mercredi 25 mars 2020

Julio Cortázar - Marelle


Julio Cortázar - Marelle

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Sibylle ne savait pas que mes baisers étaient comme des yeux qui s’ouvraient au-delà d’elle et que j’avançais comme hors de moi-même, versé en une autre image du monde, pilote à l’avant noir d’un navire qui fendait les eaux du temps et les abolissait.
En ces jours-là de 1950 et quelque, je commençais à me sentir traqué par la Sibylle et par le sentiment de ce qui aurait dû arriver de différent. Il était stupide de se révolter contre le monde Sibylle et le monde Rocamadour alors que tout me disait que je cesserais de me sentir libre à peine aurais-je retrouvé mon indépendance. Hypocrite comme pas un, cela me gênait, cet espionnage au niveau de ma peau, de mes cuisses, de ma façon de jouir avec la Sibylle, de mes tentatives de perroquet en cage pour lire Kierkegaard à travers les barreaux, ce qui me gênait surtout, je crois, c’était que la Sibylle n’eût pas conscience d’être mon témoin et qu’elle fût au contraire persuadée de ma souveraine autarcie, et puis non, au fond, ce qui m’exaspérait, c’était de savoir que je ne serais jamais aussi près de ma liberté qu’en ces jours où je me sentais traqué par le monde Sibylle et que mon désir de m’en libérer n’était que l’aveu de ma défaite.
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. La Sibylle était de ces rares personnes qui n’oubliaient jamais que la tête d’un type influençait forcément l’idée qu’il pouvait se faire du communisme ou de la civilisation crétoise et que la forme de ses mains n’était pas étrangère à sa façon de comprendre Ghirlandaio ou Dostoïevsky.
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é. En réalité, pour elle, presque tous les livres étaient un livre-de-moins, elle aurait aimé se remplir d’une soif immense et, pendant un temps infini (qui variait de trois à cinq ans), lire toute l’œuvre de Gœthe, d’Homère, de Dylan Thomas, de Faulkner, de Baudelaire, de Roberto Arlt, de saint Augustin et de nombreux autres dont les noms l’arrêtaient dans les discussions du Club. À quoi Oliveira répondait d’un haussement d’épaules dédaigneux et parlait de déformation argentine, d’une race de lecteurs à plein temps, de bibliothèques regorgeant de bas-bleus infidèles au soleil et à l’amour, de maisons où l’odeur de l’imprimerie chassait l’allégresse de l’ail.
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Je touche tes lèvres, je touche d’un doigt le bord de tes lèvres, je dessine ta bouche comme si elle naissait de ma main, comme si elle s’entrouvrait pour la première fois, et il me suffit de fermer les yeux pour tout défaire et tout recommencer, je fais naître chaque fois la bouche que je désire, la bouche que ma main choisit et qu’elle dessine sur ton visage, une bouche choisie entre toutes, choisie par moi avec une souveraine liberté pour la dessiner de ma main sur ton visage et qui, par un hasard que je ne cherche pas à comprendre, coïncide exactement avec ta bouche qui sourit sous la bouche que ma main te dessine.
Tu me regardes, tu me regardes de tout près, tu me regardes de plus en plus près, nous jouons au cyclope, nos yeux grandissent, se rejoignent, se superposent, et les cyclopes se regardent, respirent confondus, les bouches se rencontrent, luttent tièdes avec leurs lèvres, appuyant à peine la langue sur les dents, jouant dans leur enceinte où va et vient un air pesant dans un silence et un parfum ancien. Alors mes mains s’enfoncent dans tes cheveux, caressent lentement la profondeur de tes cheveux, tandis que nous nous embrassons comme si nous avions la bouche pleine de fleurs ou de poissons, de mouvements vivants, de senteur profonde. Et si nous nous mordons, la douleur est douce et si nous sombrons dans nos haleines mêlées en une brève et terrible noyade, cette mort instantanée est belle. Et il y a une seule salive et une seule saveur de fruit mûr, et je te sens trembler contre moi comme une lune dans l’eau.
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— L’action peut servir à donner un sens à la vie, dit Ronald. T’as sûrement déjà lu ça dans Malraux, non ?
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Note inachevée de Morelli

Final mélancolique : Un satori est instantané et résout tout. Mais pour y parvenir, il faudrait marcher à contre-courant de l’histoire du dehors et de celle du dedans. Trop tard pour moi. Crever en Italien, voire en Occidental, c’est tout ce qui me reste. Mon petit café-crème le matin, si agréable3
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Note on ne peut plus pédante de Morelli : « S’essayer au “ roman comique ” dans la mesure où un texte doit pouvoir arriver à évoquer d’autres valeurs et apporter ainsi sa contribution à cette anthropophanie que nous persistons à croire possible. Il semblerait que le roman traditionnel suive une fausse piste en limitant le lecteur à son univers, qui est d’autant plus caractérisé que le romancier a plus de talent. Pause obligatoire aux divers stades du dramatique, du psychologique, du tragique, du satirique ou du politique. Tenter au contraire de donner un texte qui n’asservisse pas le lecteur mais l’oblige à devenir complice en lui suggérant, sous la trame conventionnelle, des perspectives plus ésotériques. Écriture démotique pour le lecteur-femelle (qui d’ailleurs, fortement dérouté et scandalisé, ne dépassera pas les premières pages et regrettera l’argent que le livre lui a coûté), avec un vague envers d’écriture hiératique.
« Arriver par provocation à un texte bâclé, désordonné, incongru, consciencieusement antilittéraire (mais non antiromanesque) et l’assumer. Sans s’interdire les grands effets qu’autorise ce genre quand la situation le requerra, se souvenir du conseil gidien : ne jamais profiter de l’élan acquis. Comme toutes les œuvres où se complaît l’Occident, le roman se satisfait d’un ordre fermé. Résolument à l’opposé, chercher ici aussi une échappée et pour cela supprimer catégoriquement toute construction systématique de caractère ou de situation. Une méthode : l’ironie, la constante autocritique, l’incongruité, l’imagination à rien asservie.
« Une tentative de cette nature part d’un refus de la littérature ; refus partiel puisqu’on utilise des mots, mais qui doit intervenir à chaque démarche de l’auteur ou du lecteur. Donc, se servir du roman comme on se sert d’un revolver pour défendre la paix, en en changeant le signe. Prendre à la littérature ce qui peut servir de communication entre l’homme et l’homme, comme le traité ou l’essai sont une communication entre seuls spécialistes. Un récit qui ne soit pas prétexte à la transmission d’un “ message ” (il n’y a pas de message, il y a des messagers et c’est eux le message, de même que l’amour c’est celui qui aime) ; un récit qui agisse comme un coagulant d’expérience vécue, comme un catalyseur de notions confuses et mal connues, et qui s’incise d’abord dans celui-là même qui écrit. Aussi faut-il composer ce récit comme un antiroman, car tout ordre fermé abolirait systématiquement ces signaux qui peuvent faire de nous des messagers, nous faire toucher nos propres limites dont nous sommes si loin, bien que nez à nez.
« Étrange autocréation de l’auteur par son œuvre. Si de ce magma qu’est une journée, de cette immersion dans l’existence, nous voulons extraire des valeurs qui annoncent enfin l’anthropophanie, comment nous en tirer avec le simple entendement, avec l’altière raison raisonnante ? Depuis les Éléates jusqu’à nos jours, la pensée dialectique a eu plus de temps qu’il n’en fallait pour porter ses fruits. Nous les dégustons, ils sont délicieux, ils débordent de radio-activité. Pourquoi, à la fin du banquet, sommes-nous si tristes, mes frères de mil neuf cent cinquante ? »
Autre note, apparemment complémentaire :
« Situation du lecteur. En général, tout romancier attend de son lecteur qu’il le comprenne, qu’il partage sa propre expérience, ou qu’il accueille un message précis et qu’il l’incarne. Le romancier romantique veut être compris, directement ou par l’intermédiaire de ses héros ; le romancier classique veut enseigner, laisser sa trace dans le cheminement de l’histoire.
« Troisième possibilité : faire du lecteur un complice, un compagnon de route. Obtenir de lui la simultanéité, puisque la lecture abolit le temps du lecteur pour transférer celui-ci dans le temps de l’auteur. Le lecteur arriverait ainsi à être coparticipant et copâtissant de l’expérience que réalise le romancier, au même moment et sous la même forme. Tout subterfuge esthétique est inutile pour y atteindre seul compte le matériau qui est en gestation, l’immédiateté de l’expérience vécue (transmise par la parole, bien sûr, mais une parole qui soit le moins esthétique possible ; de là le roman “comique”, les anticlimax, l’ironie, qui sont autant de flèches indicatrices visant autre chose).
« Pour ce lecteur, mon semblable, mon frère, le roman comique (et qu’est-ce donc d’autre que l’Ulysse ?) devra se dérouler comme ces rêves où, sous le leurre de gestes quelconques, nous pressentons quelque chose d’important que nous n’arrivons pas toujours à dissocier. Dans ce sens, le roman comique doit être d’une pudeur exemplaire ; il ne trompera pas le lecteur, il ne le laissera pas succomber à n’importe quelle émotion, obéir à n’importe quelle intention, mais il lui fournira une sorte d’argile expressive, une ébauche de forme, avec peut-être la marque de quelque chose de collectif, d’humain et non d’individuel. Mieux encore, il lui offrira une façade, avec portes et fenêtres, derrière lesquelles plane un mystère que le lecteur complice devra chercher à percer (et le voilà coparticipant) et qu’il ne découvrira peut-être pas (et le voilà copâtissant). Ce que l’auteur de ce roman aura réussi pour lui-même, agira (en s’amplifiant, peut-être, et ce serait alors merveilleux) sur le lecteur complice. Quant au lecteur-femelle, il se contentera de la façade, et nous savons qu’il en est de fort jolies, très en trompe-l’œil, et que devant elles on peut continuer à représenter avec succès les comédies et les tragédies de l’honnête homme. Ainsi tout le monde sera content, et s’il y en a qui y trouvent à redire, la peste les emporte ! »
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On insinue que l’âme est une invention de l’homme chaque fois que l’on prend conscience de son corps en tant que parasite, un ver collé au moi. Il suffit de se sentir vivre (et non seulement vivre parce que c’est comme cela, un-état-somme-toute-confortable) pour que la partie la plus proche et la plus chère de mon corps, par exemple ma main droite, devienne brusquement un objet qui répond d’une façon répugnante à la double condition de ne pas être moi et d’être collé à moi.
J’avale ma soupe. Puis, au milieu d’une lecture, je pense : « La soupe est en moi, je l’ai dans ce sac que je ne verrai jamais : mon estomac. » Je le tâte du doigt et je sens le ballonnement, les remous de la nourriture là-dedans. C’est cela que je suis, un sac plein de nourriture.
L’âme alors surgit : « Non, moi, je ne suis pas cela. » Alors qu’en réalité (soyons francs pour une fois) si, je suis cela. Avec ce joli échappatoire pour les délicats : « Je suis aussi cela. » Ou à un degré au-dessus : « Je suis dans cela. »
Je lis The Waves, cette dentelle cinéraire, cette fable d’écume. À trente centimètres de mes yeux, une soupe remue lentement dans ma poche stomacale, du poil croît sur ma cuisse, un kyste sébacé grossit imperceptiblement dans mon dos.
À la fin de ce que Balzac eût appelé une orgie, un certain individu qui n’avait rien d’un métaphysicien m’a dit, croyant faire de l’esprit, que déféquer lui procurait une impression d’irréalité. Je me souviens de ses propres termes : « Tu te lèves, tu te retournes et tu regardes, et alors tu te dis : Pas possible, c’est moi qui ai fait cela ? »
(Comme le vers de Lorca : « Il n’y a rien à faire, mon petit, vomis ! Il n’y a rien à faire. » Et Swift aussi, je crois, Swift, déjà fou : « Non, mais Célia, Célia, Célia, défèque ! ») Une abondante littérature traite de la douleur physique considérée comme un aiguillon métaphysique. Quant à moi, toute douleur m’attaque avec une arme double : elle me fait ressentir mieux que jamais le divorce entre moi et mon corps (divorce inventé, dans un but consolateur) et en même temps elle me rapproche de mon corps, me l’impose en tant que douleur. Je sens cette douleur plus mienne que le plaisir ou la simple cénesthésie. Elle est véritablement un lien. Si je savais dessiner, je montrerais dans une allégorie la douleur chassant l’âme du corps, mais mon dessin donnerait en même temps l’impression que tout est faux : simples apparences d’un complexe dont l’unité est de n’en point avoir.
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, il y a des lampes, il y a des feuilles que je ne verrai pas.
Et ainsi, de feuille en aiguille, je pense à ces états exceptionnels où, pour un instant, on devine les feuilles et les lampes invisibles, on les sent dans un air qui est hors de l’espace. C’est très simple, toute exaltation ou toute dépression me pousse vers un état propice à j’appellerai cela paravisions c’est-à-dire (l’ennui c’est précisément de le dire) une aptitude instantanée à sortir de moi-même pour m’appréhender aussitôt du dehors, ou du dedans mais sur un autre plan, comme si j’étais quelqu’un qui me regarde mieux encore – car en réalité je ne me vois pas – comme quelqu’un qui serait en train de me vivre.



Autre façon de vouloir l’exprimer : cette défectibilité s’éprouve davantage comme une pauvreté intuitive que comme un simple manque d’expérience. Au fond, cela m’est égal de n’avoir pas lu tout Jouhandeau, tout au plus la mélancolie d’une vie trop courte pour tant de bibliothèques, etc. La limitation dans l’expérience est inévitable, si je lis Joyce, je sacrifie automatiquement un autre livre et vice versa. La sensation de manque est plus aiguë dans
C’est un peu comme ceci : il y a des lignes d’air de chaque côté de ta tête, de ton regard,
zones d’arrêt de tes yeux, de ton odorat, de ton goût,
c’est-à-dire que tu es limité de l’extérieur,
et quand tu crois que tu as pleinement appréhendé une chose, au fond, tu ne peux pas aller plus loin que cette limite, car cette chose, comme l’iceberg, ne montre d’elle qu’un petit morceau, et le reste, énorme, t’est caché, c’est ainsi d’ailleurs qu’a coulé le Titanic. Cet Holiveira, il a toujours de ces hexemples.
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. Mon amour, je ne t’aime pas pour toi, ni pour moi, ni pour tous les deux ensemble, je ne t’aime pas parce que le sang me pousse à t’aimer, je t’aime parce que tu n’es pas mienne, parce que tu es de l’autre côté, m’invitant à sauter pour te rejoindre mais je ne peux pas sauter, parce que, au plus profond de la possession, tu n’es pas en moi, je ne t’atteins pas, je ne dépasse pas ton corps, ton rire, il y a des heures où cela me tourmente que tu m’aimes (avec quelle facilité tu emploies le verbe aimer, avec quel mauvais goût tu le laisses tomber sur les plats, les draps, les autobus), ton amour me tourmente, car il ne me sert pas de pont, jamais Wright ou Le Corbusier ne feront de pont soutenu d’un seul côté, et ne me regarde pas avec ces yeux d’oiseau, pour toi l’opération amour est si simple, tu guériras avant moi bien que tu m’aimes plus que je ne t’aime.
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piston, le doute essoufflant, la sécheresse, le renoncement ?
— Dis donc, dit Oliveira, où est ce passage du seul mot qui te plaisait tant ?
— Je le sais par cœur, dit Étienne. C’est la conjonction si suivie d’une note qui à son tour est suivie d’une note, laquelle est également suivie d’une note. J’étais en train de dire à Perico que les théories de Morelli ne sont pas précisément originales. Ce qui nous le rend proche c’est sa pratique, la force avec laquelle il essaie de désécrire, comme il dit, pour gagner le droit (et le gagner pour tous) de rentrer du bon pied dans la maison de l’homme. J’emploie ses propres mots, ou à peu près.
— Les surréalistes, c’est pas ce qui a manqué, dit Perico.
— Il ne s’agit pas d’une entreprise de libération verbale, dit Étienne. Les surréalistes ont cru que le véritable langage et la véritable réalité étaient censurés et étouffés par la structure rationaliste et bourgeoise de l’Occident. Ils avaient raison, comme le sait tout poète, mais ce n’était là qu’un moment de l’épluchage délicat de la banane. Résultat, plus d’un a fini par manger la banane avec la peau. Les surréalistes se sont suspendus aux mots au lieu de s’en séparer brutalement, comme voudrait le faire Morelli à partir du mot même. Fanatiques du verbe à l’état pur, pythonisses frénétiques, ils ont accepté n’importe quoi, du moment que ça n’avait pas l’air trop grammatical. Ils n’ont pas assez compris que la création de tout un langage, même s’il finit par trahir son sens, montre irréfutablement la structure humaine, que ce soit celle d’un Chinois ou d’un Peau-Rouge. Langage veut dire résidence en une réalité, expérience d’une réalité. Il est vrai que le langage que nous employons nous trahit (et Morelli n’est pas le seul à le crier à tous les vents), mais il ne suffit pas de vouloir le libérer de ses tabous. Il faut le revivre, non le réanimer.



— Balivernes, dit Perico.
— C’est pour cela que l’écrivain doit mettre le feu au langage, en finir avec les formes coagulées et aller encore plus loin, mettre en doute que ce langage puisse encore être en contact avec ce qu’il prétend signifier. Non pas tant les mots en soi, car cela est moins important, que la structure totale d’une langue, d’un discours.
— Et pour tout ça il se sert d’une langue éminemment claire, dit Perico.
— Mais bien sûr, Morelli ne croit pas aux systèmes d’onomatopées ni aux lettrismes. Il ne s’agit pas de remplacer la syntaxe par l’écriture automatique ou par un autre truc à la mode. Ce qu’il veut, lui, c’est transgresser le fait littéraire dans sa totalité, le livre, si tu veux. Parfois dans le mot, parfois dans ce que le mot transmet. Il procède comme un guérillero, faisant sauter ce qu’il peut, et le reste suit son chemin. Il est un homme de lettres, lui aussi.
Il faudrait penser à s’en aller, dit Babs qui avait sommeil.
Tu diras ce que tu voudras, poursuivit Perico d’un air entêté, mais aucune véritable révolution n’a été faite contre les formes. Ce qui compte, mon petit, c’est le fond, le fond.
— Nous avons derrière nous des dizaines de siècles de littérature de fond, dit Oliveira, et tu peux voir les résultats. J’entends par littérature, évidemment, tout le parlable et le pensable.
— Sans compter que la distinction entre le fond et la forme est une chose fausse, dit Étienne. Ça fait des années que tout le monde sait ça. Distinguons plutôt entre langage expressif, autrement dit le langage en soi, et la chose exprimée, autrement dit la réalité devenant conscience.

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Morelli essayait quelque part de justifier ses incohérences narratives, soutenant que la vie des autres, telle qu’elle nous apparaît dans ce qu’on appelle la réalité, n’est pas du cinéma mais de la photographie, c’est-à-dire que nous ne pouvons appréhender l’action que fragmentairement, par recoupements éléatiques. Il n’y a rien d’autre que les moments que nous passons avec cet être dont nous croyons comprendre la vie, ou quand on nous parle de lui, ou quand il nous raconte ce qui lui est arrivé ou qu’il prévoit devant nous ce qu’il a l’intention de faire. À la fin il reste un album de photographies, des instants figés ; jamais le devenir se réalisant devant nous, le passage de l’hier à l’aujourd’hui, le premier coup d’épingle de l’oubli dans le souvenir. C’est pourquoi il n’y avait rien d’étrange à ce qu’il nous parlât de ses personnages sous la forme la plus spasmodique qui soit ; donner de la cohérence à une série de photographies pour qu’elles deviennent du cinéma (comme l’aurait tant aimé le lecteur qu’il appelait lecteur-femelle) signifiait remplir de littérature de présomptions, d’hypothèses et d’inventions les hiatus entre les photographies. Les photographies montraient parfois un dos, une main sur une porte, la fin d’une promenade dans la campagne, la bouche qui s’ouvre pour crier, des chaussures dans une penderie, des personnes traversant le Champ-de-Mars, un timbre oblitéré, le parfum Ma Griffe, des choses de ce genre. Morelli pensait que l’expérience vécue que représentaient ces photographies, qu’il essayait de présenter avec toute l’acuité possible, devait mettre le lecteur en condition de s’aventurer, de participer presque au destin de ses personnages. Ce qu’il apprenait d’eux, petit à petit, par l’imagination, se concrétisait immédiatement en acte, sans aucun artifice destiné à l’intégrer à ce qui était déjà écrit ou allait l’être. Les ponts entre une phase et une autre phase de ces vies si imprécises et si peu caractérisées, le lecteur aurait à les deviner ou à les inventer, depuis la manière de se coiffer, si Morelli ne la décrivait pas, jusqu’aux raisons profondes d’une conduite ou d’une inconduite, si elle paraissait insolite ou excentrique. Le livre devait être comme ces dessins que proposent les psychiatres de la Gestalt, et ainsi certains traits induiraient l’observateur à tracer, en les imaginant, les lignes qui achèveraient le visage. Mais parfois les lignes manquantes étaient les plus importantes, les seules qui auraient vraiment compté. La coquetterie et l’insolence de Morelli dans ce domaine étaient sans limites.
En lisant son livre, on avait par moments l’impression que Morelli avait espéré que l’accumulation des fragments se cristalliserait brusquement en une réalité totale. Sans avoir à inventer des ponts, ou coudre les différents morceaux du tapis, il y aurait tout d’un coup une ville, un tapis, des hommes et des femmes dans la perspective absolue de leur devenir, et Morelli, l’auteur, serait le premier spectateur émerveillé de ce monde qui accédait à la cohérence.
Mais il fallait se méfier, parce que cohérence voulait dire au fond assimilation à l’espace et au temps, ordonnance au goût du lecteur-femelle. Morelli n’aurait pas admis cela, il semblait plutôt chercher une cristallisation qui, sans altérer le désordre dans lequel circulaient les corps de son petit système planétaire, permettrait la compréhension pleine et entière de leurs raisons d’être, fussent celles-ci le désordre même, l’inanité ou la gratuité. Une cristallisation où rien ne serait sacrifié, mais où un œil lucide pourrait, en s’approchant du kaléidoscope, comprendre la grande rose polychrome, la comprendre comme une figure, imago mundi qui, en dehors du kaléidoscope, se résolvait en un salon de style provençal, ou une réunion de cousines de province prenant du thé avec des biscuits Bagley.
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Dans un passage de Morelli, cette épigraphe de L’Abbé C, de Georges Bataille : « Il souffrait d’avoir introduit des figures décharnées, qui se déplaçaient dans un monde dément, qui jamais ne pourraient convaincre. »
Une note au crayon, presque illisible : « Oui, on souffre par moments, mais c’est l’unique issue décente. Assez de romans hédoniques, prédigérés, avec de la psychologie. Il faut se tendre au maximum, être voyant comme le voulait Rimbaud. Le romancier hédoniste n’est rien de plus qu’un voyeur. Mais par ailleurs, assez des techniques purement descriptives, des romans « du comportement », simples scénarios de films sans même l’avantage des images. »
À rapprocher d’un autre passage : « Comment raconter sans cuisine, sans maquillage, sans clins d’œil au lecteur ? Peut-être en renonçant à sous-entendre qu’une narration est une œuvre d’art. La sentir comme nous sentons le plâtre que nous versons sur un visage pour en faire un moulage. Mais le visage devrait être le nôtre. »
Et peut-être aussi cette note détachée : « Lionello Venturi, parlant de Manet et de son Olympia, signale que Manet fait abstraction de la nature, de la beauté, de l’action et des intentions morales, pour se concentrer sur l’image plastique. Ainsi, à son insu, il opère une sorte de retour de l’art moderne au Moyen Âge. Ce dernier avait compris l’art comme une série d’images, substituées pendant la Renaissance et l’époque moderne par la représentation de la réalité. Le même Venturi (ou bien Giulio Carlo Argan ?) ajoute : « L’ironie de l’histoire a voulu qu’au moment même où la représentation de la réalité devenait objective, et par suite photographique et mécanique, un brillant Parisien qui voulait faire du réalisme ait été poussé par son formidable génie à rendre à l’art sa fonction de créateur d’images… »
Morelli ajoute : « S’habituer à employer l’expression figure au lieu d’image, pour éviter des confusions. Oui, tout coïncide. Mais il ne s’agit pas d’un retour au Moyen Âge ni à quoi que ce soit de semblable. Erreur de postuler un temps historique absolu : il y a des temps différents bien que parallèles. En ce sens, un des temps de ce qu’on appelle Moyen Âge peut coïncider avec un des temps de ce qu’on appelle l’Âge Moderne. C’est ce temps qui est perçu et habité par des peintres et des écrivains qui refusent de s’appuyer sur la circonstance, d’être “ modernes ” dans le sens où l’entendent nos contemporains, ce qui ne signifie pas qu’ils choisissent d’être anachroniques ; ils sont simplement en marge du temps superficiel de leur époque, et de cet autre temps où tout accède à la condition de figure, où tout a une valeur en tant que signe et non en tant que thème descriptif, ils tentent une œuvre qui peut sembler étrangère ou antagonique au temps et à l’histoire qui les environnent, mais qui cependant les inclut, les explique, et en dernier ressort les oriente vers une transcendance à la limite de laquelle l’homme est à l’attente de lui-même. »
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Nous sommes quelques-uns à cette époque à avoir voulu attenter aux choses, créer en nous des espaces à la vie, des espaces qui n’étaient pas et ne semblaient pas devoir trouver place dans l’espace.

Artaud, Le Pèse-Nerfs.
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Eloge du carburateur – Matthew B. Crawford


Eloge du carburateur – Matthew B. Crawford
Introduction
C’est en effet dans les années 1990 que les cours de technologie ont commencé à disparaître dans l’enseignement secondaire américain, quand les enseignants ont commencé à vouloir préparer leurs élèves à devenir des « travailleurs de la connaissance » (knowledge workers).
La disparition des outils de notre horizon éducatif est le premier pas sur la voie de l’ignorance totale du monde d’artefacts que nous habitons. De fait, il s’est développé depuis quelques années dans le monde de l’ingénierie une nouvelle culture technique dont l’objectif essentiel est de dissimuler autant que possible les entrailles des machines. Le résultat, c’est que nombre des appareils que nous utilisons dans la vie de tous les jours deviennent parfaitement indéchiffrables.


Ce livre n’est pas vraiment un livre d’économie ; il s’intéresse plutôt à l’expérience de ceux qui s’emploient à fabriquer ou réparer des objets. Je cherche aussi à comprendre ce qui est en jeu quand ce type d’expérience tend à disparaître de l’horizon de nos vies. Quelles en sont les conséquences du point de vue de la pleine réalisation de l’être humain ? L’usage des outils est-il une exigence permanente de notre nature ?


Plus étonnant encore, j’ai souvent eu la sensation que le travail manuel était plus captivant d’un point de vue intellectuel. Cet ouvrage est donc une tentative de comprendre pourquoi.


Malgré toutes les pseudonormes d’évaluation concoctées par la hiérarchie managériale, les personnes qui travaillent dans un bureau ont souvent l’impression que leur travail ne répond pas au type de critère objectif que fournit, par exemple, un niveau de menuisier et que, par conséquent, la distribution du blâme et de l’éloge y est parfaitement arbitraire. La mode du « travail en équipe » rend de plus en plus difficile l’attribution de la responsabilité individuelle et a ouvert la voie à des formes singulières et inédites de manipulation managériale des salariés, lesquelles adoptent le langage de la thérapie motivationnelle ou de la dynamique de groupe. Les cadres supérieurs eux-mêmes vivent dans une condition d’incertitude psychique déroutante liée au caractère anxiogène des impératifs extrêmement vagues auxquels ils doivent obéir. Quand un étudiant tout juste sorti de l’université est convoqué à un entretien d’embauche pour un poste de « travailleur intellectuel », il découvre que le chasseur de têtes qui l’interroge ne lui pose jamais aucune question sur ses diplômes et ne s’intéresse absolument pas au contenu de sa formation. Il sent bien que ce qu’on attend de lui, ce n’est pas un savoir, mais plutôt un certain type de personnalité, un mélange d’affabilité et de complaisance. Toutes ces années d’études ne serviraient-elles donc qu’à impressionner la galerie ? Ces diplômes obtenus à dure peine ne seraient-ils qu’un ticket d’entrée dans un univers de fausse méritocratie ? Ce qui ressort de tout ça, c’est un hiatus croissant entre forme et contenu, et l’impression de plus en plus nette que tout ce qu’on nous raconte sur le sens du travail est complètement à côté de la plaque.


1 Bref plaidoyer pour les arts
mécaniques

Les bénéfices psychiques du travail manuel


Le moment où, à la fin de mon travail, j’appuyais enfin sur l’interrupteur (« Et la lumière fut ») était pour moi une source perpétuelle de satisfaction. J’avais là une preuve tangible de l’efficacité de mon intervention et de ma compétence. Les conséquences de mon travail étaient visibles aux yeux de tous, et donc personne ne pouvait douter de ladite compétence.

On sait que la satisfaction qu’un individu éprouve à manifester concrètement sa propre réalité dans le monde par le biais du travail manuel tend à produire chez cet individu une certaine tranquillité et une certaine sérénité.


C’est au fond ce qu’exprime Hannah Arendt quand elle écrit que les objets utilitaires durables produits par l’homme « donnent naissance à la familiarité du monde, à ses coutumes, à ses rapports usuels entre l’homme et les choses aussi bien qu’entre l’homme et les hommes ». « La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait que nous sommes environnés de choses plus durables que l’activité qui les a produites, plus durables même, en puissance, que la vie de leurs auteurs. »


Dans la mesure où les critères du savoir-faire artisanal découlent de la logique des choses plutôt que de l’art de la persuasion, l’habitude d’obéir à ces critères offre peut-être à l’artisan une base psychique qui lui permet de résister aux attentes fantasmatiques suscitées par les démagogues, que ce soit dans le domaine du commerce ou dans celui de la politique. Platon établit une distinction entre la compétence technique et la rhétorique en signalant à propos de cette dernière qu’« elle ne peut expliquer la véritable nature des choses dont elle s’occupe, ni dire la cause de chacune ».


Le savoir-faire artisanal suppose qu’on apprenne à faire une chose vraiment bien, alors que l’idéal de la nouvelle économie repose sur l’aptitude à apprendre constamment des choses nouvelles : ce qui est célébré, ce sont les potentialités plutôt que les réalisations concrètes. D’une certaine façon, dans l’entreprise d’avant-garde, chaque salarié est censé se comporter comme un « intrapreneur » et s’impliquer activement dans la redéfinition incessante du contenu de son travail. L’éducation professionnelle à l’ancienne donne une image d’immobilisme qui va directement à l’encontre de ce que Richard Sennett identifie comme « un élément clé du moi idéalisé de la nouvelle économie : la capacité d’abdiquer, d’abandonner la possession d’une réalité établie ».


Le savoir-faire artisanal signifie en effet la capacité de consacrer beaucoup de temps à une tâche spécifique et de s’y impliquer profondément dans le but d’obtenir un résultat satisfaisant. Dans la novlangue du management, c’est là un symptôme d’introversion opérationnelle excessive (being ingrown). On lui préfère de loin l’exemple du consultant en gestion, qui ne cesse de vibrionner d’une tâche à l’autre et se fait un point d’honneur de ne posséder aucune expertise spécifique. Tout comme le consommateur idéal, le consultant en gestion projette une image de liberté triomphante au regard de laquelle les métiers manuels passent volontiers pour misérables et étriqués. Songez seulement au plombier accroupi sous l’évier, la raie des fesses à l’air.


Les arts et métiers, et la chaîne de montage


La loi Smith-Hughes de 1917 libéra une certaine quantité de fonds publics fédéraux pour financer l’enseignement technique sous la forme de deux filières : comme partie de l’enseignement général et comme programme d’orientation professionnelle séparé. L’invention des cours de travaux manuels modernes répondait ainsi simultanément aux deux aspirations du mouvement Arts & Crafts.


Nous l’avons vu, la loi Smith-Hughes prévoyait deux modalités de l’enseignement technologique, en tant que filière professionnelle d’une part et que matière du cursus général de l’autre. Ce n’est que dans cette deuxième version qu’était promu l’apprentissage des principes de la physique, des mathématiques et de l’esthétique à travers la manipulation des objets matériels. Rien d’étonnant, donc, que cette loi ait été votée seulement quatre ans après l’invention de la chaîne de montage par Henry Ford. Ce dispositif éducatif à deux filières reflétait la séparation instaurée par la chaîne entre les aspects cognitifs du travail manuel et son exécution physique. C’est de cette divergence du penser et du faire que nous avons hérité la distinction entre cols blancs et cols bleus, entre l’intellectuel et le manuel.


L’avertir du travail : retour vers le passé ?



A . Blinder suggère ainsi que la distinction cruciale sera désormais celle entre les « services personnels » et les « services impersonnels ». Les premiers exigent un contact face à face ou bien une localisation spécifique. Si votre médecin traitant n’a nullement besoin de s’inquiéter d’une éventuelle délocalisation de son travail, il n’en est pas de même pour les radiologues de son hôpital, qui peuvent connaître le même sort que les comptables et les programmateurs informatiques. Mais, comme dit A. Blinder, « vous ne pouvez pas enfoncer un clou sur Internet ».

Chaque métier manuel a sa spécificité. Chacun d’entre eux engendre un certain type de satisfaction ou de frustration et présente ses propres défis cognitifs ; parfois, ces défis sont suffisamment riches pour absorber complètement notre attention. Pour comprendre pourquoi le type de processus mental qui accompagne le travail manuel n’est pas plus largement apprécié, il faut se tourner une fois de plus vers l’histoire afin de mieux appréhender la situation actuelle.


2 Faire et penser : la grande divergence

L’émergence de la dichotomie entre travail manuel et travail intellectuel n’a rien de spontané. On peut au contraire estimer que le XXe siècle s’est caractérisé par des efforts délibérés pour séparer le faire du penser. Ces efforts ont largement été couronnés de succès dans le domaine de la vie économique, et c’est sans doute ce succès qui explique la plausibilité de cette distinction. Mais dans ce cas, la notion même de « succès » est profondément perverse, car partout où cette séparation de la pensée et de la pratique a été mise en œuvre, il s’en est suivi une dégradation du travail. Si nous arrivons à comprendre le processus à travers lequel un si grand nombre de métiers ont vu leurs tâches s’atomiser, nous serons mieux à même de reconnaître les domaines professionnels qui ont résisté au dit processus et d’identifier les travaux qui continuent à favoriser pleinement le déploiement des capacités humaines.

La dégradation du travail ouvrier

Dans l’analyse de H. Braverman, le coupable numéro un est le « management scientifique » ou l’organisation scientifique du travail, qui « pénètre dans les lieux de travail non en représentant de la science, mais en représentant de la direction, affublée des oripeaux de la science ». C’est Frederick Winslow Taylor qui a exposé pour la première fois avec le plus de franchise les principes du management scientifique dans son ouvrage du même nom, qui exerça une énorme influence pendant les premières décennies du XXe siècle. Staline était un grand fan de Taylor, de même que les initiateurs du premier programme de MBA (mastère d’administration d’entreprise) à Harvard, où l’auteur fut invité à donner un cours tous les ans. Comme l’explique Taylor, « les managers assument […] le fardeau de collecter le savoir traditionnel accumulé tout au long du passé par les travailleurs et de classifier, tabuler ce savoir et de le réduire à des règles, des lois, des formules ». C’est ainsi que le savoir professionnel dispersé est concentré entre les mains de l’employeur, puis resservi aux travailleurs sans la forme d’instructions détaillées leur permettant d’exécuter une partie de ce qui est désormais un procès de travail. Ce processus remplace ce qui était hier une activité intégrale, enracinée dans la tradition et l’expérience d’un métier, animée par l’intentionnalité du travailleur et l’image du produit fini qu’il formait dans son esprit. Par conséquent, poursuit Taylor, « toute forme de travail cérébral devrait être éliminée de l’atelier et recentrée au sein du département conception et planification […] ». Il serait erroné de penser que l’objectif primaire de cette séparation est de rendre le procès de travail plus efficace. Permet-elle d’extraire plus de valeur d’une unité donnée de temps de travail ? Parfois oui, parfois non, mais là n’est pas la question. Car c’est plutôt la question du coût du travail qui compte ici. Une fois que les aspects cognitifs du travail ont été accaparés par une classe managériale séparée des travailleurs, ou mieux encore, une fois qu’ils ont été incorporés à un processus automatique qui ne requiert aucune forme de jugement ou de délibération, les travailleurs qualifiés peuvent être remplacés par des travailleurs non qualifiés moins bien payés. Taylor écrit aussi que la « totalité des possibilités » offertes par son système « ne se réaliseront pleinement que lorsque presque toutes les machines de l’atelier seront manœuvrées par des hommes de talent et de calibre inférieurs, et par conséquent meilleur marché que le type de main-d’œuvre requise par l’ancien système ».
Quel est dès lors le sort des travailleurs qualifiés ? L’idée naïve, c’est qu’« ils vont ailleurs ». Mais l’avantage compétitif en termes de coût du travail obtenu par l’entreprise taylorisée qui a séparé agressivement la planification de l’exécution oblige l’industrie tout entière à emprunter la même voie, et c’est toute une série de métiers qualifiés qui disparaissent dès lors complètement. C’est ainsi que le savoir-faire artisanal dépérit, ou plutôt qu’il se reproduit sous une forme différente, en tant qu’ingénierie abstraite du procès de travail. La conception du travail est désormais élaborée à distance du travailleur qui l’exécute.
Le management scientifique introduisit l’« analyse des temps et du mouvement » pour décrire les capacités physiologiques du corps humain en termes mécaniques. Comme l’écrit H. Braverman, « plus le travail est dirigé en fonction de mouvements types qui s’appliquent également aux travaux les plus variés, au commerce, aux services, etc., plus il dissout ses formes concrètes dans des gestes de travail de type général. Cet exercice mécanique des facultés humaines, selon des types de mouvements qui sont étudiés indépendamment du travail particulier à réaliser, amène à la conception marxiste de “travail abstrait” ». L’exemple le plus clair de travail abstrait est ce qui se passe sur la chaîne de montage. L’activité du travail autonome, maîtrisé par le travailleur lui-même, est dissoute ou démembrée en plusieurs parties et reconstituée en tant que procès de travail hétéronome contrôlé par le management en vertu d’un véritable saucissonnage.


On ne s’étonnera donc pas que, lorsque Henry Ford introduisit la chaîne de montage en 1913, les travailleurs de l’époque, sans doute accoutumés aux richesses cognitives des formes de labeur traditionnelles, aient boycotté cette innovation. Comme l’écrit une des biographes de Ford, « les ouvriers éprouvaient une telle répugnance pour le nouveau système automatisé que, vers la fin de l’année 1913, chaque fois que l’entreprise voulait renforcer le personnel de ses ateliers avec 100 nouveaux travailleurs, elle devait en recruter 963 ».
Il s’agit là apparemment d’un moment crucial dans l’histoire de l’économie politique. Il est clair que le nouveau système se heurtait à une résistance spontanée. Et pourtant, les travailleurs finirent par s’y habituer. Comment cela fut-il possible ? On pourrait poser la question autrement : quel type d’individus ont été les premiers à s’adapter, qui étaient ces 100 ouvriers sur 963 qui n’abandonnèrent pas la chaîne de montage ? Peut-être étaient-ils ceux qui éprouvaient le moins de répugnance envers ce nouveau mode de travail parce qu’ils tiraient moins de fierté de leurs facultés créatives, et étaient donc plus dociles. Et plus dénués d’esprit républicain, en quelque sorte. Mais ce processus d’autosélection initiale céda vite la place à quelque chose de plus systématique.
Contraint de suspendre de façon provisoire la logique taylorienne, Ford se vit obligé de doubler le salaire de ses travailleurs pour pouvoir faire fonctionner la chaîne. Comme l’écrit H. Braverman, cela « permit l’intensification du travail dans les usines, où les travailleurs étaient maintenant désireux de rester ». Et ces travailleurs préoccupés devenaient plus productifs. De fait, Ford lui-même reconnut ultérieurement que cette augmentation de salaire fut « une des décisions qui diminuèrent le plus les coûts de production » : elle lui permit de diviser par deux, puis par trois le temps de production rien qu’en augmentant la vitesse de passage de la chaîne. Ce faisant, il élimina tous ses concurrents, et avec eux la possibilité même d’autres façons de travailler. (Il élimina aussi par la même occasion la pression à la hausse exercée sur les salaires par l’existence d’emplois plus satisfaisants pour les travailleurs.) En 1900, il y avait 7 362 fabricants de véhicules sur roues aux États-Unis. Après l’adoption de la méthode fordiste, l’industrie fut bientôt réduite à trois grandes entreprises automobiles. C’est ainsi que les travailleurs s’habituèrent peu à peu à l’abstraction de la chaîne de montage. Apparemment, celle-ci n’est susceptible d’inspirer de la répugnance qu’aux individus qui connaissent des façons plus gratifiantes de travailler.


L’adaptation des travailleurs à la chaîne de montage fut donc peut-être aussi facilitée par une autre innovation du début du XXe siècle : le crédit à la consommation. Comme l’a soutenu J. Lears, le paiement par mensualités rendit désormais pensables des dépenses qui étaient jadis impensables. Mieux encore, s’endetter devenait la norme. Le fait d’acheter une nouvelle voiture à crédit devenait un signe de votre fiabilité.


La dégradation du travail de bureau

Une bonne partie de la rhétorique futuriste qui sous-tend l’aspiration à en finir avec les cours de travaux manuels et à envoyer tout le monde à la fac repose sur l’hypothèse que nous sommes au seuil d’une économie postindustrielle au sein de laquelle les travailleurs ne manipuleront plus que des abstractions. Le problème, c’est que manipuler des abstractions n’est pas la même chose que penser. Les cols blancs sont eux aussi victimes de la routinisation et de la dégradation du contenu de leurs tâches, et ce en fonction d’une logique similaire à celle qui a commencé à affecter le travail manuel il y a un siècle. La part cognitive de ces tâches est « expropriée » par le management, systématisée sous forme de procédures abstraites, puis réinjectée dans le procès de travail pour être confiée à une nouvelle couche d’employés moins qualifiés que les professionnels qui les précédaient. Loin d’être en pleine expansion, le véritable travail intellectuel est en voie de concentration aux mains d’une élite de plus en plus restreinte. Cette évolution a des conséquences importantes du point de vue de l’orientation professionnelle des étudiants. Si ces derniers souhaitent pouvoir utiliser leur potentiel cérébral sur leur lieu de travail tout en n’ayant pas vocation à devenir des avocats vedettes, on devrait les aider à trouver des emplois qui, par leurs caractéristiques propres, échappent d’une façon ou d’une autre à la logique taylorienne.

3 Prendre les choses en main

Nostalgie précuisinée


Toute l’affaire consiste à vous vendre une ligne d’accessoires qui peuvent être combinés de tellement de façons différentes que Toyota vous garantit que votre véhicule reflétera « votre personnalité unique ». Notez qu’on passe ici de la notion d’activité (le type avec son masque de soudure) à celle de Personnalité, de Moi expressif dont l’autonomie se réalise à travers la gamme d’Options qui s’offre à lui – ou plutôt qui est identique à cette gamme d’Options. Mais choisir, ce n’est pas créer, même si le marketing de ce genre de produits ne manque pas d’invoquer la « créativité » à tout bout de champ.

6 Les contradictions du travail de bureau

Pour commencer, notons que, si nous avons pris l’habitude de considérer le monde de l’entreprise comme un univers amoral uniquement régi par la recherche du profit, la réalité est en fait sensiblement différente : il est impossible de comprendre le travail de bureau sans prendre en compte le fait qu’il est aussi le vecteur d’une forme d’éducation morale. Les managers sont de véritables ingénieurs des âmes humaines et l’entreprise promeut un idéal spécifique de la vie bonne.


À en juger par la littérature managériale, ce sont les exigences adressées aux cadres dirigeants eux-mêmes qui vont le plus loin dans ce sens. Ainsi, dans un de ces ouvrages, Teambuilding That Gets Results – titre qu’on pourrait traduire par « Comment construire un travail en équipe vraiment efficace » –, on trouve l’encadré suivant : « Est-ce que votre réaction à telle ou telle situation a plus à voir avec votre ego qu’avec une appréciation “correcte” ? Réfléchissez bien à vos véritables motivations. Si c’est votre ego qui se manifeste, mettez-le de côté… » Il suffit de réviser les titres les plus populaires de la littérature managériale dans les rayons des grandes chaînes de librairies pour se rendre compte que ces ouvrages sont une sous-catégorie du genre « développement personnel » (self-help), soit « un abîme de confusion inquisitoriale, d’autoresponsabilisation et d’introspection motivationnelle ». Le manager y est constamment invité à manifester sa profonde sollicitude personnelle à l’égard de ses subordonnés (to care) et à leur faire miroiter la possibilité d’une expérience de transformation personnelle. Il n’est plus un patron, mais un mélange de thérapeute et de gourou.


Indexer et résumer


En 1942, Joseph Schumpeter écrivait que l’expansion de l’éducation supérieure au-delà de la capacité d’absorption du marché du travail réduisait souvent les cols blancs à accepter « des travaux inférieurs ou [des] salaires moins élevés que ceux des ouvriers les mieux rémunérés ». En outre, cette situation risquait d’engendrer des « incapacités de travail [unemployability] d’un type particulièrement déconcertant. L’homme qui a fréquenté un lycée ou une université devient facilement psychiquement inemployable dans des occupations manuelles sans être devenu pour autant employable, par exemple, dans les professions libérales ».


Mes efforts pour lire, assimiler et résumer le contenu des articles de vingt-huit revues universitaires par jour requéraient de fait la suppression active de ma propre capacité de pensée parce que plus je pensais et plus je percevais les lacunes de ma compréhension des arguments d’un auteur. Ce qui ne pouvait que ralentir mon travail. Mon quota journalier impliquait également que je mette en veilleuse tout sentiment de responsabilité envers autrui, qu’il s’agisse de l’auteur lui-même ou du pauvre usager d’InfoTrac, qui était censé naïvement supposer que mon résumé était fidèle au contenu de l’article. Mon travail supposait donc à la fois un certain abrutissement et une certaine rééducation morale.


L’apprentissage de l’irresponsabilité


Cette duplicité discursive – une parole directe en privé, vide en public – fait que la langue des managers ressemble à celle des bureaucrates soviétiques, qui devaient négocier leur rapport à la réalité sans pouvoir s’appuyer sur un langage public susceptible de la capturer et étaient au contraire obligés d’employer un discours essentiellement destiné à masquer ladite réalité.


À l’heure du déjeuner, j’avais un arrangement avec deux autres rédacteurs. L’un d’entre eux faisait partie de mon groupe de travail et s’appelait Mike, un type hirsute et laconique qui me plut aussitôt.


Mais, malgré mes belles cravates, voilà que je menais en fait une existence bien plus prolétarienne que celle que j’avais connue quand j’étais un travailleur manuel.


Interlude : à quoi sert l’université ?


Les étudiants et leurs parents semblent bien avoir assimilé cette exigence. Il est désormais important de mettre en avant dans son CV la participation à toutes sortes d’activité collectives, car celle-ci indique une personnalité parfaitement adaptée au « travail en équipe ».

Le travail en équipe


Les salariés doivent s’identifier à la culture de leur entreprise et manifester un haut degré d’intériorisation de sa « mission ». La séparation entre vie privée et vie professionnelle en vient à s’effacer, et c’est la personnalité tout entière qui est désormais en jeu dans l’évaluation des performances.

Le risque, c’est que les salariés finissent par croire qu’il existe un bien commun là où il n’y en a pas. De ce point de vue, c’est l’employé du fast-food du coin qui est le plus lucide quand il se fait un point d’honneur de préserver un détachement total par rapport à son travail et de ne pas s’impliquer personnellement dans une activité qui ne lui apporte aucun bénéfice psychique. Une telle approche est-elle vraiment « pathologique », comme le suggèrent avec insistance les critiques conservateurs de l’underclass ? N’est-elle pas au contraire logique pour des individus qui ne se voient offrir aucun emploi susceptible de susciter une telle implication, et la fierté qui va avec ? Et l’employé de bureau qui se prête au jeu du morceau de bois ne ferait-il pas mieux d’imiter l’exemple du petit jeune blasé chargé de retourner les hamburgers sur le grill du MacDo ?
C’est là que se manifeste clairement l’utilité de la notion de culture d’entreprise. Elle revêt cette dernière d’une signification transcendante aux yeux de ses employés. Elle lui attribue le type d’exigences morales normalement associées aux véritables phénomènes culturels. Elle contribue activement à définir une idée de bien commun, un principe supérieur qui donne un sens à l’activité de travail. Et de fait, la notion de « citoyenneté organisationnelle » et le comportement qu’elle implique – qui inclut la disposition à mettre les « objectifs de l’équipe au-dessus des intérêts personnels » – sont la nouvelle coqueluche des psychologues du travail en matière d’évaluation de la personnalité des salariés. Sauf qu’en général, le principe supérieur en question n’est que très vaguement défini et relève d’une espèce de méta-niveau insaisissable. Les managers sont censés le mettre en scène en l’invoquant de façon rhétorique, et il se caractérise essentiellement par son absence de contenu spécifique. En fin de compte, toute l’atmosphère d’urgence morale qui accompagne ce discours se réduit à l’impératif de développer un « esprit d’équipe ».
Quand un conflit émerge parce qu’un salarié se refuse à reconnaître son propre intérêt dans cette définition managériale du bien collectif, le manager adopte aussitôt le rôle du gourou thérapeute et diagnostique les motivations du réfractaire : il est tout à fait naturel d’éprouver une certaine résistance, expliquera-t-il, surtout lorsqu’il s’agit d’une résistance au changement. Chaque individu a ses ressorts qu’il faut savoir manœuvrer. Et les auteurs de Teambuilding That Gets Results de s’interroger : « Est-ce vraiment le changement qui provoque ce type de stress ?… Ou bien est-ce que ce sont nos réactions aux nouvelles directives ?… Certes, il est possible que ces directives semblent impossibles à mettre en œuvre, que les imprévus qu’elles impliquent rendent la tâche plus difficile, que ces idées radicales paraissent ridicules, mais céder au stress ou fulminer consomme une énergie qui serait plus sagement employée à s’adapter à la nouvelle situation. » Car le stress ou la colère ne sont pas des réactions raisonnables à une situation irraisonnable, mais l’indice d’une déficience de l’individu, d’un blocage de sa part. La normalité supposée de la nouvelle situation échappe pour sa part à toute critique rationnelle, car le changement est une force naturelle, semblable au métabolisme du corps humain : « 98 % des atomes de votre organisme sont remplacés chaque année ; votre squelette se renouvelle entièrement tous les trois mois ; votre épiderme toutes les quatre ou cinq semaines », et ainsi de suite. Une analogie qui laisse entendre que quand votre travail change en pire, ce n’est pas dû à des décisions prises par tel ou tel individu, mais aux lois inexorables de la nature. L’idée même de responsabilité se dissipe ainsi sous nos yeux.

L’équipe et le chantier

Tocqueville observait que les Américains seraient de plus en plus amenés à chercher la sécurité sous la tutelle d’une forme de « despotisme doux » incarné par l’État. Son analyse mérite d’être enrichie, dans la mesure où cette tendance despotique soft ne relève plus seulement aujourd’hui du paternalisme étatique mais aussi du pouvoir des grandes entreprises. On pourrait même avancer que ce sont désormais les géants du secteur privé, plutôt que l’administration, qui exercent sur nous cette forme particulièrement débilitante d’autorité par le biais du travail.
Tocqueville envisageait aussi toutefois un remède à ce mal : l’existence des petites et moyennes entreprises, au sein desquelles les Américains délibéraient en commun pour résoudre collectivement des problèmes pratiques. Il me semble que ce remède reste valide, surtout quand l’entreprise en question fournit un bien ou un service gouverné par des critères objectifs et dans la mesure où ceux-ci peuvent servir de base à des rapports sociaux libres de manipulation.


Tel qu’il est formulé par le système éducatif, l’objectif de renforcer l’auto-estime des individus a tendance à accoutumer les jeunes gens à un type de travail dénué de critères objectifs et centré sur la dynamique de groupe. Or, quand l’auto-estime est ainsi stimulée de façon artificielle, et dans la mesure où elle est le produit d’une technologie sociale plutôt que fermement établie dans la certitude d’un accomplissement concret, elle rend l’individu plus facilement manipulable. Les psychologues de l’enfance observent une corrélation positive entre l’éloge répété et « une moindre persévérance à la tâche, une constante recherche de contact oculaire avec l’enseignant et une hésitation du discours dans lequel les réponses adoptent la même intonation que les questions ». Plus les enfants reçoivent d’éloges, plus ils ont tendance à vouloir préserver cette image flatteuse ; si on leur répète trop souvent qu’ils sont intelligents, ils risquent de choisir la facilité au moment où on leur confie une nouvelle tâche. Leur aversion croissante au risque s’accompagne d’une forte dépendance à l’égard d’autrui. Le goût excessif des étudiants pour les notes et les diplômes est une réaction naturelle à ce type d’éducation et les prépare fort bien à l’absence de critères objectifs dans le type d’emploi qu’ils vont occuper. La seule validation du jugement que vous portez sur vous-même est celle que vous offrent les dispositifs de sélection institutionnels. Ce sont désormais les bourses prestigieuses, les stages et les diplômes qui calibrent votre auto-estime. On peut craindre que ce type de formation ne prépare pas vraiment les jeunes à l’indépendance d’esprit, à l’audace intellectuelle et à l’acquisition d’une forte personnalité.


7 La pensée en action


Les choses que nous connaissons le mieux sont celles auxquelles nous sommes confrontés dans tel ou tel domaine de notre pratique habituelle. Heidegger observait notoirement que la meilleure façon de comprendre un marteau n’est pas de le contempler fixement mais de s’en saisir et de l’utiliser. Il considérait ce simple fait comme un élément fondamental de notre rapport au monde en général. Pour lui, le souci de connaître les choses « telles qu’elles sont en elles-mêmes » était une préoccupation fallacieuse, liée à une dichotomie entre sujet et objet étrangère à notre expérience.

Le savoir tacite du pompier et du maître d’échecs


Les algorithmes peuvent simuler le type de connaissance tacite que possèdent les experts. C’est le cas du logiciel Deep Blue d’IBM, par exemple, qui s’est montré capable de jouer aux échecs au plus haut niveau en 1997. Par le biais d’une analyse computationnelle de tous les coups possibles conformes aux règles du jeu d’échecs (soit 200 millions de positions par seconde), le programme réussit à sélectionner les coups gagnants.

8 Travail, loisir et engagement

Il est symptomatique que, lorsque nous pensons à une activité intrinsèquement satisfaisante, c’est d’abord le domaine des loisirs qui nous vient à l’esprit : un sport, par exemple, ou un hobby que nous apprécions particulièrement. Ces activités sont des fins en soi et nous les pratiquons sans que personne nous paye pour ce faire. Inversement, l’objet fondamental du travail est la rémunération, et il y aurait quelque chose d’utopique à essayer de comprendre le travail sans aucune référence à ce bien externe. Peut-être que la séparation entre travail et loisir, entre dure nécessité et activité agréable est un fait incontournable de la vie. Mais essayons d’imaginer à quoi pourrait ressembler une forme d’existence plus intégrée, même si ce faisant on pourra nous reprocher de nous aventurer sur le territoire douteux de l’« idéalisme ».
De nos jours, il est fréquent que les individus considèrent que leur « véritable personnalité » s’exprime dans les activités auxquelles ils consacrent leur temps libre. Conformément à cette perception, un bon travail est un travail qui vous permet de maximiser les moyens de poursuivre ces autres activités à travers lesquelles la vie a enfin un sens. Le vendeur d’hypothèques travaille dur toute l’année avant de s’offrir des vacances au Népal pour escalader l’Everest. Au niveau psychique, la fixation hyperbolique sur cet objectif lui permet de tenir le coup pendant les mois d’automne, d’hiver et de printemps. Les sherpas semblent comprendre leur rôle dans ce drame intime et s’efforcent de faciliter avec discrétion son besoin d’une confrontation nue et solitaire avec le Réel. Il y a déconnexion totale entre son existence au travail et ses loisirs : dans la première, il accumule de l’argent ; dans le cadre des seconds, il engrange des nourritures psychiques. Les deux dimensions de son existence sont codépendantes et aucune ne serait possible sans l’autre, mais la forme que prend cette codépendance est celle d’une espèce de négociation entre deux subjectivités différentes plutôt que celle d’un tout cohérent et intelligible.
Il existe pourtant des vocations qui semblent offrir une connexion plus étroite entre le fait de vivre sa vie et celui de la gagner. Ce type de cohérence est-elle liée à la nature du travail lui-même ? Un médecin s’occupe des corps, un pompier veille aux incendies, un enseignant forme les enfants. Tout comme l’Everest, ces choses font partie du réel, et les pratiques qui les servent exigent le type de concentration autour de laquelle une existence peut prendre forme (de même que l’existence des sherpas tourne autour de l’escalade en montagne). Dans ces professions, le praticien développe une forme avancée de jugement discriminant sur les objets de sa pratique, quelque chose qui ressemble un peu à la capacité d’appréciation esthétique. Sa perception des corps, des incendies, des élèves ou des montagnes se renforce avec l’expérience, et sa capacité de réagir de façon appropriée progresse en conséquence.
Un bon enseignant aime ses élèves et cherche à développer leur intelligence. La plupart des individus qui travaillent sur des automobiles aiment les voitures. Ils cherchent généralement à développer leur capacité à rouler plus vite. Il est donc possible que le travail d’un mécanicien ait lui aussi le caractère d’une vocation.


Travail et communauté


Il me semble que la question de savoir si le travail est « aliéné » ou pas peut être comprise dans les termes que ce type de perception rend possibles. Marx soutenait que c’est par le biais du travail que nous réalisons notre « être générique », à savoir notre nature conjointe d’individus rationnels et d’êtres sociaux. D’après lui, nous sommes aliénés quand le produit de notre travail est approprié par autrui, dans la mesure où ce produit est une manifestation concrète des potentialités les plus humaines d’un individu.
Le produit de son travail est « arraché » au travailleur, et Marx suggère que ce produit devient ainsi une entité étrangère, pratiquement hostile, dans la mesure où elle est utilisée par quelqu’un d’autre. Mais est-ce vraiment le cas ? Je ne trouve pas Marx très convaincant sur ce point. Si je suis un fabricant de meubles, par exemple, qu’est-ce que je pourrais bien faire d’une centaine de chaises ? Après tout, je désire bien qu’elles soient utilisées ; cela complète mon activité de fabrication et les investit d’une réalité sociale. J’ai ainsi l’impression d’avoir contribué au bien commun. Mais, comme le suggère le philosophe Talbot Brewer, cet aspect du problème soulève la question de la perception de cette utilité et de son caractère plus ou moins direct.


L’éloignement géographique et culturel de l’ouvrière chinoise exclut ce type d’expérience. Il existe aussi une autre forme d’aliénation : il se peut que les usagers soient radicalement séparés des producteurs par des conditions d’inégalité radicale, quand bien même ils habiteraient la même ville. C’est particulièrement vrai dans le cas des biens de luxe, et on peut parfaitement imaginer qu’un ouvrier pékinois qui fabrique des sacs Vuitton pour les ploutocrates de la capitale chinoise trouve son travail odieux.
Mais une situation analogue peut avoir une signification toute différente quand l’inégalité est accompagnée par un certain sentiment partagé du bien commun et de la chose publique. Prenons le cas d’un métallo britannique qui emboutit des morceaux de tôle pour une Rolls Royce au début des années 1970. Il n’aura jamais les moyens de se payer un des véhicules qu’il fabrique, mais il participe du prestige de la marque Rolls Royce et en éprouve un sentiment de fierté. Il s’agit d’une entreprise typiquement nationale, et de la meilleure dans son genre. Dans le même ordre d’idées, prenons le cas du travailleur de chez Mercedes qui intériorise le prestige de l’« ingénierie allemande ». Le produit de son travail continuera de lui être « arraché » par une classe supérieure, comme le dit Marx, mais il est aussi membre d’une communauté politique distincte du marché et qui définit un certain type de bien commun. L’idée de grandeur nationale, souvent liée à une culture matérielle, nourrissait jadis des identités communes qui modéraient jusqu’à un certain point l’antagonisme de classe. Un marxiste serait sans doute d’accord avec cette analyse, mais il l’interpréterait de façon négative en tant qu’obstacle à la révolution. D’après lui, le nationalisme est une idéologie qui conforte la domination du prolétariat en empêchant le développement de la conscience de classe. Pourtant, la fierté professionnelle de l’ouvrier de chez Rolls Royce revêt son travail d’une certaine dignité humaine, et il est présomptueux de la part de l’observateur marxiste de la dénigrer en tant que « fausse conscience ».
L’ironie, c’est que c’est aujourd’hui l’élite managériale du capital international qui aura le plus tendance à se plaindre de la fausse conscience des travailleurs excessivement attachés à l’idée de nation (ceux qui, par exemple, souhaitent qu’on mette des restrictions à l’immigration). Ce sont désormais les capitalistes qui appellent les « prolétaires du monde entier » à « s’unir » pour en finir avec les « distorsions » du marché du travail (les salaires trop élevés) engendrées par les frontières politiques. Ce slogan exprimait jadis l’espoir d’organiser une main-d’œuvre dispersée et exploitée, il décrit aujourd’hui la disponibilité d’une immense masse de « ressources humaines ». À cela vient s’ajouter le prestige moral un peu facile du multiculturalisme, ce qui fait que ce nouvel internationalisme trouve des défenseurs à gauche. Au sommet de la chaîne alimentaire, les membres de l’élite s’enorgueillissent de leurs goûts cosmopolites, de leurs restaurants japonais et de leurs petites amies brésiliennes. Mais quand son usine est délocalisée, à quoi peut se raccrocher le travailleur de l’industrie automobile ? Il n’est plus aussi facile d’être fier de travailler chez Rolls Royce quand vous vous contentez d’assembler des pièces fabriquées Dieu sait où.
Dès lors, que faire ? Vous pouvez essayer de trouver un travail dans les interstices de l’économie, un emploi dont le débouché marchand soit entièrement compatible avec l’échelle humaine des interactions face à face. C’est ce qu’offre un environnement comme le speed shop, à savoir une communauté de fabricants et de réparateurs entièrement intégrée au sein d’une communauté d’usagers. Ce type d’entreprise n’est pas « extensible », elle n’est pas susceptible de faire saliver les investisseurs étrangers, qui ne pourront pas soumettre de telles activités à leurs appétits de réingénierie et de délocalisation.

La plénitude de l’engagement


La conception du bonheur chez Aristote peut nous permettre de mieux comprendre les activités qui engagent véritablement toutes nos facultés, et sans doute aussi de mieux saisir le rapport entre travail et loisirs. Cette conception repose sur une appréhension globale des créatures : pour comprendre un être vivant quel qu’il soit, la meilleure façon de procéder est de l’observer et d’identifier son activité caractéristique. Cette activité est la « fin » spécifique de ladite créature, son telos en grec. En anglais, cette compréhension téléologique du bonheur est bien résumée par un dicton comme « Happy as a pig in shit » (« Heureux comme un cochon dans un tas de merde »). Les porcs se vautrent dans les excréments, et ils aiment ça. Les dauphins adorent faire des cabrioles aquatiques. Il est intéressant de souligner en passant que la biologie d’Aristote fonctionne à contre-courant de la vision darwinienne contemporaine. Pour un néodarwinien, les cabrioles du dauphin doivent nécessairement avoir une fonction en termes de survie, qu’il s’agisse de la préservation de l’individu ou de la transmission de ses gènes. J’ai plutôt tendance à penser que, si l’on pouvait interroger un dauphin à ce sujet, il nous dirait que c’est exactement le contraire : il ne fait pas des cabrioles pour survivre, il vit pour pouvoir faire des cabrioles. En tout cas, c’est exactement la conception d’Aristote. Ce type d’activité est vécue comme un bien intrinsèque, elle contient sa fin en elle-même et la met en acte « en temps réel », comme on dit aujourd’hui.

En guise de conclusion : Solidarité et indépendance

Mes arguments sur le sens du travail se limitent-ils au domaine des métiers artisanaux ? Si nous acceptons le témoignage du banquier du début du XXe siècle cité au chapitre 8, nous constatons que son travail s’appuyait sur une perception directe, une « vision d’ensemble » de sa communauté qui lui permettait d’émettre des jugements sur la personnalité de ses clients. C’est ce type d’attention évaluatrice qui nous connecte à notre travail en tant qu’êtres humains authentiques. Comme l’illustre l’histoire ultérieure du système financier, quand une profession est susceptible d’être dépersonnalisée, soumise à un processus d’« extensibilité » et rendue dépendante de forces distantes du site de son exercice, elle court le risque de subir une dégradation tellement accentuée que le travailleur se verra obligé de censurer ses meilleurs instincts.
L’attrait spécifique des métiers artisanaux, c’est le fait qu’ils résistent à cette tendance au téléguidage parce qu’ils s’inscrivent de façon intrinsèque dans un contexte spécifique. Dans le meilleur des cas, les activités de construction et/ou de réparation sont inséparables d’une communauté d’usagers. Les interactions face à face y sont encore la norme, l’individu y est responsable de son propre travail, et la solidarité du collectif de travail repose sur des critères sans ambiguïté, au contraire des rapports sociaux de manipulation qui prévalent dans le « travail en équipe » des cols blancs. Il existe certainement d’autres types de tâches dont je ne suis pas familier et où ces biens intrinsèques peuvent être réalisés ; je laisse à d’autres le soin de les explorer.


Solidarité et éthos aristocratique

Quand j’avais seize ans, je suis parti tout seul pour l’Inde. En descendant de l’avion et en pénétrant dans la fournaise de Bombay, je sentis une odeur étrange et répugnante : j’appris plus tard qu’il s’agissait du remugle des ordures qu’on brûle. Au lieu de faire la queue sagement, les Indiens prenaient d’assaut les arrêts de bus. Cette masse de corps collés contre moi dégageait elle aussi une odeur nauséabonde, je me sentais complètement étranger à tous ces gens qui me touchaient littéralement. Leur regard paraissait un peu vide, comme si leurs yeux n’ouvraient pas sur les mêmes profondeurs de conscience que les miens.
Le jour suivant, le rickshaw que j’avais emprunté s’arrêta au feu rouge à côté d’un chantier de construction. J’aperçus un groupe d’hommes chaussés de sandales et fumant des mégots de cigarettes. Ils avaient installé une rangée de rouleaux de câble métallique sur un manche à balai posé en équilibre entre deux cageots. Je fus secoué par le choc de la révélation : ils s’apprêtaient à faire passer ces câbles par des conduites. Ma morosité et mon sentiment d’aliénation se dissipèrent aussitôt ; j’avais envie de sauter de mon rickshaw et de leur dire : « C’est aussi mon métier ! » Tout d’un coup, je me sentais connecté avec ce petit groupe d’électriciens. Quel lubrifiant utilisaient-ils ? (Aux États-Unis, c’est la marque Idéal Yellow 77.) Avaient-ils recours à la même technique que la nôtre pour former la « tête » du faisceau de câbles qui doit passer par la conduite et qui doit être aussi étroite que possible ? Est-ce qu’ils racontaient les mêmes blagues inévitablement obscènes ? Je constatai que le plus costaud de l’équipe, un sikh, à en juger par son turban, était posté à une extrémité de la conduite pour tirer les câbles à lui, tout comme en Amérique. Le sentiment oppressif d’être un étranger parmi des étrangers s’évaporait au fur et à mesure que je me projetais par imagination dans ce moment précis de leur journée de travail. Leur rapport au monde m’était tout à fait familier, leurs repères étaient les mêmes que les miens et la conscience tapie derrière leur regard ne m’était plus du tout étrangère.


Il existe de fait une organisation syndicale qui s’appelle la Fraternité internationale des travailleurs de l’électricité (International Brotherhood of Electrical Workers). Elle n’a en réalité pas grand-chose d’international, vu que son recrutement se limite au Canada et aux États-Unis. Mais ce nom capture de façon éloquente l’expérience de la fraternité que j’éprouvais depuis mon rickshaw de Bombay. Cette expérience offre peut-être une alternative aux diverses tentatives de dépasser l’autarcie de l’individu moderne en vertu de critères universalistes.
L’humanitarisme progressiste considère les droits de l’homme, ancrés dans notre commune humanité, comme le fondement de notre obligation envers nos semblables éloignés. Il s’agit là d’un noble idéal, mais peut-être bien trop noble pour véritablement mobiliser nos capacités affectives. Quand nous finissons par percevoir l’humanité d’êtres qui nous étaient jusqu’alors invisibles, il me semble que c’est généralement parce que nous avons entrevu en eux quelque trait spécifique. Il peut s’agir d’une expérience quotidienne que nous partageons avec eux, comme monter une installation électrique, ou bien au contraire de quelque chose d’extraordinaire qui attire notre attention par sa capacité de nous impressionner – une preuve quelconque d’excellence.


Ce type de raisonnement peut nous aider à obtenir une conscience plus claire de nos intuitions aristocratiques, et ces dernières peuvent en fait contribuer à humaniser et approfondir nos convictions démocratiques plutôt que les menacer. Les individus qui nourrissent des sympathies aristocratiques ont une conscience aiguë des notions de rang et de différence, et prennent plaisir à les contempler. Je crois que nous partageons tous ce type de réaction face au spectacle du talent, mais il nous est devenu difficile de l’exprimer. Dans une société où « tous les enfants sont au-dessus de la moyenne », comme le dit le romancier Garrison Keillor dans Lake Wobegon Days, il semble illégitime de rendre justice à la notion de rang. Et pourtant, c’est précisément notre attirance envers l’excellence – notre disponibilité permanente à en percevoir les manifestations les plus exceptionnelles – qui peut nous amener à contempler diverses pratiques humaines avec une certaine ouverture d’esprit, sans préjugés, et à trouver des exemples de qualités supérieures dans les domaines les plus inattendus. Je pense par exemple aux performances intellectuelles de personnes qui exercent une profession « salissante », comme la mécanique. Par le biais de telles découvertes, nous étendons l’horizon de notre imagination à des individus qui ne sont pas pris au sérieux par les critères conventionnels d’évaluation, et nous en venons à les trouver admirables. Ce qui nous incite à le faire, ce n’est pas le type d’injonction morale à laquelle les égalitaristes universalistes nous invitent à obéir, mais la perception de quelque chose de vraiment digne d’admiration, et le choc que nous en éprouvons.
À la différence de l’égalitariste universaliste, l’amant de l’excellence est enclin à sortir de lui-même de façon presque érotique. L’empathie du premier, projetée à distance et sans discrimination, relève plus de principes abstraits que d’une attention concrète. En cela, elle est semblable à l’art de mauvaise qualité ou aux lacets mathématiques ; elle présuppose l’humanité de ses bénéficiaires sans vraiment l’embrasser du regard. Mais le destinataire de ce type d’empathie désire quelque chose de plus qu’une reconnaissance générique. Il veut être perçu comme un individu et souhaite que sa valeur soit reconnue en fonction des critères qu’il s’est lui-même efforcé de respecter, voire de dépasser, en cultivant telle ou telle forme spécifique d’excellence ou de compétence.

L’importance de l’échec

Le praticien d’un art stochastique tel que la réparation de motocyclettes fait l’expérience quotidienne de l’échec. Aujourd’hui même, par exemple, juste avant de m’asseoir pour rédiger ces lignes, je me suis vu confronté à une vis estropiée coincée dans une culasse de moteur. J’ai dû sectionner la tête de la vis avec un burin pneumatique (relativement facile), poinçonner la tige restante pointeau (idem), puis la faire sortir de son trou avec une mèche au cobalt. Cette dernière procédure est toujours passablement délicate et, de fait, la mèche a cassé à l’intérieur du trou que j’étais en train de forer. À ma connaissance, il n’existe pas de mèche plus résistante qu’une mèche au cobalt pour dégager un morceau de mèche au cobalt coincé. (Toutes mes excuses à Bob Gorman, le propriétaire de ladite culasse – je promets que je trouverai un moyen quelconque de le dédommager.) Tout semblait marcher comme sur des roulettes et puis voilà que, à un moment donné, je me suis retrouvé dans une impasse. Un mécanicien finit par intérioriser ce type d’échec, qui nourrit à la fois une certaine forme de pessimisme et une attitude autocritique. Non seulement les choses tendent à tourner au vinaigre, mais vos propres actions contribuent à ce processus.
À partir d’un certain niveau de la hiérarchie sociale, les individus censés prendre les grandes décisions qui nous affectent tous ne semblent guère avoir le sens de leur propre faillibilité. Cette méconnaissance de la possibilité de l’échec – et je parle du genre d’échec qu’on ne peut pas dissimuler sous des interprétations commodes – a sans doute quelque chose à voir avec le manque de prudence souvent manifesté par les dirigeants politiques et économiques dans les actions qu’ils entreprennent au nom de leurs semblables. Dans son ouvrage Real Education, Charles Murray cite une maxime attribuée au secrétaire de presse de Lyndon Johnson : « Quiconque n’a jamais été victime d’une déception majeure au cours de son existence ne devrait être pas autorisé à travailler à la Maison-Blanche. » À quoi Murray ajoute que « ce niveau de responsabilité est trop grand […] pour être confié à des individus incapables de concevoir à quel point les choses peuvent tourner mal ».
Mais comme le soutient Murray, l’expérience de l’échec semble avoir été éliminée du système d’enseignement, au moins pour les élèves les plus doués. Les élèves en difficulté, eux, font constamment l’expérience de l’échec, et ils considèrent probablement les tentatives faites par les éducateurs de leur dorer la pilule en stimulant leur « auto-estime » comme une preuve supplémentaire de la folie des adultes. Mais les louanges constantes délivrées aux élèves les plus doués ont des conséquences encore plus pernicieuses, en particulier quand elles sont accompagnées par l’inflation des notations et le cursus laxiste qui sont notoirement d’usage dans les établissements d’élite. S’il évite les sciences naturelles et les langues étrangères, un étudiant peut y obtenir son diplôme sans jamais avoir fait l’expérience de s’être trompé.

L’agir individuel dans un monde commun


En réalité, le type d’indépendance que j’ai à l’esprit est tout à fait différent du culte du moi souverain, et il exige une réflexion plus profonde sur la notion d’agir humain. La capacité d’agir est souvent comprise en référence à l’idée d’activité autonome (self-directed) et en opposition à celle d’activité hétéronome (dictated by another). Une telle distinction est a priori séduisante, mais elle est susceptible de nous amener à commettre une erreur d’interprétation typique de la modernité. On entend le plus souvent par activité « autonome » une activité orientée par la volonté du sujet conformément à ses choix personnels et purement arbitraires. Par conséquent, l’opposition généralement établie est celle qui distingue les fins choisies par autrui des fins définies par le sujet lui-même. Dans le premier cas, le travail est aliéné, dans le deuxième cas, il est censé ouvrir la voie à l’autoréalisation et à l’épanouissement personnel.


Le concept d’agir humain que j’ai essayé d’illustrer dans cet ouvrage est différent. Il s’agit bien d’une activité orientée vers une fin qui est affirmée comme bonne par l’agent, mais cette affirmation n’a rien d’arbitraire ou de strictement privé. Elle découle plutôt de l’appréhension de caractéristiques réelles de son environnement. Cela peut être quelque chose de facile à saisir, comme quand un plombier explique à son apprenti comment vidanger correctement une canalisation pour éviter la remontée des gaz pestilentiels du tout-à-l’égout. Cela peut aussi être quelque chose qui exige un certain discernement, comme quand un motard plus chevronné que moi m’explique pourquoi, de son point de vue de conducteur, il conviendrait de durcir l’amortissement du train avant de son véhicule. Dans les activités orientées vers une fin déterminée (une canalisation bien vidangée, un châssis bien équilibré), la valeur positive de la fin en question n’est pas simplement présupposée. L’individu y fait l’expérience progressive de la révélation des raisons pour lesquelles il doit viser cette fin et de la meilleure façon d’y parvenir. Tout au long du processus d’apprentissage d’un métier, cette fin spécifique s’inscrit peu à peu dans un contexte plus ample qui offre une définition implicite de ce que signifie être un bon plombier ou un bon mécano. En général, cette signification est incarnée par un individu de chair et d’os qu’il s’agit d’essayer d’imiter (comme j’ai tenté de le faire avec Chas, puis avec Fred). Le caractère progressif d’une telle révélation stimule les efforts de l’apprenti pour devenir un travailleur compétent – quelque chose d’insoupçonné se dévoile à ses yeux, et cela engendre un certaine exaltation. La sensation que votre jugement devient de plus en plus pertinent fait partie de cette expérience d’engagement total dans une activité et nourrit le sentiment d’avoir accès à un univers indépendant de votre subjectivité avec l’aide d’un aîné plus avancé que vous sur ce chemin.


Vivre éveillé, c’est vivre avec la pleine conscience de cette réalité de notre condition humaine. Vivre bien, c’est nous réconcilier avec elle, et essayer de parvenir à une forme ou une autre d’excellence. Pour ce faire, certaines conditions économiques sont plus propices que d’autres. Quand la conception du travail est trop éloignée du site de son exécution, non seulement les travailleurs sont divisés entre eux, mais chacun d’entre eux vit une contradiction interne. Car la pensée est intrinsèquement liée à l’action, et seule une activité rationnelle en coopération avec nos semblables peut satisfaire nos aspirations spécifiques.
Dans une économie véritablement humaine, la possibilité de parvenir à ce type de satisfaction ne serait pas exclue d’avance pour la plupart des gens. Mais une telle économie devrait d’abord fonctionner à une autre échelle. En Occident, les institutions sont organisées de façon à prévenir la concentration du pouvoir politique par le biais de dispositifs tels que la séparation des fonctions législatives, exécutives et judiciaires. En revanche, nous avons complètement échoué à prévenir la concentration du pouvoir économique, ou du moins à prendre en compte la façon dont cette concentration porte atteinte aux conditions de possibilité d’un épanouissement humain authentique (je parle de conditions de « possibilité », car un tel épanouissement n’est jamais garanti). Nous recherchons une consolation dans la consommation compulsive, laquelle agit comme une drogue qui nous évite d’avoir à faire face à cette réalité tout en contribuant à l’immense accumulation spéculative de ressources financières qui a provoqué la dernière crise.


Je laisse à d’autres, mieux versés que moi dans les rouages des politiques publiques, et mieux prévenus de leurs possibles conséquences involontaires, l’initiative de proposer des mécanismes qui permettraient de préserver un espace pour ce type d’activité entrepreneuriale. Ce qui m’intéresse, c’est de recommander une approche républicaine progressiste de la question du travail. Il s’agit là sans doute d’une notion tout à la fois ambitieuse et problématique, mais disons que mon idée du républicanisme relève d’un esprit tribunitien qui perçoit avec hostilité tout ce qui érode la dignité de l’être humain. Le progressisme, quant à lui, alimente la vision d’un monde meilleur. Une disposition républicaine progressiste mettrait l’accent sur notre capacité collective à réaliser ce qu’il y a de meilleur dans la condition humaine, et elle concevrait les conditions de cette réalisation comme un patrimoine commun qui ne peut pas être exploité de façon prédatrice sans conséquences graves.
Mais peut-être vaut-il mieux conclure sur une note de sobriété face aux espoirs de transformation radicale. Le désespoir culturel repose sur une perception de l’impuissance des individus face au développement historique. L’esprit révolutionnaire, en revanche, se nourrit de désirs de changement parfois exagérés. Promouvoir la vision exaltante d’un futur progressiste dans lequel les antagonismes économiques seront dépassés comporte un risque, celui de négliger et d’oublier la nécessité d’une entreprise plus modeste mais plus ardue, à savoir l’effort de vivre bien dans cette vie. L’alternative à la révolution, que j’aimerais appeler la voie stoïque, est résolument de ce monde. Elle insiste sur la permanence et la viabilité locale de ce qu’il y a de meilleur chez l’être humain. Dans la pratique, elle revient à identifier les interstices au sein desquels la capacité d’agir des individus et leur amour du savoir peuvent être mis en œuvre dès aujourd’hui, dans notre propre existence.