mercredi 25 mars 2020

Jacques Rancière – Le spectateur émancipé


Jacques Rancière – Le spectateur émancipé

Or, disent les accusateurs, c'est un mal que d'être spectateur, pour deux raisons. Premièrement regarder est le contraire de connaître. Le spectateur se tient en face d'une apparence en ignorant le processus de production de cette apparence ou la réalité qu’elle recouvre. Deuxièmement, c'est le contraire d'agir. La spectatrice demeure immobile à sa place, passive. :Être spectateur, c'est être séparé tout à la fois de la capacité de connaître et du pouvoir d'agir. -------------------  
Tel est le cercle du théâtre tel que nous le connaissons, tel que notre société l'a modelé à son image. ------------   
Ce renversement a connu deux grandes formules, antagoniques dans leur principe, même si la pratique et la théorie du théâtre réformé les ont souvent mêlées. Selon la première, il faut arracher le spectateur à l'abrutissement du badaud fasciné par l'apparence et gagné par l'empathie qui le fait s'identifier avec les personnages de la scène. On lui montrera donc un spectacle étrange, inusuel, une énigme dont il ait à chercher le sens. --------------- 
Quelle est en effet l'essence du spectacle selon Guy Debord? C'est l'extériorité. Le spectacle est le règne de la vision et la vision est extériorité, c'est-à-dire dépossession de soi. La maladie de l'homme spectateur peut se résumer en une brève formule: «Plus il contemple, moins il est2La formule semble antiplatonicienne.  --------------
Mais cette idée est dépendante elle-même de la conception platonicienne de la mimesis. La «contemplation» que Debord dénonce, c'est la contemplation de l'apparence séparée de sa vérité, c'est le spectacle de souffrance produit par cette séparation. «La séparation est l'alpha et l'oméga du spectacle3. » Ce que l'homme contemple dans le spectacle est l'activité qui lui a été dérobée, c'est sa propre essence, devenue étrangère, retournée contre lui, organisatrice d'un monde collectif dont la réalité est celle de cette dépossession.  ----------------
Ce jeu d'équivalences et d'oppositions compose en effet une dramaturgie assez tortueuse de faute et de rédemption. Le théâtre s'accuse lui-même de rendre les spectateurs passifs et de trahir ainsi son essence d'action communautaire. Il s'octroie en conséquence la mission d'inverser ses effets et d'expier ses fautes en rendant aux spectateurs la possession de leur conscience et de leur activité. La scène et la performance théâtrales deviennent ainsi une médiation évanouissante entre le mal du spectacle et la vertu du vrai théâtre.  --------------
C'est ici que les descriptions et les propositions de l'émancipation intellectuelle peuvent entrer enjeu et nous aider à reformuler le problème. Car cette médiation auto-évanouissante n'est pas pour nous quelque chose d'inconnu. C'est la logique même de la relation pédagogique: le rôle dévolu au maître y est de supprimer la distance entre son savoir et l'ignorance de l'ignorant. Ses leçons et les exercices qu'il donne ont pour fin de réduire progressivement le gouffre qui les sépare. Malheureusement il ne peut réduire l'écart qu'à la condition de le recréer sans cesse. Pour remplacer l'ignorance par le savoir, il doit toujours marcher un pas en avant, remettre entre l'élève et lui une ignorance nouvelle. La raison en est simple. Dans la logique pédagogique, l'ignorant n'est pas seulement celui qui ignore encore ce que le maître sait. Il est celui qui ne sait pas ce qu'il ignore ni comment le savoir. Le maître, lui, n'est pas seulement celui qui détient le savoir ignoré par l'ignorant. Il est aussi celui qui sait comment en faire un objet de savoir, à quel moment et selon quel protocole. Car à la vérité, il n'est pas d'ignorant qui ne sache déjà une masse de choses, qui ne les ait apprises par lui-même, en regardant et en écoutant autour de lui, en observant et en répétant, en se trompant et en corrigeant ses erreurs. Mais un tel savoir pour le maître n'est qu'un savoir d'ignorant, un savoir incapable de s'ordonner selon la progression qui va du plus simple au plus compliqué. L'ignorant progresse en comparant ce qu'il découvre à ce qu'il sait déjà, selon le hasard des rencontres mais aussi selon la règle arithmétique,la règle démocratique qui fait de l'ignorance un moindre savoir. Il se préoccupe seulement de savoir plus, de savoir ce qu'il ignorait encore. Ce qui lui manque, ce qui manquera toujours à l'élève, à moins de devenir maître lui-même, c'est le savoir de l'ignorance, la connaissance de la distance exacte qui sépare le savoir de l'ignorance.  -----------------
Ainsi on disqualifie le spectateur parce qu'il ne fait rien, alors que les acteurs sur la scène ou les travailleurs à l'extérieur mettent leur corps en action. Mais l'opposition du voir au faire se retourne aussitôt quand on oppose à l'aveuglement des travailleurs manuels et des praticiens empiriques, enfoncés dans l'immédiat et le terre à terre, la large perspective de ceux qui contemplent les idées, prévoient le futur ou prennent une vue globale de notre monde.  --------------
C'est là un point essentiel: les spectateurs voient, ressentent et comprennent quelque chose pour autant qu'ils composent leur propre poème, comme le font à leur manière acteurs ou dramaturges, metteurs en scène, danseurs ou performers. ------------- 
Ce que l'élève doit apprendre est ce que le maître lui apprend. Ce que le spectateur doit voir est ce que le metteur en scène lui fait voir. Ce qu'il doit ressentir est l'énergie qu'il lui communique. À cette identité de la cause et de l'effet qui est au coeur de la logique abrutissante, l'émancipation oppose leur dissociation. C'est le sens du paradoxe du maître ignorant: l'élève apprend du maître quelque chose que le maître ne sait pas lui-même. Il l'apprend comme effet de la maîtrise qui l'oblige à chercher et vérifie cette recherche. Mais il n'apprend pas le savoir du maître.  ----------------
Mais c'est là confondre deux distances bien différentes. Il y a la distance entre l'artiste et le spectateur, mais il y aussi la distance inhérente à la performance elle-même, en tant qu'elle se tient, comme un spectacle, une chose autonome, entre l'idée de l'artiste et la sensation ou la compréhension du spectateur. Dans la logique de l'émancipation il y a toujours entre le maître ignorant et l'apprenti émancipé une troisième chose - un livre ou tout autre morceau d'écriture - étrangère à l'un comme à l'autre et à laquelle ils peuvent se référer pour vérifier en commun ce que l'élève a vu, ce qu'il en dit et ce qu'il en pense. Il en va de même pour la performance. Elle n'est pas la transmission du savoir ou du souffle de l'artiste au spectateur. Elle est cette troisième chose dont aucun n'est propriétaire, dont aucun ne possède le sens, qui se tient entre eux, écartant toute transmission à l'identique, toute identité de la cause et de l'effet. Cette idée de l'émancipation s'oppose ainsi clairement à celle sur laquelle la politique du théâtre et de sa réforme s'est souvent appuyée: l'émancipation éomme ré appropriation d'un rapport à soi perdu dans un processus de séparation. C'est cette idée de la séparation et de son abolition qui lie la critique debordienne du spectacle à la critique feuerbachienne de la religion à travers la critique marxiste de l'aliénation. Dans cette logique, la médiation d'un troisième terme ne peut être qu'illusion fatale d'autonomie, prise dans la logique de la dépossession et de sa dissimulation. La séparation de la scène et de la salle est un état à dépasser. C'est le but même de la performance que de supprimer cette extériorité, de diverses manières: en mettant les spectateurs sur la scène et les performers dans la salle, en supprimant la différence de l'une à l'autre, en déplaçant la performance dans d'autres lieux, en l'identifiant à la prise de possession de la rue, de la ville ou de la vie. ------------------- 
Qu'y a-t-il de plus interactif, de plus communautaire chez ces spectateurs que dans une multiplicité d'individus regardant à la même heure le même show télévisé? ----------------- 
C'est dans ce pouvoir d'associer et de dissocier que réside l'émancipation du spectateur, c'est-à-dire l'émancipation de chacun de nous comme spectateur. ------------- 
Il Y a partout des points de départ, des croisements et des noeuds qui nous permettent d'apprendre quelque chose de neuf si nous récusons premièrement la distance radicale, deuxièmement la distribution des rôles, troisièmement les frontières entre les territoires. Nous n'avons pas à transformer les spectateurs en acteurs et les ignorants en savants. Nous avons à reconnaître le savoir à l'oeuvre dans l'ignorant et l'activité propre au spectateur. Tout spectateur est déjà acteur de son histoire, tout acteur, tout homme d'action spectateur de la même histoire.  ---------------- Or il y a trois manières de comprendre et de pratiquer ce mélange des genres. Il y a celle qui réactualise la forme de l'oeuvre d'art totale. Celle-ci était supposée être l'apothéose de l'art devenu vie. Elle tend plutôt à être aujourd'hui celle de quelques égos artistiques surdimensionnés ou d'une forme d'hyperactivisme consumériste, sinon les deux à la fois. Il y a ensuite l'idée d'une hybridation des moyens de l'art propre à la réalité postmoderne de l'échange incessant des rôles et des identités, du réel et du virtuel, de l'organique et des prothèses mécaniques et informatiques. Cette seconde idée ne se distingue guère de la première dans ses conséquences. Elle conduit souvent à une autre forme d'abrutissement, qui utilise le brouillage des frontières et la confusion des rôles pour accroître l'effet de la performance sans questionner ses principes. Reste une troisième manière qui ne vise plus l'amplification des effets mais la remise en cause du rapport cause-effet lui-même et du jeu des présuppositions qui soutient la logique de l'abrutissement. ---------------- 
Les mésaventures de la pensée critique
La photo était simplement intitulée «Sans titre », ce qui, dans ce contexte, semblait vouloir dire: pas besoin de titre: l'image en dit assez par elle-même. --------------  
La photographie de la manifestation n'est pas un collage au sens technique du terme, mais son effet joue sur les éléments qui ont fait la fortune artistique et politique du collage et du photomontage: le choc sur une même surface d'éléments hétérogènes, sinon conflictuels. Au temps du surréalisme, la procédure servit à manifester, sous le prosaïsme de la quotidienneté bourgeoise, la réalité réprimée du désir et du rêve. Le marxisme s'en saisit ensuite pour rendre sensible, par la rencontre incongrue d'éléments hétérogènes, la violence de la domination de classe cachée sous les apparences de l'ordinaire quotidien et de la paix démocratique. Ce fut le principe de l'étrangeté brechtienne. C'était encore, dans les années 1970, celui des photomontages réalisés par une artiste américaine engagée, Martha RosIer, dans sa série intitulée Bringing the War Home qui collait sur des images d'intérieurs américains heureux des images de la guerre au Vietnam. Ainsi un montage intitulé Balloons nous montrait, sur le fond d'une spacieuse villa où apparaissaient dans un coin des ballons gonflables, un Vietnamien portant dans ses bras un enfant mort, tué par les boulets de l'armée américaine. La connexion des deux images était censée produire un double effet: la conscience du système de domination qui liait le bonheur domestique américain à la violence de la guerre impérialiste, mais aussi un sentiment de complicité coupable dans ce système. D'un côté, l'image disait: voici la réalité cachée que vous ne savez pas voir, vous devez en prendre connaissance et agir selon cette connaissance. Mais il n'y a pas d'évidence que la connaissance d'une situation entraîne le désir de la changer. -----------   
C'est ce dont la photographie des manifestants témoignerait à sa façon: ils protestent contre la guerre menée par l'empire de la consommation qui lâche ses bombes sur les villes du Moyen-Orient. Mais ces bombes sont une réponse à la destruction des tours qui avait été elle-même mise en scène comme le spectacle de l'effondrement de l'empire de la marchandise et du spectacle. eimage semble nous dire alors: ces manifestants sont là parce qu'ils ont consommé les images de la chute des tours et des bombardements en Irak. Et c'est encore un spectacle qu'ils nous donnent dans les rues. En dernière instance, terrorisme et consommation, protestation et spectacle sont ramenés à un seul et même procédé  --------------
D'un côté donc, il y a l'ironie ou la mélancolie de gauche. Celle-ci nous presse d'avouer que tous nos désirs de subversion obéissent encore à la loi du marché et que nous n'y faisons que nous complaire au nouveau jeu disponible sur le marché global, celui de l'expérimentation sans limites de notre propre vie. Elle nous montre absorbés dans le ventre du monstre où même nos capacités de pratique autonome et subversive et les réseaux d'interaction que nous pourrions utiliser contre elle servent la puissance nouvelle de la bête, celle de la production immatérielle. La bête, dit-on, met son emprise sur les désirs et les capacités de ses ennemis potentiels en leur offrant au meilleur prix la plus appréciée des marchandises, la capacité d'expérimenter sa vie comme un terreau de possibilités infinies. Elle offre ainsi à chacun ce qu'il peut souhaiter: des reality shows pour les crétins et des possibilités accrues d'auto-valorisation pour les malins. C'est là, nous dit le discours mélancolique, le piège où sont tombés ceux qui croyaient mettre à bas le pouvoir capitaliste et lui ont donné à l'inverse les moyens de se rajeunir en se nourrissant des énergies contestatrices. Ce discours a trouvé son aliment dans Le Nouvel Esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Eve Chiapello. Selon ces sociologues, les mots d'ordre des révoltes des années 1960 et notamment du mouvement étudiant de Mai 68 auraient fourni au capitalisme en difficulté après la crise pétrolière de 1973 les moyens de se régénérer. Mai 68 en effet aurait mis en avant les thèmes de la «critique artiste» du capitalisme - la protestation contre un monde désenchanté, les revendications d'authenticité, de créativité et d'autonomie - à l'encontre de sa critique «sociale », propre au mouvement ouvrier: la critique des inégalités et de la misère et la dénonciation de l'égoïsme destructeur des liens communautaires. Ce sont ces thèmes qui auraient été intégrés par le capitalisme contemporain, offrant à ces désirs d'autonomie et de créativité authentique sa «flexibilité » nouvelle, son encadrement souple, ses structures légères et innovantes, son appel à l'initiative individuelle et à la «cité par projets ». La thèse est par elle-même assez peu solide. Il y a loin des discours pour séminaires de managers qui lui donnent sa matière à la réalité des formes de domination contemporaines du capitalisme où la «flexibilité» du travail signifie bien plus l'adaptation forcée à des formes de productivité accrues sous menace de licenciements, fermetures et délocalisations que l'appel à la créativité généralisée des enfants de Mai 68. Au demeurant, le souci de la créativité au travail était bien loin des mots d'ordre du mouvement de 1968, qui s'est mené, à l'inverse, contre le thème de la «participation» et contre l'invitation faite à la jeunesse instruite et généreuse de participer à un capitalisme modernisé et humanisé, qui étaient au coeur de l'idéologie néo capitaliste et du réformisme étatique des années 1960. L'opposition de la critique artiste à la critique sociale ne repose sur aucune analyse des formes historiques de contestation. Elle se contente, conformément à la leçon de Bourdieu, d'attribuer la lutte contre la misère et pour les liens communautaires aux ouvriers, et le désir individualiste de créativité autonome aux enfants passagèrement rebelles de la bourgeoisie grande ou petite. Mais la lutte collective pour l'émancipation ouvrière ne s'est jamais séparée d'une expérience nouvelle de vie et de capacité individuelles, gagnées sur la contrainte des anciens liens communautaires. L'émancipation sociale a été en même temps une émancipation esthétique, une rupture avec les manières de sentir, de voir et de dire qui caractérisaient l'identité ouvrière dans l'ordre hiérarchique ancien. Cette solidarité du social et de l'esthétique, de la découverte de l'individualité pour tous et du projet de collectivité libre a fait le coeur de l'émancipation ouvrière. Mais elle a signifié, du même coup, ce désordre des classes et des identités que la vision sociologique du monde a constamment refusé, contre lequel elle s'est elle-ment qu'elle l'a retrouvé dans les manifestations et les mots d'ordre de 1968 et on la comprend soucieuse de liquider enfin la perturbation qu'il a apportée à la bonne répartition des classes, de leurs manières d'être et de leurs formes d'action. Ce n'est donc ni la nouveauté ni la force de la thèse qui a pu séduire mais la façon dont elle remet en service le thème «critique» de l'illusion complice. Elle donnait ainsi aliment à la version mélancolique du gauchisme, qui se nourrit de la double dénonciation du pouvoir de la bête et des illusions de ceux qui la servent en croyant la combattre. Il est vrai que la thèse de la récupération des révoltes «artistes» ouvre sur plusieurs conclusions: elle étaie à l'occasion la proposition d'une radicalité qui serait enfin radicale: la défection de masse des forces de l'Intellect général aujourd'hui absorbées par le Capital et l'État, prônée par Paolo Virno, ou la subversion virtuelle opposée au capitalisme virtuel par Brian Holmes7• Elle nourrit aussi la proposition d'un militantisme inversé, appliqué non plus à détruire mais à sauver un capitalisme qui aurait perdu son esprit8 . ------------------- 
En face de cette mélancolie de gauche, nous avons vu se développer une nouvelle fureur de droite qui reformule la dénonciation du marché, des médias et du spectacle comme dénonciation des ravages de l'individu démocratique. -------- 
Entre le temps des Mythologies de Barthes et celui de La Société du spectacle de Guy Debord, la lecture critique des images et le dévoilement des messages trompeurs qu'elles dissimulaient. Nous savons aussi comment cette frénésie de déchiffrement des messages trompeurs de toute image s'est inversée dans les années 1980 avec l'affirmation désabusée qu'il n'y avait plus lieu désormais de distinguer image et réalité. Mais cette inversion n'est que la conséquence de la logique originaire concevant le processus social global comme un processus d'auto-dissimulation. Le secret caché n'est rien d'autre, au final, que le fonctionnement obvie de la machine. C'est bien là la vérité du concept de spectacle tel que Guy Debord l'a fixé: le spectacle n'est pas l'étalage des images cachant la réalité. Il est l'existence de l'activité sociale et de la richesse sociale comme réalité séparée. La situation de ceux qui vivent dans la société du spectacle est alors identique à celle des prisonniers attachés dans la caverne platonicienne. La caverne est le lieu où les images sont prises pour des réalités, l'ignorance pour un savoir et la pauvreté pour une richesse. Et autrement leur vie individuelle et collective, plus ils s'enlisent dans la servitude de la caverne. Mais cette déclaration d'impuissance fait retour sur la science qui la proclame. Connaître la loi du spectacle revient à connaître la manière dont il reproduit indéflniment la falsification qui est identique à sa réalité. Debord a résumé la logique de ce cercle en une formule lapidaire: «Dans le monde réellement inversé, le vrai est un moment du fauxll.» Ainsi la connaissance de l'inversion appartient elle-même au monde inversé, la connaissance de l'assujettissement au monde de l'assujettissement. C'est pourquoi la critique de l'illusion des images a pu être retournée en critique de l'illusion de réalité, et la critique de la fausse richesse en critique de la fausse pauvreté. Le prétendu tournant postmoderne n'est, en ce sens, qu'un tour de plus dans le même cercle. Il n'y a pas de passage théorique de la critique moderniste au nihilisme postmoderne. Il ne s'agit que de lire dans un autre sens la même équation de la réalité et de l'image, de la richesse et de la pauvreté. Le nihilisme qu'on attribue à l'humeur postmoderne pourrait bien avoir été dès le début le secret caché de la science qui disait révéler le secret caché de la société moderne. Cette science se nourrissait de l'indestructibilité du secret et de la reproduction indéflnie du procès de falsification qu'elle dénonçait. La déconnexion présente entre les procédures critiques et toute perspective d'émancipation révèle seulement la disjonction qui était au coeur du paradigme critique. Elle peut railler ses illusions, mais elle reproduit sa logique. C'est pourquoi une réelle «critique de la critique» ne peut être un renversement de plus de sa logique. Elle passe par un réexamen de ses concepts et de ses procédures, de leur généalogie et de la façon dont ils se sont entrelacés avec la logique de l'émancipation sociale.  --------------- 
Le problème est que cette promotion scientifique de la quantité coïncidait avec une autre, avec celle de la multitude populaire sujet de la forme de gouvernement appelée démocratie, avec celle de la multiplicité de ces individus sans qualité que la prolifération des textes et des images reproduits, des vitrines de la rue commerçante et des lumières de la ville publique transformaient en habitants à part entière d'un monde partagé de connaissances et de jouissances.  ------------
La dénonciation des séductions mensongères de la «société de consommation» fut d'abord le fait de ces élites saisies d'effroi devant les deux figures jumelles et contemporaines de l'expérimentation populaire de nouvelles formes de vie: Emma Bovary et l'Association Internationale des Travailleurs. Bien sûr, cet effroi prit la forme de la sollicitude paternelle à l'égard des pauvres gens dont les cerveaux fragiles étaient incapables de maîtriser cette multiplicité. Autrement dit, cette capacité de réinventer les vies fut transformée en incapacité de juger les situations.  --------------
L'image intolérable
Ce que nous voyons surtout sur les écrans de l'information télévisée, c'est la face des gouvernants, experts et journalistes qui commentent les images, qui disent ce qu'elles montrent et ce que nous devons en penser. Si l'horreur est banalisée, ce n'est pas parce que nous en voyons trop d'images. Nous ne voyons pas trop de corps souffrants sur l'écran. Mais nous voyons trop de corps sans nom, trop de corps incapables de nous renvoyer le regard que nous leur adressons, de corps qui sont objet de parole sans avoir eux-mêmes la parole. Le système de l'Information ne fonctionne pas par l'excès des images, il fonctionne en sélectionnant les êtres parlants et raisonnants, capables de «décrypter» le flot de l'information qui concerne les multitudes anonymes. La politique propre à ces images consiste à nous enseigner que n'importe qui n'est pas capable de voir et de parler. C'est cette leçon que confirment très platement ceux qui prétendent critiquer le déferlement télévisuel des images. ---------- 
Les mots prennent la place des photographies parce que celles-ci seraient encore des photographies de victimes anonymes de violences de masse encore en accord avec ce qui banalise massacres  et victimes. Le problème n'est pas d'opposer les mots aux images visibles. Il est de bouleverser la logique dominante qui fait du visuelle lot des multitudes et du verbal le privilège de quelques-uns. Les mots ne sont pas à la place des images. Ils sont des images, c'est-à-dire des formes de redistribution des éléments de la représentation.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire