vendredi 10 février 2023

Portrait de l’artiste en jeune singe – Michel Butor

Portrait de l’artiste en jeune singe – Michel Butor

 

La couleur des yeux

 

Je remarque très rarement la couleur des yeux, du moins chez les gens que je connais, et cela est à premier examen assez étrange, puisque je suis si attentif à la couleur des objets, tableaux, oiseaux, fleurs, nuages, et que l’œil, de toute évidence, m’in­téresse plus que n’importe quelle fleur; de même, je suis captivé par les chevelures, mais je n’enre­gistre pas la couleur des cheveux.

Objets peut-être justement trop fascinants pour moi; ils m’attirent tellement que je ne puis en abstraire la couleur, surtout dans le souvenir. Au milieu d’une foule, oui, chez des gens que je ne connais pas, je puis être frappé par cette blondeur, cette rousseur, cette noirceur, séduit; un pays, une ville, une rue, une plage peut me retenir par le jaune de ses cornées, une heure être marquée par le vert aqueux de ses iris; mais ceux que je fréquente, j’ai besoin d’un effort considérable pour « voir » la cou­leur de leurs yeux, surtout celle des yeux.

C’est que je puis regarder les mains, les pieds, le front, sans être dans le regard de l’autre, tandis que si je regarde avec attention ses yeux, ce ne sont plus ses yeux mais lui que je regarde, je le regarde dans les yeux.

L’œil m'aveugle sur lui-même, et je comprends bien pourquoi les Anciens l’ont si souvent comparé au soleil.

C’est lorsque je regarde mal quelqu’un, lorsque je ne le regarde pas comme quelqu’un, que je puis voir son œil tel un œil de verre, objet parmi les autres et non plus source illuminant l’envers d’au­trui, m’introduisant à son secret.

Je ne suis donc pas étonné que la couleur de l’œil soit un des premiers éléments du signalement sur les papiers d’identité; le regard du policier, sa façon de dévisager, est exactement ce qui permet de détacher de l’œil sa couleur; ce qui me trouble, c’est le rôle que cette qualité joue pour la description d’une personne dans la conversation courante. Il me semble qu’on cherche à se débarrasser au plus tôt de cette obsédante interrogative prunelle, en la bou­chant par cette teinte qui l’entoure, que l’on a notée, captée une fois pour toutes; on se met à couvert de cette taie, on se réfugie derrière cette fiche toute prête; on sait déjà comment on « signalerait » cet autre, cet intrus, si jamais quelque chose tournait mal, si quelque nouveauté accusatrice tout d’un coup se levait dans sa façon de voir.

Mais pour celui qui sait et veut regarder dans les yeux, la couleur de l’iris deviendra long problème, nid d’aventures, parce qu’on lui demandera quelle est la couleur des yeux de ceux qu’il aime, et l'on s’étonnera qu’il ne l’ait point « remarquée », et lui- même s’en étonnera : quoi, suis-je à ce point fasciné?

Il partira alors à la recherche de cette couleur, il sera obligé de surmonter en quelque sorte sa propre attention, il plongera dans l’eau de ce regard pour aller cueillir cette fleur sur son autre rive, il fermera ses propres yeux pour la ramener sur son île, l’étaler sur sa place ou son quai, pour pouvoir la considérer en l’absence de l’autre.

Admirons ici les anciens peintres de portraits. Nul, certes, ne songerait à les accuser de ne pas avoir fait attention à leurs modèles, de ne pas les avoir regardés « dans les yeux ». Il est patent que s’ils s’étaient contentés d’appliquer aux iris sur la toile la teinte « signalétique », celle que l’on avait notée, que la conversation rappelait, leur peinture n’au­rait pas eu la moindre vie; or, de tout le visage, l’œil était la seule chose qu’il était impossible de peindre « d’après nature », surtout avec cette inten­sité d’expression que les plus grands réussissaient à lui donner, à lui garder.

En effet, après un quart d’heure de pose, le modèle ne pouvait plus regarder l’artiste de cette façon, et c’était une fois que le regard s’était absenté qu’il s’agissait de le retrouver vivant sur la toile

Cette couleur, il lui fallait donc d’abord la perdre la noyer dans son attention même, pour pouvoir la reconstituer, l’inventer comme mode de liaison néces­saire entre le noir de la pupille et toute la coloration bien vérifiable des joues, des pommettes, des sour­cils, des paupières même, comme le seul mode de liaison nous permettant d’« habiter » ce double point noir comme l’on habitait le regard de cet homme dans ses moments de plus grande intensité, c’est- à-dire dans les moments où il était impossible de faire attention à cette couleur.

C’est de l’autre côté de ces yeux dans lesquels il avait si passionnément plongé (amoureusement, hai­neusement, fidèlement, curieusement), qu’il la décou­vrait en train d’apparaître en son œuvre, comme l’alchimiste penché sur son athanor, qu’il s’émer­veillait de son émergence, toute neuve, unique solu­tion d’une équation dont les termes étaient tout ce qu’il connaissait de l’homme et ce qu’il avait déjà peint.

J’ai trop connu le docteur H. pour pouvoir indi­quer la couleur de ses yeux; je ne l’ai pas assez étudié pour la peindre.

 

La révolution du mot / la poésie est verticale - Eugène Jolas

 La révolution du mot / la poésie est verticale - Eugène Jolas

 

PROCLAMATION : LA REVOLUTION DU MOT

Las du spectacle de nouvelles, romans, poè­mes et pièces toujours sous la coupe de l'hégémo­nie du mot banal, de la syntaxe monotone, de la psychologie statique, du naturalisme descriptif, et désireux de cristalliser un point de vue...

Nous déclarons que .

 

1.      La révolution dans la langue anglaise est un fait accompli.

2.       L'imagination en quête d'un monde fabu­leux est autonome et illimitée.

(La prudence est une vieille fille riche et laide courtisée par l'Incapacité.. Blake)

3.      La poésie pure est un absolu lyrique qui cherche une réalité a priori à l'intérieur de nous- même

(Sortes nombres, poids et mesures en cas de disette. Blake)

4.      La narration n'est pas simple anecdote, mais la projection d'une métamorphose de la réalité.

5.      L'expression de ces concepts peut s'obtenir seulement à travers la rythmique « hallucination du mot » (Rimbaud).

6.      Le créateur littéraire a le droit de désin­tégrer la substance première, les mots qui lui sont imposés par les manuels et les dictionnaires.

(La route de l'excès conduit au Palais de la Sagesse... Blake)

7.       Il a le droit de recourir à des mots qu'il a lui-même façonnés et de ne pas se soucier des lois grammaticales et syntactiques existantes.

(Les tigres de la colère sont plus avisés que les chevaux de l’instruction … Blake)

8.      La « litanie des mots » est admise en tant qu'unité indépendante.

9.      Nous ne nous soucions pas de la propagation d'idées sociologiques, sauf pour libérer les éléments créateurs du poids de l'idéologie actuelle.

10.  Le temps est une tyrannie qui doit être abolie.

11.  L'écrivain exprime. Il ne communique pas.

12.  Au diable le lecteur ordinaire.

(Au diable les liens ! Vive la détente !... Blake)

 

Signé : Kay Boyle, Whit Burnett, Hart Crâne, Caresse Crosby, Harry Crosby, Martha Foley, Stuart Gil­bert, A L. Gillespie, Leigh Hoff­man, Eugene Jolas, Elliot Paul, Douglas Rigby, Théo Rutra, Robert Sage, Harold J. Salemson, Lau­rence Vail.

 

 

LA POESIE EST VERTICALE

 

            1.                  Dans un monde régi par l'hypnose du positivisme, nous proclamons l'autonomie de la vision poétique, l'hégémonie de la vie intérieure sur la vie extérieure.

            2.                  Nous rejetons le postulat selon lequel la personnalité créatrice serait un pur facteur de la conception pragmatique du progrès, et sa fonction la configuration d'un monde vitaliste.

            3.                  Nous sommes contre le renouveau de l'idéal classique, parce qu'il mène inévitablement à une conformité décorative réactionnaire, à un sens factice de l'harmonie, à la stérilité de l'imagination vivante.

Nous croyons que les forces orphiques doivent être protégées de la détérioration, quel que soit le système social qui triomphe en fin de compte.

            4.                  La volonté esthétique n'est pas la loi première. C'est dans l'immédiateté de la révélation extatique, dans le mouvement a-logique de la psyché, dans le rythme organique de la vision que l'acte créateur advient.

            5.                  La réalité de la profondeur peut se conqué­rir par une conjuration médiumnique volontaire, par une stupeur qui procède de l'irrationnel vers un monde au-delà d'un monde.

            6.                  Le « je » transcendantal avec ses stratifica­tions multiples remontant à des millions d'années est relié à l'histoire entière du genre humain, passé et présent, et ramené à la surface avec l'irruption hallucinatoire d'images dans le rêve, le rêve éveillé, la transe mystique-gnostique, et même la condition psychiatrique.

            7.                  La désintégration finale du « je » dans l'acte créateur est rendue possible par l'utilisation d'un langage qui est un instrument divinatoire, et qui n'hésite pas à adopter une attitude révolutionnaire envers le mot et la syntaxe, allant même jusqu'à inventer un langage hermétique, si néces­saire.

            8.                  La poésie construit un lien entre le « je » et le « vous » en faisant remonter les émotions des profondeurs telluriques, enfouies, vers l'illumi­nation d'une réalité collective et d'un univers globalisant.

            9.                  La synthèse d'un collectivisme véritable est rendue possible par une communauté d'esprits qui tendent à la construction d'une nouvelle réalité mythologique.

 

 

Hans Arp, Samuel Beckett, Cari Einstein, Eugène Jolas, Thomas McCreevy, Georges Pelorson, Théo Rutra, James J. Sweeney, Ronald Symond