jeudi 24 février 2022

Brutalisme – Achille Mbembe

 

Brutalisme – Achille Mbembe

Avant-propos

Dans cet essai, je convoque la notion de brutalisme pour décrire une époque saisie par le pathos de la démolition et de la production, sur une échelle planétaire, de réserves d’obscurité. Et de déchets de toutes sortes, restes, traces d’une gigantesque démiurgie.

 

 

Au centre de ces trois interrogations se trouve la question des transformations des corps humains et, de manière générale, du futur des « populations » et de la mutation technologique des espèces, qu’elles soient humaines ou non. Or les dommages et blessures que causent ces déplacements ne sont pas des accidents ou de simples dégâts collatéraux. Si, de fait, l’humanité s’est transformée en une force géologique, alors l’on ne peut plus parler d’histoire en tant que telle. Toute histoire est désormais, par définition, géo-histoire, y compris l’histoire du pouvoir. Par brutalisme, je fais donc référence au procès par lequel le pouvoir en tant que force géomorphique désormais se constitue, s’exprime, se reconfigure, agit et se reproduit par la fracturation et la fissuration.

 

La domination universelle

La chaîne de gestes

 

La répugnance à tuer et l’interdit du meurtre font l’objet d’une érosion. Les instincts autrefois censurés sont libérés30. Les conduites de guerre sont valorisées en tant que telles et migrent dans le champ civil. La déshumanisation devient une pratique courante, la décharge des pulsions violentes est légitime et fait l’objet d’encouragements, la quête du dissemblable règne et les techniques de disculpation prolifèrent. La vie civile est régentée par des unités spéciales. Le « nettoyage » se transforme en programme. Se débarrasser d’individus sans que personne ne demande de comptes est la norme, de la même manière qu’achever les blessés et tuer les prisonniers31. Mais le brutalisme fonctionne aussi sur la base d’une déréalisation aussi bien de ses faits que de leurs effets. La déréalisation consiste à cacher le hideux de la violence et notamment de la mort de masse, mais une mort moléculaire.

 

 

Âge du déchaînement des forces et de la propulsion, le brutalisme coïncide avec une multiplicité de formes de destruction du vivant et des habitats, mais aussi de réinsertion de l’humanité au sein de la première nature. Il signe par ailleurs l’entrée dans l’âge de la déprédation.

 

 

Là où le minerai d’uranium est transformé en plutonium, on ne peut, raconte Jünger, « pénétrer que muni de chaussures et de gants en caoutchouc, de masques, de chambres d’ionisation et de films sensibles aux radiations, de compteurs Geiger et de compteurs de rayonnement alpha ; des microphones, des haut-parleurs et des signaux d’alarme doivent baliser le chemin ». La radioactivité pollue tout, « non pour aujourd’hui et demain, mais pour des millénaires. Là où se trouvent des déchets radioactifs, la Terre est devenue inhabitable pour l’homme ». L’air est enfumé, « les cours d’eau sont souillés, les forêts, les animaux et les plantes anéantis », ajoute-t-il. Et de préconiser que l’on protège la nature de l’exploitation non en la rendant à la vie, mais en « la recouvrant d’un tabou muséal et en entourant de larges portions du paysage de grillages et de clôtures ».

 

 

 

Ponctions

Vu à partir des corps racisés, ce que l’on appelle le néolibéralisme est, en réalité, un gigantesque dispositif de pompage et de carbonisation. Comme le mineur, voleur d’une canette de bière à l’étalage, beaucoup n’ont pour seule source de revenus que leur corps.

 

 

Fracturation

Le corps de la Terre

 

Encore faut-il, avant d’aller plus loin, rappeler ce que Schmitt entend par la « Terre » et par le terme « nomos ». D’ordinaire, la Terre renvoie à une catégorie spatiale, à une étendue. Elle est faite d’un sol plus ou moins ferme, de paysages, de reliefs, de profondeurs et de soubassements, de traces, d’enclos, de friches en réserve, de sanctuaires. Elle s’inscrit, pense-t-on, dans un faisceau de directions (est, ouest, sud, nord). Faite de matière minérale ou végétale, voire de glèbe, elle est ronde et donc circonscrite. Et, surtout, elle est habitée. En l’habitant, les humains en particulier exercent leur emprise sur elle, la livrent au cadastre et à l’exploitation. Ils la cultivent et en prennent éventuellement soin. Leur vie et leur destin se jouent sur un sol. Foyer commun, elle est le lieu de séjour des humains et des autres espèces, l’objet d’un partage primitif entre tous les étants et, de ce point de vue, à la fois leur nom commun et leur corps maternel.

 

 

Dans son Nomos de la Terre, Carl Schmitt semble faire fi des multiples façons de fabriquer la propriété et des rapports que d’autres cultures établissent entre le
sol et la Terre en tant que telle. Le rapport des humains à la terre, chez lui, est surtout envisagé sur le plan du droit. La terre « est triplement liée au droit »,
affirme-t-il. « Elle le porte en elle, comme rétribution du travail ; elle le manifeste à sa surface, comme limite établie ; et elle le porte sur elle, comme signe public de l’ordre. » Et de conclure : « Le droit est terrien et se rapporte à la terre5. » La terre est envisagée non en elle-même, mais du point de vue de ce qu’elle porte, du point de vue de sa capacité à rétribuer équitablement ceux et celles qui la labourent (la fatigue, le labeur et les semailles contre les récoltes), et du point de vue de son aptitude à figurer ainsi l’idée d’une justice quasi immanente. Dans le schéma schmittien, l’une des composantes intrinsèques de la terre,c’est le sol. À son tour, le sol se caractérise par sa fermeté. Habiter la terre, c’est en partie défricher le sol, tracer et délimiter les champs, les prés et les bois. C’est aussi planter et semer, laisser certaines parties en jachère, en défricher d’autres. Au terme de ce travail, le sol est hérissé de haies et de clôtures, de bornes, de murs. Il est aussi parsemé de maisons, de bâtiments et autres infrastructures. En d’autres termes, la terre ne devient signifiante que grâce à la médiation du labeur des humains. Laissée à elle-même, elle ne produit guère la société. Or l’essentiel de ce labeur consiste en une série d’actes de partition et d’appropriation, ou encore ce que Schmitt appelle les « prises6 ». De tels gestes d’acquisition, dont il dit qu’ils fondent le droit, prennent des formes diverses. Peu importe qu’ils se fassent sous le signe de l’édification des villes et leur fortification, de la colonisation, des guerres, des invasions ou des traites, des occupations, des barrières ou des blocus. Toujours, ils créent le « premier ordre de tous les rapports de possession et de propriété7 ». En d’autres mots, ils sont des actes originels fondateurs du droit. « Prendre » des terres, délimiter le sol, c’est donc créer des titres juridiques et fabriquer la propriété. C’est distinguer le tien du mien.

Animisme et viscéralité

 

L’humanité n’a jamais disposé d’autant d’informations et de données
concernant à peu près tout, en vérité l’ensemble du vivant. Celles qui existent n’ont jamais été aussi accessibles, même si, pour l’essentiel, les découvertes et les innovations les plus décisives dans les domaines techno-militaire, scientifique et commercial restent secrètes et régies par des brevets. Tout cela est vrai. Et pourtant, l’ignorance et l’indifférence, induites ou cultivées, n’ont jamais été aussi partagées. C’est parce que, tout comme le savoir, l’ignorance est une forme de pouvoir3. Savoir ne conduit pas automatiquement à la liberté, tandis que ne pas savoir libère de presque toute responsabilité tout en permettant, là où cela est nécessaire, un accroissement du contrôle et de la puissance.

 

De la vie démoniaque

 

En dépit de la critique du progrès, le désir de transformation perpétuelle du sujet humain et du monde, et la volonté de maîtrise intégrale de la nature et de la vie demeurent néanmoins vivaces. Au fond, ce désir et cette volonté de puissance restent l’horizon auquel l’humanité n’a cessé d’aspirer. Aujourd’hui, cette aspiration a été ramenée à une simple affaire de quantification du monde et de ponction de celui-ci. Le verbe s’est, pour ainsi dire, fait courbe, cercle,
diagramme, algorithme5. Le chiffre ayant pris le pas sur le mot, le nombre est devenu le garant ultime de la réalité au lieu d’en être l’indicateur. De fait, ce que l’époque moderne a appelé le projet de rationalisation n’a été possible que grâce à une multiplicité d’innovations matérielles, technologiques et pratiques. Le déchiffrement de l’univers, notamment par les sciences et les mathématiques, suppose désormais la connaissance intégrale et infiniment expansive de celui-ci et des phénomènes qui l’agitent7. Nous sommes, plus que jamais, arrimés à cette trajectoire, portés par toutes sortes de méga- et de nanostructures et, surtout, par un nouveau type d’intelligibilité ou encore de faculté que, faute d’un vocabulaire alternatif, il faut bien appeler numérique. L’avènement de la raison numérique a redonné vie à un vieux fantasme, celui
de la connaissance intégrale. Elle considère le monde comme un immense réservoir dans lequel l’on puise. Il est impitoyablement soumis au désir de puissance de l’homme, et ses forces élémentaires sont arraisonnées dans la mécanique d’un régime de connaissance auquel rien ne devrait échapper. Une fois de plus, connaître, dans ces conditions, n’a de sens que pour autant que cela autorise la ponction, le forage, l’extraction9. Seuls les points de ponction comptent par conséquent. Et ils ne comptent que parce que, au bout de la chaîne, ce qui est extrait peut être transformé en autre chose avant d’être livré à la consumation. Dans ce processus d’extorsion, la machine joue un rôle inestimable.

 

 

Au fond, l’humanité n’a pas renoncé à la production et à la manipulation des symboles. Le désir de mythologie demeure intact. Il n’y a point et il n’y aura jamais de réel sans symbole. La nouveauté, peut-être, tient à la production accélérée de symboles sans réel, qui se suffisent à eux-mêmes et tendent désormais à occuper toute la surface du réel. L’âge numérique aidant, l’humanité est donc entrée dans de nouveaux régimes de production et de manipulation
symbolique. Derrière chaque statistique, chaque code et algorithme se cachent un découpage du monde et du réel, une idée et une théorie, c’est-à-dire un idiome capable de générer la réalité qu’il prétend décrire ou encapsuler.

Il n’existe aucune activité humaine qui ne soit exclusivement conditionnée par des outils, des techniques, des technologies. Il en est ainsi des activités pratiques comme des institutions, des espaces que nous habitons. La technologie est l’une des médiations par excellence du vivant. La même chose vaut pour les créations de l’esprit, voire pour la démocratie elle-même. Aujourd’hui, l’essentiel des activités humaines s’est déplacé dans les mondes numériques. La sphère publique elle-même est devenue, en très grande partie, une sphère numérique. Elle a désormais un nom, la Toile.

 

La zone obscure

 

Comment expliquer autrement la prolifération de petites histoires, d’histoires minuscules, qui toutes se ramènent à des histoires de soi, des histoires d’ego ? Cette contraction de l’histoire et sa réduction à l’ego-domaine contribuent à faire de la sphère publique une sphère d’expression publique du privé. À l’ère du narcissisme de masse, le public se ramène à l’écran, toutes sortes d’écrans20. L’absence de lien, tel est désormais ce qui lie les uns aux autres, ce par quoi ils se reconnaissent, ce qui paradoxalement les tient ensemble. Mais qu’en est-il de la langue ? L’image est devenue la langue privilégiée du sujet. Tel est le cas de l’image du corps en particulier, le corps de jouissance, mais aussi le moi souffrant et victimaire, de préférence sur écran. Environné d’images, le sujet s’est fait image. L’image trône désormais là où l’acte eucharistique avait pour nœud le corps et le sang que l’on offrait à prendre, à boire et à manger. La dimension eucharistique et sacramentelle de l’image est telle que l’on ne voit plus le sujet, dorénavant voilé. Nous ne sommes plus qu’une série de corps-images. « Une des propriétés fondamentales de l’image est en effet, affirme Éric Laurent, de mettre sur le même plan des causalités qui peuvent être fort diverses21. » Pour exister, être vu et connu, tout, de nos jours, doit être mis en image, ajoute-t-il. Les processus les plus fondamentaux et les plus cachés, qu’il s’agisse du corps lui-même ou du cerveau, doivent être mis en image. Voir, comprendre, penser passent par l’image. Les circuits cognitifs aussi. La certitude elle-même. Il n’y a pas jusqu’aux modalités de la preuve qui ne se plient à l’image. Cela étant, la fonction de l’image n’est plus de représenter quoi que ce soit. Les nouvelles technologies de l’image rendent possible l’élision du lieu. L’image ayant mis à mort le principe même de la représentation, il ne lui reste plus qu’une seule fonction : témoigner de l’être-là du ça, ou, si l’on veut, du cela, du trou qui dorénavant a pris la place de ce qui a été, mais n’est plus, sinon sur le mode du ça. Le ça, ici, renvoie à des pulsions libérées de toute censure. La censure du surmoi permettait de structurer la division entre le sujet et son image et de la réguler. La division s’étant écroulée puisque le sujet est devenu image, la censure n’est plus nécessaire. Il n’y a plus qu’un immense trou qui sert désormais de réceptacle pour toutes sortes de désirs.

 

 

 

Le monde numérique est par ailleurs un monde numineux conçu comme une gigantesque réserve de données que d’innombrables machines s’efforcent d’extraire en continu. Mais ce monde répond aussi à certains des fantasmes les plus primordiaux de l’être humain moderne, à commencer par le fantasme de s’observer soi-même dont on a fait l’expérience la première fois avec l’invention du miroir. Avant l’invention du miroir, le sujet individuel n’avait aucune image de lui-même. Il pouvait être vu par d’autres, mais il lui était impossible de poser un regard sur sa propre face. Son visage lui échappait. Il ne pouvait guère se prendre comme l’objet principal de sa contemplation visuelle. Il ne pouvait voir que son ombre ou la réfraction de son double à travers la surface de l’eau.

 

 

Misères du temps

 

Les philosophies occidentales du sujet, qui ont dominé le monde pendant quelques siècles, ont fait long feu. Elles reposent sur l’idée selon laquelle il y aurait en nous quelque chose qui nous serait intrinsèque, fixe, stable et qui, par conséquent, ne varierait pas. Elles nous apprennent que l’individu est au principe de son être. Créateur de lui-même, il reçoit son identité de lui-même, et parce que doué d’une conscience réflexive et d’une intériorité, il serait distinct de toutes les autres espèces vivantes.

 

Anti-identité

 

Par ailleurs, en tant que personnes humaines, nous jouons une série de rôles. Certains nous sont assignés d’office. Nous en créons d’autres nous-mêmes. Mais les rôles que nous jouons ne suffisent pas à définir qui nous sommes. En réalité, nous demeurerons à jamais indéfinissables aussi bien à nous-mêmes qu’aux autres. Et cette propriété qui consiste à ne jamais atteindre un niveau de totale transparence à nous-mêmes et aux autres, c’est peut-être cela, finalement, notre identité. Elle est commune à tous les humains. D’autres traditions de pensée l’ont bien compris. C’est le cas des pensées africaines antiques au regard desquelles il n’y avait d’identité qu’éclatée, dispersée et en miettes.

Du reste, l’important, c’était la façon dont on composait et recomposait le soi, toujours en relation à d’autres entités vivantes. En d’autres termes, il n’y avait d’identité que dans le devenir, dans le tissu de relations dont chacun était la somme vivante. L’identité, dans ce sens, n’était pas une infinie substance. Elle était cela que l’on confiait à la garde des autres, dans l’expérience de la rencontre et de la relation, laquelle supposait toujours le tâtonnement, le mouvement et surtout, l’inattendu, la surprise qu’il fallait apprendre à accueillir. Car dans l’inattendu et la surprise gisait l’événement25. Il en était ainsi parce qu’il n’y avait pas de monde, de société ou de communauté qui ne trouvait son origine dans une idée ou une autre de la dette. La personne humaine était un composé de multiples entités vivantes26. Elle ne s’auto-engendrait point. Ce sont d’autres qui, toujours, étaient responsables de son advenue à la vie. Elle ne leur devait pas seulement sa naissance, mais aussi la langue, les institutions fondamentales, des richesses immatérielles, à la fois incalculables et non remboursables, dont elle héritait. Cette forme originaire de la dette, ou encore de la dot que les générations devaient les unes aux autres, s’opposait à la dette expropriatrice qui, sous sa forme marchande, obère de nos jours les conditions de reproduction ou même de survie de millions de femmes et d’hommes sur la surface de la Terre.

 

 

Quotidien Politique – Geneviève Pruvost

Quotidien Politique – Geneviève Pruvost

 

INTRODUCTION

La fabrique à découvert

Le quotidien, si l’on suit le philosophe et sociologue Henri Lefebvre, est avant tout un mode d’attention au monde qui autorise la suspension provisoire du jugement. Il faut bien finir par manger, dormir, se lancer dans une quelconque activité avec autrui : on n’arbitre pas en permanence sur la bonne manière de vivre. Il y a néanmoins des manières de vivre plus oublieuses ou ignorantes que d’autres des coulisses de la fabrique de cette quotidienneté. Des groupes humains savent comment et par qui est fabriqué leur lit tandis que, pour d’autres, cette histoire est un point aveugle, un détail sans importance dont la généalogie s’expose brièvement sur une étiquette de quelques centimètres carrés. La majorité des sociétés occidentales massivement industrialisées ne se pose que marginalement la question de l’assemblage : les paysans, les insectes, les artisans, les plantes, les ouvriers, les mottes de terre, le métal en fusion, le tissage à domicile ne font plus partie du monde des proches.

L’ancienne connaissance des milieux de vie et de leurs rouages ne doit cependant pas être idéalisée. Cette perception ne concernait tout d’abord pas tout le monde au même niveau, elle pouvait se trouver en toile de fond et, de ce fait, être ignorée. La relation entre l’appréhension vécue de nos moyens d’existence et le concernement pour les conditions de travail n’est pas nécessairement directe : les sociétés paysannes et artisanales peuvent être esclavagistes, patriarcales, dominées par des castes et des marchands qui confisquent le surplus et cultivent l’indifférence pour la souffrance d’autrui. Mais ces opérations de confiscation, cette indifférence étaient immanquables pour qui se donnait la peine de bien regarder. La proximité sensorielle contribuait à créer une familiarité. Quand le fourmillement de gestes élémentaires (bêcher, traire, faire des briques, cuire du pain, tondre les moutons, abattre un arbre, forger une grille, vanner un panier, tailler la pierre) était en vue et à portée de main, c’était un monde de présence qui pouvait à tout moment s’inviter au premier plan. Au grand jour, la fabrique pouvait faire événement, sortir de ses gonds, changer de face.

Il en va tout autrement dans les sociétés industrielles où une partie du socle de la quotidienneté est hors champ. Les tuyauteries sont encastrées

 

 dans les murs dont on remarque la présence seulement en cas de fuite. Comment se soucier de ce qui est soustrait du périmètre ordinaire de nos trajets quotidiens ? Dans les sociétés industrielles, le concernement pour l’environnement et les injustices environnementales ne peut être qu’abstrait et l’éthique écologique se focalise le plus souvent sur quelques articles de consommation. La production de la vie quotidienne est confiée à des spécialistes. Cet acte de délégation n’est pas anodin : ce n’est pas rien de confier à des spécialistes le soin exclusif de nous nourrir, de fabriquer nos lits, de coudre nos vêtements, de bâtir nos maisons et de se préoccuper de nos proches. Dans les sociétés paysannes, il allait de soi que les cohabitants de chaque maisonnée étaient dotés d’un minimum de polyvalence. Ce que l’on ne pouvait pas faire était accompli par des artisans dénommés ou par des itinérants qui pouvaient être hébergés. Ce ratio s’est inversé : l’interconnaissance, qui régissait traditionnellement la fabrique de la vie quotidienne, est devenue l’exception. Ne pas connaître la sage-femme qui mettra au monde son enfant est désormais une évidence. L’anonymat est devenu un gage de neutralité, de conformité, de professionnalisme, de démocratie, dit-on. Nous avons été éduqués à considérer que l’interconnaissance ouvrait immanquablement au clientélisme, au népotisme, au favoritisme.

 

QUOTIDIENNETE CRITIQUE

Décortiquer la quotidienneté appareillée

Le moindre geste, la moindre activité, le moindre objet qui pourrait sembler a priori infrapolitique, sans conséquence, doit être réinscrit comme partie prenante d’un « travail total », aux mains de l’industrie capitaliste.

Ainsi ce fait simple – une femme qui achète une livre de sucre – exige une analyse […]. Pour comprendre ce simple fait, il ne suffit pas de le décrire ; la recherche découvre un enchevêtrement de raisons et de causes, d’essences et de « sphères » : la vie de cette femme, sa biographie, son métier, sa famille, sa classe, son budget, ses habitudes alimentaires, l’usage qu’elle a de l’argent, ses opinions et ses idées, l’état du marché, etc. Finalement je saisis la société capitaliste dans son ensemble, la nation et son histoire. Ce que j’atteins, qui devient de plus en plus profond, est cependant enveloppé dès le petit fait initial. L’humble événement de la vie quotidienne m’apparaît alors sous un double aspect : petit fait individuel et accidentel – fait social infiniment complexe et plus riche que les « essences » multiples qu’il contient et enveloppe.

La critique scientifique de la vie quotidienne permet ainsi de réinscrire la vie ordinaire dans des dispositifs complexes et de repérer des marges de manœuvre plus ou moins grandes selon les classes sociales, les situations familiales, la zone de résidence, les groupes de sexe, d’âge. S’il s’agit de mettre au jour tout le nuancier de la quotidienneté appareillée, c’est pour mieux se dégager de son emprise : la critique appelle un passage à l’acte.

Critique en acte de la vie quotidienne

Détrôner la fiction de souveraineté des individus en matière de goûts pour la rapporter à une distinction de classe constitue déjà une opération de dévoilement qui ne se fait pas sans dommages. Mais remonter le fil jusqu’à une chaîne de production des goûts, préformatés et planifiés, accompagnée d’opérations de lobbying en vue d’assurer le soutien financier, législatif et productif des États, et ce, pour le moindre objet, la moindre transaction, voilà une investigation généalogique qui peut conduire au vertige.4

 

Quotidienneté facilitée et contre-système des professions

Dénonciation du système des professions incapacitantes

Monopole et marchandisation

À rebours des interprétations habituelles sur les entraves au libre commerce, Illich montre que ces unités de mesure contribuent à créer un « sensus communis, le sens commun ou sens de la communauté  », puisqu’elles résultent d’un accord (au sens musical et non fusionnel du terme) et obligent à renouveler cet accord. Que se passe-t-il quand ce rapport au monde disparaît ? Les professionnels, dotés d’un savoir abstrait, universalisable peuvent-ils proportionner leurs préconisations aux besoins spécifiques de personnes distinctes sans connaître leur milieu de vie ?

« Housewifization » et capitalisme

Le travail fantôme

Pour rendre compte du fait que la production purement capitaliste occupe en réalité une assez faible surface, Mies et Bennholdt-Thomsen dessinent un iceberg triangulaire dont seule la pointe immergée (le salariat et le capital) est revendiquée par le système capitaliste, alors même que cette part est quantitativement très restreinte et impropre à perpétuer la vie même.

La majeure partie de l’activité économique (autrement dit, la partie immergée de l’iceberg) s’accomplit dans l’économie invisible, non contractualisée et non salariée : il y a tout d’abord la base immense que fournit la nature, puis le travail accompli dans le Sud global, suivi du travail au foyer accompli par les femmes. Vient enfin le travail de subsistance des paysans, puis le travail des personnels de maison, dans le secteur informel et le travail illégal des enfants. Ainsi représenté, le travail qui alimente l’économie capitaliste est resitué dans un feuilleté de statuts (humains, non humains) et d’aires géographiques, qui permet d’avoir une approche d’emblée mondialisée, non anthropocentrique, et de désenclaver l’étude de chaque mode d’exploitation, en révélant leur interdépendance.

Guerre contre la subsistance dans le Sud global

Mais le processus ne s’arrête pas là : il atteint également les pays du Sud. L’industrialisation conduit à l’extension de la housewifization. La figure du travail de la femme au foyer, qui s’invente dans les pays du Nord global, devient le paradigme de tous les modes de production non rémunérés, indispensables au fonctionnement capitaliste : « Ce ne sont pas les femmes qui ont un statut colonial, mais les colonies qui ont un statut de femmes. En d’autres termes, la relation entre le Premier et le Tiers-Monde correspond à une relation entre homme et femme  . » Les peuples colonisés sont au service des colons, comme la femme au foyer est au service de la reproduction de la force de travail.

 

Vertige de la matière

Rythmanalyse des cycles

Si l’observation patiente et informée permet de retrouver en partie le sens des lieux, comment cependant se dépêtrer de ce qui fait obstacle à la compréhension fine de ce qui se joue ? C’est le défi que Lefebvre veut relever à partir des sciences sociales critiques : il faut pouvoir objectiver la quotidienneté appareillée en se livrant à un exercice qu’il qualifie de « rythmanalyse ». Il s’agit de parvenir à « écouter une maison, une rue, une ville   ». Le rythmanalyste « entend le vent, la pluie, l’orage » au milieu des moteurs qui vrombissent et des pas sur le trottoir :

S’il considère un caillou, un mur, un tronc, il en comprend les lenteurs, le mouvement interminable. Cet objet n’est pas inerte ; le temps n’est pas réservé au sujet. Il n’est lent que par rapport à notre temps, à notre corps, mesure des rythmes. La forêt, cet objet apparemment immobile, bouge multiplement : mouvements combinés du sol, de la terre, du soleil. Ou des molécules et atomes qui le (la) composent. Il résiste à mille agressions, mais se désagrège dans l’humide ou la verdeur, la profusion de la vie minuscule  .

La rythmanalyse implique de penser avec le rythme de son propre corps, et de s’ouvrir aux rythmes externes, le corps servant de « métronome  », en essayant de troubler le moins possible la situation, tout en partant de sa subjectivité. « Cette échelle détermine notre lieu, notre place dans l’espace-temps de l’univers : ce que nous en percevons et qui sert de point de départ à la pratique comme à la connaissance théorique  . » Le sociologue fait du point de vue situé un état d’éveil qui permet de se rendre à nouveau disponible à l’écoute des rythmes, quels qu’ils soient, en accordant la même attention au bruissement des rituels publics et aux rythmes plus secrets.

Pour sortir de l’impression confuse de ce qui peut sembler un brouhaha indistinct, Lefebvre propose de distinguer trois éléments rythmiques : la répétition ; les interférences dans la linéarité de la routine ; les processus cycliques (naissance, croissance, apogée, déclin, mort). À l’échelle de la vie quotidienne, ces rythmes se trouvent à l’état polyrythmique. Il faut par conséquent démêler cet écheveau et identifier chaque rythme, en ayant en tête l’heure, la saison, le climat, la topographie : soit cette polyrythmie est eurythmique (les rythmes s’allient les uns aux autres d’une manière qui semble normale, symphonique), soit elle est discordante. Les données empiriques recueillies par les rythmanalystes sont d’une telle richesse, selon Lefebvre, que la sociologie n’y suffira pas : la psychologie, l’anthropologie, l’histoire, la biologie, la climatologie, la médecine, la cosmologie, la physique et les mathématiques pourront être conjointement mobilisées. Il s’agit bien d’une discipline à mettre en œuvre collectivement et urgemment. La rythmanalyse, pour Lefebvre, est un savoir révolutionnaire car elle permet de modifier le savoir sur l’expérience et, par là, de la métamorphoser. À l’analyse marxiste des rapports antagonistes entre bourgeoisie et prolétariat, il ajoute un troisième terme : « Le sol, la propriété et la production agricoles, les paysans, les colonies à prédominance agraire  . » Lefebvre n’a pas de mots assez durs pour condamner l’atrophie sensorielle et le simulacre qui règnent dans la société moderne, qui « peut se détruire par le nucléaire, vider son ciel de l’indispensable (l’azur), épuiser les sols   ».

Comment apprendre à se mettre dans cet état d’écoute de la polyrythmie du monde ? Nous vivons dans un monde sociotechnique aux mains d’ingénieurs et de spécialistes dont Lefebvre ne manque pas de déplorer l’abstraction. Il nous enjoint à nous remettre dans l’état sensoriel qu’ont encore les enfants, qui sont dans le savoir concret et non purement spéculatif. Ils font corps avec des rythmes biologiques basiques comme la faim, le sommeil, les excrétions et perçoivent les nouveaux rythmes qu’on leur inculque, non sans rébellion. Lefebvre invoque également la défiance des peuples colonisés qui n’adoptent pas l’affairisme colon et en appellent à l’écoute des rythmes vitaux. Le sociologue prend enfin exemple sur la capacité de résistance des femmes à la modernité, alors même qu’elles ont subi une disciplinarisation plus dure que les hommes. Mais elles se sont toujours tacitement ou ouvertement révoltées contre les « rythmes imprimés par la virilité et par le modèle militaire du dressage  ». Cette insoumission est très ancienne. Lefebvre en vient à adopter une perspective historique écoféministe : « Les figures de cette résistance allaient des Déesses adorées aux matrones respectées, des cours d’amour aux suffragettes  . » Est-ce un hasard si la méthode de la rythmanalyse a été élaborée avec sa dernière compagne, Catherine Régulier ?

La rythmanalyse est salutaire : elle permet de reprendre le temps de vivre, de s’exalter de nouveau. Le sociologue renoue ici avec le situationnisme, le surréalisme et l’écoféminisme de Françoise d’Eaubonne dont il fut proche. C’est un art de l’écoute qui rend à nouveau sensible à la capacité autocréatrice du vivant, tout en ambitionnant d’être une science rigoureuse. Dans le prolongement de l’analyse de la vie quotidienne, la rythmananalyse donne à entendre les rythmes qui ont été tus, et rend visibles les rapports de forces qui conduisent à la dislocation des temps et des lieux, à la manipulation de nos sens, à la segmentation des parcelles d’espace et de temps. Ainsi s’aiguise notre sens critique, apte à identifier les discordances, les rythmes imposés de la production industrielle qui voudrait rivaliser avec la nature, alors même qu’elle est vouée à l’infertilité. Lefebvre reprend ici une idée chère au féminisme de la subsistance : le capitalisme ne parvient pas à reproduire la puissance créatrice de la vie.

La plus grande violence qui peut être faite sous ce jour est l’interruption du processus de rythmanalyse par l’impossibilité de s’installer dans la durée et dans une posture d’écoute : soit c’est nous qui changeons de lieu de travail, de lieu d’habitation, soit c’est le lieu qui change sans cesse de fonction ou de topographie. La radicalité de la proposition politique d’entre-subsistance, c’est la demande d’un droit foncier à occuper le monde, en s’y ancrant suffisamment longtemps pour se mettre à l’écoute de la polyrythmie de tous ses membres.

 

jeudi 10 février 2022

Les mots ne sont pas de ce monde – Hugo von Hofmannsthal

Les mots ne sont pas de ce monde – Hugo von Hofmannsthal

 

Lettres à un officier de marine

 

Vienne, le 30 mai 1893

 

Mon cher Edgar,

 

Finalement, je n’ai pas montré ta lettre à ta maman. Elle a tant de choses à penser, les mathématiques avec Hannibal, la santé de Lorle, le ménage et mille autres choses encore. À quoi bon l’inquiéter davantage ? Quant à moi, j’ai lu ta lettre avec attention, trois ou quatre fois, et j’en suis arrivé à la belle conclusion que je comprends parfaite­ment ton état mais que je ne sais vraiment pas quoi faire contre. Mais peut-être une chose va-t-elle te consoler : cet état existe aussi ailleurs qu’à bord du SMS Saïda, cette brûlure et ce fourmillement à l’intérieur, ce sentiment de ne pas être plein, de sentir l’absurdité de la vie, cette incapacité à trouver le calme, comme si l’on ne pouvait pas dormir et ne cessait de se tourner et retourner dans son lit. Je crois que c’est une maladie infan­tile de l’âme. Il n’y a que lorsqu’on vit comme moi que celle-ci s’estompe, comme toute humeur ; quand on est embarqué dans une grosse boîte en fer sur une mer vide et sans aucun bruit, elle prend de la vigueur et enferme dans la solitude. Tu sais, je parle avec beaucoup de gens intelligents et même singuliers, et il me suffit d’aller jusqu’à ma bibliothèque où je trouve suffisamment de livres profonds, fascinants, enthousiasmants, pour m’y perdre jusqu’à m’oublier moi- même, tant et si bien que les pensées et les sensations trouvées dans les livres et chez les gens effacent parfois totalement mes propres pensées et mes propres impressions pour prendre leur place ; car ce n’est pas nous qui avons les gens et les choses, qui les tenons, ce sont au contraire eux qui nous ont et qui nous tiennent. De ce fait, on ne se sent certes pas vide, mais c’est une chose beaucoup plus inquiétante encore : on est comme un fantôme en plein jour avec des pensées étrangères qui pensent en nous, des humeurs anciennes, mortes, artificielles, qui vivent en nous ; on voit tout comme à travers un voile, errant dans la vie comme un étranger, un exclu - rien qui vous saisisse, rien qui vous remplisse ; et pour finir, il y a quand même quelque chose d’humain, quelque chose d’authentique qui se manifeste. Dans mon cas, il s’agit maintenant d’un désir sans borne pour la nature, non pas voir comme dans un rêve mais saisir de façon physique et active la nature, marcher, chasser et même vivre comme un paysan ; je ressens ce qu’a dû ressentir Antée qui tirait sa force de la terre maternelle, lorsque Hercule, qui se battait contre lui, l’a soulevé et l’a lentement étouffé en l’éloignant du sol...

Je peux très bien m’imaginer qu’un jour il te deviendra impossible de garder ce métier. Je ne veux pas me tracasser là-dessus pour l’instant. Mais quoi que la nécessité te réserve, ce voyage autour du monde est un trésor inestimable pour ton avenir. Je ne parle pas du spectacle que tu vois dans les ports et dans les villes mais d’une éducation beaucoup plus profonde et intérieure. La conscience d’avoir mesuré les immenses distances que tout individu respecte, d’avoir manqué de tous ces petits appuis et de ces petites béquilles qu’offre la civilisation urbaine, la commodité féminine, la dépendance de notre vie quotidienne, tout cela, crois-moi, est précieux au sens le plus profond du terme. Lorsque nous nous retrouverons tous les deux, tu sentiras à quel point tu te tiens dans la vie de façon beaucoup plus sûre, plus insouciante et plus virile que moi. Il n’y a que deux choses que j’aimerais vraiment : que tu apprennes des langues étrangères (l’anglais et d’autres), même si les circonstances rendent la chose difficile, parce qu’on en a toujours besoin, et que tu n’épargnes ni ton argent ni ta peine pour faire des excusions et voir autant de choses que tu peux. Je vis sans contrainte mais sur un petit pied et je sais très bien qu’il est désagréable de dépenser cent florins pour des parties de campagne, alors qu’à la maison il faut faire attention à tout ce qu’on dépense. Mais plus tu utiliseras ton argent pour profiter d’occasions pratiquement inaccessibles aux autres et voir le monde, plus tu engrangeras pour ton avenir un bien effectif et toujours utilisable. Je vois des gens qui, dans le journalisme et la politique, pour s’assurer une position morale, voyagent à toute allure et au prix de grands sacrifices, traversent quelques pays d’Europe et survolent un petit bout de l’autre hémisphère.

Il y a même une expression qui dit « ne pas avoir vu grand-chose » et qui exprime bien le respect devant ceux qui ont voyagé à travers le monde.

Ta maman et Lolo doivent être maintenant à la Hohe Warte ; je ne vais pas tarder à aller les voir : cela fait maintenant deux mois que je n’ai pas vu Lolo.

Je ne sors pratiquement plus depuis mi- avril. J’ai commencé à être bien fatigué. Maintenant les jardins sont magnifiques, remplis du parfum des acacias et des lilas. Le matin, je suis presque toujours au Belvédère ou au Schwarzenberggarten et je lis. J’ai aussi pas mal écrit ces derniers temps : une petite pièce triste en un acte et même un bon nombre de vers. Le soir, je vais voir quelques connaissances : une vieille femme charmante et sagace, un ami qui écrit des livres, une jeune demoiselle qui n’est pas en très bonne santé ; ou bien je vais à la campagne ou au Burgtheater où il fait maintenant très froid. Peut-être qu’on jouera ma pièce d’ici à ton retour. Je me plais à lier les deux souhaits.

 

Porte-toi bien

 

H.

 

 

Vienne, le 17 septembre 94 III Salesianergasse 12

 

Mon cher Edgar

 

Je n’ai pas pu te voir, la faute en est au caractère très imprécis de ta petite lettre et à ma maladresse. Maintenant c’est passé.

Au Semmering j’ai rencontré quelqu’un qui était bien le dernier que je pensais trouver là, une jeune fille, l’être le plus authentique peut-être que je connaisse, avec une énergie et une rigueur pour elle-même et les autres qui est remarquable, l’une des rares personnes qui ne sont pas plus faibles que la vie et qui ont le sens de la justice et qui en réclament autant pour elles-mêmes. Si, parmi les cinq ou six personnes que je connais, on peut se dire, dans dix ans, que nous avons tenu parole, voilà une chose grande et belle et bien rare. La vie s’insinue de mille façons en nous et reste accrochée à nous comme un morceau de plomb qui nous tire vers le bas : et plus on a envie de comprendre les choses dans le détail, au lieu de réfléchir à ce qui est grand, à l’amour si on peut l’appeler ainsi, et de laisser les 1000 causes and effects n’être justement que des causes and effects, des faits et des détails, plus on devient faible et démuni. Notre mauvaise culture est traversée par un besoin malsain de savoir un nombre incalculable de choses et, de ce fait, même ceux qui ont une pensée éveillée ne parviennent pas au savoir vivant. « Les philistins de la culture », voilà un joli mot pour nous les Allemands de cette seconde moitié du XIX siècle. Comme dans un étang croupi et marécageux, les rares endroits où l’on trouve une eau de source fraîche sont, dans notre culture, les petits cercles qui se forment autour des artistes. Car l’essence de l’art, c’est toujours l’immédiateté : aller à l’essentiel, regarder l’existence sans peur, ni paresse ni mensonge. Vus sous cet angle, les artistes sont peut-être les gens qui trouvent plus passionnant de comprendre l’existence, même si elle donne froid dans le dos, plutôt que de se complaire dans des formules mortes et qui ne veulent plus rien dire. C’est de cette façon, je crois, que je suis passé d’un rapport de dilettante avec l’art à une aperception fondamentale de la vie. C’est aussi ma façon de lire les livres, exception faite des livres purement informatifs et scientifiques, et de ceux qui sont relativement superficiels : je veux dire que j’essaie de sentir derrière le livre un individu qui veut vraiment comprendre la vie et qui cherche à l’interpréter pour lui et à la mettre d’aplomb. La poésie c’est aussi l’interprétation, je crois.

 

 

Gôding, le 18 juillet 95

 

Mon cher Edgar, ce que tu m’as dit dans ta dernière lettre envoyée de Brest, que tu serais plus heureux s’il y avait des jardins pleins de verdure à Pola et des femmes avec des coiffes bretonnes au lieu de simplement un ciel, des pierres et de la mer, je le comprends parfaitement. Ici les champs sont d’un vert tendre avec de jeunes paysannes slovaques, debout ou à genoux, les pieds nus, un fichu rouge sur la tête, et de temps en temps on traverse à cheval de petits villages avec des maisons bleu pâle ou vertes, et face au ciel lointain et décoloré on voit s’étirer de longues allées désertes de grands peupliers qui se découpent de façon triste, immenses ; et malgré tout, j’ai parfois une impression de solitude indicible, étouffante, comme si tout cela ne faisait pas partie de la vie, de la vraie vie, mais d’un monde étrange, que je ne comprends pas, qui me plonge dans l’angoisse, et où je me suis fourvoyé, Dieu sait comment. Tu sais, ce sentiment de ne saisir qu’un petit morceau de la vie et de se le voir ensuite arraché ; tu l’éprouves sans doute de façon plus forte que moi, mais les raisons sont plus intérieures qu’extérieures, voilà pourquoi il me submerge aussi. J’ai l’impression que je pourrai t’en parler un jour, mais ce n’est pas encore le moment.

Dans ta lettre de Kiei, tu m’as posé une question à laquelle je ne peux répondre que mal et de façon partielle. On entend beaucoup parler de ces choses que l’on appelle habituellement « la question sociale », paroles superficielles, parfois non, mais toujours lointaines, sans vie, comme lorsqu’on regarde de très loin, avec une longue vue, paître un troupeau de chamois ; on n’a pas l’impression que c’est vraiment réel. Ce qui est « vraiment réel », personne ne le sait sans doute, ni ceux qui sont pris dedans, ni les « couches supérieures ». Je ne connais pas « le peuple ». Il n’y a pas de peuple, je crois, mais simplement des gens, du moins chez nous, et des gens très différents, même parmi les pauvres, avec des mondes intérieurs très différents. Et puis il ne faut pas que tu oublies chez nous l’immense diversité des nationalités et donc des degrés de dévelop­pement. Un étudiant juif fauché, un Viennois noceur et corrompu, un dragon de Bohême mélancolique, un artisan allemand de Moravie qui a perdu son bien, et... et... et... on multiplie ça par des cinquantaines de mille et ça donne ce qu’on appelle le « prolétariat ». Je peux faire quelque chose pour certains, en aider peut-être certains, en comprendre certains - je crois d’ailleurs qu’il n’y a que cela qui compte. Du moins chez nous, dans cette Autriche qui est bizarrement si difficile à comprendre. À l’ouest, les autres mots peuvent avoir plus de sens, je crois que les masses là-bas sont plus à l’unisson. Mais je suis content qu’il n’en soit pas ainsi chez nous. Je te chercherai un livre sur notre Constitution. Ne te tracasse pas trop sur des notions qui, chez nous, sont encore plus vides et moins adaptées qu’ailleurs, parce que nous les avons reprises toutes faites alors qu’elles sont le produit d’autres situations. Avec un peu d’expérience et de souvenir, on arrive à aller plus loin que ce que l’on pensait au début. L’important n’est pas de faire de nouvelles expériences mais de devenir vigilant à l’intérieur et d’être capable de se débrouiller avec ce que l’on a. Les milliers de concepts abstraits qui s’imbriquent et se pénètrent les uns les autres sont souvent comme les alluvions que le grand fleuve dépose sur chacune de ses rives. Quand on nage au milieu, dans l’eau vive, ils importent peu et ça ne vaut vraiment pas la peine de s’en préoccuper ; il est certes troublant de voir tous ces gens qui se chamaillent pour des concepts comme des chiens autour d’un vieil os et l’on n’ose pas considérer comme nulle toute cette bagarre. Et pourtant on devrait. La plupart des gens ne vivent pas dans la vie mais dans une apparence, dans une sorte d’algèbre où rien n’existe et où tout n’est que signification. J’aimerais sentir puissamment l’être de toute chose et, plongé dans l’être, la vraie signification profonde. Car l’univers entier est plein de signification, il est le sens devenu forme. La hauteur des montagnes, l’immensité de la mer, le noir de la nuit, la façon qu’ont les chevaux de regarder, comment nos mains sont faites, le parfum des œillets, comment le sol se déploie en vagues, en creux ou en dunes ou bien encore en falaises abruptes, un paysage vu depuis une montagne, comment on se sent quand, par une journée de grande chaleur, on passe sous un porche frais aux pierres luisantes d’humidité, ou quand on mange quelque chose de gelé : partout, dans toutes les innombrables choses de la vie, dans chacune d’elles, est exprimé de façon incomparable quelque chose qu’on ne peut rendre avec des mots mais qui parle à notre âme. Et ainsi le monde entier est une parole de l’insaisissable adressée à notre âme ou une parole de notre âme adressée à elle- même. La tristesse est un concept dans la langue réelle ; dans la langue de la vie, il existe des milliers de tristesses différentes : la tristesse quand on ne voit rien d’autre que des pierres, de la mer et du ciel ; la tristesse quand, par exemple, on sent l’odeur des fraises fraîchement cueillies et qu’on repense à certaines journées d’enfance ; la tristesse, bien différente, quand le soleil décline d’une certaine façon, et tant d’autres encore, n’est- ce pas ? Les mots ne sont pas de ce monde, ils sont un monde pour soi, justement un monde complet et total comme le monde des sons. On peut dire tout ce qui existe, on peut mettre en musique tout ce qui existe. Mais jamais on ne peut dire totalement une chose comme elle est. C’est pourquoi les poèmes suscitent une nostalgie stérile, tout comme les sons. Beaucoup de gens ne le savent pas et se perdent presque en voulant faire parler la vie. Mais la vie se parle elle- même. Elle parle en phénomènes. Mais il y a toujours un phénomène, une combinaison de paroles et une imbrication de sonorités qui touchent notre âme comme une équivalence. Ils sont manifestement sans équivalence dans l’absolu mais l’expression triple d’un inconnu, d’une vibration de Dieu. Cela va un peu te perturber au début, car on a cette croyance chevillée au corps - une croyance enfantine - que, si nous trouvions toujours les mots justes, nous pourrions raconter la vie, de la même façon que l’on met une pièce de monnaie sur une autre pièce de monnaie de valeur identique. Or ce n’est pas vrai et les poètes font très exactement ce que font les compositeurs ; ils expriment leur âme par le biais d’un médium qui est aussi dispersé dans l’existence entière, car l’existence contient bien sûr l’ensemble des sonorités possibles mais l’important, c’est la façon de les réunir ; c’est ce que fait le peintre avec les couleurs et les formes qui ne sont qu’une partie des phénomènes mais qui, pour lui, sont tout et par les combinaisons desquelles il exprime à son tour toute son âme (ou ce qui revient au même : tout le jeu du monde). En fin de compte, on peut aussi imaginer un jongleur merveilleux qui, en lançant des balles, en utilisant comme médium la gravité et le mouvement (ce par quoi il est très proche de l’architecte), produirait quelque chose de tout à fait analogue et nous comblerait de désir, d’émotion et d’excitations multiples. Tu vois, c’est pour ça que je crois qu’il n’y a rien d’écrit qu’on doive croire. Tous les grands livres, les grands poèmes, la Bible et les autres, sont des mondes oniriques de ce type, apparentés au monde réel et aussi entre eux de façon purement métaphorique et impossibles à raccorder comme on visse des tuyaux ! Or, en général, le bavardage des gens (et même tout le bavardage reproduit dans l’écrit) est la même chose que lorsqu’une vraie musique reprise et chantée de façon fausse se mêle aux grincements d’une charrette et au brouhaha de la rue. Et réussir à avoir une idée là- dessus dans ces conditions relève tout au plus du hasard. Mûrir n’est peut-être rien d’autre que ça : apprendre à écouter au- dedans de soi jusqu’à oublier tout ce brouhaha et même jusqu’à être capable de ne plus l’entendre à la fin. Quand on s’éprend de soi-même et qu’à force de fixer son reflet on tombe dans l’eau et se noie, comme on dit que c’est arrivé à Narcisse, je crois qu’on est tombé sur la meilleure voie, comme les petits enfants qui rêvent qu’ils tombent dans un pays de légende en passant par la manche du paletot de leur père, pour se retrouver entre les montagnes de verre et le puits du roi des grenouilles. « S’éprendre de soi- même », je veux simplement dire : de la vie ou bien de Dieu, comme on veut. Voilà, je voulais écrire tout ça, premièrement parce que c’est ce que je crois, deuxièmement parce que ça te parle peut-être aussi. Ou je me trompe ? Dans ce cas, n’hésite pas à me contredire.

De tout cœur

 

Ton Hugo

 

 

Vienne, le 4 novembre 95 III. Salisianergasse 12

 

Mon cher Edgar

 

J’ai seulement été à Venise. Nous ne voulions aller nulle part ailleurs. Il faisait très froid et je suis revenu un peu enrhumé, mais j’ai vu là-bas quelques femmes dont je ne sais pas le nom, avec qui je n’ai pas parlé, mais dont le visage et la façon qu’elles avaient de parler avec leur mari m’ont impressionné et m’ont fait croire que je vivais des aventures. J’ai aussi vu de très beaux tableaux et les tombeaux des doges dans les églises, de très beaux tombeaux, fiers, agréables à contempler. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que j’allais là-bas. Quant à la mer, la vraie mer, d’un bleu lumineux, avec des vagues, je ne l’ai vue que quelques heures. En la regardant, j’ai compris que j’avais beaucoup vieilli au cours de l’année passée. Il m’est difficile de t’expliquer le rapport. Mais quand un individu, qui vit presque tout le temps entre des maisons ou tout au plus à côté des champs et des routes de campagne, voit de nouveau la mer, il est comme soulevé : il se sent lui-même de façon très distincte, mais comme dans un air ténu et inhabituel.

Beaucoup de choses s’effacent quand on s’est rapproché en rêve de la possession et presque de l’essence : on est infiniment léger et vide.

Si je meurs demain, qui est-ce qui meurt ? Qu’est-ce qui meurt vraiment ? Quelle force ? Quelle part d’humanité essentielle ? Je me pose très rarement ce genre de question, mais la mer questionne et parfois aussi, dans le silence de mort de la nuit, l’horloge ; ou bien le bruit régulier du sang dans les tempes. Il y a une phrase étrange de quelqu’un qui est maintenant devenu fou. Elle dit : « Ceci est un noble discours qui dit ceci : ce que la vie nous a promis, nous allons le lui tenir. »

C’est vraiment un noble discours si on y réfléchit bien. Il doit y avoir en nous une force infinie, une magie merveilleuse et sans bornes. Sinon, nous n’aurions pas ces pressentiments indicibles de l’existence, cette certitude bienheureuse d’être toujours entouré que par des apparences modèles, ce sourd pressentiment que même les souffrances ne sont pas vraiment vraies. N’éprouves- tu pas la même chose aussi ? Mais parfois nous sommes comme l’homme devant la mer, avec tout ce qui est solide derrière nous, juste là pour être quitté, et devant nos yeux rien que l’infinitude de l’existence dont il est impossible de venir à bout. Veille à pouvoir devenir un ami pour quelqu’un.

Porte-toi bien

Hugo