dimanche 22 janvier 2023

Chemins et rencontres - Hugo von Hofmannsthal

 Chemins et rencontres - Hugo von Hofmannsthal

Bonheur manqué

Son regard m'effleura et le me sentis gêné de la fixer ainsi, de si près; j'abaissai ma lunette et me rendis compte alors qu'elle était loin, à l’œil nu rien qu'une tache claire sur des lattes brunes, et qu'elle ne pouvait m'avoir remarqué. Je repris ma lunette et la pointai de nouveau dans sa direction; elle avait une expression distraite dans le regard. A cet instant, je sus deux choses : elle était belle et je la connaissais. Mais d'où ? Je sentis monter en moi quelque chose d’indistinct, de doux, de tendre, venu du passé. J'essayais d'aiguiser ma pensée...

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Les mouvements recèlent un nombre infini de choses : ils sont la langue complexe et délicatement nuancée du corps exprimant le désir complexe et délicat de l'âme qui veut plaire, besoin d'amour mêlé d'un besoin de créer; parler de coquetteries serait bien vulgaire.

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c'était comme si ma vie s'enfuyait, toute essence de mon âme étourdie, sans bruit, ses longues racines profondes, ne laissait rien qu'un vide infini et stupide. Transi, je sentis comme un souffle traverser ce vice. Hébété, à la fois attentif et délié de toute pensée, je voyais s'installer un espace entre nous, bande d'eau vide, pure,...


Les chemins et les rencontres


Et pourtant c'est bien moi qui ai écrit ces lignes, et tout le reste a disparu, il ne reste que ça. Et quelque part en moi, dans les choses que j'ai vécues avant ma troisième année et dont mon souvenir vivace n'a jamais rien su, dans les secret de mes rêves les plus obscurs, dans les pensées qui m'ont assailli par surprise, il n'y a que cet Agur

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Et entre sommeil et veille, je fus submergé par un indicible sentiment de bonheur venu des vastes étendues du monde (avec ses montagnes, ses vallées et ses lacs maintenant balayés par la tempête, dans une demi-obscurité). Je m'enfonçais dans ce sentiment comme dans une douce vague sombre; j'étais à la fois dans le  rêve et hors du rêve, par-delà le rêve, dans la demi-clarté de cette nuit pâle, dans cette tempête, sur le large versant d'une haute montagne. Mais c'était bien plus que le versant d'une montagne, c’était un paysage immense, c’était - je ne pouvais le voie mais je le savais - la bordure en terrasse d'un gigantesque plateau, c’était l'Asie

Souvenirs de beaux jours

Debout sur le pont, appuyé sur la pierre lisse et séculaire, je vis deux embarcations s’approcher l'une de l'autre et je pensai soudain à des lèvres retrouvant facilement, comme dans un rêve, le chemin trop longtemps dépris des lèvres de l'être aimé. Je sentais toute la douloureuse douceur de cette pensée mais restais à fleur de conscience, sans pouvoir plonger plus avant dans mon esprit pour savoir à qui j'avais songé au plus profond de moi; c'est alors qu'une pensée me frappa comme un regard qui vous fixe derrière un masque et j'eus l'impression de c'était le regard de Katharina dont je n'avais encore jamais baisé la bouche. Maintenant tout était embrasé; derrière les îles, les nuages semblaient se dissoudre en une vapeur d'or dans un rougeoiement éthéré couronnant cette boule d'or : je me rendis compte que n'était pas seulement le soleil de cette heure mais celui d'années disparues, de siècles entiers.

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C'était un rêve, glissant à chaque réveil dans de nouveaux rêves, posséder et perdre. Je voyais mon enfance très loin comme un profond lac de montagne où j'entrais comme on pénètre dans une maison.



L'homme surnuméraire - Patrice Jean

 L'homme surnuméraire - Patrice Jean


Je n'ignorais pas que nous voyons le monde à partir de soi, qu'il se construit selon notre conscience, ce point vers lequel convergent dans les rayons de l'univers; l'unité de la personne - et donc sa survie - s'impose à celle-ci de se raconter une histoire dans laquelle elle fera bonne figure.

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On s'habitue à tout. C'est un lieu commun, cependant Serge en avait expérimenté l'étrange évidence; les aveugles et les paralytiques s'accoutument à leur sort, et certains parmi ces infortunés jouissent plus et mieux que les voyants et les coureurs de fond. 

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la littérature, si vous voulez, c'est le point de vue du malade. La science, le point de vue du médecin. L'un n'est pas exclusif de l'autre, et nous sommes alternativement malade et médecin, extérieur et intérieur. Ce n'est pas rien tout de même que de suivre, dans un roman, la vie intérieur d'un homme dans ses démêlés avec la société, avec la vie.

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L'être précède le connaître, la société le sociologue, le langage la science du langage, la littérature le discours sur la littérature. Vivre, c'est connaître, mais c'est d'abord être. La littérature est cet art qui unit l'être et le connaître. Elle est la connaissance par l'humour, par l'émotion, par la sensibilité.

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Lise revient de Granville. Aucun appel téléphonique entre nous n'avait troublé notre dispute. Au silence de la solitude succéda un silence gêné, peuplé de non-dits. Nos dialogues n'allaient pas au-delà du domaine pratique : "Tu as fait les courses?", "Reste-t-il du lait dans le réfrigérateur?","J'ai posté le loyer", etc. Les réponses étaient circonscrites et précises : "Oui", "Non", "Je vais le faire". Un théâtre à l'os, sans gras, sans adjectif superflus. La critique d'avant garde aurait été ravie; celle des Grands Boulevards aurait moqué la complaisance dans le sordide et aurait regretté l'absence d'une légitime gaieté propre à effacer les soucis des spectateurs. Je n'avais qu'une hâte : revenir au vaudeville et à l'humeur joyeuse.

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Eh bien soit ! me suis-je dit, si les gens préfèrent la daube au caviar, servons leur de la daube !

 Le paysan de Paris - Aragon

 Le paysan de Paris - Aragon


Le songe du paysan


L'esprit de l'homme ne supporte pas le désordre parce qu'il ne peut le penser, je veux dire qu'il ne peut le penser premièrement. Que chaque idée ne se lève que là où est conçu son contraire est une vérité qui souffre de l'absence d'examen. Le désordre n'est pensé que par rapport à l'ordre, et, dans la suite, l'ordre n'est pensé que par rapport au désordre. Mais dans la suite seulement. La forme du mot lui-même l'impose. Et ce que l'on entend, donnant à l'ordre un caractère divin, c'est le passage qui ne peut, en conséquence, exister pour le désordre, de sa conception abstraite à sa valeur concrète. La notion de l'ordre n'est point compensée par la notion inexpugnable du désordre. D'où l'explication divine.


L'homme y tient. Pourtant il n'y a point de différence entre une idée et une autre idée. Toute idée est susceptible de passer de l'abstrait au concret, d'atteindre son développement le plus particulier, et de ne plus être cette noix vide, dont les esprits vulgaires se contentent. Il m'est loisible de ne pas m'en tenir à ce que j'ai avancé, par la suite nécessaire, par la marche logique de ma pensée. Il m'apparaît que pour l'esprit qui n'obscurcit pas son apercevoir idéal par un incessant report, un contrôle continuel de chaque moment de sa pensée par la comparaison de ce moment avec tous les moments qui le précèdent (et quelle est cette préférence donnée au passé sur l'avenir, son fondement ?) que pour l'esprit qui conçoit la différence de ces mots comme un pur rapport syntaxique, qui conçoit par suite la coexistence dans un vase clos de plusieurs gaz distincts, occupant chacun tout le volume qui est offert à tous, le désordre est susceptible de passer à l'état concret.

Il est clair que ceci n'est pas un simple sentiment, et que tout aussi bien ordre et désordre n'ont été pris comme les termes de cette dialectique que dans. l'intention où je suis de montrer accessoirement, en même temps que je donne un exemple de cette dialectique, par quelle démarche vulgaire les hommes ont pu concevoir une explication divine de l'univers, qui répugne à toute philosophie véritable. Je songe avant tout au procès de l'esprit. Il n'y a vraiment d'impensable que l'idée de limite absolue. Il est de la définition de l'esprit de n'avoir pas d'autre limite. Et si le désordre est impensable, j'entends s'il était concrètement impensable, le concret du désordre serait la limite absolue de l'esprit. Singulière image de ce que plusieurs ont nommé Dieu. Je ne vois, pas comment elle serait conciliable avec aucun des systèmes d'opinions qui leur tiennent lieu de connaissance. Et si j'ai primitivement avancé dans une première figure de ma réflexion que le désordre était impensable, c'est que cette première figure était celle de la connaissance vulgaire par laquelle me viennent tout d'abord toutes mes intuitions.

 La nuit de Londres - Henri Thomas


 La nuit de Londres - Henri Thomas

 

Devant Mr. Smith assis dans l’autobus qui l’emmène comme chaque matin à son travail, la même affiche vient d’apparaître trois fois en moins de cinq minutes ; et elle est certainement apparue un bien plus grand nombre de fois sans qu’il y ait fait attention, mais elle passait tout de même en lui. A sa descente de l’autobus, il a oublié depuis longtemps cette observation, car il fait partie des millions d’employés et fonctionnaires ramenés cinq jours sur sept au même endroit, et qui après quelques années de cette existence, ne font plus guère attention qu’à ce qui dérange les routines quotidiennes ; or ces images, loin de gêner ces routines, facilitent leur déclenchement et font diversion à la fatigue, Mêlées à la trame des journées, elles s’en distinguent à peine ; le soir seulement elles prennent une certaine intensité ; mais cela aussi est habituel.

Pourquoi Mr. Smith se méfierait-il de cet allégement qui lui vient avec l’air du soir respiré au sortir du travail ? Mr. Smith n’est pas forcément surmené, mais il est mené du matin au soir par les nécessités d’un travail qui, n’étant qu’un moyen de gagner sa vie, n’en supprime pas moins tout autre intérêt. Cela suffit pour que Mr. Smith, dans la rue, se sente, un instant, profondément délié.

Sur un homme ainsi délié, les procédés de suggestions les plus simples, à condition d’être continuels, agissent d’une façon certaine. Les images de publicité sont presque toutes un peu érotiques ; ce peu, répété indéfiniment, acquiert une présence d’autant plus efficace qu’elle n’est pas ressentie comme obsédante. Sur dix affiches, six au moins associent à l’article célébré (marque de cigarettes, de chocolat, d’ameublement, de produit contre la constipation, etc.) l’image d’une femme évidemment désirable. La publicité est sans doute nécessaire au succès commercial, mais parmi tous les hommes dont le regard se pose dix fois par jour sur une réclame de soutien-gorge ou de bas, ceux qui se préoccupent d’acheter ces articles sont peu nombreux. Ils voient l’image de la femme; ils la reverront dans leurs journaux, sur les écrans, et l’image apparaîtra aussi dans la foule, fugitivement, dans la silhouette des femmes vivantes. Cette image, qui change avec la mode, est comme l’œuvre d’un artiste collectif exprimant selon des recettes éprouvées, un seul thème, celui de la forme féminine communément séduisante. Mais l’image collective, — un secret qui serait commun à la foule — a seulement là ses amorces, car l’artiste en question se borne à l’allusion ; il est un peu dans la situation des anciens peintres commandités par les prélats, excepté que la gloire de Dieu pouvait s’accorder avec la délectation esthétique, alors que celle-ci nuirait à l’intention publicitaire. Une trop belle affiche ferait oublier le produit qu’elle célèbre. Les règles de la publicité, rejoignant la censure de la moralité publique, s’opposent donc à ce que l’intérêt érotique, sûr moyen d’action, dépassé certaines limites. La publicité n’est pas seule a observer cette discrétion ; le cinéma, le théâtre, la mode, toutes les manifestations admises et reconnues dans le texte visible de la vie de cette ville s’établissent au même niveau moyen. Des Saturnales n’ont pas lieu d’être : l’ensemble des images, chacune à peine sensible, distrait suffisamment l’esprit pour que le rêve du scandale tienne indéfiniment lieu de réalité.

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La rame s’immobilisait ; le ventre de la patineuse était à la hauteur des yeux des voyageurs assis. Les gens dans cette ville ne s’esclaffent pas ; les plus libres sourient, d’autres baissent les yeux. Etant donné la multitude qui prend chaque jour le métro, la patineuse rouge s’est certainement multipliée dans des millions de consciences. Voici longtemps déjà qu’elle a disparu des murs concaves du métro, mais elle n'a pas fini de revenir dans la mémoire de la foule. La foule il n'a aucun souvenir distinct ; les images du moment n’innovent guère sur les précédentes, de sorte que la même impression persiste, et que ce qui serait souvenir dans une conscience personnelle est ici seulement à l’état de revenez-y, d’aimantation générale. Cela suffit pour que Mr. Smith, plongé dans la foule, soit très différent de ce qu’il est parmi ses collègues et dans sa famille. Il se promène, et son humeur change ; la petite allégresse du début fait place à une sorte d’irritation sans objet, vraiment inexprimable : elle fait partie de ces choses que le langage ne rencontre jamais, si bien quelles ne comptent pas dans les échanges avec autrui. Elles forment une zone obscure, un cerne où l’attention ne se fixe pas. Mais il se passe quelque chose là. Mr. Smith est cerné d’une zone de forces dont sa conscience n’est informée que par des images publicitaires, par des photos truquées, par un jeu de couleurs, de lignes et de sons a la fois mécanique et fortuit, et que d ailleurs Mr. Smith remarque à peine.