vendredi 3 mars 2023

Œuvres – Maurice Guérin

 

Œuvres – Maurice Guérin

 

POÉSIE

 

CE QUE J’AIME

 

(fragment)

 

J’aime le bruit du vent à travers le feuillage

Et la voix du torrent et le cri de l’orage,

Et l’éclat de la foudre et ses longs roulements ;

Redoutables concerts, effroyable harmonie

De quels divins transports vous remplissez ma vie

Qui fuyait monotone...

La nature bientôt et plus fraîche et plus belle

Semble se revêtir d’une beauté nouvelle,

La rose offre à mes yeux de plus riches couleurs,

Je me sens parfumé de suaves odeurs.

De leurs exhalaisons la terre est embaumée...

Toutes les fleurs répandent leur encens,

Dans les airs leur âme est semée...

 

SUR UN PREMIER AMOUR

 

Trois ans bientôt, un rêve aux blanches ailes,

Doux et serein, descendit sur mon cœur,

Et comme font les étoiles fidèles

M’enveloppa de calme et de lueur.

Sous cet abri d’amour et d’innocence,

Trois ans durant mon âme a sommeillé,

Trois ans j’ai vu la vermeille espérance

Luire sur moi comme un ciel étoilé.

 

Oh ! les beaux cieux, les sphères ravissantes

Qui m’ont ouvert leurs parvis radieux !

C’étaient sans fin des étoiles charmantes

Qui se posaient en passant sur mes yeux.

C’étaient des mers où le flot se balance

Au vent du ciel sans cesse déroulé,

Et mes trois ans flottaient sur l’espérance

Comme l’esprit sur un beau rêve ailé.

 

Et puis c’était (jamais dans sa sagesse

Dieu ne créa paradis sans amour),

Et puis c’était une âme de tendresse,

Plus belle encor que son divin séjour,

A la voix douce et pleine d’innocence,

Et son regard pur, à demi voilé :

Durant trois ans couronné d’espérance,

Mon front brillait comme un front étoilé.

 

Comme l’enfant qui sourit dans ses langes,

Notre amour pur d’innocence rempli,

Calme et joyeux comme celui des anges

Sur notre front ne creusa pas un pli.

C’était une eau pleine de transparence

Où se miraient nos regards consolés,

Et mes trois ans de naïve espérance

Ne comptaient pas les moments écoulés.

 

Un mot tombé d’une bouche bien chère

A dissipé ce jour harmonieux.

Mon rêve d’or, mon rêve de lumière

A tire-d’aile a regagné les cieux.

Je suis resté sans voile et sans défense

Au lourd sommeil de ce monde brûlé,

Et j’ai trouvé de trois ans d’espérance

Ce que nous laisse un torrent écoulé.

 

Douce beauté ravissante de charmes,

Ce rêve, hélas. ! c’est toi qui l’as brisé.

Toujours aimant, je t’aime dans les larmes

Comme j’aimais dans mon rêve bercé.

J’adorerai ton nom dans la souffrance

Comme on adore à l’autel dépouillé.

Soyez bénis, mes trois ans d’espérance,

Et vous pleurez, ô mes yeux désolés !

 

RÊVERIE

A PROPOS d’une brise qui passe

Mais d’où vient qu’un air doux et simplement chanté,

Le vague d’un soupir par la brise jeté,

Une histoire d’amour, la plus simple peinture

Qu’on retrace en passant d’un malheur arrivé

« A quelque jeune cœur pour avoir trop rêvé »,

Tout cela, moins encor, tire aussitôt des larmes

De mes yeux attendris ; que je trouve des charmes

Sans seconds à sentir ainsi mes yeux perdus

Dans ces pleurs ; et qu’après les avoir répandus,

J’ai pour un jour et plus d’une mélancolie

Dont l’entretien est cher à mon âme amollie ?

D’où vient encore, hélas ! que le sommeil trompeur

Conspire chaque nuit à découvrir mon cœur ?

Qu’il fait autour de moi flotter en des nuages

Des fantômes charmants, de fidèles images

De quelques fronts bien doux que j’ai vus ici-bas...

Mais dont les yeux distraits ne me souriaient pas ;

Au lieu qu’en mon sommeil, leur paupière en mon âme

Verse avec son regard comme une molle flamme,

Et leur touchante voix module avec amour

Des airs doux que je chante à la chute du jour,

Comme pour se lier avec la rêverie

Où m’entraînent ces airs pleins de mélancolie,

Et par ces longs accents témoigner à mon coeur

Que leur âme se noie en la même langueur ?

D’autres fois, sans rien voir, je sens que sur ma bouche

Une autre a murmuré... Son haleine me touche

Comme une brise fraîche ; et puis de longs cheveux

Inondant mon visage, ou bien en de beaux lieux,

Au gré d’un pied léger, je m’égare et j’engage

Des conversations en un divin langage.

Et je trouve au réveil plein mon âme et mon cœur

De regrets inconnus et d’un trouble rêveur

Qui me mène à l’écart, et devant mes paupières

Remet au sein du jour mes nocturnes chimères.

Je remplis la nature en ses sites divers,

Vallons mélodieux ou sauvages déserts,

De mon rêve constant : noirs rochers, rude grève,

Bois profonds, tout devient, à l’aide de mon rêve,

Lieux divins pleins de charme, et de joie et d’amour.

Ainsi me promenant de séjour en séjour,

Et partout enivré de ma jeune folie,

J’entends errer des voix dont la douce magie

Va charmant les échos ; dans les enfoncements

Des forêts, parmi l’ombre et les rameaux pendants,

Je crois voir ondoyer des chevelures blondes

Et des robes fuyant en ces routes profondes.

Moi qui chéris la mer et ses divins propos,

Si je vais sur le soir causer avec les flots,

Toujours déçu, je prends pour une douce image

Tout oiseau qui rasant les sables du rivage,

Alouette marine ou goéland nageur,

Gracieux et léger se perd dans la vapeur.

Et la vague elle-même errante et solitaire

Qui tout le long des bords épanche sa voix claire,

Comme une douce amante au déclin d’un beau jour

La vague me sourit et me parle d’amour.

 

Nocturnes visions dont les belles images

Ravissent mes esprits ; sous ces rameaux sauvages,

Forêts qui recelez ces beaux enchantements,

Brise molle des soirs, longs murmures des vents

Qui promenez des voix vagues dont le murmure

Parle comme d’amour, douce et belle nature

Opérant pour mes yeux des miracles si doux,

Qu’est-ce donc de mon cœur, dites, le savez-vous ?

Le Val de l’Arguenon, 17 janvier 1834.

 

JOURNAL INTIME ou LE CAHIER VERT

 

Juillet 1832

Le 30. — Il y a des livres qu’il ne faut plus lire. J’ai choisi pour relire René un jour des plus désen­chantés de ma vie, où mon cœur me semblait mort, un jour de la plus aride sécheresse, pour essayer tout le pouvoir de ce livre sur une âme, et j’ai connu qu’il était grand. Cette lecture a détrempé mon âme comme une pluie d’orage.

Je prends un charme infini à revenir sur mes pre­mières lectures, mes lectures passionnées de 16 à 19 ans. J’aime à puiser des larmes aux sources presque taries de ma jeunesse.

 

Août 1832

 

Le 13. — Je suis faible, bien faible ! Combien de fois, même depuis que la grâce marche avec moi, ne suis-je pas tombé comme un enfant sans lisières ! Mon âme est frêle au delà de tout ce qu’on peut imaginer. C’est le sentiment de ma faiblesse qui me fait chercher un abri et qui me donne la force de briser avec le monde pour rester plus sûrement avec Dieu. Deux jours au grand air, à Paris, mettraient à bout toutes mes résolutions. Il me faut donc les cacher, les enfouir, les mettre à l’ombre de la retraite. Or, parmi les asiles ouverts aux âmes qui ont besoin de fuir, nul ne m’est plus favorable que la maison de M. de Lamennais, pleine de science et de piété.

Quand j’y réfléchis, je rougis de ma vie dont j’ai tant abusé. J’ai flétri mon humanité. Heureusement j’avais deux parts dans mon âme ; je n’ai plongé qu’à demi dans le mal. Tandis qu’une moitié de moi-même rampait à terre, l’autre, inaccessible à toute souillure, haute et sereine, amassait goutte à goutte cette poésie qui jaillira, si Dieu me laisse le temps. Tout est là pour moi. Je dois tout à la poésie, puisqu’il n’y a pas d’autre mot pour exprimer l’ensemble de mes pensées ; je lui dois tout ce que j’ai encore de pur, d’élevé, de solide dans mon âme ; je lui dois tout ce que j’ai eu de consolations ; je lui devrai peut-être mon avenir.

Je sens que mon amitié pour L... est forte aujour­d’hui, après avoir passé par les extravagances de collège et le délire de notre première sortie dans le monde. Elle se fait sérieuse comme le temps et douce comme un fruit qui atteint sa maturité.

 

Mars 1833

Le 11. —- Il a neigé toute la nuit. Mes volets mal fermés m’ont laissé entrevoir, dès mon lever, cette grande nappe blanche qui s’est étendue en silence sur la campagne. Les troncs noirs des arbres s’élèvent comme des colonnes d’ébène sur un parvis d’ivoire ; cette opposition dure et tranchée et l’attitude morne des bois attristent éminemment. On n’entend rien : pas un être vivant, sauf quelques moineaux qui vont se réfugier en piaulant dans les sapins, qui étendent leurs longs bras chargés de neige. L’intérieur de ces arbres touffus est impénétrable aux frimas ; c’est un asile préparé par la Providence : les petits oiseaux le savent bien.

J’ai visité nos primevères : chacune portait son petit fardeau de neige et pliait la tête sous le poids. Ces jolies fleurs si richement colorées faisaient un effet charmant sous leurs chaperons blancs. J’en ai vu des touffes entières recouvertes d’un seul bloc dé neige : toutes ces fleurs riantes ainsi voilées et se penchant les unes sur les autres semblaient un groupe de jeunes filles surprises par une ondée et se mettant à l’abri sous un tablier blanc.

J’attendais une lettre ce soir ; je n’en ai point reçu, mais un ami m’est arrivé. Il serait très curieux d’obser­ver si, dans les moindres chagrins de la vie, la Provi­dence ne nous ménage pas des compensations que notre mauvaise humeur et notre injustice nous empêchent d’apprécier.

 

Avril 1833

Le 5. — Journée belle à souhait. Des nuages, mais seulement autant qu’il en faut pour faire paysage au ciel. Ils affectent de plus en plus leurs formes d’été. Leurs groupes divers se tiennent immobiles sous le soleil comme les troupeaux de moutons dans les pâturages, quand il fait grand chaud. J'ai vu une hirondelle et j’ai entendu bourdonner les abeilles sur les fleurs. En m’asseyant au soleil pour me pénétrer jusqu’à la mœlle du divin printemps, j’ai ressenti quelques-unes de mes impressions d’enfance : un moment, j’ai consi­déré le ciel avec ses nuages, la terre avec ses bois, ses chants, ses bourdonnements, comme je faisais alors. Ce renouvellement du premier aspect des choses, de la physionomie qu’on leur a trouvée avec les pre­miers regards, est, à mon avis, une des plus douces réactions de l’enfance sur le courant de la vie.

Mon Dieu, que fait donc mon âme d’aller se prendre ainsi à des douceurs si fugitives, le vendredi saint, en ce jour tout plein de votre mort et de notre rédemption ! Il y a en moi je ne sais quel damnable esprit qui me suscite de grands dégoûts et me pousse, pour ainsi dire, à la révolte contre les saints exercices et le recueillement de l’âme qui doivent nous préparer aux grandes solennités de la foi. Nous sommes en retraite depuis deux jours, et je ne fais que m’ennuyer, me ronger avec je ne sais quelles pensées et m’aigrir même contre les pratiques de la retraite. Oh ! je reconnais bien là le vieux ferment dont je n’ai pas encore bien nettoyé mon âme !

 

Janvier 1834

Au Val, 20 janvier]

J’ai passé trois semaines à Mordreux, au sein d’une famille, la plus paisible, la plus unie, la plus bénie du ciel, qui se puisse imaginer. Et cependant, dans ce calme, dans cette douce monotonie de la vie familière, mes jours étaient animés intérieurement, si bien que je ne crois pas avoir jamais éprouvé une pareille inquiétude de cœur et de tête. Je ne sais quel étrange attendrissement s’était emparé de tout mon être et me tirait les larmes des yeux pour un rien, comme il arrive aux petits enfants et aux vieillards. Mon sein se gonflait à tout moment, et mon âme s’épanchait en elle-même en élans intimes, en effusions de larmes et de paroles intérieures. Je ressentais comme une molle fatigue qui appesantissait mes yeux et liait parfois tous mes membres. Je ne mangeais plus qu’à contre-cœur, bien que l’appétit me pressât ; car je suivais des pensées qui m’enivraient d’une telle dou­ceur, et le bonheur de mon âme communiquait à mon corps je ne sais quelle aise si sensible, qu’il répugnait à un acte qui le dégradait d’une si noble volupté. Je m’efforçais bien de résister à cette exaltation dange­reuse, à cette impétuosité de sentiment dont je sentais le péril ; mais j’étais trop en proie pour me sauver, et, selon toutes les apparences, c’en était fait de moi, si je n’eusse trouvé une puissante diversion dans la contemplation de la nature. Je me mis à la considérer encore plus attentivement que de coutume, et par degrés la fermentation s’adoucit, car il sortait des champs, des flots, des bois une vertu suave et bien­faisante qui me pénétrait et tournait tous mes trans­ports en rêves mélancoliques. Cette fusion des impres­sions calmes de la nature avec les rêveries orageuses du cœur, engendra une disposition d’âme que je vou­drais retenir longtemps, car elle est des plus désirables pour un rêveur inquiet comme moi. C’est comme une extase tempérée et tranquille qui ravit l’âme hors d’elle-même sans lui ôter lu conscience d’une tristesse permanente et un peu orageuse. Il arrive aussi que l’âme est pénétrée insensiblement d’une langueur qui assoupit toute la vivacité des facultés intellec­tuelles et l’endort dans un demi-sommeil vide de toute pensée, dans lequel néanmoins elle se sent la puissance de rêver les plus belles choses. D’autres fois, c’est comme un nuage aux teintes molles 'qui se répand sur l’âme et y jette cette ombre douce qui invite au recueillement et au repos. Aussi les inquiétudes, les ardeurs, toute la foule turbulente qui bruit dans la cité intérieure fait-elle silence, quelquefois se prend à prier et finit toujours par s’arranger pour le repos. Rien ne peut figurer plus fidèlement cet état de l’âme que le soir qui tombe en ce moment. Des nuages gris, mais légèrement argentés par les bords, sont répandus également sur toute la face du ciel. Le soleil, qui s’est retiré il y a peu d’instants, a laissé derrière lui assez de lumière pour tempérer quelque temps les noires ombres et adoucir en quelque sorte la chute de la nuit. Les vents se taisent, et l’Océan paisible ne m’envoie, quand je vais J’écouter sur le seuil de la porte, qu’un murmure mélodieux qui s’épanche dans l’âme comme une belle vague sur la grève. Les oiseaux, gagnés les premiers par l’influence nocturne, se dirigent vers les bois et font siffler leurs ailes dans les nuages. Le taillis qui couvre toute la pente de la côte du Val, retentis­sant tout le jour du ramage du roitelet, du sifflement gai du pivert et des cris divers d’une multitude d’oi­seaux, n’a plus aucun bruit dans ses sentiers ni sous ses fourrés, si ce n’est le piaulement aigu jeté par les merles qui jouent entre eux et se poursuivent, tandis que les autres oiseaux ont déjà le cou sous l’aile. Le bruit des hommes, qui se taisent toujours les derniers, va s’effaçant sur la face des champs. La rumeur géné­rale s’éteint, et l’on n’entend guère venir de clameurs que des bourgs et des hameaux, où il y a, jusque bien avant dans la nuit, des enfants qui crient et des chiens qui aboient. Le silence m’enveloppe, tout aspire au repos, excepté ma plume qui trouble peut-être le som­meil de quelque atome vivant, endormi dans les plis de mon cahier, car elle fait son petit bruit en écrivant ces vaines pensées. Et alors, qu’elle cesse : car ce que j’écris, ce que j’ai écrit et ce que j’écrirai ne vaudra jamais le sommeil d’un atome.

 

Août 1834

Le 26. — Mon âme se contracte et se roule sur elle- même comme une feuille que le froid a touchée ; elle se retire sur son propre centre, elle a abandonné toutes les positions d’où elle contemplait. Après quelques jours de lutte contre la réalité sociale, il a fallu se replier et rentrer. Me voilà circonscrit et bloqué jusqu’à ce que ma pensée, gonflée par une nouvelle inondation, surmonte la digue et s’étende librement sur toutes ses rives. Je connais peu d’accidents intérieurs aussi redoutables pour moi que ce resserrement subit de l’être après une extrême dilatation. Dans cette conden­sation, les facultés les plus vives, les éléments les plus inquiets, les plus remuants, se trouvent pris et condam­nés à l’inaction, mais sans paralysie, sans diminution de vie ; toute leur fougue est renfermée et contrainte avec eux. Pressés et entassés, ils luttent entre eux, et tous ensemble contre la limite. Alors tout le senti­ment que j’ai de la vie se réduit à une irritation sourde et profonde mêlée de secousses : c’est la fermen­tation de tant d’éléments divers qui s’échauffent et s’aigrissent dans leur contact forcé, et répètent des tentatives d’éruption. Toutes les facultés qui me met­taient en communication avec le dehors, le lointain, ces brillants et fidèles messagers de l’âme qui vont et viennent continuellement de l’âme à la nature et de la nature à l’âme, se trouvant retenus au dedans, je demeure isolé, retranché de toute participation à la vie universelle. Je deviens comme un homme infirme et perclus de tous ses sens, solitaire et excommunié de la nature.

Septembre 1834

Le 7 septembre. — Je me perds dans les conversa­tions. Je n’en retire le plus souvent que de l’abattement et de l’amertume. J’y compromets ma vie intérieure, ce qu’il y a de meilleur en moi. Pour nourrir le discours, j’y jette mes pensées favorites, celles que j’aime le plus secrètement et avec le plus de sollicitude. Ma parole timide et embarrassée les défigure, les mutile, les jette au grand jour, désordonnées, confuses, demi- nues. Quand je m’en vais, je recueille et je serre mon trésor répandu, mais je ne remets en moi que des rêves meurtris comme des fruits tombés de l’arbre sur des pierres.

 

Septembre 1834

 

Le 9. — En ce moment, il y a mélange dans mon âme, mélange d’amertume et de douceur, confusion de miel et de fiel, pêle-mêle étrange. Depuis quelques jours, mon esprit, déjà si peu réglé, est saisi d’une inquiète et ardente mobilité qui le fait aller et venir de l’un à l’autre pôle, qui ne le laisse plus se poser et s’asseoir au centre d’un ordre d’idées ou de croyances mais l’emporte rapidement de région en région et l’incline en passant sur tous les abîmes. Je goûte une étrange volupté à sentir mon âme enlevée comme ce prophète qu’un ange emporta par les cheveux, et traversant d’une effroyable vitesse d’immenses éten­dues. Mais que me revient-il de ces voyages effrénés ? Lassitude, éblouissement, surcroît de vertige, et pourtant, au fond de tout cela, un bien-aise secret de l’amour-propre qui s’applaudit du brûlant voyage et irrite sourdement la passion naissante de mon âme pour ces périlleuses aventures. A la campagne, durant les molles journées, le ravisseur venait aussi prendre mon âme : ils s’en allaient bien loin tous les deux, mais d’un vol plus tempéré et par des contrées plus sereines, bien qu’aussi vagues et ondoyantes. Comme aujourd’hui, mon âme, de retour, ne savait plus que croire de toutes choses, mais il y avait dans son embarras moins de trouble et de préoccupation inquiète.

Le 19. — O vérité ! ne m’apparais-tu pas quelquefois comme un fantôme lumineux derrière un nuage ? Mais le premier vent te dissipe. Ne serais-tu qu’une illusion des yeux de l’âme ? — La raison et la foi ! Quand ces deux mots n’en feront plus qu’un, l’énigme du monde sera résolue. En attendant, que faire ? A l’heure où j’écris, le ciel est magnifique, la nature respire des brises fraîches et pleines de vie, le monde roule mélodieusement, et parmi toutes ces harmonies quelque chose de triste et d’alarmé circule : l’esprit de l’homme, qui s’inquiète de tout cet ordre qu’il ne comprend pas.

Le 21. — Après tout, de quoi s’agit-il ici-bas ? De passer la vie utilement. Cela posé, qu’importe l’instru­ment que Dieu met aux mains d’un homme pour exploiter le temps, plume ou marteau ? Accepter sans hésiter toute condition où les forces de mon âme ou de mes mains suffisent, telle est la résolution à laquelle mon âme se rattache, voyant que tout fuit et se dissipe autour d’elle, que le sol lui croule sous les pieds. Mais puis-je compter sur une résolution de mon âme ? Qui m’assurera de sa constance, après mille variations, après mille projets pris, quittés, repris ? Je m’échappe à moi-même ; ma pesante et nonchalante volonté s’essouffle à la poursuite de mon âme qui prend les ailes des rêves les plus légers, des plus fuyantes illusions. Telle est ma vie : elle se compose de projets sérieux toujours changés, et de vains rêves permanents, de longs enivrements d’imagination et de scènes ridicules entre ma volonté et mon âme indépendante et légère à la fuite comme un sauvage ; et dans le plus vif et le plus intime do ma vie, toujours souffrance aiguë ou malaise sourd, selon que le désordre croît ou décroît.

 

Décembre 1834

Le 10 décembre. — De quelle nature suis-je donc qu'il me survienne toujours de ces états nouveaux contre lesquels je ne puis rien préparer, qu’il se découvre à chaque moment quelque autre infirmité par quelque côté où je n’avais pas d’inquiétude ? Aujourd'hui cette pauvre imagination par qui je vis d'habitude, d’où découle tout ce qui circule en moi de joies ignorées et de ces transports occultes dont rien ne va se perdre au dehors, cette pauvre imagination a tari. Il y aura tantôt huit jours que ma vie intérieure a commencé de diminuer, que le fleuve a baissé, se réduisant par un décroissement si sensible qu’après quelques tours de soleil il n'était plus qu’un filet d'eau. Aujourd’hui j’ai vu passer sa dernière goutte.

J'étends au large le sens du mot imagination : c'est pour moi le nom de la vie intérieure, l'appellation collective des plus belles facultés de l'âme, de celles qui revêtent les idées de la parure des images, comme de celles qui, tournées vers l’infini, méditent perpé­tuellement l’invisible et l’imaginent avec des images d’origine inconnue et de forme ineffable. Ceci est peu philosophique et s’écarte étrangement des psycholo- gies connues ; mais, à cet égard, je m’inquiète peu des hommes et des arrangements qu’ils ont faits de nos facultés ; je brise leurs systèmes qui m’entravent, et je m’en vais, libre, le plus loin d’eux qu’il est possible, reconstruire une âme et un monde selon mon gré.

Je ne puis croire assurément que nos plus vives facultés meurent comme un flambeau vacillant, et que toutes les sources intérieures se ferment soudain comme frappées de malédiction. Mais il est irrécusable que la vie s’interrompt, que le fleuve des joies secrètes suspend sa course pour livrer passage à des tribus d’amertumes et de désolations inconnues. Je souffre cette invasion terrible. Je prête l’oreille en moi-même et je n’entends plus rien de ce qui me charmait. Bruis­sements subtils et mêlés, chœurs ondoyants de voix reculées, répercussions des chants intimes de la nature, tout ce beau torrent de rumeurs a cessé. Comme un homme qui marche dans la nuit muni d’un flambeau, à mesure que j’avançais, les objets semblaient se revêtir d’un éclat vif et doux tout ensemble, et, sous cette lumière, la forme adoucie et vivifiée paraissait se complaire comme dans son fluide, et goûter je ne sais quelles voluptés qui animaient sa physionomie et lui donnaient des beautés qu’on n’a pas vues. Aujour­d’hui je ne projette que de l’ombre, toute forme est opaque et frappée de mort. Comme dans une marche nocturne, je m’avance avec le sentiment isolé de mon existence, parmi les fantômes inertes de toutes choses.

Ma vie intérieure ressemble assez à ce cercle de l’enfer du Dante, où une foule d’âmes se précipitent à la suite d’un étendard emporté rapidement. La mul­titude de mes pensées, foule agile et tumultueuse sans bruit, comme les ombres, s’emporte sans repos vers un signe fatal, une forme ondoyante et lumineuse, d’un irrésistible attrait, qui fuit avec la vitesse des appa­rences incréées. Guide menteur, sans doute, car sa fuite est trop séduisante pour ne pas attirer mon âme dans quelque piège cruel ; mais, quoi qu’il en arrive, je cède au leurre. Comme un enfant en voyage, mon esprit sourit sans cesse à de belles régions qu’il voit en lui-même et qu’il ne verra jamais ailleurs. J’habite avec les éléments intérieurs des choses, je remonte les rayons des étoiles et le courant des fleuves jusqu’au sein des mystères de leur génération. Je suis admis par la nature au plus retiré de ses divines demeures, au point de départ de la vie universelle ; là, je sur­prends la cause du mouvement et j’entends le premier chant des êtres dans toute sa fraîcheur. Qui ne s’est pas surpris à regarder courir sur la campagne l’ombre des nuages d’été ? Je ne fais pas autre chose en écrivant ceci. Je regarde courir sur ce papier l’ombre de mes imaginations, flocons épars sans cesse balayés par le vent. Telle est la nature de mes pensées et de tous mes biens intellectuels, un peu de vapeur flottante et qui va se dissoudre. Mais de même que l’air se plaît à condenser les émanations des eaux et à se peupler de beaux nuages, mon imagination s’empare des éva­porations de mon âme, les amasse, les forme à son gré, et les laisse dériver au courant du souffle secret qui passe à travers toute intelligence. C’est là mon bonheur d’instinct, bonheur fluide et mobile qui souvent se fond sous mes baisers et se dissipe dans mes embras­sements. Aussi ni mes sérénités, ni mes tourmentes ne sont de durée, hélas ! ni mes résolutions de per­manence. Ce qu’il y a de philosophie et de raison pratique dans mon âme gémit et souffre. Comme un bâtiment qui a mis dehors trop de voiles, je tiens une course folle et aveugle à travers la vie, essuyant à toute heure les avaries les plus cruelles.

On aime, on admire dans un tableau les traits d’un homme inconnu, d’un pâtre quelquefois, rêvant sur la montagne, représentant l’intelligence au milieu de la création, l'écho sonore et profond au centre des mélodies, le miroir divin sur la route des images innombrables de l’incréé que Dieu a mises en voyage, flottant appareil de symboles qu’on appelle l’univers. Les personnages réels, le pâtre et moi, sont de pauvres créatures qui regardent voguer les nuages et écoutent siffler le vent instinctivement et par passe-temps de solitude.

 

Mars 1835

Le 24 mars. — Autrefois mes douleurs étaient comme trempées ; elles sont devenues arides. Les amer­tumes contenaient quelques gouttes d’un baume en solution dans leurs flots ; aujourd’hui la liqueur toute pure ne dépose plus rien de doux à goûter secrètement et longuement.

J’imaginais les lueurs molles et tendres des crépuscules comme des particules douces et bienfaisantes déposées par le fleuve brûlant de lumière qui venait de traverser le ciel. Et je considérais avec un charme profond le ciel se pénétrant avec une mélancolique volupté de ce limon aérien qui le calmait. Je suivais au couchant ce qui se passait en moi dans la même heure, et le soir et moi nous nous assoupissions dans le même apaisement de douleur.

Douceur calmante de ces lents spectacles, confor­mités de mon âme avec l’esprit des scènes naturelles, qu’êtes-vous devenues ? Je suis seul. Je ne ressens, je n’éprouve plus rien que ma vie. L’aigreur d’une existence profondément altérée par mille poisons intérieurs : telle est l'unique saveur de mes jours.

Le 27. — Je sais bien qu’avec de la résolution et de l’effort je parviendrais à former mon intelligence à la logique austère, à un certain maniement régulier de mes facultés, à l’entretien suivi des vérités utiles. Mais j’ai reçu si peu de puissance de déduction, si peu de méthode et de circonspection logique, que ce ne serait jamais qu’un travail faible et malade.

Le calme dans les pensées marque la force de l’intel­ligence. Or, tous mes essais ne sont que créations sans suite, convulsives, s’interrompant brusquement à toute minute, comme le discours d’un insensé. Je m’échappe à moi-même ; un trouble funeste bouleverse ma tête ; la vivacité de certaines idées l’enivre, elle bat la campagne à travers je ne sais quelles imagina­tions. Mais que sert de se plaindre ? Si j’étais labou­reur, peut-être accuserais-je la faiblesse de mes bras et le prompt épuisement de mon haleine. Je n’ai de ma vie remué une glèbe, et je suis tranquille de ce côté. Si, bornant le travail de mon intelligence à ce qu’exige ma condition, je n’eusse pas mis sa force à des épreuves entières, je serais tranquille aussi de ce côté. Mais c’est fait ; s’en consoler est le plus court. Pourquoi pas aussi remonter le courant de l’habitude et rentrer ainsi dans le calme primitif ? Que je ferme pour jamais l’ouverture follement pratiquée aux flots secrets contenus dans mon âme ! Qu’ils y dorment ! Ces flots, ce sont quelques gouttes ; je n’aurai pas, sans doute, à redouter leurs tempêtes.

Si j’ai encore quelques pas à faire ici-bas, je voudrais que ce fût avec calme. Je ne sais d’où je suis ni où je vais. Il faut du moins marcher tranquillement dans la paix d’une ignorance qui ne tardera pas à être éclairée. La vraie sagesse, c’est la patience pour qui ne dure pas.

Il y a plus de force et de beauté dans le secret bien gardé de soi et de ses pensées, que dans le déploiement d’un ciel entier qu’on aurait en soi. Ainsi faisait Marie : les richesses et la douceur de son âme ne se révélaient pas autrement que par le charme de sa parole et l’en­chantement paisible que son existence répandait tout autour d’elle. Ce n’est pas du découragement que je fais là. Bien que je sois encore sujet à certains retours de cette vieille infirmité, je l’ai réduite assez pour qu’elle n’empêche plus la marche positive de ma vie. La nature de mon intelligence avide et inquiète, et nullement douée pour les opérations fortes et sévères du raisonnement, m’interdit tout espoir de progrès convenable dans la philosophie de ce monde. Or, cet ordre de recherches ôté, je ne vois rien qui vaille un effort de la pensée. Conséquemment, quand j’aurai acquis assez de science vulgaire pour en distribuer, ma vie durant, aux petits garçons, je devrai me con­tenter. Je tiendrai ma part de savoir. C’est une ambi­tion fort resserrée et petite. Mais pour un homme comme moi qui n’ai pas dans le cœur assez d’énergie pour produire un simple feu follet de passion, et qui, dans l’intelligence, en ai juste assez pour être tourmenté stérilement, le peu n’est-il pas le mieux ? Le peu qu’il faut pour tirer d’affaire sa vie matérielle, et, du reste, se mettre à traverser les hommes et les choses lente­ment, paisiblement, avec la conscience d’une profonde ignorance de l’impénétrabilité du destin qui nous pousse, avec un peu de rêverie, si l’on veut.

 

 

Juin 1835

Le 4 juin. — Pourquoi suis-je à tel point attristé par la vue des productions médiocres ? Il ne m’arrive jamais d’ouvrir un livre de la famille de celui que nous avons parcouru hier, sans m’en ôter l’esprit souffrant et l’imagination abattue. Est-ce pitiéf douloureuse pour ce spectacle, l’un des plus tristes que je sache, de la vanité impuissante ? ou bien est-ce conscience et retour sur moi-même ? Quoi qu’il en soit, qu’im­porte ? La beauté de l’homme n’est pas là. Il y aurait grande médiocrité d’âme à ne pouvoir supporter celle de son esprit. Je comprends tout cela et je languis dans les faiblesses. Mon Dieu, quelles éducations morales donne-t-on aujourd’hui ? J’ai 25 ans, dont dix passés dans les écoles, et je n’ai pas encore ouvert les rudiments de la force intérieure et de la conduite du sens moral ! Jamais un mot ne m’a été communiqué des grandeurs de l’âme. Ce n’est que d’hier que, vieil enfant, je commence d’entrevoir l’homme, mais à une . forte distance et sur ces hauteurs sereines qui ne se gagnent guère d’un pied déjà infirme. D’une faiblesse invétérée et tout perclus d’habitudes funestes, je me traîne et fais une marche souffrante. Mais je com­prends, mais je vois, et si de mes jours je n’atteins la beauté morale, je mourrai du moins les yeux attachés sur elle. Il y a cependant en moi un signe bien fâcheux : c’est que le lendemain je ne me trouve guère au-dessus des actions de la veille, et que mon âme me semble rester au niveau des mêmes actes, d’actes déjà bien reculés dans les jours. Mon esprit, au contraire, voit vieillir vite tout ce qu’il fait. Quel bonheur de dominer son passé, et qu’il y a de joie à pouvoir se dédaigner soi-même de jour en jour dans ses actions ! — Quelle destinée si je demeurais coéternel avec moi-même dans l’état moral que j’occupe en ce moment !

Le 5. — Mon Dieu, que je souffre de la vie ! non dans ses accidents, un peu de philosophie y suffit ; mais dans elle-même, dans sa substance, à part tout phénomène. J’avance dans l’âge, mon esprit laisse tomber mille dépouilles sur ses chemins, des liens se rompent, des préjugés font leur chute, je commence à montrer ma tête au-dessus des flots ; mais l’existence même demeure engagée : toujours le même point douloureux marquant le centre de la circonférence.

Y a-t-il une philosophie et des règles qui s’appliquent à ce mal ? J’ignore de plus en plus ce fond de la vie et ce qu’il faut y faire. O Portique institué pour combattre la douleur par la force et la constance d’âme, tu n’as su combattre la vie que par la mort, et nous ne sommes pas plus avancés que toi !