mais encore les facultés cognitives, langagières et même affectives de l’individu. La subjectivité et la coopération ne sont plus seulement des conditions ou des instruments de l’accumulation. Elles deviennent des sources de valeur, dont le capital tire profit.

La première conséquence de cette subsomption grandissante de la vie par le capital est que la distinction entre le travail et le hors-travail est relativisée, si ce n’est abolie. De tout temps, l’exploitation a influé sur les différents aspects de l’existence des salariés, sur le lieu de travail et en dehors. Mais, dès lors que le langage et les affects deviennent sources de valeur, comme lorsqu’une auxiliaire de vie prodigue des soins quotidiens à une personne âgée à son domicile ou que l’employé d’un call center cherche à convaincre son interlocuteur d’acheter un abonnement à Internet, c’est la vie elle-même, certains fondements de la sociabilité qui sont mis au travail. Soigner fait intervenir des émotions, convaincre passe par le langage. Or ces fondements débordent les frontières de l’entreprise traditionnellement définie. Il s’agit de compétences développées dès la naissance et dans des sphères sociales diverses.

Cette relativisation de la distinction entre travail et hors-travail soulève un problème de mesure du temps de travail, et par là même de mesure de la valeur. 

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La subsomption de la vie par le capital a une seconde conséquence : la personne elle-même devient une marchandise. Au sein du capitalisme historique, la marchandise est un objet, « une chose qui par ses propriétés satisfait des besoins humains de n’importe quelle espèce », comme dit Marx dans un passage cité ci-dessus. Cet objet se caractérise notamment par sa sérialité (il est produit en grand nombre), sa standardisation (il est assemblé à partir de composants identiques) et la spécialisation des gestes productifs. La marchandise traditionnellement conçue est produite dans le cadre d’une organisation du travail qui divise et hiérarchise la conception (travail intellectuel) et l’exécution (travail manuel). Le « fordisme » est l’une des déclinaisons historiques de cette organisation du travail.

Dans le cadre du biocapitalisme, la marchandise cesse d’être uniquement une entité séparée de la personne. L’individu lui-même, son corps, sa subjectivité, sa sociabilité se transforment en marchandises. Le fordisme n’a pas disparu, tant s’en faut. Ses variantes contemporaines continuent à dominer à l’échelle du monde, et même au sein des pays anciennement capitalistes, il demeure prégnant. Mais il cohabite désormais avec des formes émergentes de marchandises, pour lesquelles la distinction entre l’objet et la personne qui le consomme est plus difficile à établir. Les « technologies de soi » visant à améliorer les performances de l’individu (coaching, nutritionnisme), à prolonger sa durée de vie, à lui éviter certaines pathologies, la montée en puissance de l’autoentrepreneuriat ou encore le « travail numérique » (digital labor), par lequel les grandes firmes du numérique – les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) – captent et valorisent l’activité des usagers d’Internet, en sont des manifestations.

Le biocapitalisme s’accompagne de processus d’automarchandisation

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 a pollution lumineuse est symptomatique de cet enracinement grandissant du capitalisme dans la vie. Elle affecte, on l’a vu, l’endormissement, l’attention, l’appétit, la pression artérielle ou encore la probabilité d’être victime d’un cancer. Elle dérègle, par son action sur certaines hormones, les cycles et les rythmes qui sous-tendent le fonctionnement de l’organisme, chez l’homme et l’animal. Elle atteint, en somme, certains besoins biologiques absolus.

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 On assiste à une biologisation du capitalisme. L’étape la plus récente de cette tendance a pour nom gene editing, ou « édition génomique », qui consiste en des « copier-coller » du code génétique d’organismes à des fins thérapeutiques ou pour améliorer le rendement de certaines cultures.

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 La notion de cosmocapitalisme renvoie à l’idée que le capitalisme assujettit à sa logique l’ensemble des sphères de l’existence, c’est-à-dire en dernière instance le monde (« cosmos ») lui-même. Ses effets ne sont plus confinés à la sphère du travail, ils contaminent l’univers.

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Cette imbrication des dimensions biologique et cosmique du capitalisme contemporain débouche sur une nouvelle approche de l’aliénation et, par là même, de la désaliénation. L’aliénation n’est pas un phénomène anhistorique. Ses configurations mutent en même temps que le capitalisme, mais les nouvelles formes d’aliénation ne chassent pas les anciennes. Elles viennent s’ajouter à elles et les aggravent. Ainsi se combinent aujourd’hui des atteintes portées en même temps à la vie et au monde vécu sur des modes à la fois « microscopique » et « macroscopique ».

Dans ce contexte, désaliénation signifie : constituer ce que le capitalisme a endommagé en objet de revendication politique. Souvent, cela suppose d’invoquer contre le présent un passé où l’aliénation était moins avancée. 

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  Appelons cet état vie non aliénée. Des mouvements tels que ceux pour le droit à l’obscurité posent aujourd’hui la question des conditions de possibilité d’une vie de ce genre.

La déprivation est une composante fondamentale de l’aliénation aujourd’hui. Ce concept caractérise le mieux la nouvelle étape du capitalisme dans laquelle nous sommes entrés, car il établit un lien entre aliénation et crise environnementale. Déprivation : non la simple privation, c’est-à-dire la non-satisfaction d’un besoin (essentiel ou accessoire), mais la non-satisfaction nouvelle d’un besoin qui autrefois l’était. Ce n’est pas la même chose : dans la déprivation, la mémoire de la satisfaction passée continue à hanter la personne, à la manière d’un spectre.

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 Dans la « vraie déprivation », distincte de la simple « privation », l’individu fait l’expérience de la perte – réelle ou imaginaire – de quelque chose de bon, de réconfortant, comme l’affection de la mère. En résultent des actions plus ou moins destructrices, mais Winnicott – là réside son originalité – interprète cette « tendance antisociale » comme une « manifestation de l’espoir ». 

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Un autre grand psychiatre de la même génération, Frantz Fanon, a théorisé dans Les Damnés de la terre le caractère émancipateur de la violence anticoloniale.

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 Cette déprivation collective donnera-t-elle lieu à des « tendances antisociales », comme le prévoit la théorie winnicottienne ? Tout dépend de l’ampleur des luttes pour la désaliénation. La crise environnementale est l’objet depuis trois décennies d’une militarisation. Les grandes armées de la planète se préparent à des « guerres vertes » ou « guerres du climat ».

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 Marx a dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Peut-être que les choses se présentent autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans le train tire les freins d’urgence.

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3. Addicts à la marchandise

 Les psychiatres qui s’intéressent aux cas de consommation pathologique sont partagés entre deux positions1 : ou bien la consommation compulsive est une maladie spéciale, un cas à part, à distinguer nettement de formes de consommation – considérées comme – normales, ou bien les consommateurs se situent tous sur un continuum, et l’achat compulsif désigne une forme de comportement auquel chacun est susceptible de succomber occasionnellement, avec une sévérité variable. Dans ce second cas, la distinction entre le normal et le pathologique est graduelle. Et elle se situe à des niveaux différents selon les pays et les classes sociales.

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 Payer par carte plutôt qu’en liquide rend la dépense abstraite. Avec l’e-commerce, la carte elle-même a disparu. 

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 Contrairement aux psychotropes, la marchandise n’influe pas sur la physiologie du fait des substances chimiques qu’elle contient. Son impact sur l’individu est d’une autre nature, il est « symbolique », même si elle peut le mettre dans un état de sidération comparable. En outre, il n’existe pas pour la consommation d’équivalent d’un sevrage : on peut renoncer à l’alcool pour guérir de l’alcoolisme ; on ne peut survivre sans argent dans les sociétés capitalistes.

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  L’existence de l’individu est « colonisée » par le besoin de consommer, ce qui l’empêche de mener à bien ses activités normales. Dans les récits que font les malades revient souvent l’idée d’une force étrangère présente en soi, qui pousse à la consommation malgré la résistance qui lui est opposée. L’individu lutte contre cette force, un conflit interne se joue en lui. Mais la lutte est remportée par le besoin d’acheter. La consommation compulsive, c’est l’expérience subjectivement ressentie du fétichisme de la marchandise en soi.

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 Pourtant, la consommation compulsive n’a pas toujours un caractère ostentatoire. Il arrive en effet que le consommateur compulsif, pris de remords et de culpabilité, cache ses achats au fond de son armoire et ne les en ressorte jamais.

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 L’achat compulsif interrompt un besoin irrépressible d’acheter, qui est suivi d’un sentiment de « manque ». Ce sentiment s’accompagne d’un épisode dépressif assorti de culpabilité, que ne peut assouvir qu’un nouvel achat, et ainsi de suite. Les antidépresseurs permettent de « casser » ce cycle.

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 Un deuxième type de thérapie consiste à intervenir sur les finances du patient. Lui suggérer de rendre sa ou ses cartes bancaires et son chéquier est un premier pas.

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 Un troisième ensemble de thérapies est de nature sociale. Certains psychiatres encouragent leurs patients à faire leurs courses accompagnés d’un ami qui ne souffre pas lui-même de troubles de la consommation.

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 Pour certains psychiatres, le consommateur compulsif souffre d’« alexithymie », soit une difficulté à identifier et exprimer ses émotions, pour autrui mais aussi pour soi-même. Je suis euphorique ou en colère sans savoir que je le suis et sans être capable de verbaliser mes affects. Les autistes souffrent d’une variété sévère de ce mal.

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4. Changer les choses

 

Un besoin porte sur un objet, il est assouvi ou attisé par lui, par ses propriétés réelles ou fantasmées. Or, des objets eux-mêmes, il n’a pas été question jusqu’ici. J’ai essentiellement parlé des sujets, individuels et collectifs. Un défaut – majeur – de la théorie critique des besoins de Gorz et Heller est qu’elle ne parle jamais des choses, elle ne prend jamais leur parti. Les deux paradoxes des besoins radicaux – le capitalisme suscite des besoins qu’il n’assouvit pas ; la richesse de l’espèce s’accompagne d’une pauvreté de l’individu en matière de besoins – n’en font pas mention. C’est très curieux pour une tradition, le marxisme, qui se veut matérialiste. Des matérialistes devraient s’intéresser d’un peu plus près aux choses.

Si des besoins artificiels sont engendrés par le productivisme et le consumérisme, par l’accélération constante de la vitesse de rotation des marchandises, c’est bien que l’objet est à l’origine du besoin. Les objets nous mettent dans des états. Ils sont même souvent conçus pour cela.

« The Zone » est le nom donné par les joueurs compulsifs de Las Vegas à l’état dans lequel les plongent les machines à sous lorsqu’ils s’y consacrent pendant de longues heures.

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 Or « the Zone » est rendue possible par l’ergonomie des machines à sous, des fauteuils qui les accompagnent et l’ambiance qui règne dans le casino : fond sonore, lumières, architecture d’intérieur. La conception et l’installation de ces machines représentent une industrie florissante aux États-Unis, où s’illustrent les designers les plus créatifs. Il s’agit d’améliorer en permanence le confort du joueur, en optimisant par exemple la hauteur et l’inclinaison du fauteuil par rapport à la machine. La crampe est l’ennemie, qui le conduirait à interrompre les mises quelques instants pour se détendre. De l’augmentation de la « productivité du joueur » – gaming productivity est un terme utilisé par les designers eux-mêmes – dépendent les profits des casinos.

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 Susciter des besoins artificiels suppose de façonner les objets, d’optimiser leur ergonomie et d’accélérer le rythme de leur renouvellement. Les combattre pour favoriser des besoins authentiques également. Après tout, nombre de figures de l’histoire du design étaient des révolutionnaires : William Morris, les constructivistes russes ou encore certains membres du Bauhaus. Il faut s’intéresser aux choses elles-mêmes, à la stabilité et à l’instabilité du système des objets.

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 Une hypothèse formulée par Hartmut Rosa est que le peu de temps dont nous disposons dans nos sociétés de l’« accélération » pour jouir des biens achetés – par exemple lire un livre – nous conduit à en acheter de toujours nouveaux, dans l’espoir constamment différé que le temps viendra où nous pourrons en profiter enfin. Le nouvel achat compense l’impossibilité dans laquelle je me trouve de consommer vraiment le précédent. La marchandise fait entrevoir une satisfaction – un bonheur – à venir, toujours déçue mais réactivée par la perspective de l’achat de nouvelles marchandises.

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La consommation n’est pas la seule sphère sociale mue par une insatiable quête de nouveauté. Il suffit d’être entré un jour dans un musée d’art moderne pour s’apercevoir du diktat de renouvellement permanent qui s’impose au champ artistique. L’artiste d’avant-garde – littéraire, picturale ou musicale – s’est paré d’atours divers depuis le XIXe siècle, tour à tour esthète, dandy, révolutionnaire ou mystique. Mais ce qui rassemble les avant-gardes par-delà leurs différences, c’est la recherche de l’originalité, de la singularité, de l’authenticité ; bref, de la nouveauté. Une avant-garde se définit par la rupture qu’elle opère avec la précédente et les innovations qu’elle introduit dans les formes et le discours esthétiques. De Dada aux surréalistes, puis aux lettristes, puis aux situationnistes, c’est cette logique qui est à l’œuvre, jusqu’à ce que Guy Debord proclame la fin de l’art, du fait justement de l’impossibilité de créer du neuf.

Cette centralité de la nouveauté dans l’art moderne s’explique par plusieurs facteurs. Son originalité, d’abord, est censée conférer à une œuvre son « aura », pour employer un concept de Walter Benjamin, c’est-à-dire son unicité. De l’aura découle l’expérience, elle aussi singulière, du spectateur ou de l’auditeur en sa présence. Contrairement à l’art prémoderne, l’art moderne ne cherche pas à imiter des modèles du passé, principalement antiques, réputés indépassables. Il prétend créer à partir de rien. La question que soulève Benjamin dans son texte de 1936 « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » est : qu’advient-il de l’aura à l’époque où les œuvres peuvent être reproduites à l’infini, où donc elles ne sont plus uniques ?

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  L’usage du style indirect libre par Flaubert n’est pas seulement l’expression de son « neutralisme esthétique », selon l’expression de Pierre Bourdieu, c’est-à-dire de la distance qu’il cultive avec les personnages qu’il met en scène. C’est une manière de se distinguer de ses contemporains sur le terrain proprement esthétique.

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 Quel rapport avec le modernisme ? Le fascisme se présente comme une révolution, une « révolution continue » (rivoluzione continua). Cette expression, les fascistes l’ont reprise – comme d’autres éléments de leur répertoire discursif – aux bolcheviques, en l’occurrence à Trotski, qui parlait de « révolution permanente » (une locution déjà présente chez Marx).

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 Moralité : plus on étend la durée de la garantie, plus les marchandises sont réparées et plus, donc, elles sont durables. Le rythme de leur renouvellement, de l’exploitation des ressources naturelles et des flux d’énergie qu’impliquent leur fabrication et leur cycle de vie s’en trouve par là même ralenti. La garantie, ça n’a l’air de rien, c’est pourtant un puissant levier de transformation économique et, par là même, politique.

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 Les industriels, de leur côté, s’opposent bec et ongles à cette mesure. On comprend pourquoi. Moins de marchandises déversées sur les marchés signifie, toutes choses égales par ailleurs, moins de profits. La réparation, certes, pourrait devenir un secteur profitable. Elle l’est déjà dans certaines filières. Mais cela impliquerait de repenser de fond en comble les modèles productifs en vigueur.

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 Dans ce contexte, la publicité est la meilleure forme de garantie. La publicité non au sens actuel de marketing, mais au sens de caractère public de la transaction. Au Moyen Âge, les échanges doivent avoir lieu de jour et en public, au vu et au su de la communauté. « No sales by candle light or after the bell had rung for sunset » (« Pas de transaction à la lumière de la bougie ou après que la cloche annonçant le coucher du soleil a retenti »), dit un code anglais datant du XIVe siècle.

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 Les transformations du capitalisme altèrent les conditions de la transaction marchande. Le face-à-face entre le producteur et l’acheteur a de moins en moins cours dans le capitalisme du XXe siècle. Qui connaît l’agriculteur qui a élevé le bœuf dont la viande se trouve dans son assiette, ou le menuisier – en fait l’industriel – qui a fabriqué ses meubles ? Le producteur et le vendeur ne sont plus la même personne, la classe des marchands est montée en puissance. L’artisanat persiste, mais est résiduel. La distance s’est accrue entre les lieux de production, de vente et de consommation de la marchandise. Et il faut désormais dire les lieux de production, et non le lieu. Car la production s’est fragmentée. Aujourd’hui, une marchandise est le plus souvent constituée de composants fabriqués en des endroits différents et assemblés ailleurs encore. Les filières se diversifient et les intermédiaires sont multiples.

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 La production se massifie. « Massification » signifie quatre choses : sérialité, standardisation, diversification et complexification.

Sérialité : la même marchandise est produite en série, à l’identique. L’artisan produisait lui aussi des vêtements en série. Mais en moins grand nombre, du fait de l’absence d’automatisation de sa production, et avec un degré de singularité plus élevé, chaque vêtement, même s’il découlait d’un même patron, étant « fait main ». Si le « fait main » est encore valorisé aujourd’hui, c’est qu’il passe pour être singulier, autrement dit pour échapper à la sérialité de la production de masse. Une certaine « aura » l’entoure, comme l’œuvre d’art selon Walter Benjamin. Et cette aura déteint sur la personne qui possède l’objet.

La production repose sur des standards, des « recettes pour la réalité » (recipes for reality), pour reprendre l’expression de Lawrence Busch. Une recette spécifie les ingrédients qui entrent dans la composition d’un plat. Il en va de même pour les marchandises, dont la fabrication répond à des normes qualitatives et quantitatives, autour desquelles les acteurs d’une filière se mettent d’accord. Ces normes portent sur l’assemblage des composants, mais aussi leur emballage, leur installation, leur alimentation électrique… La standardisation, couplée à l’automatisation, permet la sérialité, c’est-à-dire la production d’une même marchandise en (très) grande quantité. Elle permet aussi l’interchangeabilité : deux usines situées aux antipodes peuvent produire le même composant et, si elles respectent les mêmes standards, l’assemblage peut avoir lieu. La standardisation est donc la condition de la fragmentation spatiale de la production.

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 La massification de la production s’accompagne d’une complexification des marchandises. Toutes les marchandises ne sont pas complexes. Certaines sont, comme on dit, « à faible valeur ajoutée » et proviennent souvent des économies en voie de développement.

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 La troisième théorie est la théorie de l’« investissement ». Celle-ci stipule que la garantie représente un coût à la fois pour le producteur, le vendeur et le consommateur, mais un coût qu’il est rationnel pour chacun d’eux de consentir. Du point de vue du consommateur, la garantie permet, comme une assurance, de se couvrir en cas de défaillance du bien. Elle représente certes un coût, mais un coût inférieur à celui qu’il devrait supporter si la marchandise se révèle défaillante.

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 Aujourd’hui, le capitalisme sait tout marchandiser. Il sait même marchandiser les marchandises une seconde fois après que vous les avez payées. Une forme de marchandisation au carré ou de remarchandisation, en somme. Les « extensions de garantie » prolongent, on l’a vu, la durée de garantie d’un bien. Elles débutent lorsque les garanties légales prennent fin et s’étendent le plus souvent d’une à trois années supplémentaires. C’est une sorte d’aveu de la part de la firme : les marchandises que je vous vends ne tiendront pas jusque-là, il serait mieux pour vous de prolonger la durée de la garantie.

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 Mais si ces appareils tombent en panne avant l’échéance des garanties légales (deux ans désormais), quel besoin de prolonger la durée de la garantie au moyen d’une extension ? Première chose, le consommateur ne connaît pas ses droits. S’il les connaissait, il n’est même pas sûr qu’il les fasse valoir, car le parcours pour activer une garantie est semé d’embûches. Et pour cause : elle est gratuite, raison pour laquelle le vendeur ou le fabricant ne fera pas de zèle pour prendre en charge la réparation. Les associations de défense des consommateurs sont là pour informer et soutenir la démarche, mais le rapport de force avec les fabricants et les enseignes leur est défavorable.

Ensuite, le business des extensions de garantie s’ancre dans le désir de l’acheteur de voir son bien durer aussi longtemps que possible. L’alternative est toujours la même : s’acquitter du coût de l’extension pour que, en cas de panne après l’échéance des garanties légales, la marchandise puisse être réparée sans frais, ou alors risquer que, si elle tombe en panne, des frais de réparation trop élevés contraignent à l’achat d’un équipement neuf. Face à ce dilemme, nombre de consommateurs choisissent la première option. La propension à acheter l’extension augmente avec le prix de la marchandise. Ce sont les voitures qui engendrent le plus d’extensions de garantie. Plus le prix de la marchandise est élevé, plus le coût de l’extension représente une proportion moindre de ce prix.

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 Leur commerce deviendra peut-être à l’avenir un secteur florissant de l’économie. La législation sur le secret industriel et le copyright ne pourra demeurer en l’état. Car, derrière le problème de la disponibilité des pièces détachées, c’est la question de la propriété privée qui se profile. Le fabricant de matériel agricole John Deere vend des tracteurs et des moissonneuses-batteuses, mais il interdit à ses clients de les réparer eux-mêmes en cas de panne. L’électronique ultra-sophistiquée que renferment désormais ces engins n’est accessible qu’aux experts de la marque et aux concessionnaires agréés. Ceci permet à la multinationale de vendre les pièces détachées et la réparation au prix fort, tout en maintenant sa clientèle captive. Une machine John Deere requiert des composants John Deere, ceux des marques concurrentes ne sont pas compatibles. 

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 Les fabricants n’ont nul besoin de pratiquer l’obsolescence programmée stricto sensu. Il leur suffit de concevoir des marchandises impossibles à réparer. C’est beaucoup plus simple et juridiquement moins risqué. Historiquement, le design était du côté du progrès et même souvent de la révolution. Le fantôme de William Morris se morfond de l’asservissement de larges pans de cette discipline à la logique du capital.

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Le calcul du prix d’usage dépend de la durée de vie « normale » du bien. Tout comme il y a un « usage attendu », il y a une durée de vie attendue, estimée à la conception et entrée dans nos représentations des objets qui nous entourent. Nous n’attendons pas la même durée de vie d’un frigo ou d’un smartphone. Pour les smartphones, le rythme de renouvellement par le consommateur est en moyenne de vingt mois. Plus le produit est durable, plus son prix d’usage est bas, toutes choses égales par ailleurs, puisque le coût total de l’usage pourra être divisé en un plus grand nombre d’années. Mais cela dépend aussi de la nature du bien. Si, en vieillissant, une voiture occasionne des frais de réparation de plus en plus élevés, le coût d’usage explosera.

Afficher le prix d’usage consiste donc à ouvrir la boîte noire des prix. Aujourd’hui, quand on achète un aliment, on est informé de sa composition par l’étiquette : nutriments et calories notamment. Ces informations sont plus ou moins exactes et complètes, mais le principe est là. Cependant, on ne sait rien de ses conditions de production, du salaire des producteurs ou des marges des fournisseurs. Cela vaut non seulement pour les aliments, mais à des degrés divers pour toutes les marchandises. Le commerce « équitable » tente de forcer cette boîte noire, afin de porter les mécanismes de formation des prix à la connaissance du consommateur. 

5. Un communisme du luxe

 

Il faut étendre l’anticapitalisme aux objets. C’est une condition de la désaliénation. Le capital conçoit les objets en fonction des nécessités de l’accumulation. Il est parfaitement capable de mettre sur le marché des pianos et des avions, soit des biens à longue durée de vie. Mais, pour l’essentiel, la rotation rapide est son credo. À l’inverse, il faut imaginer des ontologies qui ne donnent pas – ou donnent moins – prise à cette logique. Plus que des biens durables : des biens émancipés. Ces ontologies auront un impact sur les besoins. Elles doivent empêcher l’entrée dans « the Zone ».

Un bien émancipé a quatre caractéristiques. D’abord, il est robuste. Évaluer la robustesse d’un produit suppose de prendre en compte deux variables. Premièrement, les nuisances qu’il engendre résultent-elles de sa production et de sa fin de vie, ou également de son usage ? La production d’un gobelet en plastique est écologiquement coûteuse et le gobelet, une fois utilisé, se transforme en déchet polluant. Mais son usage lui-même n’engendre pas de nuisance (du moins si l’on fait abstraction des perturbateurs endocriniens qu’il contient…). Une voiture, au contraire, a un coût écologique à la production, lorsqu’elle va à la casse, mais aussi à l’usage, le carburant étant émetteur de gaz à effet de serre.

Il faut ensuite déterminer si la technologie que renferme la marchandise est stabilisée. Des innovations diminuant son empreinte écologique sont-elles susceptibles de survenir dans un avenir prévisible ? Dans le cas des réfrigérateurs, par exemple, la technologie semble ne plus évoluer. On peut donc exiger des frigos qui durent plusieurs décennies. En ce qui concerne les voitures ou les smartphones, en revanche, le rythme des innovations est encore élevé, notamment parce que les dépenses en R&D le sont. Les voitures électriques et les fairphones sont loin d’être parfaits, mais ils sont moins nocifs que les véhicules à essence et les smartphones standard.

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Un bien émancipé est démontable. Lorsque l’un de ses composants est endommagé, il peut être facilement remplacé par son propriétaire ou un réparateur. Une attention particulière doit être prêtée au mode d’assemblage : visser et/ou emboîter est préférable à coller et aux structures « monobloc ». La « sur-qualité » doit être évitée, autrement dit les composants doivent avoir approximativement la même durée de vie – sans cela, l’un d’entre eux risque de se retrouver à la déchetterie alors qu’il est encore en état de marche ; ou alors ce composant doit pouvoir être réemployé.

Les pièces détachées doivent être durablement disponibles.

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Un bien émancipé se caractérise par son interopérabilité. Les composants et logiciels doivent être, au plan technologique, compatibles avec ceux d’autres marques. Exemple classique : le chargeur de téléphone portable. Un chargeur « universel » – iPhone excepté – a été imposé aux fabricants en 2017, après dix ans de débats au Parlement européen, par une coalition d’associations de consommateurs et de députés écologistes et de gauche. Cette seule mesure permet d’éviter jusqu’à 50 000 tonnes de déchets électroniques chaque année. Comme la pénurie de pièces détachées, les freins à l’interopérabilité sont une stratégie des fabricants visant à maintenir leurs clients en état de captivité technique.

La standardisation est souvent connotée négativement, mais elle peut aussi avoir des aspects vertueux. Ce ne sont pas tant les standards en eux-mêmes qui posent problème que le type de pratiques qu’on y associe, le degré auquel elles sont contraignantes, pour qui et à quelle fin. Ivan Illich parle de technologies « conviviales » : celles qui ne prédéterminent pas leurs usages. Peu importe en définitive qu’un bien soit standardisé ou non, la vraie question est de savoir s’il augmente ou diminue l’autonomie et la créativité de la personne. L’usage quotidien de ma voiture dans les embouteillages est aliénant et écologiquement néfaste. Mais elle me permet aussi, pendant mes vacances, de découvrir des horizons nouveaux. Il paraît qu’André Gorz adorait sa voiture.

Un bien émancipé, enfin, est évolutif. Il intègre dans sa conception les évolutions technologiques futures, concernant l’un des composants – la batterie d’une voiture électrique, par exemple – ou l’ensemble. 

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Les biens émancipés ouvrent la voie à un communisme du luxe. Un quoi ? Un communisme du luxe, le luxe pour tous, sans distinction de classe. Une vieille idée, qui remonte à la Commune de Paris…

Qu’est-ce que le luxe ? Il faut d’abord le distinguer du « haut de gamme », avec lequel il est parfois confondu9. Le « haut de gamme », comme son nom l’indique, se situe en haut, à l’opposé du « bas de gamme ». Une voiture qui en relève roulera plus vite, aura une meilleure tenue de route et sera plus sûre pour ses occupants. Ces caractéristiques découlent de la conception et des matériaux : plus robustes et technologiquement à la pointe. Son prix est plus élevé, mais le rapport qualité/prix favorable. La robustesse des matériaux implique qu’il aura souvent une durée de vie plus longue.

Le produit de luxe, lui, est « hors gamme », il échappe à la comparaison. Il est le seul membre de sa ligue : rare et singulier. Cette qualité est savamment entretenue par les marques. L’enjeu du marketing du luxe est d’éviter le « piège de la banalisation », soit la démocratisation du bien. Le produit de luxe est intemporel, il ne suit pas les cycles de la mode. Une forme de gratuité – au sens d’un acte gratuit, arbitraire – l’accompagne, puisque son prix est sans rapport avec les matériaux qui le composent. « On paie la marque » comme dit l’expression courante. Cette « gratuité » inscrit le luxe dans le registre de l’irrationalité économique, de l’incommensurable plutôt que du calcul. De l’« aura », au sens de Walter Benjamin, que le bien de luxe s’efforce de ravir à l’œuvre d’art. Celle-ci, cependant, n’est pas rare mais unique, à moins de devenir intégralement reproductible par la technique. Dans le sillage de Benjamin, Pierre Bourdieu montre que les effets symboliques produits par le couturier et sa « griffe » relèvent de la magie. Le luxe ne connaît pas la crise : depuis 2010, le secteur croît de 10 % par an, beaucoup plus rapidement que la croissance mondiale. La financiarisation du capitalisme, l’émergence d’élites globales – les fameux « 1 % » – ont favorisé cette expansion.

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Le programme de la Fédération des artistes repose sur deux points. Il s’agit d’abord de soustraire l’art au marché. Valeur artistique et valeur économique renvoient à des réalités distinctes, mais la seconde empiète encore trop sur la première. Souvent, la qualité d’une œuvre correspond à ce qu’elle vaut sur le marché. L’abolition du marché de l’art est à l’ordre du jour : les œuvres cesseront d’être achetées et vendues.

Second objectif : récuser la distinction entre les « beaux-arts » et les arts dits « décoratifs ». Ceux-ci renvoient à l’utile et au quotidien. Ceux-là, au contraire, sont supposés être en prise avec le Beau et nous faire sortir de l’ordinaire. Mais d’où vient cette division ? N’est-ce pas justement parce que cet ordinaire est insupportable que l’on nous propose d’en sortir de façon imaginaire ? S’il cessait de l’être, comme y travaillent les communards, le citoyen ne renoncerait-il pas à « s’évader » par l’art ? La distinction entre les deux est arbitraire, les arts décoratifs relèvent eux aussi de l’Esthétique. L’un des fondateurs du design moderne, William Morris – un grand défenseur de la mémoire de la Commune – inscrira tout son travail dans cette perspective. Le design se trouve au croisement des beaux-arts et des arts décoratifs.

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 Résorber la division entre l’art et la vie suppose une critique de la notion même d’œuvre d’art. Derrière l’œuvre, il y a toujours l’artiste, conçu comme un homme – rarement une femme – d’exception. Si la Commune veut « changer la vie », selon l’expression d’Arthur Rimbaud – dont la poésie a été inspirée par la Commune –, le processus créatif lui-même, plutôt que son résultat, doit être valorisé. Il s’agit de démocratiser les conditions de la création et d’accroître ainsi le nombre d’artistes dans la société, jusqu’à ce que chaque citoyen en devienne un, que le champ artistique comme champ autonome se dissolve dans la vie sociale et que prolifèrent les artistes sans œuvres.

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 Communisme du luxe ne signifie pas que les produits les plus coûteux deviennent accessibles à tous. Ce n’est pas la « banalisation » du luxe, celle qui fait perdre le sommeil aux spécialistes en marketing de ce secteur. Les communards n’ont que faire de l’ostentation versaillaise, ils ont une autre conception du luxe, une conception communale. C’est bien du luxe qu’il s’agit : beau et singulier, irréductible à une fonction d’utilité. Et relevant d’une logique du don – du potlatch, auraient dit les situationnistes – plus que du calcul. Mais, à leurs yeux, il ne s’incarne pas dans des objets onéreux, anciens ou nouveaux. Il se confond avec la vie, elle-même peuplée d’objets, il est vrai.

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Une civilisation matérielle émancipée de cette logique est la condition du communisme du luxe, lui-même fondement d’une société soutenable, en rupture avec le marché. Des biens robustes, démontables, interopérables et évolutifs : c’est l’infrastructure de l’égalité. L’égalité ne se décrète pas, elle se construit. Plus précisément, elle a des conditions matérielles de possibilité, qui doivent déboucher sur des besoins universalisables. Une véritable conception matérialiste de l’égalité part de ce principe.

Cette infrastructure de l’égalité court-circuitera les logiques de distinction. La distinction au sens de Veblen et de Bourdieu : consommer pour exister socialement, pour exhiber un statut social réel ou supposé. La distinction passe notamment par la possession du plus ancien et du plus neuf. Le très ancien : des bijoux ou des meubles transmis de génération en génération, qui agrémentent un appartement lui aussi ancien. Le très neuf : le dernier modèle de smartphone ou de voiture, acheté au moment où il est mis sur le marché, c’est-à-dire où il est le plus cher.

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6. Politique des besoins

 

 C’est la raison pour laquelle le discours écologiste mainstream, fondé sur l’idée que l’humanité doit « dépasser ses divisions » pour trouver des solutions à la crise environnementale, a toutes les chances d’être inopérant. Ce discours ne se pose jamais la question des conditions politiques concrètes de sa réalisation. Le conflit de classe doit être approfondi pour qu’un début de solution à la crise apparaisse. D’un côté, ceux qui ont intérêt au changement ; de l’autre, ceux qui ont intérêt au statu quo.

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 La nécessité d’hybrider le mouvement ouvrier et le mouvement écologiste se double d’une autre urgence : faire converger les producteurs et les consommateurs. La transition écologique, le dépassement du capitalisme qu’elle implique supposent d’agir simultanément dans la sphère productive et dans celle de la consommation, contre le productivisme et le consumérisme. Pour cela, une forme d’organisation enracinée dans l’une et l’autre doit être imaginée.

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 Aux États-Unis, cette tension s’observe dans l’opposition entre les deux premières associations de consommateurs : Consumers Research (CR) et Consumers Union (CU). CR considère la consommation comme une sphère autonome, à distinguer soigneusement des enjeux de production. Aux associations de consommateurs, la régulation de la demande ; aux syndicats, celle du secteur productif : droit du travail, salaires, santé des salariés, travail des enfants…

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 Mais CU va plus loin : pour ses militants, le consommateur est un travailleur. L’expression de « consommateur-producteur » (consumer-worker) est couramment utilisée dans la documentation mise en circulation dans les années 1930. Simplement, le travailleur et le consommateur se situent en des points différents du cycle de la marchandise. Bien sûr, l’intérêt du travailleur et celui du consommateur ne sont pas toujours identiques. Baisser le prix des biens passe souvent par des réductions salariales. Mais l’objectif est de construire les problèmes politiques de sorte qu’ils convergent. Surtout, ils doivent voir dans le capitaliste un adversaire commun.

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 L’augmentation du coût de la vie est considérée par CU comme une forme détournée d’exploitation, d’extorsion de la plus-value. Le capitalisme capte la plus-value à l’usine, mais il ponctionne également le salaire des ouvriers en augmentant les prix, notamment ceux des biens de première nécessité7. Il est donc par deux fois gagnant. En 1910, à Cleveland, syndicats et associations de consommateurs organisent conjointement un boycott de la viande pendant trente jours, pour dénoncer son prix trop élevé. Ils exigent sa diminution, en même temps qu’une revalorisation des salaires des employés des abattoirs.

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Dans ses tracts, la LSA encourage les consommatrices à ne pas acheter après 17 heures, ou le samedi, ou encore à ne pas se faire livrer le soir – ceci afin d’aider le personnel des magasins dans son rapport de force avec l’employeur. Son action n’est pas sans relents moralisateurs et paternalistes (« maternalistes » serait plus exact). La démocratisation de la consommation, qui ne fait que commencer à la Belle Époque, suscite chez ces représentantes de la bourgeoisie un sentiment d’inquiétude quant à la « corruption » morale à laquelle elle pourrait donner lieu. Il n’empêche, la LSA milite en faveur de l’intervention du consommateur dans l’opposition entre le capital et le travail. À la lettre, le consommateur devient alors un producteur. Par son activisme, il influe sur le niveau de la plus-value. 

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L’enjeu aujourd’hui est de reconstruire l’unité entre ce qui a été séparé au cours du XXe siècle : les mouvements de producteurs et de consommateurs. Appelons cela des associations de producteurs-consommateurs. Leur matrice pourrait être les associations de consommateurs actuelles, mais qui renoueraient avec leur vocation originelle : celle de ne pas séparer les enjeux de production et de consommation. Un rapprochement, si ce n’est une fusion, prendrait place avec les syndicats.

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La révolution logistique suppose la montée en puissance de nouvelles technologies : GPS, code-barres, ERP (enterprise resource planning, ou progiciels de gestion), RFID (radio frequency identification, les puces placées dans les marchandises ou l’emballage), algorithmes, big data… Dans la logistique, la valeur de l’équipement technologique a augmenté de 187 % entre 1982 et 2009, alors qu’il n’a crû que de 56 % dans le secteur manufacturier. Si le mouvement est une donnée essentielle de l’ontologie de la marchandise, il en va de même de la traçabilité : son propriétaire doit savoir à chaque instant où elle se trouve et sous la responsabilité de qui. Cela lui permet de ne pas la perdre en route, bien sûr, mais aussi d’être capable de planifier les flux de marchandises futurs sur la base des flux passés. Oui, le capitalisme planifie constamment.

Cette traçabilité s’applique également aux salariés : elle discipline leur temps de travail. Aujourd’hui comme par le passé, les nouvelles technologies ne sont pas neutres. Elles ont des implications en termes d’organisation de la production, induisant une intensification de la journée de travail.

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Depuis le XIXe siècle, l’accélération de la vitesse de circulation du capital est rendue possible par l’innovation technologique et les énergies fossiles, charbon puis pétrole, qui permettent de propulser des moyens de transport toujours plus rapides : trains, voitures, bateaux, avions…

Le point essentiel : de l’accélération de la « vitesse de circulation » des marchandises dépend le niveau de la plus-value. Tout ralentissement du mouvement des marchandises, dans un contexte de mondialisation du capital, rabaisse le profit. À l’inverse, lorsque le travailleur logistique accélère le chargement d’un camion, la plus-value augmente. La logistique produit donc de la valeur, elle n’est plus un service au sens traditionnel.

Le stockage, c’est du temps mort. Depuis qu’il existe, le capital livre une lutte à mort contre toutes les formes de stocks (sauf lorsqu’il fait de la « rétention d’offre » pour faire grimper les prix, mais c’est un autre problème). Stocker, c’est ralentir la vitesse de circulation des marchandises et peser ainsi à la baisse sur le niveau de la plus-value. C’est aussi encourir le risque que, pendant la période de stockage, les marchandises soient endommagées. D’où le just-in-time ou les « flux tendus » typiques du postfordisme, par lesquels les entreprises cherchent à minimiser le temps qui sépare la production de la vente de la marchandise.

Le capital rêvait du cross-docking. La révolution logistique le lui a offert. Cette logique consiste à ne pas stocker les marchandises dans l’entrepôt lorsqu’elles sont déchargées, mais à les laisser à quai (dock). Jusqu’à ce qu’un autre camion les récupère pour les acheminer à leur destination suivante. Les marchandises restent à quai moins de vingt-quatre heures. En 2018, près de la moitié des entrepôts logistiques aux États-Unis mettent en œuvre ce principe. Il est rendu possible par les technologies de traçabilité de la marchandise, qui permettent à chaque partie prenante de la production d’entrer en action au moment requis.

Le mélange des activités productives et logistiques atteint son stade suprême dans le co-manufacturing. En ce cas, la logistique s’occupe non seulement de l’acheminement des marchandises, mais aussi de leur finition. Activités productives et logistiques s’entremêlent au point de devenir indistinguables. L’objectif est que la finition s’opère le plus tard possible. Cela s’appelle la « différenciation retardée » (delayed differenciation ou postponment) : un produit est adapté aux normes d’un pays ou aux préférences d’un groupe de consommateurs le plus tard possible. Ce qui permet notamment d’éviter les invendus : si la France consomme plus d’ordinateurs portables que la Suisse ce mois-ci, le clavier français est installé in extremis sur un nombre plus grand d’ordinateurs (les pays germanophones utilisent les claviers QWERTZ). Pour cela, il faut que les technologies de traçabilité de la marchandise informent en temps quasi réel l’entreprise de l’état des ventes.

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 Les technologies de traçabilité peuvent être détournées, sabotées. Si tout est connecté, si la technologie revêt une importance croissante dans la production, une coupure à un endroit met en péril la chaîne productive dans son ensemble. Les capitalistes organisent la redondance des dispositifs technologiques : l’un cesse de fonctionner, un autre prend le relais. Ce qui implique d’en saboter davantage. Et donc que les grèves de la logistique se transforment en grèves de masse. Si le pouvoir est logistique, l’action révolutionnaire est une politique du grand nombre.

7. A la recherche de la démocratie écologique

 Cette dictature sur les besoins reposait sur deux opérations. La première consistait à retarder constamment la satisfaction de certains besoins, en promettant qu’ils le seraient à l’avenir, une fois la phase de « transition » terminée. Cette phase devenant permanente, les besoins ne sont jamais contentés. À Cuba, on appelle ainsi « période spéciale » l’ère qui a commencé après la chute de l’URSS dans les années 1990, qui a conduit à un isolement économique et diplomatique accru du régime. Elle se caractérise par le rationnement et un strict contrôle sur la liberté d’expression. Elle n’a rien de « spécial », puisqu’elle est devenue la norme de fonctionnement du régime. La dictature sur les besoins transforme donc l’exceptionnel en permanent. C’est un « état d’exception permanent » dans le domaine économique.

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Les algorithmes façonnent nos désirs, les livrant à la convoitise des entreprises du numérique. Comment fonctionnent-ils ? Le détail est complexe, mais le principe simple : ils extrapolent vos comportements futurs sur la base de vos comportements passés. Dominique Cardon parle de « comportementalisme radical ». Les algorithmes partent du principe que vous reproduirez vos comportements passés ou les comportements d’individus au profil similaire au vôtre. Ils n’intègrent pas la dimension créative de l’action humaine, le fait que le futur n’est pas toujours prévisible à partir du passé. Lorsque vos comportements changent, l’algorithme vous suit à la trace, mais il ne vous encourage pas à étendre l’éventail de vos goûts.

Shoshana Zuboff appelle « capitalisme de la surveillance » la tendance récente des plateformes numériques à vouloir « orienter », et donc plus seulement reproduire, les comportements des consommateurs, au moyen par exemple de la publicité ciblée. Les profits de Google, par exemple, proviennent de la promesse que l’entreprise de la Silicon Valley fait aux annonceurs qu’elle est capable d’anticiper vos goûts futurs. Or quel meilleur moyen d’y parvenir que de façonner ces goûts ? Dans ce cas, les algorithmes ont une action performative sur les besoins. L’individu dispose de marges de manœuvre, il peut résister aux injonctions des machines et, derrière elles, des multinationales du numérique. Mais le rapport de force lui est largement défavorable. Si donc les big data peuvent être mis au service de la planification, il faut au prélable les soustraire au contrôle des GAFA, en les expropriant et en « socialisant les data centers », comme le préconise Evgeny Morozov.

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 L’Assemblée du futur sera composée de trois collèges de cinquante députés. Un premier, formé de citoyens lambda, sera tiré au sort dans la population ; un deuxième sera composé de « spécialistes de l’environnement » ; un troisième regroupera des membres de la société civile « organisée » : ONG, associations, syndicats, entreprises… La chambre sera chapeautée par un « Haut Conseil du long terme », au fonctionnement proche de celui du GIEC, qui aura un rôle de « veille scientifique ».

L’idée de Bourg selon laquelle la politique est sous-tendue par le temps, que les temporalités politiques peuvent être discordantes, est cruciale, mais elle doit être nuancée : par le passé, les démocraties se sont en effet montrées capables d’organiser le long terme. Les grands projets industriels financés par l’État sur plusieurs décennies ou la sécurité sociale impliquaient une projection dans l’avenir lointain. Si cela a été possible, il n’y a pas de raisons de penser que des politiques climatiques ne puissent pas l’être. Mais tout dépendra du rapport de force entre ceux qui ont intérêt au changement et ceux qui se satisfont du statu quo. Le temps politique est fonction de la lutte des classes.

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Les conseils d’usine ou de fabrique émanent du lieu de travail. Au début du processus révolutionnaire, ils établissent un rapport de force avec les patrons, organisant caisses de grève et mutuelles ouvrières. Puis, une fois les patrons chassés, ils prennent en charge la production. « Ainsi naquit l’autogestion », commente Ferro. Les conseils d’usine constituent pour un temps une « courroie de transmission » entre le soviet des députés et les masses. Avec la montée de la vague révolutionnaire et la délégitimation du gouvernement provisoire, ils s’organisent de façon autonome, se réunissant fin mai à Petrograd à l’occasion d’une conférence des conseils d’usine.

Les conseils de quartier sont organisés sur une base territoriale, pour l’essentiel urbaine. Leurs fonctions sont nombreuses : ravitaillement, tâches de police et de défense de la population, réquisition d’appartements vides pour les sans-abri, organisation de garde d’enfants, aide aux personnes âgées… Bref, leur rayon d’action est la vie quotidienne. Du fait du processus révolutionnaire et de la guerre, les institutions étatiques n’assurent plus le cours normal de la vie sociale. Les conseils de quartier émergent de ce vide. À l’instar des comités d’usine, leur pouvoir s’autonomise et se radicalise à l’approche d’octobre.

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 L’organisation territoriale des associations de producteurs-consommateurs peut se doubler de commissions thématiques, portant sur des sujets spécifiques, comme les transports ou la culture. C’est ainsi que fonctionnait le budget participatif de Porto Alegre. Elles pourront être composées, par exemple, de membres élus des associations à l’échelle d’une ville ou d’une région. Des représentants de l’État, des collectivités locales, des administrateurs chargés de la mise en œuvre des décisions ou encore des membres d’associations pourront y prendre part. Comme dans toute expérience de démocratie participative, la délibération sur les besoins suppose une assistance technique : statisticiens, informaticiens, logisticiens, juristes…