jeudi 24 février 2022

Quotidien Politique – Geneviève Pruvost

Quotidien Politique – Geneviève Pruvost

 

INTRODUCTION

La fabrique à découvert

Le quotidien, si l’on suit le philosophe et sociologue Henri Lefebvre, est avant tout un mode d’attention au monde qui autorise la suspension provisoire du jugement. Il faut bien finir par manger, dormir, se lancer dans une quelconque activité avec autrui : on n’arbitre pas en permanence sur la bonne manière de vivre. Il y a néanmoins des manières de vivre plus oublieuses ou ignorantes que d’autres des coulisses de la fabrique de cette quotidienneté. Des groupes humains savent comment et par qui est fabriqué leur lit tandis que, pour d’autres, cette histoire est un point aveugle, un détail sans importance dont la généalogie s’expose brièvement sur une étiquette de quelques centimètres carrés. La majorité des sociétés occidentales massivement industrialisées ne se pose que marginalement la question de l’assemblage : les paysans, les insectes, les artisans, les plantes, les ouvriers, les mottes de terre, le métal en fusion, le tissage à domicile ne font plus partie du monde des proches.

L’ancienne connaissance des milieux de vie et de leurs rouages ne doit cependant pas être idéalisée. Cette perception ne concernait tout d’abord pas tout le monde au même niveau, elle pouvait se trouver en toile de fond et, de ce fait, être ignorée. La relation entre l’appréhension vécue de nos moyens d’existence et le concernement pour les conditions de travail n’est pas nécessairement directe : les sociétés paysannes et artisanales peuvent être esclavagistes, patriarcales, dominées par des castes et des marchands qui confisquent le surplus et cultivent l’indifférence pour la souffrance d’autrui. Mais ces opérations de confiscation, cette indifférence étaient immanquables pour qui se donnait la peine de bien regarder. La proximité sensorielle contribuait à créer une familiarité. Quand le fourmillement de gestes élémentaires (bêcher, traire, faire des briques, cuire du pain, tondre les moutons, abattre un arbre, forger une grille, vanner un panier, tailler la pierre) était en vue et à portée de main, c’était un monde de présence qui pouvait à tout moment s’inviter au premier plan. Au grand jour, la fabrique pouvait faire événement, sortir de ses gonds, changer de face.

Il en va tout autrement dans les sociétés industrielles où une partie du socle de la quotidienneté est hors champ. Les tuyauteries sont encastrées

 

 dans les murs dont on remarque la présence seulement en cas de fuite. Comment se soucier de ce qui est soustrait du périmètre ordinaire de nos trajets quotidiens ? Dans les sociétés industrielles, le concernement pour l’environnement et les injustices environnementales ne peut être qu’abstrait et l’éthique écologique se focalise le plus souvent sur quelques articles de consommation. La production de la vie quotidienne est confiée à des spécialistes. Cet acte de délégation n’est pas anodin : ce n’est pas rien de confier à des spécialistes le soin exclusif de nous nourrir, de fabriquer nos lits, de coudre nos vêtements, de bâtir nos maisons et de se préoccuper de nos proches. Dans les sociétés paysannes, il allait de soi que les cohabitants de chaque maisonnée étaient dotés d’un minimum de polyvalence. Ce que l’on ne pouvait pas faire était accompli par des artisans dénommés ou par des itinérants qui pouvaient être hébergés. Ce ratio s’est inversé : l’interconnaissance, qui régissait traditionnellement la fabrique de la vie quotidienne, est devenue l’exception. Ne pas connaître la sage-femme qui mettra au monde son enfant est désormais une évidence. L’anonymat est devenu un gage de neutralité, de conformité, de professionnalisme, de démocratie, dit-on. Nous avons été éduqués à considérer que l’interconnaissance ouvrait immanquablement au clientélisme, au népotisme, au favoritisme.

 

QUOTIDIENNETE CRITIQUE

Décortiquer la quotidienneté appareillée

Le moindre geste, la moindre activité, le moindre objet qui pourrait sembler a priori infrapolitique, sans conséquence, doit être réinscrit comme partie prenante d’un « travail total », aux mains de l’industrie capitaliste.

Ainsi ce fait simple – une femme qui achète une livre de sucre – exige une analyse […]. Pour comprendre ce simple fait, il ne suffit pas de le décrire ; la recherche découvre un enchevêtrement de raisons et de causes, d’essences et de « sphères » : la vie de cette femme, sa biographie, son métier, sa famille, sa classe, son budget, ses habitudes alimentaires, l’usage qu’elle a de l’argent, ses opinions et ses idées, l’état du marché, etc. Finalement je saisis la société capitaliste dans son ensemble, la nation et son histoire. Ce que j’atteins, qui devient de plus en plus profond, est cependant enveloppé dès le petit fait initial. L’humble événement de la vie quotidienne m’apparaît alors sous un double aspect : petit fait individuel et accidentel – fait social infiniment complexe et plus riche que les « essences » multiples qu’il contient et enveloppe.

La critique scientifique de la vie quotidienne permet ainsi de réinscrire la vie ordinaire dans des dispositifs complexes et de repérer des marges de manœuvre plus ou moins grandes selon les classes sociales, les situations familiales, la zone de résidence, les groupes de sexe, d’âge. S’il s’agit de mettre au jour tout le nuancier de la quotidienneté appareillée, c’est pour mieux se dégager de son emprise : la critique appelle un passage à l’acte.

Critique en acte de la vie quotidienne

Détrôner la fiction de souveraineté des individus en matière de goûts pour la rapporter à une distinction de classe constitue déjà une opération de dévoilement qui ne se fait pas sans dommages. Mais remonter le fil jusqu’à une chaîne de production des goûts, préformatés et planifiés, accompagnée d’opérations de lobbying en vue d’assurer le soutien financier, législatif et productif des États, et ce, pour le moindre objet, la moindre transaction, voilà une investigation généalogique qui peut conduire au vertige.4

 

Quotidienneté facilitée et contre-système des professions

Dénonciation du système des professions incapacitantes

Monopole et marchandisation

À rebours des interprétations habituelles sur les entraves au libre commerce, Illich montre que ces unités de mesure contribuent à créer un « sensus communis, le sens commun ou sens de la communauté  », puisqu’elles résultent d’un accord (au sens musical et non fusionnel du terme) et obligent à renouveler cet accord. Que se passe-t-il quand ce rapport au monde disparaît ? Les professionnels, dotés d’un savoir abstrait, universalisable peuvent-ils proportionner leurs préconisations aux besoins spécifiques de personnes distinctes sans connaître leur milieu de vie ?

« Housewifization » et capitalisme

Le travail fantôme

Pour rendre compte du fait que la production purement capitaliste occupe en réalité une assez faible surface, Mies et Bennholdt-Thomsen dessinent un iceberg triangulaire dont seule la pointe immergée (le salariat et le capital) est revendiquée par le système capitaliste, alors même que cette part est quantitativement très restreinte et impropre à perpétuer la vie même.

La majeure partie de l’activité économique (autrement dit, la partie immergée de l’iceberg) s’accomplit dans l’économie invisible, non contractualisée et non salariée : il y a tout d’abord la base immense que fournit la nature, puis le travail accompli dans le Sud global, suivi du travail au foyer accompli par les femmes. Vient enfin le travail de subsistance des paysans, puis le travail des personnels de maison, dans le secteur informel et le travail illégal des enfants. Ainsi représenté, le travail qui alimente l’économie capitaliste est resitué dans un feuilleté de statuts (humains, non humains) et d’aires géographiques, qui permet d’avoir une approche d’emblée mondialisée, non anthropocentrique, et de désenclaver l’étude de chaque mode d’exploitation, en révélant leur interdépendance.

Guerre contre la subsistance dans le Sud global

Mais le processus ne s’arrête pas là : il atteint également les pays du Sud. L’industrialisation conduit à l’extension de la housewifization. La figure du travail de la femme au foyer, qui s’invente dans les pays du Nord global, devient le paradigme de tous les modes de production non rémunérés, indispensables au fonctionnement capitaliste : « Ce ne sont pas les femmes qui ont un statut colonial, mais les colonies qui ont un statut de femmes. En d’autres termes, la relation entre le Premier et le Tiers-Monde correspond à une relation entre homme et femme  . » Les peuples colonisés sont au service des colons, comme la femme au foyer est au service de la reproduction de la force de travail.

 

Vertige de la matière

Rythmanalyse des cycles

Si l’observation patiente et informée permet de retrouver en partie le sens des lieux, comment cependant se dépêtrer de ce qui fait obstacle à la compréhension fine de ce qui se joue ? C’est le défi que Lefebvre veut relever à partir des sciences sociales critiques : il faut pouvoir objectiver la quotidienneté appareillée en se livrant à un exercice qu’il qualifie de « rythmanalyse ». Il s’agit de parvenir à « écouter une maison, une rue, une ville   ». Le rythmanalyste « entend le vent, la pluie, l’orage » au milieu des moteurs qui vrombissent et des pas sur le trottoir :

S’il considère un caillou, un mur, un tronc, il en comprend les lenteurs, le mouvement interminable. Cet objet n’est pas inerte ; le temps n’est pas réservé au sujet. Il n’est lent que par rapport à notre temps, à notre corps, mesure des rythmes. La forêt, cet objet apparemment immobile, bouge multiplement : mouvements combinés du sol, de la terre, du soleil. Ou des molécules et atomes qui le (la) composent. Il résiste à mille agressions, mais se désagrège dans l’humide ou la verdeur, la profusion de la vie minuscule  .

La rythmanalyse implique de penser avec le rythme de son propre corps, et de s’ouvrir aux rythmes externes, le corps servant de « métronome  », en essayant de troubler le moins possible la situation, tout en partant de sa subjectivité. « Cette échelle détermine notre lieu, notre place dans l’espace-temps de l’univers : ce que nous en percevons et qui sert de point de départ à la pratique comme à la connaissance théorique  . » Le sociologue fait du point de vue situé un état d’éveil qui permet de se rendre à nouveau disponible à l’écoute des rythmes, quels qu’ils soient, en accordant la même attention au bruissement des rituels publics et aux rythmes plus secrets.

Pour sortir de l’impression confuse de ce qui peut sembler un brouhaha indistinct, Lefebvre propose de distinguer trois éléments rythmiques : la répétition ; les interférences dans la linéarité de la routine ; les processus cycliques (naissance, croissance, apogée, déclin, mort). À l’échelle de la vie quotidienne, ces rythmes se trouvent à l’état polyrythmique. Il faut par conséquent démêler cet écheveau et identifier chaque rythme, en ayant en tête l’heure, la saison, le climat, la topographie : soit cette polyrythmie est eurythmique (les rythmes s’allient les uns aux autres d’une manière qui semble normale, symphonique), soit elle est discordante. Les données empiriques recueillies par les rythmanalystes sont d’une telle richesse, selon Lefebvre, que la sociologie n’y suffira pas : la psychologie, l’anthropologie, l’histoire, la biologie, la climatologie, la médecine, la cosmologie, la physique et les mathématiques pourront être conjointement mobilisées. Il s’agit bien d’une discipline à mettre en œuvre collectivement et urgemment. La rythmanalyse, pour Lefebvre, est un savoir révolutionnaire car elle permet de modifier le savoir sur l’expérience et, par là, de la métamorphoser. À l’analyse marxiste des rapports antagonistes entre bourgeoisie et prolétariat, il ajoute un troisième terme : « Le sol, la propriété et la production agricoles, les paysans, les colonies à prédominance agraire  . » Lefebvre n’a pas de mots assez durs pour condamner l’atrophie sensorielle et le simulacre qui règnent dans la société moderne, qui « peut se détruire par le nucléaire, vider son ciel de l’indispensable (l’azur), épuiser les sols   ».

Comment apprendre à se mettre dans cet état d’écoute de la polyrythmie du monde ? Nous vivons dans un monde sociotechnique aux mains d’ingénieurs et de spécialistes dont Lefebvre ne manque pas de déplorer l’abstraction. Il nous enjoint à nous remettre dans l’état sensoriel qu’ont encore les enfants, qui sont dans le savoir concret et non purement spéculatif. Ils font corps avec des rythmes biologiques basiques comme la faim, le sommeil, les excrétions et perçoivent les nouveaux rythmes qu’on leur inculque, non sans rébellion. Lefebvre invoque également la défiance des peuples colonisés qui n’adoptent pas l’affairisme colon et en appellent à l’écoute des rythmes vitaux. Le sociologue prend enfin exemple sur la capacité de résistance des femmes à la modernité, alors même qu’elles ont subi une disciplinarisation plus dure que les hommes. Mais elles se sont toujours tacitement ou ouvertement révoltées contre les « rythmes imprimés par la virilité et par le modèle militaire du dressage  ». Cette insoumission est très ancienne. Lefebvre en vient à adopter une perspective historique écoféministe : « Les figures de cette résistance allaient des Déesses adorées aux matrones respectées, des cours d’amour aux suffragettes  . » Est-ce un hasard si la méthode de la rythmanalyse a été élaborée avec sa dernière compagne, Catherine Régulier ?

La rythmanalyse est salutaire : elle permet de reprendre le temps de vivre, de s’exalter de nouveau. Le sociologue renoue ici avec le situationnisme, le surréalisme et l’écoféminisme de Françoise d’Eaubonne dont il fut proche. C’est un art de l’écoute qui rend à nouveau sensible à la capacité autocréatrice du vivant, tout en ambitionnant d’être une science rigoureuse. Dans le prolongement de l’analyse de la vie quotidienne, la rythmananalyse donne à entendre les rythmes qui ont été tus, et rend visibles les rapports de forces qui conduisent à la dislocation des temps et des lieux, à la manipulation de nos sens, à la segmentation des parcelles d’espace et de temps. Ainsi s’aiguise notre sens critique, apte à identifier les discordances, les rythmes imposés de la production industrielle qui voudrait rivaliser avec la nature, alors même qu’elle est vouée à l’infertilité. Lefebvre reprend ici une idée chère au féminisme de la subsistance : le capitalisme ne parvient pas à reproduire la puissance créatrice de la vie.

La plus grande violence qui peut être faite sous ce jour est l’interruption du processus de rythmanalyse par l’impossibilité de s’installer dans la durée et dans une posture d’écoute : soit c’est nous qui changeons de lieu de travail, de lieu d’habitation, soit c’est le lieu qui change sans cesse de fonction ou de topographie. La radicalité de la proposition politique d’entre-subsistance, c’est la demande d’un droit foncier à occuper le monde, en s’y ancrant suffisamment longtemps pour se mettre à l’écoute de la polyrythmie de tous ses membres.

 

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