mercredi 18 mars 2020

L'homme sans qualités - Tome 2 - Robert Musil

L'homme sans qualités - Tome 2 - Robert Musil


TROISIÈME PARTIE
 VERS LE RÈGNE MILLÉNAIRE
 OU LES CRIMINELS


 1. La sœur oubliée.

On y devinait partout les traces d’une vie très animée, mais qui sonnait creux.

2. Confiance.

J’ai dormi. J’ai pris l’habitude, ici, de dormir chaque fois que j’ai une minute libre. D’ailleurs, je suis foncièrement paresseuse : peut-être par désespoir.



— Autant que je connaisse ses écrits, ce n’est pas simplement un maître d’école capable de courir à toutes selles : il est également intervenu très tôt pour la réforme de notre enseignement supérieur. Je me souviens d’avoir lu un livre de lui où il était question d’une part de l’irremplaçable valeur de l’enseignement historico-humaniste pour la culture morale, d’autre part de l’irremplaçable valeur de l’enseignement scientifico-mathématique pour la culture intellectuelle, et troisièmement de l’irremplaçable valeur du sport et de l’éducation militaire pour la culture de l’énergie et de l’action. Est-ce bien cela ?

4. « Ich hatt’einen Kameraden. »

 « Comment dois-je te l’expliquer ? dit Ulrich après s’être renseigné. Papa voudrait être enterré avec ses décorations parce qu’il condamne la théorie individualiste de l’État ! Il nous recommande la théorie universaliste : l’homme ne trouve un but supra-personnel, sa bonté et sa justice que dans la communauté créatrice de l’État ; seul, il n’est rien, et c’est pourquoi le monarque est un symbole spirituel. En d’autres termes, il faut que l’homme, à sa mort, s’enroule en quelque sorte dans ses décorations, de même qu’on ne jette pas un marin mort à la mer sans l’avoir enroulé dans le pavillon !

6. Où on laisse enfin le vieux Monsieur tranquille.

Maintenant, il n’éprouvait plus que l’absurdité, l’oscillation confuse de l’ordre humain et de lui-même. « Me voilà seul au monde, pensa-t-il, une amarre est rompue, et je m’envole ! » Ce rappel de la première impression qu’il avait éprouvée à la nouvelle de la mort de son père vint recouvrir son émotion, tandis qu’il continuait à marcher entre les murailles humaines.

8. Famille à deux.

On est pris dedans et emporté avec lui. » Il se souvint avoir pensé une fois que chaque vérité, de nos jours, venait au monde divisée en demi-vérités et que néanmoins, de cette manière changeante et frivole, on atteignait au total une productivité plus grande que si chaque individu s’efforçait d’accomplir son devoir entier dans la solitude et le sérieux. Cette pensée qu’il portait comme une écharde dans le sentiment de son existence mais qui n’était pas sans possibilité de grandeur, il en avait tiré une fois la conclusion, par plaisanterie, qu’on pouvait faire ce qu’on voulait



Agathe réfléchit, puis ne put s’empêcher de rire : « Je ne te comprends pas, bien entendu, mais ne serait-ce pas merveilleux d’être sauvé par la statistique ? Puisque l’amour n’en est plus capable depuis longtemps ! »



C’est en ces termes qu’Ulrich décrivait à sa sœur ce qui était peut-être la conséquence d’une humeur sans but et sans ambition, ou celle d’une illusion d’effacement de la personnalité, mais peut-être aussi, rien de moins que le « mythe primitif des dieux », cette « double face de la nature », cette vision « prenante » et cette vision « donnante » qu’il serrait enfin de près, tel un chasseur. Il attendait maintenant, curieux de voir si Agathe manifesterait son accord ou l’expérience de telles impressions ; comme elle n’en donnait pas le moindre signe, il reprit son explication : « C’est comme une légère scission de la conscience. On se sent enlacé, enveloppé et pénétré jusqu’au cœur par une dépendance délicieuse à force d’être involontaire ; d’autre part, on garde l’esprit en éveil, on demeure capable d’esprit critique et même prêt à chercher querelle à ces choses et à ces êtres qui n’ont pas encore dépouillé leur présomption. C’est comme s’il y avait en nous deux couches de vie relativement indépendantes, et qui d’ordinaire s’équilibrent dans les profondeurs. Puisque nous avons parlé de destin, c’est aussi comme si on avait deux destins : l’un actif et secondaire, qui s’accomplit, l’autre inactif mais essentiel, que l’on ne connaît jamais. »



Tandis qu’Ulrich parle du désir de communauté (avec la passion d’un homme qui s’impose un tourment dirigé contre sa nature, mais il ne sait pas s’il est dirigé contre sa nature vraie ou contre sa nature d’emprunt), Agathe écoute ses mots se rapprocher d’elle puis s’éloigner, et Ulrich constate que, selon sa malencontreuse habitude, il a cherché longtemps dans cette figure, pourtant si désarmée devant lui dans la claire lumière et son fantasque vêtement, quelque chose qui le choquât, mais qu’il n’y a rien trouvé de tel ; et il en rend grâce par une affection simple et pure qu’il n’éprouve jamais d’ordinaire. La conversation le ravit. Lorsqu’elle s’achève, Agathe demande inconsciemment : « Alors, es-tu pour ou contre ce que tu appelles la famille ? »
Ulrich réplique qu’il ne s’agit pas de cela, qu’il a parlé d’une perplexité du monde et non de l’indécision de sa propre personne.



! Le monde spectaculaire et théâtral de l’amour ne l’enivrait pas. Ces indications de mise en scène élaborées principalement par les hommes et qui tendaient toutes à obtenir de la dure vie, de loin en loin, une heure de faiblesse (avec les différents sous-genres de la faiblesse : sombrer, mourir, être prise, se donner, succomber, perdre la tête et ainsi de suite), ces indications lui semblaient du cabotinage, parce qu’en aucune heure elle ne s’était sentie autrement que faible, dans un monde admirablement organisé par la force des hommes.



 Comment peut-on appeler bons des hommes qui se conduisent mal ? C’est vraiment un non-sens ! » Elle découvrit que cette affirmation, quand Ulrich l’avait prononcée, et sans qu’elle eût plus de contenu que maintenant, lui avait paru merveilleuse !

10. Suite de l’excursion à la Schwedenschanze. La morale du deuxième pas.

— Bien sûr ! cria Ulrich en réponse. C’est-à-dire… non, attends un peu : peut-être ne sont-ils que des hommes de bon fond, des hommes de valeur. Cela leur reste même après le crime. Mais qu’ils restent bons, ça non !



— Il en va toujours ainsi, dit Ulrich. C’est l’homme qui donne à l’acte son caractère, et non l’inverse ! Nous séparons le Bon du Mauvais, mais nous savons bien qu’ils forment un tout ! »



Ulrich, qui devinait vaguement tant de passion à son côté, se pencha vers sa sœur et lui dit à l’oreille, néanmoins assez fort : « Chacun croit volontiers qu’il ne fera jamais de mal, puisqu’il est un brave homme ! »



Elle fit quelques pas en arrière dans la direction d’Ulrich. « Toute ma vie, poursuivit-elle, on m’a reproché de n’avoir pas de volonté, de n’aimer rien, de ne rien respecter, en un mot, de n’être pas décidée à vivre. Papa me l’a reproché, Hagauer m’en blâmait : dis-moi donc, pour l’amour de Dieu, dis-moi une bonne fois à quels moments de la vie quelque chose peut nous paraître nécessaire ?
— Quand on se retourne dans son lit ! dit Ulrich maussade.
— Que veux-tu dire ?
— Pardonne-moi la banalité de l’exemple. Mais c’est bien cela : on est mécontent de sa position ; on pense continuellement à la modifier, on passe d’une décision à l’autre sans en mettre aucune à exécution ; enfin, on renonce : et d’un coup, on s’est retourné !



 La morale d’entrepreneurs de notre époque pénètre-t-elle si profond en nous, ou n’est-ce là qu’une illusion de coïncidence ? La morale de ceux qui font carrière n’est-elle que la caricature, venue trop tôt à terme, de phénomènes plus profonds ? Pour le moment, je ne pourrais te donner aucune réponse à ces questions ! »



— Dieu merci ! s’écria Ulrich. Chaque fois que je considère ta jeunesse, ta beauté, ta force, et que je t’entends dire que tu n’as aucune énergie, je me réjouis ! Notre époque ruisselle suffisamment d’énergie. On ne veut plus voir que des actes, et nulle pensée. Cette terrible énergie provient de ce que l’on n’a plus rien à faire. Intérieurement, je veux dire. Mais en fin de compte, même extérieurement, l’homme ne fait que répéter toute sa vie un seul et même acte : il entre dans une profession, puis y progresse

11. Conversations sacrées. Début.

. La morale n’est rien d’autre qu’un ordre de l’âme et des choses, embrassant l’un et l’autre domaine, et il n’est pas surprenant que les jeunes gens, dont la volonté de vivre n’est pas encore émoussée, en parlent beaucoup. C’est plutôt chez un homme de l’âge et de l’expérience d’Ulrich qu’une explication était nécessaire : les hommes faits ne parlent de morale que professionnellement, lorsque cela fait partie de leur langage officiel ; sinon, ce mot a déjà été englouti par les activités quotidiennes et n’apparaît plus guère dans sa pureté. Qu’Ulrich parlât de morale trahissait donc un profond désordre qui attirait Agathe par la ressemblance qu’elle y voyait avec son cas. Maintenant, elle avait honte d’avoir avoué si naïvement qu’elle voulait vivre « en plein accord avec elle-même », car elle entrevoyait les conditions complexes qui se mettaient à la traverse



La plus morale de toutes les propositions est celle-ci : l’exception confirme la règle ! » Probablement cette phrase lui avait-elle été inspirée simplement par son aversion pour une méthode morale qui se prétend inflexible et se voit obligée, dans son application pratique, de céder à toutes les pressions, s’opposant rigoureusement ainsi au procédé exact qui veut que l’on s’attache d’abord à l’expérience, et qu’on tire les lois de son observation. Il connaissait évidemment la différence que l’on établit entre les lois naturelles et les lois morales : les unes seraient copiées de la nature sans morale, mais les autres devraient être imposées à la nature humaine, moins rétive. Pourtant, il était d’avis que quelque chose clochait, aujourd’hui, dans cette distinction. Il avait précisément voulu dire que la morale était en retard de cent ans sur la pensée, d’où la peine qu’elle avait à s’adapter à nos besoins nouveaux. Mais, avant qu’il eût poussé son explication aussi loin, Agathe l’interrompit par une réponse qui paraissait très simple, mais qui, sur l’instant, le déconcerta.
« N’est-il donc pas bon d’être bon ?



Son frère hésita ; mais, soudain, il laissa échapper l’affirmation qui devait les entraîner l’un et l’autre dans des domaines insolites. « Notre morale, expliqua-t-il, est la cristallisation d’un mouvement intérieur absolument différent d’elle !



Quand avons-nous eu le visage si bien enfoncé dans la poussière que l’idée d’être élevés nous ait ravis ? Ou encore, prends à la lettre une expression telle que : être empoigné par une pensée ; dans l’instant où tu ressentirais cette rencontre physiquement, tu serais déjà aux frontières du royaume des fous ! Ainsi, tous les mots veulent être pris littéralement, sinon ils moisissent et deviennent mensongers ; mais on ne peut en prendre aucun au pied de la lettre, sous peine de voir le monde se changer en asile d’aliénés ! On ne sait quelle énorme ivresse émane, tel un obscur souvenir, de cette contradiction, et on en arrive quelquefois à penser que tout ce que nous vivons n’est que fragments détachés et détruits d’un Tout ancien que l’on aurait mal restauré. »

12. Conversations sacrées. Suite variée.

Dès cet instant, bien sûr, cessant d’évoquer ces perceptions difficiles à décrire dans lesquelles il n’y a ni substantifs ni transitifs, ils retrouvent les phrases avec sujet et objet, parce qu’ils voient en leur âme et en leur Dieu les deux montants de porte entre lesquels va surgir la merveille. Ainsi en arrivent-ils à prétendre que l’âme leur a été tirée du corps et plongée dans le Seigneur, ou que le Seigneur pénètre en eux comme un amant ; ils sont saisis, engloutis, aveuglés, volés, violentés par Dieu, ou bien leur âme grandit jusqu’à Lui, pénètre en Lui, goûte de Lui, L’enlace et L’entend parler



— Sais-tu ce que cela démontre ? s’écria Ulrich. Tout simplement, que le pouvoir de faire le Bien qui doit loger en nous d’une manière ou d’une autre, ronge les parois dès qu’on essaie de l’enfermer dans une forme rigide et, par le trou ainsi ménagé, vole aussitôt vers le Mal ! Cela me rappelle l’époque où j’étais officier, défendant avec mes camarades le Trône et l’Autel : de ma vie, je n’ai entendu parler de ces deux pouvoirs aussi librement ! Les sentiments ne supportent pas d’être attachés, mais surtout certains d’entre eux. Je suis persuadé que vos braves éducatrices croyaient tout ce qu’elles vous prêchaient : mais la foi ne doit pas être vieille d’une seule heure ! Tout est là ! »



— On ne possède plus rien au monde, on ne tient plus rien, on n’est plus tenu par rien, dit Agathe. Tout est pareil à un grand arbre dont aucune feuille ne bouge. Dans cet état, on ne peut rien faire de vil.
— On dit que rien ne peut se produire, dans cet état, qui ne soit en accord avec lui, reprit Ulrich. Un désir d’abandon à cet état est l’unique motif, l’unique forme, l’amoureuse détermination de tout acte et de toute pensée qui se produisent en son sein. Il est quelque chose d’infiniment tranquille et d’infiniment vaste, et tout ce qui se passe en lui accroît sa signification régulièrement, tranquillement grandissante. S’il ne l’accroît pas, c’est le mal, mais le mal ne peut pas se produire, parce qu’à l’instant même le silence et la clarté se déchirent et l’état merveilleux se dissout. »



— Non, dit Ulrich, ce n’est pas exact ; voilà plutôt, bien au contraire, un des plus anciens malentendus ! Un homme bon ne rend nullement le monde bon, il n’a aucun effet sur le monde : simplement, il s’en isole !
— Il reste pourtant dans le monde ?
— Il reste dans le monde, mais il lui semble que l’espace a été retiré des choses, ou qu’il se passe on ne sait quoi d’imaginaire : c’est difficile à dire !



Montrant les livres devant lui, il poursuivit après une brève pause : « Il y a là des témoignages chrétiens, judaïques, hindous et chinois ; plus d’un millénaire sépare certains d’entre eux. En chacun, néanmoins, on reconnaît à leur mouvement intérieur la même structure, différente de l’ordinaire mais cohérente. Les seules différences qui les séparent résident presque toujours uniquement dans ce qu’ils doivent à leur association avec le système théologique ou cosmogonique à l’abri duquel ils se sont logés. Nous pouvons donc supposer l’existence d’un second état bien défini, extraordinaire, capital, auquel l’homme est capable d’accéder et qui est plus ancien que toute religion.



 « Tu m’as demandé ce que je crois. Je crois que même si l’on me donnait les meilleures raisons du monde pour me prouver qu’une chose est bonne ou belle, cela me serait indifférent, et que je n’accepterais pour me diriger qu’un seul et unique critère : si la proximité de cette chose m’accroît ou me diminue.
« Si elle m’éveille ou non à la vie.
« Si c’est seulement ma langue, mon cerveau qui en parle, ou si c’est le frémissement rayonnant de la pointe des doigts.
« Mais je ne puis rien prouver non plus.
« Et je suis même persuadé qu’un homme qui cède à cette autre morale est perdu. Il entre dans le monde crépusculaire. Dans le brouillard et le gâchis. Dans un ennui invertébré.

13. Ulrich rentre chez lui et se voit informé par le général de tout ce qu’il a manqué.

— Un acte doit avoir un sens ! » dit Ulrich et, comme quelque chose de profondément sérieux qui se cachait très loin derrière cette conversation bariolée de folie, sa conscience lui rappela la première conversation qu’il avait eue avec Agathe à ce sujet, au Fort des Suédois.

15. Le testament.

De telles questions, quand elles ne se posent pas, sont très simples ; mais qu’elles se posent vraiment, elles sont un énorme serpent roulé en forme de tache innocente. Ulrich se souvenait d’avoir répondu : « Nietzsche lui-même recommande aux esprits libres, pour l’amour de la liberté intérieure, de respecter certaines règles extérieures ! » Il avait donné cette réponse en souriant, mais non sans éprouver qu’il était un peu lâche de se retrancher ainsi derrière les paroles d’un autre.



— Sais-tu, fit Ulrich en guise de réponse, que nous entrons dans le Règne millénaire ?
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Nous avons suffisamment parlé de cet amour qui, loin de courir comme un ruisseau vers son but, constitue, comme la mer, un état ! Maintenant, sois sincère : quand on te racontait à l’école que les anges du Paradis ne faisaient pas autre chose que de se tenir en face du Seigneur et de chanter ses louanges, pouvais-tu te représenter cette bienheureuse absence d’action et de pensée ?

16. Où l’on revoit l’époux diplomatique de Diotime.

Tuzzi s’approcha et posa sa main sur le genou d’Ulrich. « La vérité nage comme un poisson dans un principe invisible ; dès qu’on l’en retire, elle meurt : qu’en dites-vous ? Cela aurait-il un rapport avec la différence qui sépare l’homme érotique de l’homme sexuel ? »
Ulrich sourit. « Dois-je vraiment vous le dire ?
— Je brûle d’impatience.
— Je ne sais par où commencer.



Tuzzi reposa la serviette et les gants qu’il avait saisis à l’entrée de Rachel, et répliqua avec véhémence : « Savez-vous ce que c’est ? Je parle de ce que vous m’avez expliqué de si intéressante façon : rien d’autre que l’esprit du pacifisme ! » Il ménagea une pause, afin que cette affirmation pût produire tout son effet. « Le pacifisme entre les mains des amateurs constitue sans aucun doute un grand danger », ajouta-t-il gravement.

18. Difficultés d’un moraliste dans la rédaction d’une lettre.

Quand on fait abstraction du bon gros milieu de la vie, occupé à juste titre par des gens dans la pensée de qui les mots de bon et de mauvais n’apparaissent plus dès qu’ils ont lâché les jupes de leur mère, les bords, les marges (où apparaissent encore des efforts volontairement moraux) sont abandonnés aujourd’hui à ces êtres mal-bons ou bien-mauvais : les uns, n’ayant jamais vu voler ni entendu chanter le bien, exigent de leurs contemporains qu’ils s’enthousiasment pour un paysage d’oiseaux empaillés et d’arbres morts ; alors que les autres, les mauvais par bonté, exaspérés par leurs rivaux, manifestent au moins en pensée une ardente tendance au mal, comme s’ils étaient persuadés que les actes mauvais, moins usés que les bons, sont seuls à contenir encore une étincelle de vie morale.



Aussi longtemps qu’une morale (et cela vaut aussi bien pour l’esprit du christianisme que pour celui d’une horde de Huns) est en hausse, le « Ne fais pas ! » n’est que le revers et la conséquence naturelle du « Fais ! ». L’action, la liberté qu’on donne à l’action, est toute ardeur, et les fautes qu’elle peut comporter ont peu d’importance, étant des fautes de héros et de martyrs. Dans cet état, le bien et le mal se confondent avec le bonheur et le malheur de l’être tout entier. Mais, dès que ce qui fut objet de contestation, problème, question, prend le pouvoir, se déploie et dès que sa solution n’est plus liée à des difficultés particulières, le rapport commandement-interdiction passe nécessairement par un nouvel état décisif où le devoir n’est plus renouvelé et rafraîchi chaque jour : lessivé et divisé en « si » et en « mais », il doit être tenu prêt pour toutes sortes d’usages. Commence alors un processus où la vertu et le vice, étant issus des mêmes règles, lois, exceptions et limitations, deviennent de plus en plus semblables l’une à l’autre, jusqu’à ce que se produise enfin cette contradiction bizarre, mais insupportable au fond, d’où Ulrich était parti : la différence entre bien et mal perdant toute signification en regard de la satisfaction retirée d’une conduite pure, profonde, originelle, satisfaction qui peut jaillir comme une étincelle aussi bien des actes licites que des actes illicites. Oui ! Quiconque s’interroge là-dessus sans préjugé reconnaîtra probablement que cette tension est plus forte dans les interdictions que dans les commandements de la morale.

20. Où le comte Leinsdorf désespère de « Capital et Culture ».

Mais où sont Capital et Culture, aujourd’hui ? »



Mais nous autres, politiciens laïques, nous ne pouvons pas attendre, nous devons une bonne fois extraire de la vie telle qu’elle est, le meilleur. L’homme ne vit pas de pain seulement, mais aussi d’âme : l’âme est là, en quelque sorte, pour que l’homme puisse bien digérer son pain. C’est pourquoi il faut une bonne fois… » Le comte Leinsdorf était d’avis que la politique devait éperonner l’âme. « C’est-à-dire… il faut que quelque chose se passe, notre époque l’exige. Presque tout le monde aujourd’hui, pas seulement les hommes politiques, a ce sentiment. L’époque a quelque chose d’intérimaire, à la longue personne ne le supporte. »

21. Jette tout ce que tu possèdes au feu, jusqu’à tes souliers.

Ce « rien » avait un contenu défini, encore qu’indéfinissable. Longtemps, Agathe s’était répété à tout propos la phrase de Novalis : « Que puis-je donc faire pour l’âme qui m’habite telle une énigme irrésolue ? Qui laisse à l’homme visible tout l’arbitraire imaginable, parce qu’elle ne peut le gouverner d’aucune manière ? » Mais la lumière vacillante de cette phrase, après l’avoir brièvement illuminée comme un éclair, était chaque fois réabsorbée par l’ombre : Agathe ne croyait pas à l’âme, parce que cela lui semblait présomptueux, et, pour elle-même, beaucoup trop précis.



Comme les objets de notre pensée sont loin d’être entièrement indépendants de ses états, non seulement ces deux modes de pensée se mélangent chez tous les hommes : ils peuvent encore, jusqu’à un certain point, les affronter à deux mondes opposés, au moins immédiatement avant et après ce « premier moment mystérieux et indescriptible » dont un célèbre penseur religieux a prétendu qu’il apparaissait dans toute perception sensible avant que le sentiment et la pensée ne se séparent et n’aillent occuper les places où on a l’habitude de les trouver : d’une part un objet dans l’espace, de l’autre une réflexion enfermée dans celui qui observe.

22. Où l’on passe de la critique de Koniatowski concernant le principe de Danielli au péché originel, et du péché originel au mystère affectif de la sœur.

Ulrich appartenait à l’espèce des amateurs de livres qui ne veulent plus lire parce qu’écrire et lire leur paraît monstrueux. « Si la très raisonnable Strastil veut qu’on la fasse sentir », songea-t-il (« En quoi elle a raison ! L’eussé-je contredite, qu’elle m’eût sorti triomphalement l’exemple de la musique ! »)…



Soudain, tandis qu’il se sentait à son tour grimper d’un bond dans la voiture, il se dit : « Une chose à inculquer à Agathe : la morale est l’organisation des états momentanés de notre vie en états durables ! » Cette phrase lui était venue à l’esprit tout d’un coup sous forme de définition.


Il lui arrivait ce qui arrivera sans doute à plus d’un lecteur de son histoire : il s’arrêtait avec agacement à tel ou tel terme et se disait : « Fabrication, produits de sentiments ? C’est le machinisme, le rationalisme ignorant de l’homme ! La morale, essai de subordonner à un état durable tous les états particuliers ? La morale ne serait rien d’autre ? Comme cela est inhumain ! » Quand on voyait cela avec les yeux d’un homme raisonnable, tout paraissait complètement absurde. « L’essence de la morale repose incontestablement sur le fait que les sentiments les plus importants demeurent toujours les mêmes, songeait Ulrich. La seule tâche de l’individu est d’agir en accord avec ceux-ci !



 C’était ce qu’il avait appelé un jour l’amour séraphique. On aurait pu dire aussi, songeait-il : l’amour sans partenaire. Ou aussi bien : l’amour sans sexualité. De nos jours, on n’aimait que sexuellement : les semblables ne pouvaient se souffrir, et, dans le croisement des sexes, on s’aimait avec une révolte grandissante contre la surestimation de cette contrainte. L’amour séraphique était délivré de l’un et de l’autre. Il était l’amour délivré des contre-courants des aversions sociales et sexuelles. Cet amour, perceptible un peu partout aujourd’hui aux côtés de la cruauté, pouvait vraiment s’appeler l’amour sororal, dans une époque qui n’avait pas de place pour l’amour fraternel… Ainsi songeait Ulrich, frémissant d’irritation.

23. Bonadea ou la rechute.

. La femme, aujourd’hui, a adopté face au problème sexuel une attitude nouvelle : elle n’exige pas de l’homme simplement qu’il agisse, mais qu’il agisse avec une exacte connaissance de la nature féminine ! » Pour distraire Ulrich, ou peut-être parce que cela l’amusait elle aussi, elle ajouta plaisamment : « Imagine-toi l’effet que ça peut avoir sur son mari qui n’a pas la moindre idée de ces nouveautés et qui en apprend la plus grande part dans sa chambre à coucher, au moment de se déshabiller, quand Diotime, les cheveux à demi dénoués, les jupes serrées entre les jambes, cherche ses épingles



— Chaque jour, je n’entends plus parler que de pratique sexuelle, d’étreintes réussies, de pré-volupté, de glandes, de sécrétions, de désirs refoulés, d’entraînement et de régularisation de l’instinct sexuel ! Probablement chacun a-t-il la sexualité qu’il mérite, c’est du moins ce que prétend ta cousine, mais suis-je vraiment tenue d’en mériter une si sublime ? »

24. Agathe est réellement là.

C’est pourquoi, quand il se fut redressé, il dit à sa sœur :
« Maintenant, je sais ce que tu es : mon amour-propre ! » Ces mots étaient étranges, mais ils décrivaient exactement ce qu’il ressentait. « En un certain sens, un vrai amour-propre, tel que les autres hommes en possèdent à si forte dose, m’a toujours fait défaut, expliqua-t-il. Maintenant, sans aucun doute, par erreur ou par fatalité, il s’est incarné en toi au lieu de s’incarner en moi ! »

25. Les jumeaux siamois.

 — Tu veux parler de la vision prenante et de la vision donnante ? répondit Ulrich en souriant, bien qu’Agathe ne pût le voir. L’esprit enveloppant et enveloppé ? Bien sûr, j’aurais dû parler aussi de cet hermaphrodisme de l’âme ! De quoi n’aurais-je pas dû parler, d’ailleurs ? Toutes choses s’en ressentent. Dans toute métaphore même, subsiste un peu de la magie d’être à la fois semblable et différent. Mais, l’as-tu remarqué ? Dans toutes les espèces de comportement dont nous avons parlé, dans le rêve, le mythe, la poésie, l’enfance et même dans l’amour, une participation plus grande du sentiment se paie d’un manque de compréhensibilité, c’est-à-dire d’un manque de réalité ?



« C’est peut-être de l’aversion pour autrui, dit-il à voix basse. La seule vérité est que nous en ressentons douloureusement le manque ! À cela est lié sans doute notre désir d’amour fraternel : c’est une addition à l’amour ordinaire, dans la direction imaginaire d’un amour auquel ne soit mêlé ni étrangeté ni non-amour. » Un instant après, il ajouta : « Tu sais combien on aime, dans les lits, parler de petit frère, de petite sœur : des gens qui seraient capables d’assassiner leurs frère et sœur réels jouent ainsi aux enfants cachés sous la même couverture. »

26. Printemps au jardin potager.

Il continua plus calmement : « Maintenant, par exemple, elle prétend que Moosbrugger représente notre corps de péché, à elle et à moi, qu’il nous a été envoyé en guise d’avertissement. Il faut comprendre, en fait, qu’il est le symbole de ce que nous négligeons les possibilités supérieures de notre vie, son corps glorieux, en quelque sorte. Il y a plusieurs années, quand Meingast nous a quittés…



— Oui, répondit le maître. Le Vrai et le Faux sont les échappatoires de ceux qui refusent toujours la décision. Car la vérité est une chose sans fin.
— C’est pourquoi tu disais qu’il faut avoir le courage de choisir entre valeur et non-valeur, dit avidement Clarisse.
— Oui, dit le maître non sans quelque ennui.



 « Tu disais que toute sexualité n’est que cabrioles !



— Et quand je joue du piano la fenêtre ouverte, poursuivit Walter en feignant de n’avoir pas entendu l’avertissement de son beau-frère, qu’est-ce que je fais ? Des gens passent, peut-être y a-t-il parmi eux des jeunes filles ; qui le désire s’arrête, je joue pour les jeunes couples d’amoureux et pour les vieillards solitaires. Il y a des sages et des sots. Je ne leur donne pas l’intelligence. Ce que je joue n’a rien à voir avec l’intelligence. Je me communique à eux. Invisible dans ma chambre, je leur envoie des signes : quelques notes, qui sont leur vie et ma vie… Évidemment, tu pourrais dire que cela aussi est fou !…



recommençait à dire que l’art avait perdu tout contact avec le peuple, que tout était pourri. Il se rappela ces moments et perdit courage. Pourtant, il luttait là contre.



Walter, pris dans un « coup de vent », répondit : « Cette surestimation médicale de l’équilibre sexuel n’est plus d’aujourd’hui ! Quand je fais de la musique, quand je peins ou quand je pense, j’agis sur les proches et les lointains sans prendre aux uns ce que je donne aux autres. Au contraire ! Laisse-moi te dire que la conception privée de la vie, de nos jours, ne peut plus trouver de justification nulle part ! Pas même dans le mariage ! »



 « Tu parles de signes : qu’est-ce que cela signifie ? »

28. Trop de gaieté.

— Et pourquoi est-ce drôle ?
— Peut-être est-ce plaisant de suivre quelqu’un des yeux sans savoir pourquoi, dit Ulrich. Cela rappelle l’amour d’un enfant pour ses trésors, sans l’impuissance intellectuelle de l’enfant…
— Si tu trouves si drôle de jouer au frère et à la sœur, c’est peut-être que tu es las de jouer à l’homme et à la femme ?
— Cela aussi, dit Ulrich en la regardant. À l’origine, l’amour est un simple désir de rapprochement, un instinct de possession. On a inventé deux pôles, homme et femme, et entre eux ce monde insensé de tensions, d’inhibitions, de convulsions et d’aberrations. Aujourd’hui, nous sommes las de cette idéologie boursouflée, presque aussi grotesque qu’une gastrosophie. Je suis persuadé, Agathe, que la plupart d’entre nous seraient ravis de voir annuler cette association d’une excitation épidermique avec l’ensemble de l’être humain ! Tôt ou tard viendra une ère de camaraderie sexuelle où le garçon et la fille considéreront avec un parfait accord dans l’étonnement un tas de vieux ressorts cassés qui auront été un jour l’homme et la femme !



Agathe dit : « Est-ce que vraiment l’amour n’existe pas ?
— Si ! dit Ulrich. Mais c’est une exception. Il faut distinguer : d’abord, une excitation physique de l’ordre des excitations épidermiques, qu’on peut provoquer pour le seul plaisir, sans aucun assaisonnement moral, en dehors même de tout sentiment. Ensuite, d’ordinaire, des mouvements affectifs, sans doute étroitement liés à l’expérience physique, mais en ce sens seulement qu’ils se retrouvent identiques, avec de légères variantes, chez tous les individus ; ces grands moments de l’amour, leur automatisme et leur uniformité me les feraient attribuer plutôt à la mécanique corporelle qu’à l’âme. Enfin, il y a aussi l’expérience proprement spirituelle de l’amour : elle n’a aucun rapport nécessaire avec les deux autres. On peut aimer Dieu, on peut aimer le monde ; peut-être même ne peut-on aimer que Dieu ou le monde. En tout cas, il n’est pas indispensable d’aimer quelqu’un. Mais si on le fait, l’événement physique attire à soi le monde entier, celui-ci semble être culbuté… » Ulrich s’interrompit.



Il chercha une allumette dans l’intention d’effacer d’un geste les images involontairement évoquées. « En tout cas, dit-il, l’amour, s’il existe, n’est qu’une exception, il ne peut servir de critère pour la vie quotidienne. »




Ulrich dit en riant : « Moi non plus, je ne m’aime pas ! Voilà ce que c’est quand on trouve toujours à redire aux autres ! Pourtant je dois bien avoir quelque chose à aimer, et voilà cette sœur siamoise qui n’est ni moi ni elle, et pourtant autant moi qu’elle, cette sœur qui est sans doute le seul point d’intersection de toutes ces lignes ! »

29. Le professeur Hagauer prend la plume.

là. L’écrivain anglais Surway, par exemple, dont les travaux avaient amené Hagauer à ces considérations parce qu’il lui importait, jusque dans son chagrin, de les comparer avec ses propres vues, distingue cinq boutons de ce genre dans l’opération d’une pensée efficace : a) Observations faites sur un événement et laissant directement pressentir les difficultés de son interprétation ; b) constatation et délimitation précise de ces difficultés ; c) pressentiment d’une solution possible ; d) développement rationnel des conséquences de ce pressentiment ; e) suite des observations tendant à l’acceptation ou au refus de cette solution, et réussite de l’opération.

30. Ulrich et Agathe cherchent après coup une raison.

Nous vivons à une époque où la morale est en décomposition ou en convulsions. Mais, pour l’amour d’un monde qui peut encore venir, nous devons nous garder purs !



— La règle ? s’écria Agathe parmi ses larmes. Le devoir ? »



« Ne sois pas blessée par les termes que j’ai employés, dit-il, et ne m’en veux pas ! J’ai tort, probablement, de choisir des mots comme règle et devoir : ils évoquent le sermon. Mais pourquoi, pourquoi diable les sermons sont-ils suspects ? Ne devraient-ils pas être notre plus grand bonheur ? »



Il attendit une réponse qui ne vint pas. Alors, il haussa les épaules et répéta : « Nous te cherchons une raison. Nous avons constaté que les gens honnêtes ne se laissent aller que trop volontiers au crime, en imagination bien entendu. Nous pouvons ajouter que les criminels, si on les écoutait, pourraient presque tous passer pour des gens honnêtes. Ainsi aboutirions-nous à cette définition : les crimes sont la réunion chez messieurs les pécheurs de toutes les petites irrégularités que les autres hommes laissent passer. Je veux dire dans leurs rêveries et dans les mille méchancetés et gredineries quotidiennes de la pensée. On pourrait dire aussi que les crimes sont dans l’air et qu’ils cherchent simplement la voie de moindre résistance qui les entraîne vers des individus déterminés. On pourrait même dire que, s’ils sont sans doute l’acte d’individus incapables de moralité, ils n’en sont pas moins essentiellement l’expression condensée d’une erreur générale des hommes dans la distinction entre le bien et le mal. Voilà ce qui, dès notre jeunesse, nous a inspiré ces critiques que nos contemporains n’ont pas réussi à dépasser !



— Eh ! qu’est-ce que j’en sais ? répondit-il en riant. Je ne fais que remarquer pour la première fois que j’ai horreur du mal. Vraiment, jusqu’aujourd’hui, je ne le pensais pas à ce point. Agathe ! tu n’as aucune idée de ce que c’est, dit-il avec un soupir pensif La science, par exemple ! Pour un mathématicien, si nous simplifions, moins cinq n’est pas plus mauvais que plus cinq.



. Et l’art ? Ne représente-t-il pas toujours la création d’images qui ne s’accordent pas avec celle de la vie ? Je ne parle pas du faux idéalisme ou de la luxuriance du nu dans les époques où les robes se boutonnent jusque sous le nez, dit-il en plaisantant de nouveau.

31. Agathe, partie pour se suicider, fait une connaissance masculine.

 « La vie offre autant d’occasions de fortifier la volonté que de l’affaiblir. On ne doit jamais fuir les difficultés, mais essayer toujours de les dominer ! » dit l’inconnu en essuyant, pour mieux voir, ses verres de lunette embués. Agathe le considéra avec étonnement.



Et que faut-il vivre jusqu’au bout ? L’esprit ou les instincts ? Les humeurs ou le caractère ? L’égoïsme ou l’amour ? Si c’est notre nature supérieure qui doit s’épanouir, notre nature inférieure doit apprendre le renoncement et l’obéissance. »
Agathe se demanda pourquoi se soucier d’autrui devait être plus simple que se soucier de soi. Elle était de ces natures absolument dépourvues d’égoïsme qui, si elles songent toujours à soi, ne s’en soucient jamais, ce qui est beaucoup plus éloigné de l’égoïsme ordinaire, avide de profit, que le désintéressement satisfait de ceux qui prennent soin de leur prochain



La vérité profonde de la vie ne se communique pas par la discussion, disait déjà Platon : l’homme la perçoit comme une interprétation vivante, un accomplissement de soi ! Croyez-moi, ce qui rend l’homme vraiment libre comme ce qui lui ôte la liberté, ce qui lui donne la vraie béatitude comme ce qui la détruit, cela n’est pas soumis au progrès : tout homme sincèrement vivant le sait dans son cœur, pour peu qu’il prête l’oreille ! »

36. Un grand événement se prépare. Où l’on retrouve des connaissances.

Puis, Leinsdorf a dit : C’est parfaitement exact. Au fond, il n’y a pas d’hommes vraiment méchants, car personne ne peut vouloir le mal : il n’y a que des dévoyés. Si les gens sont si nerveux, aujourd’hui, c’est qu’il y a trop de sceptiques qui n’ont aucune croyance solide ! Je me suis dit qu’il aurait dû être avec nous cet après-midi



 Partons donc peut-être du fait que l’homme doit être asservi, parce que seul et de lui-même, il est incapable d’agir bien : peut-être serons-nous plus aisément d’accord. La masse a besoin d’une poigne de fer, elle a besoin de guides qui la traitent avec énergie et ne se contentent pas de paroles, en un mot, elle a besoin d’avoir au-dessus de soi l’esprit de l’action. La société humaine est constituée, pour ainsi dire, d’un petit nombre de volontaires qui possèdent la formation nécessaire, et de millions d’individus sans ambition supérieure qui ne font que servir sous la contrainte : c’est bien à peu près cela ? Comme cette opinion, sur la base des expériences faites, s’est peu à peu glissée elle aussi au sein de notre Action, le premier courant (car celui que je viens de décrire est le second), le premier courant, donc, s’effraie à l’idée que le grand idéal de l’amour et de la foi en l’homme n’aille se perdre complètement. C’est pourquoi certaines forces se sont employées à nous déléguer Feuermaul afin de sauver au dernier moment ce qui peut encore être sauvé. Ainsi, tout apparaît plus simple à comprendre qu’on ne l’aurait jugé d’abord, n’est-ce pas ?

37. Une comparaison.

Sans entrer dans de subtiles distinctions entre idiots et crétins, il est permis de rappeler qu’un idiot d’un certain stade ne peut plus former la notion de « parents », alors que l’idée de « père et mère » lui demeure tout à fait usuelle. C’était cette même simple conjonction de coordination « et » que Meseritscher utilisait pour lier entre eux les phénomènes mondains. Il faut rappeler ensuite que les idiots, dans leur pensée naïvement concrète, ont un quelque chose qui, de l’avis de tous les observateurs, parle mystérieusement à l’âme, que les poètes eux aussi parlent à l’âme, et même d’une manière analogue, dans la mesure où ils doivent se distinguer par une mentalité aussi palpable que possible. Si donc Friedel Feuermaul traitait Meseritscher en poète, il eût pu aussi bien (c’est-à-dire à partir des mêmes impressions qui flottaient en lui confusément, donc, chez lui, en une soudaine illumination) le traiter en idiot et, là encore, d’une façon significative pour l’humanité. Car ces traits communs dont il est question se ramènent à un état d’esprit que n’organise aucune notion générale, que ne décantent ni distinctions, ni abstractions ; un état d’esprit ressortissant à une forme inférieure d’assemblage et qui ne se manifeste jamais mieux que dans l’usage exclusif de la conjonction de coordination élémentaire, de ce malheureux et tenant lieu, pour le faible d’esprit, de relations plus complexes. Or, on peut affirmer que le monde lui-même, en dépit de la masse d’esprit qu’il contient, se trouve dans un état de ce genre, analogue à l’imbécillité ; il est même impossible de ne pas le voir lorsqu’on essaie de se faire une vue d’ensemble des événements qui s’y déroulent.



 « Il y a là-bas une espèce de marxiste, expliqua Stumm, qui prétend que la substructure économique de l’homme définit entièrement sa superstructure idéologique. Un psychanalyste le contredit en affirmant que la superstructure idéologique est le produit de la substructure instinctive.
— Ce n’est pas si simple, fit Ulrich qui désirait s’échapper.
— C’est ce que je dis toujours ! Mais en vain ! » répliqua aussitôt le général sans quitter Ulrich des yeux. Leinsdorf reprit également la parole. « Oui, voyez-vous, dit-il à Ulrich, je me préparais à discuter un problème assez semblable. Que la substructure soit économique ou sexuelle, peu m’importe, ce que je voulais dire est ceci : pourquoi donc les gens, dans la superstructure, sont-ils pareillement irresponsables ? Le proverbe dit que le monde est fou : on finirait quelquefois par le croire !
— C’est la psychologie des foules, Altesse, dit l’érudit général en intervenant à nouveau. Tant qu’il s’agit des foules, je le comprends fort bien. La foule n’est mue que par des instincts et, bien entendu, par ceux qui sont communs à la majorité des individus : c’est logique ! Ou plutôt, naturellement, c’est illogique : la foule est illogique, elle ne recourt à la logique que pour s’en orner ! La seule et unique force par quoi elle se laisse guider, c’est la suggestion ! Confiez-moi les journaux, la radio, le cinéma et quelques autres instruments de culture, et je m’engage à faire des hommes, en quelques années, comme mon ami Ulrich le disait un jour, des cannibales ! C’est précisément pourquoi l’humanité a besoin de maîtres forts. Votre Altesse le sait mieux que moi. Mais que l’individu, qui s’élève parfois si haut, ne soit pas logique, je ne puis le croire, encore qu’Arnheim lui aussi le prétende. »



L’homme n’obéit-il qu’à ses affects, ne fait-il, ne sent-il, ne pense-t-il même que ce à quoi le poussent les courants inconscients de la convoitise ou la brise plus douce de l’envie, comme on l’admet aujourd’hui ? N’obéit-il au contraire qu’à la raison et à la volonté, comme on l’admet également aujourd’hui ? Obéit-il à certains affects particuliers, comme la sexualité ? N’obéit-il pas, plutôt qu’à son sexe, à l’influence psychologique des conditions économiques, comme on l’admet également aujourd’hui ? On peut considérer sous plusieurs angles une structure aussi complexe que la sienne, et choisir, pour en donner une image théorique, tel ou tel axe : on obtient des vérités partielles dont les interférences favorisent la lente croissance de la vérité ; mais celle-ci croît-elle réellement ? Chaque fois qu’on a pris une vérité partielle pour la seule recevable, on s’en est repenti.



— Non, dit Ulrich en souriant, ce n’est sûrement pas l’image d’une maladie mentale déterminée : ce qui distingue un homme sain d’un aliéné, c’est précisément que l’homme sain a toutes les maladies mentales, et que l’aliéné n’en a qu’une !

38. Un grand événement se prépare. Mais on ne s’en est pas aperçu.

— Alors laisse tomber, poursuivit Ulrich gravement, et écris : toutes les époques créatrices ont été graves. Il n’est pas de profond bonheur sans une morale profonde. Il n’est pas de morale sans fondement solide. Il n’est pas de bonheur qui ne repose sur une conviction. Même les bêtes ne peuvent vivre sans morale. Mais l’homme, aujourd’hui, ne sait plus avec quelle… »



Mais Ulrich continuait à penser : « Arnheim ne le comprendra jamais ! » Il compléta sa pensée : « L’homme scientifique est borné dans ses sentiments, l’homme pratique plus encore. C’est aussi nécessaire que d’avoir les jambes bien plantées quand on veut prendre un objet avec les bras. » Lui-même, dans les circonstances ordinaires, était comme ça. Dès qu’il pensait, fût-ce sur le sentiment en personne, il ne laissait passer le sentiment que prudemment.

Publication posthume
 d’après les manuscrits de l’auteur.
 Traduction française établie en 1954-1955
 et conforme à l’édition Frisé de 1952.
 Cf. la postface.

39. Après la rencontre.

« Les hommes vraiment grands refusent l’aride culte du Moi, ils imposent aux autres le sentiment de leur noblesse en se penchant vers eux et même, s’il le faut, en se sacrifiant pour eux ! »



Quant aux étonnantes digressions auxquelles il s’était laissé aller, une phrase lui suffit pour les résumer : « L’oubli de soi est le meilleur tonique ! »

40. Le « propre-à-tout ».

Il suffit pourtant d’anticiper un peu sur l’avenir pour constater que l’une des plus grandes joies de l’homme sera de se soumettre à un « régime », ce qui s’applique avec le même succès contre l’obésité, dans la politique et dans la vie intellectuelle. La patience, l’obéissance, la régularité, l’égalité d’humeur et autres qualités très convenables deviennent les éléments principaux de l’homme privé, alors que tout ce qu’il a d’effréné, de violent, de maladif et de dangereux (toutes choses dont il ne peut se passer, étant sauvagement romantique) trouve sa place idéale au sein du régime. Il est probable que cette curieuse tendance à se soumettre à un régime ou à mener une vie pénible, désagréable et pitoyable, selon les prescriptions d’un médecin, d’un entraîneur ou de tout autre tyran (alors qu’on pourrait aussi bien y renoncer avec le même insuccès) était déjà le résultat de l’évolution du monde dans le sens de l’État ouvrier, militaire, de l’État-fourmilière ; mais là était aussi la limite que Lindner n’était plus capable de franchir, que son regard de voyant ne dépassait pas, parce que son héritage goethéen le lui interdisait.

41. Le frère et la sœur, le lendemain matin.

— Ce sont précisément les gens qui s’imaginent pouvoir souffrir avec les autres qui en sont le moins capables ! poursuivit-il, car il avait compris maintenant à quel point Agathe était sérieuse. « Ils ont tout au plus cette dextérité des infirmières qui devinent ce dont un malheureux a besoin…

43. Le propre-à-rien et le propre-à-tout. Mais aussi Agathe.

Depuis fort longtemps déjà, Peter avait une idée extrêmement défavorable de la philosophie ; maintenant, c’était la littérature que son père lui rendait suspecte, car il poursuivit : « Le romancier Tolstoï dit aussi que la tempérance est le premier degré de la liberté. L’homme a beaucoup de désirs grossiers. Pour qu’on puisse les combattre tous avec succès, il faut commencer par les plus élémentaires : la gourmandise, l’oisiveté et la volupté. »

44. Une explication violente.

Peu à peu, Lindner fut envahi à nouveau par la conviction que l’homme qui a réussi doit se mettre à la place du déshérité. Ce faisant, il s’aperçut que la forme du visage et du corps d’Agathe avait cette sérénité gracieuse qui n’appartient qu’aux grands et nobles objets ; le genou, sous les plis du vêtement, lui parut digne d’une Niobé. Que cette comparaison précisément, mal assortie à son savoir, s’imposât à lui l’étonna : sans doute la noblesse de sa souffrance morale s’y était-elle associée d’elle-même à l’idée suspecte d’un grand nombre d’enfants car il ne se sentait pas moins attiré qu’angoissé. Alors, il remarqua la gorge, sa respiration en vagues brèves, rapides. Il éprouva de l’oppression ; si sa connaissance du monde ne lui était venue en aide une fois de plus, il se serait trouvé désemparé. Mais elle lui murmura, à l’instant du plus grand embarras, que cette gorge devait receler quelque chose d’inexprimable et que ce secret pouvait être lié, d’après tout ce qu’il savait, au divorce d’avec son collègue Hagauer

45. Début d’une série d’événements merveilleux.

Ulrich dit : « C’est une image. Nous étions hors de nous, nous avions échangé nos corps sans nous toucher sont aussi des images ! Mais qu’est-ce qu’une image ? Un peu de réalité et beaucoup d’exagération. Je jurerais pourtant, aussi vrai que c’est impossible, que l’exagération, cette fois, a été très minime et la réalité presque immense déjà ! »

46. Rayons de lune en plein jour.

Peut-être l’amour serait-il moins admiré s’il ne fatiguait pas. Lorsqu’ils sentirent les séquelles de leur excitation de la veille, ils en furent heureux, comme des amants se font gloire d’avoir failli mourir de plaisir.



Il répéta : « Le Moi ne saisit jamais ses impressions ni ses créations isolément, mais toujours dans un contexte, dans un accord réel ou imaginé, un rapport de ressemblance ou de dissemblance. Ainsi, tout ce qui porte un nom s’étaie mutuellement, forme des perspectives, des enfilades solidaires, traversées de tensions communes, à l’intérieur de vastes ensembles illimités. C’est aussi pourquoi, dit-il brusquement sur un autre ton, si, sous un quelconque prétexte, ces rapports se défont et qu’aucune des classifications internes ne peut s’appliquer, on se retrouve brusquement devant la création indescriptible, inhumaine, la création informe et condamnée ! » Ils étaient revenus ainsi à leur point de départ. Agathe, elle, sentait la création obscure, l’abîme du monde, le dieu qui devait l’aider !



 Considérer la foi comme une réduction du savoir était contraire à sa nature, car cette foi-là est toujours « contre sa propre conviction ». Il lui avait été donné en revanche de reconnaître dans le « pressentiment selon sa conviction » un état particulier et un champ libre pour les esprits entreprenants. Que cette contradiction, maintenant, se fût atténuée devait lui coûter beaucoup de peine plus tard ; sur le moment, il ne s’en aperçut pas, si nombreuses étaient les pensées secondaires qui l’occupaient et le distrayaient alors.
Il choisit des exemples au hasard. La vie devenait toujours plus uniforme et impersonnelle. Dans les plaisirs, les excitations, les délassements, dans les passions même, la normalisation, la mécanique, la statistique s’insinuaient. La volonté de vivre s’élargissait, s’étalait comme un fleuve qui hésite devant son embouchure. La volonté de créer, déjà, se mettait elle-même en doute. Il semblait que l’époque entreprît de dévaluer l’individu sans pouvoir compenser cette perte par de nouvelles réalisations communes. Tel était son visage. Et ce visage si difficile à comprendre, ce visage qu’Ulrich avait aimé naguère et dont il avait essayé de faire le cratère boueux d’un véhément volcan, parce qu’il se sentait jeune comme des milliers d’autres hommes ; ce visage dont il s’était, comme des milliers d’autres, détourné, parce qu’il ne supportait plus qu’il fût si affreusement défiguré, ce visage, il suffisait d’une pensée pour qu’il se transfigurât, devînt serein, sournoisement beau, et rayonnât de l’intérieur !

48 bis. L’amour rend aveugle. Ou : des difficultés là où on n’en cherche pas.

Il aurait aimé dire encore quelquechose qui lui était venu à l’espirt au dernier moment et le tracassait, de sorte que, avant même qu’Agathe eût pu répliquer, il émettait déjà son doute : « Mais il nous faudrait aussi nous demander, proposa-t-il, quelle vie se constituerait dans des circonstances moins défavorables. Ne se trouve-t-il pas – à titre de pendant à la brutalité extérieure avec laquelle notre état d’esprit entend finalement être traité – dans un autre cas limite, celui de l’accueil sans résistance reservé aux idées étrangères, dans l’abandon total aux sentiments d’un autre, et déjà même dans la pure entente avec un autre entendement, un bonheur dont la tendresse est maladive, un esprit quasiment contre l’esprit ?



« mais l’amour est précisement un accordeur. Il a pour effet bénéfique de rendre aveugle ! retorqua Ulrich. L’amour rend aveugle : la moitié de nos énigmes relatives à l’amour du prochain, énigmes que nous nous sommes assigné de résoudre, est déjà contenue dans cette phrase !



Si le concept de vérité se trouve y être plus fort, l’amour est d’autant plus faible et, au bout du compte, on ne peut guère continuer à appeler amour le besoin sincère, voire utile, de vérité ; mais si le concept d’amour est le plus dort, la vérité disparaît.



-La vérité se constitue malheureusement quand on est de sang-froid, remarqua Agathe, désobligeante.
-Exiger de l’amour la vérité est tout aussi erroné que d’exiger de la colère la justice, acquiesça Ulrich. Le sentiment lui est nuisible.
-Oh ! Peut-être n’est-ce là que bavardage masculin ? protesta Agathe.
-C’est ainsi : l’amour supporte la vérité, mais la vérité ne supporte aucun aomour, confirma Ulrich. Il dissout la vérité.
-Mais s’il dissout la vérité, il est donc dépourvu de vérité. Demanda Agathe avec le sérieux de l’enfant qui ne sait rien tout en connaissant parfaitement l’histoire, mais souhaite qu’on la lui raconte pour la vingtième fois.
-Une vérité nouvelle commence, raconta Ulrich. Dès que l’homme rencontre l’amour, non comme une quelconque expérince vécue mais comme la vie elle-même, tout au moins une forme de vie, il connaît un essaim de vérités. Celui qui juge sans amour appelle cela des points de vue, des conceptions personnelles, l’arbitraire de la subjectivité ; et, chez lui, ce n’est pas cela. Mais celui qui aime sait de lui-même qu’il n’est pas sensible ç la vérité mais hypersensible.



Ulrich jugea cette question importante mais désagréable. Aussi répliqua-t-il : «  Peut-être que la beauté n’est rien d’autreque le fait d’avoir été aimé. Ce qui a été aimé une fois, dont la faculté d’être beau est ressortie. Et il est probable que la beauté ne naisse pas autrement que de la façon suivante : : quelque chose plait à un être qui possède aussi la force d’inculquer aux autres des directives de répétition. » Mais il ajouta, retours : « Pourtant, les hommes tels que l’ami Lindner, qui sont à l’affut de la beauté intérieure, sont tout simplement comiques !
— Je suis pleine d’amour et vide d’amour, et tous les deux ensemble », soupira Agathe en souriant,

52. Conversations sur l’amour.

La raison en est peut-être que la pensée contemplative est éveillée par les sentiments amoureux et noue avec eux des liens durables : il est vrai qu’ainsi la question ne serait que déplacée, car, si le mot contemplation est employé presque aussi couramment que le mot amour, il n’en est pas plus clair.

53. Des difficultés où l’on n’en cherche pas d’ordinaire.

Tant qu’on l’aime et parce qu’on l’aime, tout est fascinant : mais l’inverse n’est pas exact. Jamais une femme n’a aimé un homme pour ses opinions et ses pensées, jamais un homme n’a aimé une femme pour les siennes. Ces opinions jouent simplement un grand rôle secondaire. On peut en dire autant de la colère, d’ailleurs : si l’on comprend sans parti pris ce que l’autre veut dire, non seulement la colère, mais souvent, contre toute attente, l’amour lui-même est désarmé.

54. Comme quoi il n’est pas simple d’aimer.

Il ne faudrait pas croire que les chaises étaient là parce que le frère et la sœur (animés par la stérilité effective au sens ordinaire, et menaçante peut-être même en un sens plus haut, de leurs rapports) auraient eu l’intention d’échanger leurs opinions sur les illusions de l’amour dans un style indianisant à la Schopenhauer, et de se défendre par l’analyse de l’affolement qui pousse à la perpétuation de l’espèce : leur choix de la pénombre, de la clémence, d’une prudente curiosité s’expliquait plus simplement. Le sujet de la conversation lui-même était tel qu’apparaissaient, dans l’immense champ d’expériences à quoi s’éclaire la notion d’amour, les voies de communication les plus diverses d’une question à l’autre.



On dit alors (et Ulrich comme sa sœur eût pu y être entraîné par l’habitude générale) que l’essentiel de l’amour est la libido, ou l’éros. Ces deux termes n’ont pas la même histoire, néanmoins leurs histoires, eu égard à l’époque présente, se peuvent comparer. Lorsque la psychanalyse (parce qu’une époque qui fuit la profondeur intellectuelle ne peut qu’apprendre avec étonnement qu’elle possède une psychologie des profondeurs) commença à devenir une philosophie à la mode et vint rompre la monotonie de la vie bourgeoise, tout s’expliqua par la libido, au point qu’en fin de compte, il est aussi malaisé de dire de cette clef (ou fausse clef) ce qu’elle pourrait être que ce qu’elle n’est pas. On peut en dire autant de l’éros ; mais ce n’est pas d’aujourd’hui que les gens convaincus que toutes les relations physiques et psychiques du monde se ramènent à eux veulent tout expliquer par leur éros personnel… Il serait vain de traduire libido par instinct et désir (sexuel ou présexuel) et éros, en revanche, par tendresse spirituelle ou même suprasensible : il faudrait introduire une digression historique. La satiété, ici, fait de l’ignorance un plaisir. C’est ainsi que la conversation entre les deux chaises longues évita de prendre la direction indiquée et trouva plus attrayant et plus reposant un procédé sans doute naïvement insuffisant qui consiste à aligner autant d’exemples possibles de l’amour en s’y prenant de la façon la plus candide, sans dédaigner même les cas les plus sots.



Ainsi s’acheva la remarque introduite par Ulrich ; les explications s’étaient enchaînées à peu près dans cet ordre-là. Comme on avait affirmé, dans une exagération brutale, que le sentiment constituait la plus petite part de l’amour, on pouvait dire que l’amour, étant un sentiment, ne pouvait être reconnu au sentiment. Ainsi comprenait-on mieux pourquoi Ulrich avait appelé l’amour un événement moral. Les trois mots dispositions, élaboration et cristallisation avaient été les articulations principales de l’explication du sentiment ; du moins dans une certaine optique de principe qu’Ulrich ne dédaignait pas lorsqu’il avait besoin d’un éclaircissement de ce genre. Mais comme un exposé exact de toute la question lui eût imposé des exigences plus grandes et plus méthodiques qu’il ne le désirait, il l’interrompit là.

55. Souffles d’un jour d’été. (Fragment.)

C’est pourquoi Ulrich avait eu plaisir à étayer d’une explication de style scientifique le doux brouillard du sentiment ; et cela, en fait (même s’il favorisait ainsi, en apparence, la mentalité « faustienne »), simplement parce que l’esprit de fidélité au réel promettait d’exclure toute imagination démesurée. Du moins Ulrich avait-il donné le point de départ d’une telle explication.



Bien entendu, il ne lui échappait pas que ces deux espèces d’hommes se ramenaient aussi à l’opposition de l’homme « sans qualités » et de l’homme disposant de toutes les qualités possibles. On pourrait appeler le premier un nihiliste qui rêve des rêves de Dieu, et l’opposer à l’activiste qui est cependant lui aussi, dans son style impatient, une sorte de rêveur de Dieu, et rien moins qu’un réaliste, capable d’agir dans le monde et de le comprendre. « Pourquoi donc ne sommes-nous pas des réalistes ? » se demanda Ulrich. Ni lui ni elle ne l’étaient, leurs pensées et leurs actes ne permettaient plus d’en douter depuis longtemps. Ils étaient des nihilistes et des activistes tour à tour, c’était selon – – – – – –

60. Réflexion.

. Dans cette pensée, actuelle autant qu’inactuelle, ne s’exprimait peut-être que le souci de voir la morale ayant une morale ou l’espoir quelle en ait une en secret, au lieu d’être simplement des commérages tournant autour d’eux-mêmes sur une planète roulant à la destruction. Sans doute n’avait-il jamais pensé que l’objet de ce désir pût être découvert d’un coup ; il lui semblait simplement souhaitable d’y penser à temps, c’est-à-dire dans une époque qui, après quelques millénaires d’inutile tournage en rond, paraissait relativement favorable à la conquête d’une expérience. Mais à vrai dire, qu’en savait-il ? Pas grand-chose, sinon que ce cercle de problèmes avait été soumis pendant sa vie à la même loi, ou au même destin que les autres cercles qui se recoupaient de toutes parts sans jamais former de centre.

64. Une feuille de papier. Journal d’Ulrich.

L’affect est contagieux : panique, bâillement. Il provoque facilement les représentations qui lui correspondent : un homme gai rend gai. Il s’étend aussi à des objets mal choisis : cela arrive à tous les niveaux, de la niaiserie du gage d’amour aux inventions de la grande folie amoureuse, digne de l’asile. Mais l’affect sait aussi exclure ce qui ne lui agrée pas. D’une façon comme de l’autre, il entraîne ce comportement uniforme et persistant qui donne à l’état de suggestion la force des idées fixes. L’hypnose n’est qu’un cas particulier de ces phénomènes généraux. Cette explication me plaisant, je l’adopte. Un comportement à sa manière uniforme et persistant, mais qui nous isole de la vie dans son ensemble : voilà notre état ! »

65. Une note. Projet pour une utopie de la vie motivée.

 « Quand je suis seul, je vois pourtant combien cela est vague. Je puis aussi être ému par une pensée scientifique. Mais ce n’est pas l’espèce d’émotion dont il s’agit. (D’autre part, un affect peut aussi m’émouvoir entièrement, mais il ne m’en reste que stupeur.) Plus une chose est vraie, plus elle est, singulièrement, éloignée, détournée de nous, même si elle nous touche de près. Mille fois déjà je me suis interrogé sur cet étrange phénomène. On serait tenté de penser que moins une chose est objective (donc plus elle est subjective), plus elle devrait être, du même coup, tournée vers nous : or c’est faux. La subjectivité tourne le dos à notre être intérieur autant que l’objectivité. On est subjectif à l’égard de certains problèmes lorsqu’on pense aujourd’hui comme ci et demain comme ça, soit faute d’information, soit que l’objet en question dépende lui-même de l’arbitraire du sentiment. Or, ce qu’Agathe et moi voudrions nous dire n’est pas l’expression prématurée ou incidente d’une conviction qu’une meilleure occasion pourrait élever au rang de vérité, mais qui pourrait aussi bien se révéler erreur ; rien n’est plus étranger à notre état que le caractère frivole et ébauché de ces fines trouvailles ; entre nous, une loi stricte domine toutes choses, quand bien même nous ne pouvons la traduire en mots. La frontière entre la subjectivité et l’objectivité traverse celle que nous longeons sans la toucher.

67. Où le général von Stumm lâche une bombe. Congrès mondial de la paix.

Cet objet né de la passion et flottant en elle, conclut alors Ulrich en revenant à son point de départ, est naturellement autre chose que l’objet auquel la passion extérieurement s’attache, qu’elle peut toucher ; et cela est également vrai de l’amour. Dire je t’aime, c’est faire une confusion : on croit aimer toi, cette personne qui a provoqué la passion et qu’on peut prendre dans ses bras, alors que celle qu’on aime réellement, c’est la personne provoquée par la passion, cette idole barbare, qui n’est pas la même !
— À t’entendre, dit Agathe en interrompant son frère par une objection qui trahissait son intérêt, il faudrait croire qu’on n’aime pas réellement la personne réelle, et qu’on aime réellement une personne irréelle !…
— C’est exactement ce que j’ai voulu dire, et je t’ai déjà entendu tenir des propos semblables.



— Peut-être que la personne réelle ne devient tout à fait réelle que dans l’amour ? Peut-être ne devient-elle complète qu’à ce prix ?



— En un mot, on en revient à se demander ce qui est réel. L’éternelle question de l’amour ! s’écria Ulrich impatienté et néanmoins satisfait.



Les gens croient toujours que rien n’est plus simple que de s’aimer, et chaque jour, on est obligé de les avertir : Très chère madame, ce n’est pas aussi simple que chez la marchande de pommes ! »

69. Agathe découvre le Journal d’Ulrich.

 « L’amour est-il un sentiment ? Au premier abord, cette question peut paraître absurde, tant il semble assuré que l’amour tout entier est un “sentir”. La réponse exacte surprend d’autant plus : vraiment, le sentiment est ce qui importe le moins dans l’amour ! Considéré comme un simple sentiment, l’amour est à peine aussi violent, en tout cas bien moins net qu’une rage de dents ! »
La deuxième note, non moins bizarre, disait : « Un homme peut aimer son chien et sa femme. Un enfant peut aimer un chien plus tendrement qu’un homme sa femme. Un tel aime son métier, un tel la politique. Nous aimons surtout, sans doute, des états d’ordre général ; je veux dire (quand nous ne les haïssons pas !) leur action obscure, leur coopération, que j’appellerais le sentiment de l’écurie : nous sommes à l’aise dans notre vie comme un cheval sur sa litière !
« Mais pourquoi donner le nom d’amour à des choses si différentes ? Là, dans ma tête, à côté du doute et de l’ironie, une très vieille pensée s’est installée : tout dans le monde est amour ! L’amour est l’essence tendre, divine, recouverte de cendre mais inextinguible, du monde ! Je ne saurais dire ce que j’entends par essence. Mais, quand je ne crains pas d’accepter cette idée dans son intégralité, j’en retire une certitude étrangement naturelle. Par instants du moins. »
Agathe rougit : les notes suivantes commençaient par son prénom. « Agathe m’a montré un jour des passages de la Bible. Je m’en rappelle à peu près la teneur et me suis proposé de les noter : Tout ce qui se fait dans l’amour se fait en Dieu. Car Dieu est amour. Un autre disait : L’amour est de Dieu, et quiconque aime Dieu est né de Dieu. Ces deux passages sont évidemment en contradiction : une fois l’amour vient de Dieu, l’autre fois l’amour est Dieu lui-même !



Ulrich continuait donc de la sorte. « J’ai dit à Agathe : La beauté, vraisemblablement, n’est que le fait d’avoir été aimé. Aimer quelque chose et l’embellir, c’est tout un. Répandre son amour et faire découvrir aux autres leur beauté, c’est aussi tout un. Ainsi, tout peut devenir beau, et toute beauté redevenir laide : dans les deux cas, cela dépendra de nous tout en nous contraignant de l’extérieur, parce que l’amour ne connaît ni causalité ni obligation juridique. Je ne suis pas sûr de ce que j’en ai dit à Agathe, mais cela explique une autre impression fréquente dans nos promenades : nous regardons les passants et nous cherchons à participer à la joie qu’ils portent sur leur visage, nous nous sentons presque contraints d’y participer ; mais nous en ressentons aussi un malaise, presque une inquiétante répugnance. La même chose avec les maisons, les vêtements et tout ce qu’ils se fabriquent. Lorsque j’ai réfléchi à cette explication, j’ai abordé un cercle de réflexions plus étendu qui m’a ramené finalement à mes premières notes, apparemment si fantaisistes.



Ulrich concluait soudain : « J’en reviens ainsi à la question : l’amour est-il un sentiment ? Je crois que non. L’amour est une extase. Dieu lui-même, pour pouvoir aimer durablement le monde, y compris sa part achevée, comme un dieu artiste, devrait se trouver perpétuellement en extase. On ne peut le concevoir qu’ainsi… »

71. Pour son plus grand déplaisir, Agathe tombe sur un abrégé historique de la psychologie des sentiments.

. On pourrait se demander ensuite, il est vrai, si l’amour est une substance ou une qualité, et le rôle que jouent, à son égard, l’eccéité et la quiddité. Mais est-on jamais certain qu’on ne devra pas reposer un jour cette question ? »

73. Naïve description de la formation d’un sentiment.

 « Les sentiments ont en propre une tendance très vive, souvent passionnée à modifier les stimulants auxquels ils doivent leur naissance, à les éliminer ou à les encourager ; et les principales directions de la vie sont celles qui viennent de l’extérieur ou qui y vont. C’est pourquoi la colère comporte déjà la contre-attaque, le désir l’approche, la crainte le passage à la fuite, à la paralysie ou, entre deux, au cri. Le sentiment trouve aussi une grande part de sa singularité, de son contenu même, dans le contrecoup de ce comportement actif ; la phrase célèbre d’un psychologue américain : Nous ne pleurons pas parce que nous sommes tristes, nous sommes tristes parce que nous pleurons est peut-être exagérée, mais il est certain qu’on n’agit pas seulement comme on sent : on apprend assez vite à sentir comme on agit, quelles qu’en soient les raisons. On trouve un exemple bien connu de ces réactions dans le jeu des chiens qui commence en folâtrerie et finit en combat sanglant ; mais on peut observer des phénomènes semblables chez les enfants et les êtres simples. Et n’en trouvera-t-on pas un autre exemple plus vaste dans le côté théâtral de la vie, avec ses attitudes mi-graves, mi-légères d’honneur et de vénération, de menace, de gentillesse, de modération, ses attitudes de représentation, qui éliminent le jugement et influencent directement le sentiment ? Le drill même relève de ce phénomène et repose sur le fait qu’une longue contrainte finit par engendrer les sentiments dont elle aurait dû, normalement, être le résultat. »

74. Sentiment et comportement. L’incertitude du sentiment.

 « L’école de psychologie théorique, la plus féconde actuellement, traite le sentiment et les actes émotionnels comme une communauté indissoluble. Pour elle, ce que nous sentons en agissant est un aspect, et comment nous agissons en sentant, un autre aspect d’un seul et même processus. Elle examine ces deux aspects simultanément. Pour les théories de ce groupe, le sentiment est (si l’on recourt à leurs formules de prédilection) un comportement, un événement, une action à la fois intérieurs et extérieurs. Comme cette alliance du sentiment et du comportement a fait ses preuves, la question de savoir comment les dissocier et les distinguer à nouveau l’un de l’autre est devenue, au moins provisoirement, presque secondaire. C’est pourquoi, au lieu d’une seule réponse à cette question, il en existe tout un faisceau, ce qui entraîne un certain désordre. »

« On affirme quelquefois que le sentiment n’est pas autre chose que les événements extérieurs et intérieurs ; d’ordinaire, on prétend seulement que ceux-ci doivent lui être assimilés. Quelquefois, on voit en lui, dans un sens assez peu clair, le phénomène total, quelquefois simplement les actions, le comportement, le déroulement intérieurs. Quelquefois aussi, il semble que deux conceptions du sentiment soient utilisées côte à côte : celui-ci étant à la fois, au sens le plus large, le tout et, dans un sens plus restreint, un résultat partiel qui, d’une manière assez obscure, aurait donné son nom, et même sa nature, à l’ensemble. D’autres fois encore, on a l’air de supposer que tout ce qui paraît être un phénomène si divers à l’observateur devient, dans l’expérience vécue, sentiment, de sorte que le sentiment serait alors l’expérience vécue, le résultat, en quelque sorte le “revenu” conscient du phénomène.



ramener ces explications à deux groupes : ou bien elles décrivent le sentiment comme un aspect, une partie, un moment d’un déroulement d’ensemble, ou bien elles le décrivent comme sa prise de conscience, son expérience intérieure ou autres choses semblables, expressions qui trahissent assez l’embarras de n’en pas trouver de meilleures !



« Ainsi, la question de savoir comment un sentiment pourrait être fait d’autres processus psychiques ou même physiques trouve une orientation toute nouvelle et fort remarquable. Mais, de la sorte, on explique seulement comment à chaque modification du comportement peut correspondre un changement du sentiment, et inversement, et non pas comment ces modifications, qui ont lieu pendant toute la durée du sentiment, peuvent se produire.



« Ce qui, dans l’expression aimer quelque chose, comporte d’aussi énormes différences que celle qui sépare l’amour de Dieu de l’amour de la pêche, ce n’est pas l’amour, mais le quelque chose. Le sentiment lui-même (les transes, les désirs, les ardeurs, les langueurs, en un mot : l’amour) ne laisse paraître aucune différence. »

« Aimer sa canne ou aimer l’honneur n’en sont pas moins certainement deux choses absolument différentes, pas seulement parce qu’elles ne se ressemblent pas, mais parce que l’usage que nous en faisons, les circonstances qui leur prêtent de l’importance, en un mot chaque groupe d’expérience, diffèrent. C’est parce qu’il paraît impossible de confondre ces groupes d’expériences que nous avons la certitude de connaître nos sentiments. C’est aussi pourquoi nous ne les connaissons vraiment que lorsqu’ils ont agi sur le monde extérieur, lorsqu’ils se sont façonnés à son contact : nous ne savons pas ce que nous sentons avant que notre action n’en ait décidé. »

76. La réalité et l’extase.

Une autre extase à laquelle il avait fait allusion déjà, c’était celle des degrés extrêmes d’un sentiment. Quand ceux-ci sont atteints, l’action n’est plus unilatérale, elle devient incertaine, souvent même absurde ; dans une sorte d’ardeur blanche, le monde perd ses couleurs ; le Moi s’abolit jusqu’à son ultime enveloppe. Cet anéantissement de l’ouïe et de la vue est sans doute une extase appauvrissante (d’ailleurs, tout état de ravissement est plus pauvre en diversité que les états ordinaires). Elle ne prend de l’importance que par sa liaison avec l’extase orgiastique, le ravissement frénétique, ou encore l’état qu’entraînent les efforts physiques excessifs, les pires tourments dont elle peut former quelquefois l’ultime degré. Pour plus de brièveté, dans ces exemples, Ulrich avait fondu ensemble la forme surabondante et la forme tarissante de l’extase, et cela non sans raison : si la différence, de l’autre point de vue, était très importante, eu égard à ces dernières remarques, elle disparaissait presque complètement. L’homme emporté par le ravissement orgiastique se jette dans sa perte comme dans une lumière, déchirer ou être déchiré sont pour lui feu couvant, amour, liberté, de même que l’homme à bout de fatigue ou profondément désespéré, malgré toutes les différences, se laisse tomber dans son malheur et trouve dans cet événement ultime une libération, donc un peu de la douceur de l’amour et de la liberté. Ainsi se fondent, au plus haut degré de l’expérience, l’action et la passion.
Bien entendu, ces extases où règne seul un sentiment porté à l’état de crise sont, plus ou moins, des créations intellectuelles ; les extases réelles (que ce soient les extases mystiques, guerrières ou celles réservées aux communautés amoureuses ou à d’autres enthousiasmes) présupposent toujours un groupe de sentiments apparentés et naissent d’un ensemble d’idées qui les reflète. Sous une forme moins solide, qui tantôt cristallise et tantôt se dissout, ces visions du monde irréelles, formées dans le sens de certaines idées et de certains groupes de sentiments (conceptions du monde ou manies personnelles) sont si fréquentes dans la vie quotidienne que la plupart d’entre elles ne sont pas considérées comme des extases, bien qu’elles en soient l’amorce autant qu’une allumette de sûreté dans sa boîte est l’amorce d’une allumette enflammée.
Ulrich avait noté enfin qu’une vision du monde d’essence extatique naît aussi lorsque le sentiment et les idées qui sont à son service passent avant la réflexion objective : c’est la vision du monde sentimentale, exaltée, la vie enthousiaste qui a parfois existé dans la littérature et probablement aussi, au moins partiellement, dans la réalité, au sein de communautés plus ou moins importantes. À cette énumération ne manquait donc que ce qui importait le plus à Ulrich, la mention de l’unique état de l’âme et du monde qu’il tînt pour une extase comparable à la réalité. Mais ses pensées, à ce point, s’écartèrent de leur objet : s’il voulait se décider à juger cette exception si fascinante, il était absolument nécessaire (et Ulrich y était amené aussi par le fait qu’il avait parlé, avec incertitude, tantôt du monde, tantôt d’une vision du monde de l’extase) qu’il examinât d’abord la relation qui s’établit entre notre sentiment et le monde réel, autrement dit ce monde auquel nous attribuons cette qualité par opposition aux illusions de l’extase.



Ce que nous arrivons à connaître dans cet état de sang-froid nous sert de terme de comparaison quand, dans d’autres cas, nous parlons des « illusions » dues au sentiment. De la sorte, c’est un degré zéro, un état de neutralisation, en un mot un certain état affectif qui est la condition tacite des expériences et des opérations intellectuelles à l’aide desquelles nous jugeons purement subjectif ce que nous révèlent les autres états affectifs.



On peut donc en déduire une excellente formule pour déterminer si l’image que la perception et l’entendement nous fournissent est juste et véridique, bien que cette formule ne soit pas exhaustive : nous exigeons que les conséquences de l’image spirituelle que nous nous sommes faite de la réalité s’accordent avec l’image intellectuelle des conséquences qui se produisent dans la réalité : alors seulement, nous estimons qu’une image intellectuelle est juste. On pourrait dire au contraire des sentiments qu’ils se chargent de nous maintenir continuellement dans des erreurs qui continuellement s’annulent.



Ulrich ne fut pas précisément satisfait de ce qu’il avait noté là. Il ne souhaitait pas que toutes les réalités possibles parussent également justifiées. Il se leva et arpenta sa chambre. Il manquait encore quelque chose comme une distinction entre la « réalité » et la « réalité intégrale », ou entre la « réalité pour quelqu’un » et la « réalité réelle » ; en d’autres termes, il manquait un exposé de la hiérarchie des valeurs de réalité, et une explication du fait que nous exigeons une préséance pour ce qui est considéré comme vrai et réel dans toutes les circonstances, préséance dépendant de conditions réalisables, devant ce qui ne vaut que dans certaines circonstances. D’une part, en effet, on peut dire que l’animal aussi se trouve parfaitement à l’aise dans le réel : comme ce serait impossible si son âme était absolument obscure, il faut qu’il y ait en lui quelque chose qui corresponde aux représentations humaines du monde et de la réalité, sans que ce quelque chose doive pour autant leur ressembler le moins du monde. D’autre part, nous non plus, nous ne possédons pas la vraie réalité : nous pouvons simplement, par un travail infini, améliorer les représentations que nous en avons, tandis que sous la pression de la vie nous utilisons parfois simultanément des représentations d’une profondeur très diverse, comme Ulrich s’en était lui-même aperçu au cours de cette dernière heure avec l’exemple d’une table et d’une belle femme.

77. Ulrich et les deux mondes du sentiment.

Il aurait pu énumérer la plupart d’entre elles les yeux fermés, mais elles paraîtront tout à fait banales à quiconque emploiera pour les « sentiments indéterminés » dont Ulrich avait formé sa deuxième série le mot de « Stimmung » (humeur, disposition), bien qu’Ulrich ne l’évitât pas sans intention. Si on distingue entre sentiment et humeur, il est aisé de remarquer que le « sentiment déterminé » s’adresse toujours à quelque chose, naît d’une certaine situation, suppose un but et s’exprime dans un comportement plus ou moins précis, alors que pour une humeur, c’est à peu près le contraire qui se produit : elle est vaste, sans but, inactive, il y a une part d’indétermination jusque dans sa netteté, et elle est toujours prête à se répandre sur n’importe quel objet sans que rien ne se passe et sans qu’elle se modifie. Ainsi, au sentiment déterminé correspond un comportement déterminé à l’égard de quelque chose, et au sentiment indéterminé un comportement général à l’égard de l’ensemble des choses ; l’un nous engage dans les événements, l’autre se contente de nous y faire assister derrière une vitre de couleur.



L’instinct sexuel est un bon exemple, mais il y a aussi une nostalgie dans la faim et les autres instincts.



Ulrich avait trouvé cela par hasard quelques jours auparavant en feuilletant un choix de Swedenborg qu’il possédait sans l’avoir jamais lu attentivement. Il l’avait un peu condensé en le notant, parce qu’il lui était agréable d’entendre ce vieux métaphysicien, ce savant ingénieur (qui d’ailleurs n’avait pas fait une médiocre impression sur Goethe, et même sur Kant) parler du ciel et des anges avec autant d’assurance que s’il s’était agi de Stockholm et de ses habitants. Cela s’accordait si bien à sa propre préoccupation que la différence, assez importante, qui demeurait, s’en détachait avec une netteté presque inquiétante. Il éprouvait un grand plaisir à s’y tenir, à évoquer sur un mode nouveau, parmi les vues plus prudentes d’un siècle postérieur, les affirmations sans doute sèches et précises, néanmoins un peu bizarres dans leur assurance prématurée, d’un visionnaire.

82. Schmeisser et Meingast. (D’une ébauche.)

La musique, expliqua-t-il, était un phénomène supra-psychique. Non pas, bien entendu, la musique de chefs d’orchestre ou d’automates qui règne sur le théâtre ; pas davantage la musique des érotiques, sur quoi vint une explication foudroyante de ce qu’étaient ces érotiques, un grand zigzag des origines de l’art au temps présent ; mais la musique absolue. « La musique absolue est dans le monde d’un coup, comme un arc-en-ciel, d’une extrémité à l’autre ; c’est une voûte rayonnante que rien n’annonce ; un monde sur des ailes cliquetantes, un monde de glace flottant dans un autre comme une averse de grêle. »



— Qui parle d’art ? Il semble que vous ne m’ayez pas compris le moins du monde. Je suis de votre avis : l’état actuel ne se prolongera pas longtemps. La civilisation bourgeoise individualiste périra, comme ont péri toutes les autres civilisations. De quoi ? Je puis vous le dire : de l’accroissement des quantités sans accroissement correspondant de la qualité centrale. De la multiplication des êtres, des objets, des conceptions, des besoins, des volontés.

95. Après la visite à Moosbrugger. (Extrait d’une ancienne ébauche.)

Même un homme aussi posé que le célèbre vieil écrivain américain Ralph Waldo Emerson qu’elle avait lu toute jeune fille parce que ses amis le disaient merveilleux, affirme que l’attirance du semblable par son semblable est une loi générale dans la nature et chez les humains.

110. Politiquement suspect. Et d’autres éléments en cause.

Le pire était que son esprit de contradiction avait été soufflé comme la flamme d’une bougie. Il aurait pu se prendre pour un missionnaire martyrisé par une tribu d’Indiens. Ou bien, il aurait pu chasser de son esprit le vacarme du monde et « se plonger dans les fleuves de l’au-delà ». Il aurait pu voir dans ses souffrances un symbole, et ainsi de suite. Mais, depuis qu’on lui avait posé sur le chef un calot de soldat, toutes ces pensées étaient impuissantes comme des ombres. Le monde subtil de l’esprit n’était plus qu’un fantôme qui ne pouvait entrer là où des milliers d’hommes cohabitaient. Hans sentait son esprit tarir et se dessécher.

117. L’île de la santé. L’incertitude. (Ancienne ébauche.)

(Léon Tolstoï : « La conscience est le pire malheur moral qui puisse arriver à un homme. » – Fedor Dostoïevski : « Toute conscience est une maladie. » Cité dans le Journal de Gorki.)

 

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