dimanche 19 février 2017

Dingue de la vie – Neal Cassady



Dingue de la vie – Neal Cassady

8 janvier 51 [San Francisco)
CHERS J. ET J.K.,
Dépliez le pitoyable plaid, dégondez les putains de portes, dispersez les congères, faites souffler les soufflets sur les belles braises, emplissez de pleines louches, l&chez les Léviathans, les monts rugissants réclament la pâte pâle des potes pâlots, dissipée la mélancolie de l’Est, effacé le maudit climat, rapetissés les pieds gelés, les doigts gelés, la face gelée, les engelures des enfants de la chance, caste des éclopés, trajet habituel du pote élu, amateurs de chemins tortueux, testeurs de trips tentants, alcoolos titillés attroupés au milieu des détritus triomphants, périples en poids lourds à travers des trous perdus, tout-petits aux tétons déchirés qui tombent sous les tentatives de torture des truands terribles, qui supputent le total de leur prise, les tentatives de tribulations, les tièdes apothéoses, la terrible absurdité, la tendance au torride tremblement, tics, tours, tourment, tourment, tourment, tourment, tourment, tourment, tourment, tourment, fiente des fauchés refilant des reliquats d'excréments ridés dans les fions profonds de poupées engagées dans un monologue enragé, mabouls modernes se moquant de la monnaie, milady me malmène.
Pouah, beuark, bah, grr, beuh, prout, berk, gloups, argh, hiii, bite, chatte, crotte, etc. J'ai perdu 19 mn % sur le paragraphe ci- dessus sans aucune raison valable, questcequimeprend? Je dois m'en tenir aux simples faits et à ce que je veux dire, j'ai réfléchi à tout ça, surtout ne fais pas attention à cette nullité, c'est juste que je n'arrive pas à commencer en m'efforçant de dire clairement ce qui doit l'être, même si j'ai cogité nuit et jour sur la façon de nous simplifier les choses, je suis prêt pour une divagation décousue dont le bavardage ininterrompu semblera paradoxal, les détails me font vraiment rêver et j'ai tout mis à plat, donc ne crois pas que jetebaratine, écoute - Illico, illico, illico, illico, pas demain mais tout de suite, t’entends,
sal® branleur de péquenaud, TU TE TROUVES UN BOULOT l Tu m'entends, espèce de flemmard, cossard, tire-au-flanc, vermine bon à rien, durant trois malheureuses semaines tu vas devoir supporter un boulot écœurant 8 heures d’affilée, non, encore mieux, (ha ha) deux boulots, oui, voilà, tu feras la plonge ou tu balaieras toute la nuit et tu secoueras des sodas toute la journée, 16 heures par jour, et pendant ton temps libre tu prendras un job à temps partiel pour distribuer des journaux tous les matins de bonne heure. Choisis les boulots les plus durs et fais pénitence, espèce de vieux schnock, rampe dans la merde de l'horreur quotidienne pour quelques billets à la con. Ça me rend malade, je frémis à cette idée, comment peut-on demander à quelqu’un de faire ça? Oh allez, vois comment faire au mieux, mais fais-le d'ici à mon anniversaire. Février, c'est le mois de l'améthyste pour la sincérité, de la violette pour la modestie; création des Boy-scouts en 1910, naissance de Cassady en 1926, le 8. D’ici au 8 février au plus tard tu dois avoir au minimum 150 dollars en poche. Je repousse exprès mon départ pour NY [New York] jusqu’à la dernière minute pour te laisser le temps de trouver le fric nécessaire.
Il n’y a pas de travail aux chemins de fer dans le Sud et, coup de chance, j’ai dégoté une bonne place d'aiguilleur à Oakland. Dans ce boulot, en général, on bosse de minuit à 8h du matin, et l'avantage c'est que ça durera saris doute jusqu'au printemps, quand je retournerai à la SP [Southern Pacific]. En tout cas, je suis fauché et je dois travailler jusqu’à la fin du mois pour me faire 100 billets, pour en donner à Diana et pour financer le voyage. Je peux obtenir un congé et revenir travailler à la minute même où je rentrerai à la maison. Donc : ler fév[rier], je quitte SF [San Francisco] à bord d'un train de marchandises, «le Zipper» de 19h40; le 2, j’arrive à L.A.[Los Angeles] à 6h50 du matin, je vais à Inglewood et à Campton voir mes sœurs, ma tante, mes frères, mes cousins, ma nièce, mon neveu; je quitte L.A. à 23 h 59 ; le 3, je traverse l'Arizona ; le 4, El Paso et le Texas ; le 5, la Nouvelle Orléans; le 6, Montgomery, Alabama, et Atlanta, Géorgie ; le 7, Washington District et New York City; le 8, je fête mon anniversaire' en débarquant chez vous les enfants ; le 9, je passe toute la journée avec vous deux et avec quelques experts pour dénicher une camionnette potable et la faire immatriculer le jour même etc. et à la tombée de la nuit on commence à charger ton barda, la machine à coudre, etc. ; le 10, on range les derniers trucs et le soir on se tape un dernier délire, fiesta pour tout le monde ; le 11, on quitte NYC et dimanche, virée à travers la Pennsy[lvanie] ; le 12, l’Ohio, l’Indiana, l’Illinois; le 13, le Missouri, Kanjsas] City, une bonne petite bouffe chez mon frère', tu suis; le 14, on arrive à Denver, on voit Ed. White1 2, etc.; le 15, mon vieux sort de prison, je l'interroge sur des détails concernant ma petite enfance etc., s'il est libre il viendra peut-être à SF; le 16, on quitte Denver, on va à Sait Lake City où je suis né; le 17, le Nevada et la Californie ; le 18, je m’inscris sur le planning des chemins de fer en passant à Oakland ; on arrive chez moi le 19. Si vous n'emménagez pas à côté de la maison (il y a des chances que je vous déniche un super appart à 30 $ par mois dans une maison avec jardin etc., à côté du 29 Russell), vous restez avec nous et vous donnez dans mon cher grenier. La fille de Bennington3 (qui est avec nous depuis le 1“ janvier) dormira dans le salon, comme elle le fait en ce moment. Du 20 au 28 je te trouve un boulot, ce sera facile, j'organise tout pour vous deux mes jolis, etc., etc., etc., etc., etc.
Le 1“ mars, Helen Hinkle quitte SF et si nécessaire tu prends son bel appart à 35 par mois, et tu y restes du 2 jusqu’au -?
J’ai de plus en plus de frais. Ma Ford teuf-teuf m’a lâché et j'ai dépensé tout ce qui me restait pour verser un acompte sur une voiture dont on a absolument besoin (Carolyn en a besoin aussi, pour emmener la petite à l’école, aller en ville etc., pour ses dessins et ses tableaux etc.), pour mon trajet quotidien à travers la baie, vu que le boulot peut m’envoyer n’importe où depuis Berkeley ou Richmond, jusqu’à Chevrolet Plant à 55 kilomètres au sud où on gère l’aiguillage. C'est un coupé Packard club bleu de 1941, moteur 6 cylindres neuf, radio, CHAUFFAGE, dégivrage, pneus neufs, housses sur les sièges, Overdrive (pas branché), amortisseurs neufs, etc. J’ai peur que le train arrière



13 fév. 1951[San Francisco]
CHER JACK,
[…]
Je ne raconte pas que des conneries ; tout ce que je vois m’emplit d’une tendresse, d'une nostalgie infinies. J’en suis réduit à vivre uniquement pour mes rêves désormais. Pas des rêves fumeux, je veux dire des rêves concrets. Ayant fait ma semaine à 16 heures de boulot par jour (tout juste finie, je repasse en équipe de nuit), j'ai eu le privilège de connaître la plus longue et la plus extraordinaire série de cauchemars de ma vie. De nouveaux trucs bizarres reviennent sans arrêt ; du sang, des chutes depuis des hauteurs incroyables, une course-poursuite effrénée durant laquelle j'échappe en une fraction de seconde à des gens qui me pourchassent - ils finissent quand même toujours par m’attraper - qui m'interrogent, et pour me défendre j’ai recours à toutes les variantes d'une logique incroyablement complexe, ce qui les dissuade de se venger et on reste là tous ensemble, indécis - à attendre. D'autres choses (je voulais écrire un long truc sur les chattes, mais tellement original et compliqué que je renonce). J'ai rêvé que je m'enfuyais avec St François d'Assise, après avoir bu du vin rouge sur de longues tables en bois dans une cave voûtée. On traversait de grands entrepôts en courant, et aussi des passages obscurs reliés par des ruelles. Il portait une robe de bure grise, la mienne était marron et me faisait trébucher quand je courais, je le trouvais étrange avec ses jambes maigres et imberbes quand il soulevait le devant de sa robe pour courir. On entrait par une porte dans une cave pavée — dont j'ai su en un clin d'œil qu'elle n'avait pas d'issue - juste au moment où nos ennemis, un groupe de vrais Soldats Romains, arrivaient. François n'a pas hésité, il semblait très bien savoir où il me conduisait, il s'est jeté dans un trou dans le sol qui était une sorte de canalisation, et il a enlevé des briques pour dégager une trappe. Je l'ai suivi, mais j’ai fermé la trappe au-dessus de ma tête un poil de chatte trop tard et le chef des Romains - qui portait un énorme et magnifique casque, tu sais, avec les superbes plumes et la merveilleuse pièce recourbée qui couvre les oreilles - a vu la fente entre le sol et le bord de la trappe au moment où je la refermais. Ils se sont illico lancés à notre poursuite et soudain je suis devenu comme invisible, c'est-à-dire qu'à partir de là je ne faisais plus partie du rêve et j'étais un simple spectateur et la bruyante armada de soldats a disparu et il ne restait plus qu'un Oriental vêtu de blanc et Saint François, vêtu de blanc lui aussi et à moitié habillé à l'orientale. Ils n'échangeaient pas un mot. François s'est agenouillé sur un socle de bois qui est apparu et il a prié ou médité pendant que le nouvel arrivant aiguisait une énorme et longue lame incurvée sur l’ongle de son pouce, exactement comme un barbier testant un rasoir. Ensuite il a incisé doucement le front de François jusqu'à ce qu'un lambeau de peau recouvre ses yeux, il a soulevé cette peau et coupé ses paupières et je me souviens que j’étais fou de rage en regardant ça et en me disant qu'il faisait exprès de ne pas s'appliquer alors qu'il entaillait le globe oculaire ;

Sur les falaises de marbre – Ernst Junger



Sur les falaises de marbre – Ernst Junger


Vous connaissez tous cette intraitable mélancolie qui s’empare de nous au souvenir des temps heureux, Ils se sont enfuis sans retour ; quelque chose de plus impitoyable que l'espace nous tient éloignés d'eux. Et les images de la vie, en ce lointain reflet qu'elles nous laissent, se font plus attirantes encore. Nous pensons à elles comme au corps d'un amour défunt qui repose au creux de la tombe, et désormais nous hante, splendeur plus haute et plus pure, pareil à quelque mirage devant quoi nous frissonnons. Et sans nous lasser, dans nos rêves enfiévrés de désir, nous reprenons la quête tâtonnante, explorant de ce passé chaque détail, chaque pli. Et le sentiment nous vient alors que nous n'avons pas eu notre pleine mesure de vie et d'amour, mais ce que nous laissâmes échapper, nul repentir ne peut nous le rendre. O puissions-nous, d'un tel sentiment, tirer une leçon dont nous nous souviendrions à chaque instant de notre joie !



Lorsque nous sommes satisfaits, les présents de la vie les plus frugaux comblent nos sens. Dès l’enfance, le monde végétal avait été l'objet de mon respect, et durant maintes années de voyage, j'avais épié ses merveilles. Et j'étais familier de cet instant où le cœur cesse de battre, où nous pressentons, dans la fleur qui s'ouvre, les mystères qu'enferme en elle toute semence. Jamais cependant la splendeur des croissances ne m'avait été aussi sensible que sur ce plancher couvert d'un arôme de verdure depuis longtemps fanée.



On reconnaît les grandes époques à ceci, que  la puissance de l'esprit y est visible et son action partout présente.



Le regard qui se pose sur les choses, pleinement conscient et sans rien de bas qui l'obscurcisse, est la source d'une grande force.



Nous sentîmes ce jour-là combien la simple fleur éphémère, dans sa forme et dans sa structure, qui ne passent point, nous donnait de force pour résister au souffle de la décomposition.




En ce qui concerne Braquemart, il était profondément marqué de tous les traits du nihilisme finissant. L’intelligence froide et sans racine, ainsi que le penchant à l'utopie, étaient entrés dans sa nature. La vie était à ses yeux comme aux yeux de tous ses pareils, une mécanique d'horlogerie, et il considérait la violence et la terreur comme les roues motrices de l'horloge de la vie. En même temps, il se berçait de l'idée d’une nature seconde, obtenue par l'artifice et s'enivrait du parfum des fleurs imitées, ainsi que des jouissances d’une sensualité préméditée par l'intelligence. La création dans son cœur était morte, et il l'avait reconstruite comme on fait d’un jouet.
C'étaient les fleurs du givre qui s'épanouissaient sous son front. Lorsqu’on le voyait, on songeait irrésistiblement à la profonde parole de son maître : le désert s'accroît, malheur à celui qui porte en soi des déserts !



Il avait perdu le respect de soi-même et c’est là le commencement de tout malheur parmi les hommes.

Terminus radieux – Antoine Volodine



Terminus radieux – Antoine Volodine



Kronauer voulut formuler une objection. Il releva la tête vers le président du kolkhoze. Soloviéï se dressait à contre-ciel, il paraissait auréolé de lumière brillante. Des étoiles de fatigue éclataient comme des bulles sous la conscience de Kronauer, elles éclaboussaient l’image que recevaient ses rétines, elles fusaient autour des cheveux de Soloviéï.



Heureusement qu’il y a encore le marxisme-léninisme, pensa-t-il. Autrement on serait entrés dans un sacré sale cauchemar. Va savoir si on serait capables de faire la différence entre les classes, et même entre les vivants, les morts et même les chiens ou assimilés.



En nombre infime sont les théoriciens du camp qui appellent à quitter le camp, qui dénigrent le camp ou songent à une abolition du système des camps, ou qui préconisent une ouverture plus grande sur l’au-delà des barbelés et recommandent la fusion du camp avec les territoires de l’extérieur. Tenus depuis les fenêtres des établissements psychiatriques, leurs discours sont écoutés, mais ne suscitent aucune adhésion. Si des applaudissements éclatent, c’est le plus souvent pour saluer l’humour dont ils ont fait preuve et leurs grimaces comiques. Il faudrait en effet avoir l’esprit aussi dérangé qu’eux pour apprécier sur le fond leurs divagations d’insanes. En résumé, dans le camp, nul individu doué de raison ne remet en cause la supériorité humaniste de la société qui s’épanouit en deçà des clôtures, et nul ne s’aventure à nier des siècles d’acquis carcéraux et d’améliorations incessantes dans les aménagements, dans la philosophie et dans la logique intime et fondamentale du camp. C’est comme ça.



Elle se couvre d’écailles très dures.
Elle donne des coups terribles.
Elle se déplace à une vitesse invraisemblable.
Elle transforme son cri en énergie.
Elle n’a plus de sang, ou plutôt elle n’a plus ni sang absence de sang.
Elle n est ni morte ni vivante, ni dans le rêve ni dans réalité, ni dans l’espace ni dans l’absence d’espace. Elle wifi théâtre.
Elle fait alliance avec le combustible.
Elle provoque des incendies de flammes froides.
Elle fait alliance avec le vide, avec le combustible maîtrisé avec le combustible suspect, avec le combustible pris de démence et immaîtrisable.
Elle va et vient à vive allure entre les deux piles, entre le puits que surveille la Mémé Oudgoul et le réacteur de secours bricolé sous le bâtiment du soviet.
Elle prononce des malédictions, des invocations aux forces, aux forces qu’elle connaît, aux forces dont elle a entendu parler et aux forces qui n’existent pas.
Elle court dans l’obscurité plus vite qu’une balle de fusil. Elle court dans la forêt nocturne. Elle s’aventure sous les mélèzes jusqu’à la vieille forêt puis elle revient. Elle fait plusieurs fois le tour du Levanidovo en courant à la lisière des arbres noirs.
Elle revient vers les crépitements nucléaires, elle trace des cercles autour des cœurs nucléaires jusqu’à ce que les. huiles des pompes prennent feu, elle trace des cercles jusqu’à ce que des flammes glacées tonnent et tourbillonnent autour des barres de combustible.




Ses lèvres frémirent, mais il ne savait comment exprimer ce qui avait surgi en lui. C’était une seconde lumineuse, mais elle s’écoula et tout, à nouveau, se brouilla. Moins évidente paraissait l’idée de franchir la courte distance qui les séparait, d’ouvrir les bras et de s’abandonner contre elle. Moins clair, moins défendable l’élan amoureux, à supposer qu’il pût s’agir de cela. Hannko Vogoulian, de son côté, ne laissait transparaître aucune émotion. Elle se tenait très près de lui, elle lui offrait son regard extraordinaire, mais elle ne l’invitait à rien.

Traité du style – Louis Aragon



Traité du style – Louis Aragon


Je n'ai pas l’intention de discuter avec une couenne faisandée. Tu es une de ces saloperies dont Vidée seule schlingue. Tes productions, par un trope hardi nous dirons qu'elles ne sont pas tapées, mais qu'elles tapent, et que toi-même faisant ta putain périodique tu cocottes. Enfin pour me faire comprendre de ta science médicale, tu es assez comparable au fromage qui se développe dans les nez tuberculeux. D’ailleurs je t’ai aperçu une ou deux fois : tu es ignoble. Etron intellectuel, tu as le physique de l'emploi. Tu es une vieille chemise oubliée dans un urinoir.



Donc je déclare qu’il est possible de serrer la main d’un journaliste. Sous certaines réserves, s'entend. Se laver ensuite. Et pas seulement la main contaminée, mais tout le reste du corps, particulièrement les parties sexuelles, pour ce qu’on sait encore très mal comment le journaliste empoisonne ses victimes, et qu’il n’est pas très sûr qu’il ne dégage pas par tous les pores de la peau ou du vêtement une espèce de venin volatile et singulièrement infecte qui serait d’une aptitude extraordinaire à se loger dans les plis de flexion, même les mieux cachés par l’habitude et la décence. Je parle maintenant pour ceux qui ont un domicile. Si un journaliste se présente à votre porte, je vous conseillais jusqu’ici de le jeter très promptement à la rue, sans rien entendre.



Eh bien, qu’ils m’en croient, il est temps, il est grand temps de ressaisir les rênes flottantes de l’ascendant moral. Et c’est faisable. Mais il faut bannir toute honte. Reprenez l’habitude ancienne, quittez ce ton trop général. Etudiez la loupe à la main les textes qui vous sont soumis. Pesez les mots. Analysez les phrases. Développez séparément les images. N’hésitez pas à ricaner métaphoriquement. Revenez à la tradition scientifique des annotateurs d’autrefois. Marquez les vulgarités à l’encre rouge, et si vous eh trouvez par chance, expliquez longuement, lourdement les beautés. Avec les marteaux de l’insistance laminez, laminez sans fin les propositions écrites de vos incompréhensibles contemporains. Ainsi vous retrouverez dans l’univers votre rôle grandiose, agents superbes de la destinée, qui toute sentimentalité pendue au vestiaire éternel travaillerez inlassablement à la mort et à l’usure de toute chose orgueilleuse et disproportionnée.



Je m’adresse aux gouvernements : Gouvernements... mais c'est en vain ils ne pensent qu’à leur bifteck. Ils ont bouffé du Chinois toute l'année, maintenant ils ont mal au cœur et chicotent pour cure-dents des insurgés et des grévistes. Donc je m’adresse à la jeunesse, mais voyez-moi les jeunes gens, comme ils supportent le train-train du monde. Foireux comme jamais. Ayant trouvé le truc. Ils sont assis très paisibles au milieu des machines infernales.



Je ne me suis pas tué, non faute d’y avoir pensé. Tout à l’heure encore. Tenez, je me disais pourtant ce serait d’une simplicité enfantine. Cela chasserait si bien plusieurs pensées. Et je suis seul témoin de ce que cela comporte. Je ne me suis pas tué, et tout ceci sombre dans un ridicule écrasant. Chère meule, ne t’éloigne pas ainsi de ma tête. Qu’est-ce que je disais donc ? Ah oui. De toutes les idées celle du suicide est celle qui dépayse le mieux son homme, après tout. Ceci dit, n’est-ce pas, silence. Tuez-vous ou ne vous tuez pas. Mais ne traînez pas sur le monde vos limaces d’agonies, vos charognes anticipées, ne laissez pas passer plus longtemps de votre poche cette crosse de revolver qui appelle invinciblement le pied au cul. N’insultez pas au vrai suicide par ce perpétuel halètement. Plus bas, cent fois plus bas que celui qui s’étonne et demande pourquoi ce fourneau à gaz ou cet ascenseur, est celui qui comme un pou vorace, ayant compris la grandeur d’un tel destin, vil dans l’ombre du mancenilier sans jamais s’endormir, celui qui vaquant à ses affaires se réserve une heure par jour de funèbre désespoir.



Il est vrai que très naturellement je ne puis que penser à la première personne quand il s’agit du suicide. fl est vrai que quand je vois les ignorantins qui se cherchent des raisons de vivre, je m’indigne et je dis : Gomme s’il y avait des raisons de vivre !



Les mots humains, la pensée, ne peuvent que par des allusions vagues et terribles et toutes chargées d’un esprit de démenti, exprimer les choses de l'anéantissement de celui qui parle. Tout le langage employé, la paix du tombeau, se reposer et même se détruire, suppose la persistance d'un être, et pas de n'importe quel être, de moi, inchangé, moi que je touche, le même, avec ses malheurs, ses malheurs, ses insomnies et les affreuses mouches des hantises vainement fuies, pauvre cheval, inutile de galoper.



Le rêve passe de toute antiquité pour une forme de l’inspiration. C'est en rêve que les dieux parlent à leur victime, etc. H est à observer cependant que pour ceux qui ont pris à noter leurs rêves un soin, pur de préoccupations littéraires ou médicales, jusqu'à ces derniers temps absolument sans égal, ne l’ont pas fait pour établir des relations avec un au-delà quelconque. On peut dire qu’en rêvant, ils se sont sentis moins inspirés que jamais. Ils rapportent avec une fidélité objective ce qu'ils se souviennent d’avoir rêvé. On peut dire même que nulle part une objectivité plus grande ne peut être atteinte, que dans le récit d'un rêve. Car ici rien, Comme dans l’état éveillé ce qu'on nomme censure, raison, etc., ne s'inter­pose entre la réalité et le dormeur. Sup­posez qu'à transcrire cette réalité ils apportent les sottises d’un style impar­fait, les voilà traîtres. Ils ne racontent plus un rêve, ils font de la littérature. J’exige que les rêves qu'on me fait lire soient écrits en bon français. Et à cette occasion je parlerai plus longuement du rêve.



Ni l’un ni l’autre, mon cher. La forme je viens de le dire. Le fonds, j’y viens ensuite. Que l’homme qui tient la plume ignore ce qu’il va écrire, ce qu’il écrit, de ce qu’il le découvre en se relisant, et se sent étranger à ce qui a pris par sa main une vie dont il n’a pas le secret, de ce que par conséquent il lui semble qu’il a écrit n’importe quoi, on aurait bien tort de conclure que ce qui s’est formé ici est vraiment n’importe quoi. C’est quand vous rédigez une lettre pour dire quelque chose, par exemple, que vous écrives n’importe quoi. Vous êtes livrés à votre arbitraire. Mais dans le surréalisme tout est rigueur. Rigueur inévitable. Le sens se forme en dehors de vous. Les mots groupés finissent par signifier quelque chose, au lieu que dans l’autre cas ils voulaient dire primitivement ce qu’ils n’ont que très fragmentairement exprimé plus tard. De même l’observation familière à ceux qui se sont adonnés au surréalisme, qu’un mot peut fort bien y remplacer un autre, sous certaines conditions physiques d’homologie, que souvent la main écrit un mot bien différent de celui que l’expérimentateur s’entend alors dicter, que le sens de la phrase en est bouleversé, mais sans que cela gêne aucunement l’homme qui écrit, on a tendance à admettre l’indifférence absolue de ce sens cristallisé, dont on n’assume point la responsabilité. Grossière erreur. D’abord pourquoi la main se tromperait-elle, et non pas l’oreille ? Mais surtout ce genre d’appréciation dénonce une notion absurde et superficielle de la réalité du langage. Le sens des mots n’est pas une simple définition de dictionnaire. On sait, ou l’on devrait savoir, qu’ils portent sens dans chaque syllabe, dans chaque lettre, et il est de toute évidence que cet épellement de mots qui conduit du mot entendu au mot écrit, est un mode de pensée particulier, dont l’analyse serait fructueuse. Ainsi le fond d’un texte surréaliste importe au plus haut point, c’est ce qui lui donne un précieux caractère de révélation. Si vous écrivez, suivant une méthode surréaliste, de tristes imbécillités, ce sont de tristes imbécillités. Sans excuses. Et particulièrement si vous appartenez à cette lamentable espèce de particuliers qui ignorent le sens des mots, il est vraisemblable que la pratique du surréalisme ne mettra guère en lumière autre chose que cette ignorance crasse. Ne venez pas nous montrer ces élucubrations vicieuses. Vous ne savez pas le sens des mots. Je parie que ce que vous écrivez est bête,