mercredi 25 mars 2020

Pierre Clastres – La société contre l’Etat


Pierre Clastres – La société contre l’Etat



chapitre 1Copernic et les sauvages
 « Le pouvoir s’accomplit dans une relation sociale caractéristique : commandement-obéissance » (p. 44). D’où il résulte d’emblée que les sociétés où ne s’observe pas cette relation essentielle sont des sociétés sans pouvoir. On y reviendra. Ce qu’il convient de relever d’abord, c’est le traditionalisme de cette conception qui exprime assez fidèlement l’esprit de la recherche ethnologique : à savoir la certitude jamais mise en doute que le pouvoir politique se donne seulement en une relation qui se résout, en définitive, en un rapport de coercition. De sorte que sur ce point, entre Nietzsche, Max Weber (le pouvoir d’État comme monopole de l’usage légitime de la violence) ou l’ethnologie contemporaine, la parenté est plus proche qu’il n’y paraît et les langages diffèrent peu de se dire à partir d’un même fond : la vérité et l’être du pouvoir consistent en la violence et l’on ne peut pas penser le pouvoir sans son prédicat, la violence. Peut-être en est-il effectivement ainsi, auquel cas l’ethnologie n’est point coupable d’accepter sans discussion ce que l’Occident pense depuis toujours. Mais il faut précisément s’en assurer et vérifier sur son propre terrain – celui des sociétés archaïques – si, lorsqu’il n’y a pas coercition ou violence, on ne peut pas parler de pouvoir.


Les remarques qui précèdent voudraient problématiser la forme traditionnelle de la problématique du pouvoir : il ne nous est pas évident que coercition et subordination constituent l’essence du pouvoir politique partout et toujours. En sorte que s’ouvre une alternative : ou bien le concept classique du pouvoir est adéquat à la réalité qu’il pense, auquel cas il lui faut rendre compte du non-pouvoir là où on le repère ; ou bien il est inadéquat, et il faut alors l’abandonner ou le transformer. Mais il convient auparavant de s’interroger sur l’attitude mentale qui permet à une telle conception de s’élaborer. Et, en vue de cela, le vocabulaire même de l’ethnologie est susceptible de nous mettre sur la voie.
Considérons tout d’abord les critères de l’archaïsme : absence d’écriture et économie de subsistance. Il n’y a rien à dire sur le premier, car il s’agit d’une donnée de fait : une société connaît l’écriture ou ne la connaît pas. La pertinence du second paraît en revanche moins assurée. Qu’est-ce en effet que « subsister » ? C’est vivre dans la fragilité permanente de l’équilibre entre besoins alimentaires et moyens de les satisfaire. Une société à économie de subsistance est donc telle qu’elle parvient à nourrir ses membres seulement de justesse, et qu’elle se trouve ainsi à la merci du moindre accident naturel (sécheresse, inondation, etc.), puisque la diminution des ressources se traduirait mécaniquement par l’impossibilité d’alimenter tout le monde.

En réalité, l’idée d’économie de subsistance ressortit au champ idéologique de l’Occident moderne, et nullement à l’arsenal conceptuel d’une science. Et il est paradoxal de voir l’ethnologie elle-même victime d’une mystification aussi grossière, et d’autant plus redoutable qu’elle a contribué à orienter la stratégie des nations industrielles vis-à-vis du monde dit sous-développé.


Aussi existe-t-il non seulement des sociétés sans État, mais encore des sociétés sans pouvoir. On aura depuis longtemps reconnu l’adversaire toujours vivace, l’obstacle sans cesse présent à la recherche anthropologique, l'ethnocentrisme qui médiatise tout regard sur les différences pour les identifier et finalement les abolir.


Certes, l’ethnocentrisme est, comme le souligne fort justement M. Lapierre, la chose du monde la mieux partagée : toute culture est, par définition pourrait-on dire, ethnocentriste dans son rapport narcissique avec soi-même. Néanmoins, une différence considérable sépare l’ethnocentrisme occidental de son homologue « primitif » ; le sauvage de n’importe quelle tribu indienne ou australienne estime sa culture supérieure à toutes les autres sans se préoccuper de tenir sur elles un discours scientifique, tandis que l’ethnologie veut se situer d’emblée dans l’élément de l’universalité sans se rendre compte qu’elle reste à bien des égards solidement installée dans sa particularité, et que son pseudo-discours scientifique se dégrade vite en véritable idéologie.


La condition, ce sera en ce cas la décision de prendre enfin au sérieux l’homme des sociétés primitives, sous tous ses aspects et en toutes ses dimensions : y compris sous l’angle du politique, même et surtout si celui-ci se réalise dans les sociétés archaïques comme négation de ce qu’il est dans le monde occidental Il faut accepter l’idée que négation ne signifie pas néant, et que lorsque le miroir ne nous renvoie pas notre image, cela ne prouve pas qu’il n’y ait rien à regarder. Plus simplement : de même que notre culture a fini par reconnaître que l’homme primitif n’est pas un enfant mais, individuellement, un adulte, de même progressera-t-elle un peu si elle lui reconnaît une équivalente maturité collective.


Quel est le réfèrent politique qui permet, par opposition, de parler d’apolitique ? Mais, justement, il n’y a pas de politique puisqu’il s’agit de sociétés sans pouvoir : comment dès lors peut-on parler d’apolitique ? Ou bien le politique est présent, même en ces sociétés, ou bien l’expression de contrôle social immédiat apolitique est en soi contradictoire et de toute manière tautologique : que nous apprend-elle en effet sur les sociétés à quoi on l’applique ?


1) On ne peut répartir les sociétés en deux groupes : sociétés à pouvoir et sociétés sans pouvoir. Nous estimons au contraire (en toute conformité aux données de l’ethnographie) que le pouvoir politique est universel, immanent au social (que le social soit déterminé par les « liens du sang » ou par les classes sociales), mais qu’il se réalise en deux modes principaux : pouvoir coercitif, pouvoir non coercitif.
2) Le pouvoir politique comme coercition (ou comme relation de commandement-obéissance) n’est pas le modèle du pouvoir vrai, mais simplement un cas particulier, une réalisation concrète du pouvoir politique en certaines cultures, telle l’occidentale (mais elle n’est pas la seule, naturellement). Il n’y a donc aucune raison scientifique de privilégier cette modalité-là du pouvoir pour en faire le point de référence et le principe d’explication d’autres modalités différentes.
3) Même dans les sociétés où l’institution politique est absente (par exemple, où il n’existe pas de chefs), même là le politique est présent, même là se pose la question du pouvoir : non au sens trompeur qui inciterait à vouloir rendre compte d’une absence impossible, mais au contraire au sens où, mystérieusement peut-être, quelque chose existe dans l’absence. Si le pouvoir politique n’est pas une nécessité inhérente à la nature humaine, c’est-à-dire à l’homme comme être naturel (et là Nietzsche se trompe), en revanche il est une nécessité inhérente à la vie sociale. On peut penser le politique sans la violence, on ne peut pas penser le social sans le politique : en d’autres termes, il n’y a pas de sociétés sans pouvoir. C’est pour cela que, d’une certaine manière, nous pourrions reprendre à notre compte la formule de B. de Jouvenel, « L’autorité nous est apparue créatrice du nœud social », et simultanément, souscrire tout à fait à la critique qu’en fait M. Lapierre. Car si, comme nous le pensons, le politique est au cœur même du social, ce n’est certainement pas au sens où l’envisage M. de Jouvenel pour qui le champ du politique se réduit apparemment à « l’ascendant personnel » des fortes personnalités.

La portée de la thèse de M. Lapierre est limitée à un certain type de société, à une modalité particulière du pouvoir politique, puisqu’elle signifie implicitement que là où il n’y a pas d’innovation sociale, il n’y a pas de pouvoir politique. Elle nous apporte néanmoins un enseignement précieux : à savoir que le pouvoir politique comme coercition ou comme violence est la marque des sociétés historiques, c’est-à-dire des sociétés qui portent en elles la cause de l’innovation, du changement, de l’historicité. Et l’on pourrait ainsi disposer les diverses sociétés selon un nouvel axe : les sociétés à pouvoir politique non coercitif sont les sociétés sans histoire, les sociétés à pouvoir politique coercitif sont les sociétés historiques. Disposition bien différente de celle qu’implique la réflexion actuelle sur le pouvoir, qui identifie sociétés sans pouvoir et sociétés sans histoire.
C’est donc de la coercition et non du politique que l’innovation est le fondement. Il en résulte que le travail de M. Lapierre n’accomplit que la moitié du programme, puisqu’il n’est pas répondu à la question du fondement du pouvoir non coercitif. Question qui s’énonce plus brièvement, et en forme plus virulente : pourquoi y a-t-il pouvoir politique ? Pourquoi y a-t-il pouvoir politique plutôt que rien ? Nous ne prétendons pas apporter la réponse, nous avons voulu seulement dire pourquoi les réponses antérieures ne sont pas satisfaisantes et à quelle condition une bonne réponse est possible. C’est là en somme définir la tâche d’une anthropologie politique générale, et non plus régionale, tâche qui se détaille en deux grandes interrogations :
1) Qu’est-ce que le pouvoir politique ? C’est-à-dire : qu’est-ce que la société ?
2) Comment et pourquoi passe-t-on du pouvoir politique non coercitif au pouvoir politique coercitif ? C’est-à-dire : qu’est-ce que l’histoire ?

chapitre 2 échange et pouvoir : philosophie de la chefferie indienne

En un texte de 1948, R. Lowie, analysant les traits distinctifs du type de chef ci-dessus évoqué, par lui nommé titular chief, isole trois propriétés essentielles du leader indien, que leur récurrence au long des deux Amériques permet de saisir comme condition nécessaire du pouvoir dans ces régions :
1o Le chef est un « faiseur de paix » ; il est l’instance modératrice du groupe, ainsi que l’atteste la division fréquente du pouvoir en civil et militaire.
2°Il doit être généreux de ses biens, et ne peut se permettre, sans se déjuger, de repousser les incessantes demandes de ses « administrés ».
3°Seul un bon orateur peut accéder à la chefferie.

chapitre 5
l’arc et le panier

Que devient une parole lorsqu’on cesse de l’utiliser comme un moyen de communication, lorsqu’elle est détournée de sa fin « naturelle », qui est la relation à l’Autre ? Séparés de leur nature de signes, les mots ne se destinent plus à nulle écoute, les paroles sont à elles-mêmes leur propre fin, elles se convertissent, pour qui les prononce, en valeurs.


L’homme est un animal politique, la société ne se ramène pas à la somme de ses individus, et la différence entre l’addition qu’elle n’est pas et le système qui la définit consiste en l’échange et en la réciprocité par quoi sont liés les hommes. Il serait inutile de rappeler ces trivialités si l’on ne voulait marquer que s’y indique le contraire. À savoir précisément que, si l’homme est un « animal malade », c’est parce qu’il n’est pas seulement un « animal politique », et que de son inquiétude naît le grand désir qui l’habite : celui d’échapper à une nécessité à peine vécue comme destin et de repousser la contrainte de l’échange, celui de refuser son être social pour s’affranchir de sa condition. Car c’est bien en ce que les hommes se savent traversés et portés par la réalité du social que s’originent le désir de ne point s’y réduire et la nostalgie de s’en évader.


L’homme est un animal politique, la société ne se ramène pas à la somme de ses individus, et la différence entre l’addition qu’elle n’est pas et le système qui la définit consiste en l’échange et en la réciprocité par quoi sont liés les hommes. Il serait inutile de rappeler ces trivialités si l’on ne voulait marquer que s’y indique le contraire. À savoir précisément que, si l’homme est un « animal malade », c’est parce qu’il n’est pas seulement un « animal politique », et que de son inquiétude naît le grand désir qui l’habite : celui d’échapper à une nécessité à peine vécue comme destin et de repousser la contrainte de l’échange, celui de refuser son être social pour s’affranchir de sa condition. Car c’est bien en ce que les hommes se savent traversés et portés par la réalité du social que s’originent le désir de ne point s’y réduire et la nostalgie de s’en évader.


Le langage de l’homme civilisé lui est devenu complètement extérieur, car il n’est plus pour lui qu’un pur moyen de communication et d’information. La qualité du sens et la quantité des signes varient en sens inverse. Les cultures primitives au contraire, plus soucieuses de célébrer le langage que de s’en servir, ont su maintenir avec lui cette relation intérieure qui est déjà en elle-même alliance avec le sacré. Il n’y a pas, pour l’homme primitif, de langage poétique, car son langage est déjà en soi-même un poème naturel où repose la valeur des mots. Et si l’on a parlé du chant des Guayaki comme d’une agression contre le langage, c’est bien plutôt comme l’abri qui le protège que nous devons désormais l’entendre. Mais peut-on encore écouter, de misérables sauvages errants, la trop forte leçon sur le bon usage du langage ?


chapitre 7 le devoir de parole
Parler, c’est avant tout détenir le pouvoir de parler. Ou bien encore, l’exercice du pouvoir assure la domination de la parole : seuls les maîtres peuvent parler. Quant aux sujets : commis au silence du respect, de la vénération ou de la terreur. Parole et pouvoir entretiennent des rapports tels que le désir de l’un se réalise dans la conquête de l’autre. Prince, despote ou chef d’État, l’homme de pouvoir est toujours non seulement l’homme qui parle, mais la seule source de parole légitime : parole appauvrie, parole pauvre certes, mais riche d’efficience, car elle a nom commandement et ne veut que l’obéissance de l’exécutant. Extrêmes inertes chacun pour soi, pouvoir et parole ne subsistent que l’un dans l’autre, chacun d’eux est substance de l’autre et la permanence de leur couple, si elle paraît transcender l’Histoire, en nourrit néanmoins le mouvement : il y a événement historique lorsque, aboli ce qui les sépare et donc les voue à l’inexistence, pouvoir et parole s’établissent dans l’acte même de leur rencontre. Toute prise de pouvoir est aussi un gain de parole.
Il va de soi que tout cela concerne en premier lieu les sociétés fondées sur la division : maîtres-esclaves, seigneurs-sujets, dirigeants-citoyens, etc. La marque primordiale de cette division, son lieu privilégié de déploiement, c’est le fait massif, irréductible, peut-être irréversible, d’un pouvoir détaché de la société globale en ce que quelques membres seulement le détiennent, d’un pouvoir qui, séparé de la société, s’exerce sur elle et, au besoin, contre elle. Ce qui est ici désigné, c’est l’ensemble des sociétés à État, depuis les despotismes les plus archaïques jusqu’aux États totalitaires les plus modernes, en passant par les sociétés démocratiques dont l’appareil d’État, pour être libéral, n’en demeure pas moins le maître lointain de la violence légitime.
Voisinage, bon voisinage de la parole et du pouvoir : voilà qui sonne clair à nos oreilles dès longtemps accoutumées à l’écoute de cette parole-là. Or, ne peut se méconnaître cet enseignement décisif de l’ethnologie : le monde sauvage des tribus, l’univers des sociétés primitives ou encore – et c’est égal – des sociétés sans État, offre étrangement à notre réflexion cette alliance déjà décelée, mais pour les sociétés à État, entre le pouvoir et la parole. Sur la tribu règne son chef et celui-ci également règne sur les mots de la tribu. En d’autres termes, et tout particulièrement dans le cas des sociétés primitives américaines, les Indiens, le chef — l’homme de pouvoir – détient aussi le monopole de la parole. Il ne faut pas, chez ces Sauvages, demander : qui est votre chef ? mais plutôt : qui est parmi vous celui qui parle ? Maître des mots : ainsi nombre de groupes nomment-ils leur chef.
On ne peut donc, semble-t-il, penser l’un sans l’autre le pouvoir et la parole, puisque leur lien, clairement métahistorique, n’est pas moins indissoluble dans les sociétés primitives que dans les formations étatiques. Il serait cependant peu rigoureux de s’en tenir à une détermination structurale de ce rapport. En effet, la coupure radicale qui partage les sociétés, réelles ou possibles, selon qu’elles sont à État ou sans État, cette coupure ne saurait laisser indifférent le mode de liaison entre pouvoir et parole. Comment s’opère-t-elle dans les sociétés sans État ? L’exemple des tribus indiennes nous l’enseigne.
Une différence s’y révèle, à la fois la plus apparente et la plus profonde, dans la conjugaison de la parole et du pouvoir. C’est que si, dans les sociétés à État, la parole est le droit du pouvoir, dans les sociétés sans État, au contraire, la parole est le devoir du pouvoir. Ou, pour le dire autrement, les sociétés indiennes ne reconnaissent pas au chef le droit à la parole parce qu’il est le chef : elles exigent de l’homme destiné à être chef qu’il prouve sa domination sur les mots. Parler est pour le chef une obligation impérative, la tribu veut l’entendre : un chef silencieux n’est plus un chef.
Et que l’on ne s’y trompe pas. Il ne s’agit pas ici du goût, si vif chez tant de Sauvages, pour les beaux discours, pour le talent oratoire, pour le grand parler. Ce n’est pas d’esthétique qu’il est ici question, mais de politique. Dans l’obligation faite au chef d’être homme de parole transparaît en effet toute la philosophie politique de la société primitive. Là se déploie l’espace véritable qu’y occupe le pouvoir, espace qui n’est pas celui que l’on pourrait croire. Et c’est la nature de ce discours dont la tribu veille scrupuleusement à la répétition, c’est la nature de cette parole capitane qui nous indique le lieu réel du pouvoir.
Que dit le chef ? Qu’est-ce qu’une parole de chef ? C’est, tout d’abord, un acte ritualisé. Presque toujours, le leader s’adresse au groupe quotidiennement, à l’aube ou au crépuscule. Allongé dans son hamac ou assis près de son feu, il prononce d’une voix forte le discours attendu. Et sa voix, certes, a besoin de puissance, pour parvenir à se faire entendre. Nul recueillement, en effet, lorsque parle le chef, pas de silence, chacun tranquillement continue, comme si de rien n’était, à vaquer à ses occupations. La parole du chef n’est pas dite pour être écoutée. Paradoxe : personne ne prête attention au discours du chef. Ou plutôt, on feint l'inattention. Si le chef doit, comme tel, se soumettre à l'obligation de parler, en revanche les gens auxquels il s’adresse ne sont tenus, eux, qu’à celle de paraître ne pas l’entendre.
Et, en un sens, ils ne perdent, si l’on peut dire, rien. Pourquoi ? Parce que, littéralement, le chef ne dit, fort prolixement, rien. Son discours consiste, pour l’essentiel, en une célébration, maintes fois répétée, des normes de vie traditionnelles : « Nos aïeux se trouvèrent bien de vivre comme ils vivaient. Suivons leur exemple et, de cette manière, nous mènerons ensemble une existence paisible. » Voilà à peu près à quoi se réduit un discours de chef. On comprend dès lors qu’il ne trouble pas autrement ceux à qui il est destiné.
Qu’est-ce qu’en ce cas parler veut dire ? Pourquoi le chef de la tribu doit-il parler précisément pour ne rien dire ? À quelle demande de la société primitive répond cette parole vide qui émane du lieu apparent du pouvoir ? Vide, le discours du chef l’est justement parce qu’il n’est pas discours de pouvoir : le chef est séparé de la parole parce qu’il est séparé du pouvoir. Dans la société primitive, dans la société sans État, ce n’est pas du côté du chef que se trouve le pouvoir : il en résulte que sa parole ne peut être parole de pouvoir, d’autorité, de commandement. Un ordre : voilà bien ce que le chef ne saurait donner, voilà bien le genre de plénitude refusée à sa parole. Au-delà du refus d’obéissance que ne manquerait pas de provoquer une telle tentative d’un chef oublieux de son devoir, ne tarderait pas à se poser le refus de reconnaissance. Le chef assez fou pour songer, non point tant à l’abus d’un pouvoir qu’il ne possède pas, qu’à l’us même du pouvoir, le chef qui veut faire le chef, on l’abandonne : la société primitive est le lieu du refus d’un pouvoir séparé, parce qu’elle-même, et non le chef, est le lieu réel du pouvoir.
La société primitive sait, par nature, que la violence est l’essence du pouvoir. En ce savoir s’enracine le souci de maintenir constamment à l’écart l’un de l’autre le pouvoir et l’institution, le commandement et le chef. Et c’est le champ même de la parole qui assure la démarcation et trace la ligne de partage. En contraignant le chef à se mouvoir seulement dans l’élément de la parole, c’est-à-dire dans l’extrême opposé de la violence, la tribu s’assure que toutes choses restent à leur place, que l’axe du pouvoir se rabat sur le corps exclusif de la société et que nul déplacement des forces ne viendra bouleverser l’ordre social. Le devoir de parole du chef, ce flux constant de parole vide qu’il doit à la tribu, c’est sa dette infinie, la garantie qui interdit à l’homme de parole de devenir homme de pouvoir.

chapitre 11 la société contre l’état

Dans la société primitive, société par essence égalitaire, les hommes sont maîtres de leur activité, maîtres de la circulation des produits de cette activité : ils n’agissent que pour eux-mêmes, quand bien même la loi d’échange des biens médiatise le rapport direct de l’homme à son produit. Tout est bouleversé, par conséquent, lorsque l’activité de production est détournée de son but initial, lorsque, au lieu de produire seulement pour lui-même, l’homme primitif produit aussi pour les autres, sans échange et sans réciprocité. C’est alors que l’on peut parler de travail : quand la règle égalitaire d’échange cesse de constituer le « code civil » de la société, quand l’activité de production vise à satisfaire les besoins des autres, quand à la règle échangiste se substitue la terreur de la dette.


C’est donc bien la coupure politique qui est décisive, et non le changement économique. La véritable révolution, dans la protohistoire de l’humanité, ce n’est pas celle du néolithique, puisqu’elle peut très bien laisser intacte l’ancienne organisation sociale, c’est la révolution politique, c’est cette apparition mystérieuse, irréversible, mortelle pour les sociétés primitives, ce que nous connaissons sous le nom d’État. Et si l’on veut conserver les concepts marxistes d’infrastructure et de superstructure, alors faut-il peut-être accepter de reconnaître que l’infrastructure, c’est le politique, que la superstructure, c’est l’économique. Un seul bouleversement structurel, abyssal, peut transformer, en la détruisant comme telle, la société primitive : celui qui fait surgir en son sein, ou de l’extérieur, ce dont l’absence même définit cette société, l’autorité de la hiérarchie, la relation de pouvoir, l’assujettissement des hommes, l’État. Il serait bien vain d’en rechercher l’origine en une hypothétique modification des rapports de production dans la société primitive, modification qui, divisant peu à peu la société en riches et pauvres, exploiteurs et exploités, conduirait mécaniquement à l’instauration d’un organe d’exercice du pouvoir des premiers sur les seconds, à l’apparition de l’État.


Hypothétique, cette modification de la base économique est, bien plus encore, impossible. Pour qu’en une société donnée le régime de la production se transforme dans le sens d’une plus grande intensité de travail en vue d’une production de biens accrue, il faut ou bien que les hommes de cette société désirent cette transformation de leur genre de vie traditionnel, ou bien que, ne la désirant pas, ils s’y voient contraints par une violence extérieure. Dans le second cas, rien n’advient de la société elle-même, qui subit l’agression d’une force externe au bénéfice de qui va se modifier le régime de production : travailler et produire plus pour satisfaire les besoins des maîtres nouveaux du pouvoir. L’oppression politique détermine, appelle, permet l’exploitation. Mais l’évocation d’un tel « scénario » ne sert de rien, puisqu’elle pose une origine extérieure, contingente, immédiate, de la violence étatique, et non point la lente réalisation des conditions internes, socio-économiques, de son apparition.
L’État, dit-on, est l’instrument qui permet à la classe dominante d’exercer sa domination violente sur les classes dominées. Soit. Pour qu’il y ait apparition d’État, il faut donc qu’il y ait auparavant division de la société en classes sociales antagonistes, liées entre elles par des relations d’exploitation. Donc la structure de la société – la division en classes – devrait précéder l’émergence de la machine étatique. Observons au passage la fragilité de cette conception purement instrumentale de l’État. Si la société est organisée par des oppresseurs capables d’exploiter les opprimés, c’est que cette capacité d’imposer l’aliénation repose sur l’usage d’une force, c’est-à-dire sur ce qui fait la substance même de l’État, « monopole de la violence physique légitime ». À quelle nécessité répondrait dès lors l’existence d’un État, puisque son essence – la violence – est immanente à la division de la société, puisqu’il est, en ce sens, donné d’avance dans l’oppression qu’exerce un groupe social sur les autres ? Il ne serait que l’inutile organe d’une fonction remplie avant et ailleurs.


Les sociétés primitives sont des sociétés sans État parce que l’État y est impossible. Et pourtant tous les peuples civilisés ont d’abord été sauvages : qu’est-ce qui a fait que l’État a cessé d’être impossible ? Pourquoi les peuples cessèrent-ils d’être sauvages ? Quel formidable événement, quelle révolution laissèrent surgir la figure du Despote, de celui qui commande à ceux qui obéissent ? D’où vient le pouvoir politique ? Mystère, provisoire peut-être, de l’origine.


C’est exactement là que passe la limite du consensus qui le reconnaît comme chef. Si son désir de guerre coïncide avec le désir de guerre de la société, celle-ci continue à la suivre. Mais si le désir de guerre du chef tente de se rabattre sur une société animée par le désir de paix – aucune société, en effet, ne désire toujours faire la guerre –, alors le rapport entre le chef et la tribu se renverse, le leader tente d’utiliser la société comme instrument de son but.


Il veut faire de la tribu l’instrument de son désir, alors qu’il fut auparavant, en raison de sa compétence de guerrier, l’instrument de la tribu. Bien entendu, les Apaches n’ont jamais voulu suivre Geronimo, tout comme les Yanomami refusèrent de suivre Fousiwe. Tout au plus le chef apache réussissait-il (parfois, au prix de mensonges) à convaincre quelques jeunes gens avides de gloire et de butin. Pour l’une de ces expéditions, l’armée de Geronimo, héroïque et dérisoire, se composait de deux hommes !



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