jeudi 28 décembre 2023

Papiers collés I, II, III - Georges Perros

Papiers collés I, II, III - Georges Perros


Le parti pris des choses serait valable si l'homme lui-même n'était chose pour tout homme. La pensée est solitaire en chacun.

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Je vis en touriste. Je suis de passage par ici. Incapable de faire acte de présence. Je suis devant les hommes comme devant un paysage. J'en jouis à distance. Il n’y a guère que l'amour qui exige davantage. Hélas il n’en saurait être question. Depuis des mois j'ai perdu le sens du toucher amoureux. Depuis des années, celui de la possession d'un corps. Et je vieillis, sans emploi pour la longue caresse qui me brûle le sang. Le grec et le latin me manquent pour dire brièvement toute l'amertume souterraine d'une telle situation. Et tout l’involontaire.

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J ai conservé, sans le vouloir, cette naïveté: quand j’ouvre un livre, j’aime que ce soit un livre. Je m’attends à de la littérature. La vie, c’est-à-dire les autres et moi, la vie me suffit pour le reste. Mais lire, si c’est pour s’y retrouver, autant vaut téléphoner à son voisin et passer une soirée baliverneuse. Nous avons tous une idée de ce qu’est, devrait être, la littérature. Les uns lisent pour s’évader. (De quelles prisons?) Les autres pour s’instruire. (À quelles fins?) D’autres encore lisent parce qu’il vaut mieux fréquenter le langage écrit d’un homme que le langage parlé. D’où je ne déteste pas ma concierge; mais j’aime bien Mallarmé. Les deux, ma concierge et Mallarmé, me paraissent faire leur métier, avec les inconvénients d’usage.

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Est écrivain tout individu que la vie, c’est-à-dire les autres et lui-même, le ciel, les événements, ne finissent pas. Est écrivain tout individu qui n'ose pas vivre franchement. Tout écrivain valable est en mauvaise santé. (Rien à voir avec la santé physique.) Si cet homme dangereux ne s’en réfère ni aux autres, ni au ciel, ni aux événements, ni à lui-même, ou dira qu’il est poète. Si, enfin, il est à tel point détaché que l’alternative n’a lieu que sous lui, on pourra parler d'esprit.

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C’est dans la solitude (définir) qu’un homme pense le vrai de sa pensée. Le nu de sa pensée. Qui disqualifie tout le reste, et rend la vie intérimaire. Donner des exemples.

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Les hommes mentent. Le roman essaie d'expliquer pourquoi.Le théâtre, comment. La poésie, seule, et rarissimement, touche le ciel véridique.

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Écrire, c'est dire une vérité que la vie ne supporte pas. Quand on écrit à un ami qu'on est malheureux, la personne qui vit près de vous n'en sait rien. Le malheur se change en mots quotidiens, en humeurs, en "scènes".
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L'anéantissement du Je, sans se confondre avec lui. C’est comme les gens qui font du zèle. On leur demande vingt sous, ils nous en donnent cinquante, pour nous aliéner. C'est ce qu'on fait avec soi-même. Le Je demande à être détruit, mais librement, sans pour autant nous emmener avec lui. nous dont il n’a que faire. C’est ce décrochage indifférent qui est la chose la plus difficile du monde, et la seule qui fasse l'homme. Quand on demande à Dieu l'anéantissement du Je, on s’humilie par plaisir, et cette modestie est suprême feinte d’orgueil. Car on aurait pu y arriver tout seul, sans relation.

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J'essaie d'établir un rapport de conversation à distance, conversation impossible à l'état brut, qui exige l'intervention d'un heureux hasard; impossible aussi à partir du livre, puisqu'il y a tentative solitaire, irrécupérable. Je me sers d'un matériau sans transcendance, rampant, sans références; pari dangereux, voire imbécile. Mais je vais toujours, on dirait par vice, au mot le plus usé, le plus clochard, le plus chargé; ce n'est pas l'amour des mots entre eux que je recherche, non, mais plutôt leur aptitude à se refiler la même maladie. Les mots nous ressemblent. Il faut et il ne faut pas s'y fier. Un mot peut changer de couleur, d'être, tout comme nous. Car enfin, bien malin qui devinerait, à nous voir seulement dans la journée, dans nos bureaux, nos usines, comme aussi ces individus susceptibles de folies amoureuses... Incroyable.

S'il suffisait d'évoquer les choses quotidiennes, de le vouloir, pour les rendre intéressantes, ce serait trop facile, comme on a l'air d'y croire.

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Tout commence, tout finit par le langage. Grâce au langage. On n’y peut rien. La faute à qui ? Mais que le langage se venge de temps en temps ; qu’il nous trouve un peu vaniteux, ou excessifs, non, n’allons pas lui en faire grief. Ce n’est pas drôle d’être un homme, soit. Mais un mot? Rendez-vous compte. Toutes ces langues plus ou moins pâteuses qui vous broient vous jettent vous endorment vous aiment vous détestent Non, quel mépris ! Quelle insolence ! Et ces prières au silence - je parie qu’il en rougit le mot par affection pour le langage - et cette façon qu’on a de le mettre à toutes les sauces. Sans le consulter. Sans lui demander s’il marche. El ces discours, ces livres, ces conférences, ces sermons et serments, ces traités. À croire qu’il n’a jamais servi que la bassesse humaine. L’hypocrisie. Le bon à tout faire, en quelque sorte.
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Ce qu’on peut exiger de mieux d’un livre, c’est qu’il nous demande de le relire. Jusqu'à mourir. On ne l’aura jamais lu. Il y a dans le langage quelque chose d’intraduisible. C est sa force même. Comme celle de la nature. Il y a de la nature dans le langage. Aucun naturel. De la nature. Mais pourquoi diable signe-t-on ce qu’on écrit?

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On n'écrit pas comme on voudrait. On écrit comme on peut. On peut admirer Hölderlin et écrire dans une couche de langage opposée. Ce n'est pas la vie qui fait l'écriture; ce n'est pas l'écriture qui fait la vie. Il y a tout simplement une maladie de la vie qui se métamorphose en santé dès qu'un homme a le courage de vouer sa vie à quelque chose d'inutile. D'évidemment inutile. Or, voilà que cet inutile, pour peu qu'on s'y astreigne, prend toute la place, nous envahit. Que l'homme devienne le rêve qu'il fait de l'homme, et ne se sent plus qu'en état de rêve. J'ai tous les jours l'occasion de me sentir envahi de cette manière. Et bien sûr je me dépêche de rentrer, de me cacher, d'être seul. Aucun autre langage, aucune autre couche, ne seraient capables de me recouvrir si je restais à l'air, avec ma tête de l'autre côté des oreilles. Écrire c'est alors pénétrer dans la mine, où [est] très possible le coup de grisou. Un homme qui écrit, et qui s'y tient, est menacé. Et il ne comprend plus rien aux menaces qui effraient les autres hommes, menaces qui lui paraissent dérisoires. Écrire, s'y tenir, c'est refuser, non pas de vivre, au contraire, c'est le vouloir de tout son cœur, c'est frapper à la porte jamais ouverte, au seuil de laquelle se sentir comblée. Bref écrire est une chose grave. Pathétique. Et du même coup, lire. Écrire, c'est enregistrer les signaux d'un morse qui paraît nous concerner, mais dont le principe nous échappe. Aller parler de communication après cela, c'est rentrer dans une région de nostalgie inhabitable. C'est parce que l'homme n'est pas fait pour écrire que la littérature est passionnante.









La vie, quelque part - Anita Brookner

La vie, quelque part - Anita Brookner

 

A quarante ans, le professeur Weiss, docteur ès lettres, savait que la littérature avait gâché sa vie.

Formée comme elle l'était à la réflexion théorique, elle attribuait cela à l'éducation défectueuse qui — par l'action pour une fois conjuguée de sa mère et de son père — lui avait assigné de méditer à son aise sur les carrières d'Anna Karénine et d'Emma Bovary tout en se bornant à imiter celles de David Copperfield et de la petite Dorrit.

En réalité tout avait commencé bien plus tôt, au moment où, à une époque oubliée de sa petite enfance, elle s'était endormie, captivée, tandis que sa nurse lui murmurait à l'oreille : « Cendrillon ira quand même au bal. »

Le bal ne s'était jamais concrétisé. La littérature, en revanche, constituait maintenant son fonds de commerce, si commerce est bien le mot adéquat pour décrire les échanges qui avaient lieu trois fois par semaine dans l’agréable salle de séminaire où ses étudiants, plus hardis qu'elle ne l'avait jamais été, fronçaient douloureusement les sourcils lorsqu'elle leur proposait de s'intéresser à une écriture moins « distanciée » que celle de Camus.

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 « Travailler, se disait-elle, est une activité paradoxale : seuls s’y plongent les gens qui sont incapables de faire autre chose. C'est le divertissement que choisissent ceux qui ne savent comment passer le temps. »

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Ils attendaient l'autobus, après avoir de toute évidence remonté comme elle la rue Bonaparte. Elle les entendit discuter de l'endroit où ils iraient dîner et une grande souffrance l'envahit, liée au fait qu’elle ne pouvait jamais faire des projets de ce genre. Il lui apparut alors, avec une évidence quelle n'avait jamais aussi fortement ressentie, quelle menait une vie impossible. Elle était enfermée dans une prison, et elle avait ajouté à cette absence de liberté physique une routine aussi contraignante, aussi dépourvue de spontanéité que si elle lui avait été imposée par un Etat policier. Elle prenait tous les matins le même autobus pour aller à la Bibliothèque nationale. Elle mangeait tous les midis un sandwich dans le même café. Elle prenait un bain tous les soirs et retournait ensuite, frileusement, dans sa chambre où, ainsi quelle commençait à s'en rendre compte, l'attendait une solitude de plus en plus grande. Elle étudia avec minutie le couple, comme s'il s'agissait d'une espèce inconnue. En fait, ils appartenaient bel et bien à une espèce inconnue. Ils étaient heureux.

lundi 11 décembre 2023

Le corps lesbien - Monique Wittig

 Le corps lesbien - Monique Wittig

 

Si quelqu’une dit ton nom j/e crois que m/es oreilles vont tomber lourdement par terre, j/e sens m/on sang devenir plus chaud dans m/es artères, j/e perçois tout d’un coup les circuits qu’il irrigue, un cri m/e vient du fond de m/es poumons à m/e faire éclater, j/ /ai peine à le contenir, j/e deviens brusquement le lieu des plus sombres mystères, m/a peau se hérisse et se couvre de taches, j/e suis la poix qui brûle les têtes assaillantes, j/e suis le couteau qui tranche la carotide des agnelles nouvelles-nées, j/e suis les balles des fusils-mitrailleurs qui perforent les intestins, j/e suis les tenailles rougies au feu qui tenaillent les chairs, j/e suis le fouet tressé qui flagelle la peau, j/e suis le courant électrique qui foudroie et tétanise les muscles, j/e suis le bâillon qui bâillonne la bouche, j/e suis le bandeau qui cache les yeux, j/e suis les liens qui retiennent les mains, j/e suis la bourreleuse forcenée galvanisée par les tortures et tes cris m//emportent d’autant plus m/a plus aimée que tu les contiens. À ce point-là j/e t’appelle à m/on aide Sappho m/on incomparable, donne m/oi les doigts par milliers qui adoucissent les plaies, donne m/oi les lèvres la langue la salive qui attire dans le lent le doux l’empoisonné pays d’où l’on ne peut pas revenir.

mardi 5 décembre 2023

Les Techniciens du sacré - Jérome Rothenberg

Les Techniciens du sacré - Jérome Rothenberg

 

 LE LIVRE PEINT [d'après Nezzahualcoyot]


1

Dans la maison des peintures

le chant commence

le chant est entonné

les fleurs se déploient

le chant met en joie.


Au-dessus des fleurs chante

le faisan rayonnant :

son chant se répand

dans l'épaisseur des eaux.

Lui font écho

toutes sortes d'oiseaux rouges :

l'oiseau rouge éblouissant

chante un chant resplendissant.

 

Ton coeur est un livre peint

Tu es venu pour chanter

pour faire résonner Tes tambours.

C'est Toi le chanteur.

Dans la maison du printemps

Tu rends le peuple heureux.

 

Toi seul octroies

les fleurs enivrantes

les fleurs précieuses.

C'est toi le chanteur

Dans la maison du printemps

Tu rends le peuple heureux .


2

Avec des fleurs Tu écris

Toi qui donnes la vie

avec des chants Tu donnes les couleurs

avec des chants Tu donnes l'ombre

à ceux qui doivent vivre sur la terre.


Plus tard Tu détruiras les aigles et les ocelots :

nous ne vivons que dans Ton livre peint

ici, sur la terre.


Avec l'encre noire Tu effaceras

tout ce qui faisait l'amitié

la fraternité, la noblesse.


Tu donnes l'ombre à ceux

qui doivent vivre sur la terre. 

Nous ne vivons que dans ton livre peint

ici, sur la terre.


3

Je comprends ce qui reste secret, caché :

Ô mes seigneurs !

Ainsi sommes-nous

nous sommes mortels

hommes de bout en bout

un jour il nous faudra partir

un jour il nous faudra mourir sur terre.

Comme une peinture

nous serons effacés.

Comme une fleur

nous flétrirons

ici sur terre.

Comme les parures de plumes de l'oiseau

l'oiseau précieux au cou agile

il faudra succomber.

Penser à cela, mes seigneurs

aigles et ocelots

que vous soyez de jade

que vous soyez d'or.

Vous aussi devrez rejoindre 

le pays des décharnés.

Nous devrons tous disparaître

pas un seul ne restera.

 

[Indiens Nathuatl]

dimanche 29 octobre 2023

La grosse galette – John Dos Passos

La grosse galette – John Dos Passos

 

L’Œil-caméra (50)

ils nous ont chassés des rues à coups de matraques ils sont les plus forts ils sont riches ils embauchent et flan­quent à la porte les politiciens les directeurs de journaux les vieux juges les petits hommes à réputation les présidents d’universités les agents électoraux (écoutez hommes d’affaires présidents d’universités juges l’Amérique n’oubliera pas ceux qui l’ont trahie) ils embauchent les hommes avec des fusils des uniformes des voitures de police des fourgons c’est bon vous avez gagné ce soir vous tuerez les hommes courageux nos amis

il n’y a plus rien à faire nous sommes battus nous autres les vaincus ensemble dans ces vieilles salles d'écoles lépreuses de Salem Street nous montons et descendons en traî­nant les pieds les escaliers grinçants et branlants assis sur les bancs courbés en deux la tête inclinée et entendons les vieilles paroles des ennemis jurés de l’oppression renouvelées ce soir dans la sueur et l’angoisse

notre travail est terminé les phrases griffonnées les nuits passées à taper des rapports l’odeur de l’atelier d'imprimerie les relents âcres des tracts à peine sortis des presses la ruée vers la Western Union pour enfiler des mots dans des dépêches la recherche de mots cinglants pour te faire sentir qui sont tes oppresseurs Amérique

l’Amérique notre nation a été vaincue par des nouveaux venus qui ont retourné notre langue comme un gant qui ont pris les propos propres de nos pères et les ont rendus visqueux et malsains

leurs créatures siègent au banc des juges elles se carrent les pieds sur les tables sous le dôme du Palais du Gouverneur ils ignorent tout de nos croyances ils ont les dollars les fusils les forces armées les usines

ils ont construit la chaise électrique et engagé le bourreau pour brancher le courant

d’accord nous sommes deux nations

l’Amérique notre nation a été vaincue par des nouveaux venus qui ont acheté les lois clôturé les prairies coupé les arbres pour faire de la pâte à papier transformé nos agréables cités en taudis et fait suer notre peuple pour s’enrichir et quand ils en ont besoin ils engagent le bourreau pour brancher le courant mais savent-ils que les vieux mots des immigrants sont en train de se renouveler cette nuit dans le sang et la souffrance savent-ils que les vieux discours américains des ennemis jurés de l’oppression ont rajeuni ce soir dans la bouche d’une vieille femme de Pittsburgh dans celle d’un solide chaudronnier de Frisco venu de la côte en sautant d’un train de marchandises à l’autre dans celle d’un travailleur social de Back Bay d'un impri­meur italien d’un hobo de l’Arkansas le langage de la nation vaincue n’est pas oublié dans nos oreilles ce soir les hommes qui sont dans la maison de la mort ont rajeuni les vieux mots avant de mourir    

Si ce n 'avait été pour toutes ces choses, j'aurais peut-être

ma vie à m'adresser aux coins des rues à des hommes mépris. J’aurais pu mourir inconnu, ignoré, un raté. Ceci est notre carrière et notre triomphe. Au cours de toute une existent peut-on espérer jamais accomplit une telle Œuvre au profit de la tolérance, de la justice, de la compréhension de l'homme par l'homme que celle que nous accomplissons par accident

maintenant leur travail est terminé les immigrants ennemis jurés de l’oppression reposent inertes dans leurs cos­tumes noirs dans le petit salon mortuaire du North End la ville est calme les hommes de la nation conquérante sont invisibles dans les rues

ils ont gagné alors pourquoi ont-ils peur de se montrer dans les rues ? dans les rues on ne voit que les visages des vaincus les rues appartiennent à la nation vaincue tout le long de la route jusqu’au cimetière où les corps des immigrants vont être incinérés nous bordons les trottoirs sous la pluie battante nous encombrons la chaussée mouillée coude a coude silencieux pâles contemplant les cercueils de nos yeux effarés nous sommes là vaincus Amérique

Le bruit du temps – Ossip E. Mandelstam

Le bruit du temps – Ossip E. Mandelstam

 

LA FAMILLE SINANI

J’étais troublé et inquiet. Toute l’agitation du siècle s’était transmise à moi. Des courants étranges passaient à l’entour, depuis la soif de suicide jusqu’à l'attente de la fin universelle. La littérature a problèmes et questions mondiales d’illettrés venait juste de passer en une sombre campagne malodorante et les mains sales et velues des marchands de vie et de mort rendaient répugnant le nom même de la vie et de la mort. C’était en vérité une nuit d’illettrés ! Les littérateurs en chemises russes et en blouses noires faisaient commerce, comme des marchands de grain, de Dieu et du diable et il n’y avait pas de maison où on ne tapait d’un seul doigt la polka imbécile de « La Vie d’un Homme », devenue le symbole du symbolisme abject, celui de la rue. Pendant trop longtemps, l’intelligentsia s’était nourrie des chansons d’étudiant. Maintenant, c’étaient les questions mondiales qu’elle vomissait : c’était la même philosophie née d’une canette de bière !

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LA KOMISSARJEVSKAIA

Je désire non pas parler de moi, mais épier le siècle, le bruit et la germination du temps. Ma mémoire est hostile à tout ce qui est personnel. Si cela dépendait de moi, je ne ferais que grimace au souvenir du passé. Je n’ai jamais pu comprendre les Tolstoï et les Aksakov, les petits-fils Bagrov, amoureux des archives familiales avec leurs épopées de souvenirs domestiques. Je le répète, ma mémoire est non pas d’amour, mais d’hostilité, et elle travaille non à reproduire, mais à écarter le passé. Pour un intellectuel de médiocre origine, la mémoire est inutile, il lui suffit de parler des livres qu’il a lus, et sa biographie est faite. Là où, chez les générations heureuses, l’épopée parle en hexamètres et en chronique, chez moi se tient un signe de béance, et entre moi et le siècle gît un abîme, un fossé, rempli du temps qui bruit, l’endroit réservé à la famille et aux archives domestiques. Que voulait dire ma famille ? Je ne sais. Elle était bègue de naissance et cependant, elle avait quelque chose à dire. Sur moi et sur beaucoup de mes contemporains pèse le bégaiement de la naissance. Nous avons appris non à parler, mais à balbutier et ce n’est qu’en prêtant l’oreille au bruit croissant du siècle et une fois blanchis par l’écume de sa crête que nous avons acquis une langue.

La révolution est elle-même et vie et mort et elle ne peut souffrir qu’on potine devant elle sur la vie et sur la mort. Sa gorge est desséchée par la soif, mais elle n’acceptera pas une seule goutte d’eau de mains étrangères. La nature, ou la révolution, est une soif éternelle, un embrasement (peut-être envie- t-elle les siècles qui, humblement, simplement, étanchaient leur soif en se dirigeant vers l’abreuvoir des brebis. Pour la révolution, cette crainte, cette peur de recevoir quelque chose de mains étrangères est caractéristique, elle n’ose pas, elle craint de s’approcher des sources de l’être).

Mais qu’ont fait pour elle ces « sources de l’être » ? Avec quelle indifférence ont coulé leurs vagues rondes ! Elles ont coulé pour elles-mêmes, elles se sont réunies en torrents pour elles-mêmes, elles ont jailli en source pour elles-mêmes ! (« Pour moi, pour moi, pour moi », dit la révolution. « Tout seul, tout seul, tout seul », répond le monde).

La Komissarjevskaïa avait un dos plat de pensionnaire, une petite tête et un filet de voix fait pour le chant d’église. Bravitch était l’assesseur Brack, la Komissarjevskaïa était Hedda. Marcher et rester assise l’ennuyaient. C’est pourquoi elle était toujours debout ; elle s’approchait, par exemple, de la lanterne bleue de la fenêtre, dans le salon de professeur d’Ibsen et restait debout un temps infini, montrant aux spectateurs son dos plat, légèrement voûté. En quoi résidait le secret du charme de la Komissarjevskaïa ? Pourquoi était-elle un guide, une sorte de Jeanne d’Arc ? Pourquoi la Savina semblait-elle, à côté, une dame mourante, accablée d’avoir fait des courses au Bazar ?

En fait, l’esprit protestant de l’intelligentsia russe, protestantisme particulier de l’art et du théâtre, trouva son expression dans la Komissarjevskaïa. Ce n’est pas pour rien qu elle était attirée par Ibsen et qu’elle atteignit une grande virtuosité dans ce drame de professeur, tout de convenances protestantes. L’intelligentsia n’a jamais aimé le théâtre et elle aspirait à célébrer le culte théâtral aussi modestement et convenablement que possible. La Komissarjevskaïa allait dans le sens de ce protestantisme du théâtre, mais elle alla trop loin et dépassa les limites russes pour devenir presque européenne. Elle commença par rejeter tout le clinquant théâtral ; et la chaleur des bougies, et les rangées rouges des fauteuils, et les nids satinés des loges. Il ne resta plus qu’un amphithéâtre de bois, des murs blancs, des tapis gris, la propreté d’un yacht et la nudité d’une église luthérienne. Cependant, la Komissarjevskaïa avait toutes les qualités d’une grande tragédienne, mais en germe. A la différence des acteurs russes du temps et même, ma foi, de ceux de maintenant, elle avait une nature intérieure musicale, elle élevait et abaissait la voix comme l’exigeait la respiration de la structure verbale ; son jeu était aux trois quarts verbal, accompagné de rares gestes indispensables, et encore étaient-ils en nombre très limité, comme celui, par exemple, de se tordre les bras au-dessus de la tête. En créant le théâtre d’Ibsen et de Maeterlinck, elle découvrait en tâtonnant le drame européen, sincèrement convaincue que l’Europe ne pouvait rien donner de meilleur et de plus grand.

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La littérature serait-elle donc un ours qui se suce la patte un lourd sommeil après le travail, sur le divan d’un bureau ?

Je venais chez lui réveiller la bête de la littérature. L’écouter rugir, la regarder se retourner : je venais au domicile du maître de « langue russe ». Tout le sel consistait justement à venir « à domicile » et maintenant encore, j’ai du mal à me défaire de l’impression que je fréquentais alors le domicile de la littérature elle-même. Depuis, la littérature n’a plus jamais été un domicile, un appartement, une famille où dorment côte à côte des enfants roux dans de petits lits avec des filets sur les côtés.

A commencer par Radichtchev  et Novikov , V. V. s’établissait un lien personnel avec les écrivains russes, des relations acariâtres et amoureuses, mêlées à une noble envie, à de la jalousie, à un irrespect blagueur, à une injustice foncière, comme il se doit en famille.

L’intellectuel construit le temple de la littérature avec des idoles immobiles. Korolenko , par exemple, qui a tant écrit sur les zyrianes s’est transformé pour moi en un dieu zyriane. V. V. enseignait à construire la littérature non comme un temple, mais comme une lignée. Dans la littérature, il appréciait le principe patriarcal, ancestral, de la culture.

 

Américains d’Amérique – Gertrude Stein

Américains d’Amérique – Gertrude Stein

Voici donc l’histoire d’un grand nombre d’hommes et de femmes, du commencement à la fin de leur vie ; ceux-ci posséderont donc l’ultime ressource de vie que donne l'histoire. Mais un jour, tous ceux qui furent, sont, ou seront; tous ceux qui ont en eux-mêmes une bribe de vie, recevront l’ultime ressource que donne l’histoire. Un jour, je le sens, il y aura un récit de tous les hommes, d’un bout à l'autre de leur vie, et tous recevront cette ultime ressource de vie que donne l’histoire.

Lorsqu’on étudie les gens, dans leur vie quotidienne, on se sent persuadé que chez tout être vraiment vivant, se produit une répétition, qui se manifeste de plus en plus au cours de la vie, et on se sent aussi persuadé qu’un jour sera relatée l’histoire de tous les êtres, donnant ainsi à leur existence une finale consécration.

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On trouve partout des répétitions. On trouve partout un commencement et une fin. On trouve partout un élément de stupidité. On trouve partout quelqu’un qui comprend l’être de chacun. D’ordinaire, chacun connaît l’être de quelqu'un. Parfois on comprend l’être de beaucoup de gens qui vous entourent. Certains ne comprennent rien à personne. Il y a beaucoup de façons de comprendre l’être des gens et cette reconstruction en est une.

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J’ai beaucoup de mal à me servir dans mon récit d’un mot nouveau. Tous les mots que j’emploie sont chargés de vie et de sens, et chaque expression neuve me donne un sentiment très étrange. Parfois, je prends un mot tout neuf : parfois de nouvelles interprétations se révèlent dans un mot ancien ; j’aime ces mots à faces diverses, dont on a souvent l’occasion de se servir, et qui pour chacun de nous ont un sens un peu différent. J’aime qu’on puisse, en haussant plus ou moins la voix, modifier le sens d’une phrase qu’on vient de lire. Quand j’écris une phrase, elle répond en moi à un seul sens, mais l’inflexion de la voix peut la modifier complètement. Je suis embarrassée devant chaque mot nouveau que j’introduis dans mon récit, j’en connais le sens, et pourtant, il n’a encore pour moi ni poids, ni forme, ni réalité complète. Certains mots, que je préfère, que je connais intimement, reviennent sans cesse sous ma plume, car leur richesse est pour moi complète. Quand je parle, j’utilise beaucoup d’expressions qui ne vivent pas en moi, mais parler est une autre affaire. Quand j’écris un mot, il faut que ce mot ait atteint en moi un degré de réalité tel qu’il ait une place dans ma vie. Si je signale ce fait, c’est que je sens grandir en moi le désir de mots nouveaux.

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Tout le monde ne garde pas le même souvenir de sa jeunesse. Nombreux sont ceux qui ont mené alors une vie très heureuse, et qui, s’ils se reportent à leur «journal », ou à leurs lettres, n’y trouvent pas le spectacle du bonheur. Fixer son souvenir est chose très difficile, et il est difficile d’être certain qu’on est, qu’on a été très heureux. C’est une tâche complexe que de reconnaître le bonheur passé ou présent dans la vie des très jeunes gens et des très jeunes filles. Une vie heureuse est difficile à reconnaître et à définir. Bien des gens pensent que presque tout le monde a une vie assez agréable, d’autres sont d’avis que personne n’est réellement heureux, d’autres enfin pensent que le bonheur est dévolu aux uns, à l'exclusion des autres. Certains pensent que nous avons tous droit au bonheur, et d’autres qu’il dépend de notre volonté.

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Chacun de nous connaît la raison de ses échecs, mais en général on ne se rend pas bien compte de la raison des échecs du prochain. Nous aimons à donner des explications sur la raison de nos échecs, et ceux qui les entendent n’y prêtent aucune attention. Car chacun a une raison, une raison grave d’avoir échoué. Il est des gens à qui la vie n’apprend rien sur eux-mêmes. Chaque fois se renouvelle, toute fraîche, la cause de leur échec. Ils trouvent toujours de brillantes raisons, ils découvrent chaque fois, avec la même fraîcheur, des raisons qui, pour le public, ne sont que fatigantes répétitions, dénuées de portée.

La maison – Julien Gracq

La maison – Julien Gracq

Je demeurai là de longues minutes, envoûté, suspendu, ne respirant plus que selon le souffle de cette voix ensorcelée. Quand j’essaie de me rappeler l’état sans analogue aucun que je connusse où je me trouvais tout entier plongé, il me semble que je ne pourrais mieux en rendre compte qu'en disant qu’il était l'éveil même dans ce qu’il a de plus désorienté et de plus avide, de plus absorbant à la fois et de plus miraculeusement matinal.

Mais cet éveil ne venait pas, à la manière de l’émotion passive que donne une voix de théâtre, colorer et réchauffer un des paysages intérieurs comme une lumière qui leur prêterait pour un instant un jeu de soleil et d’ombres, sans changer quoi que ce soit à leurs perspectives à jamais fixées : la personnalité du timbre, qui semblait vibrer pour moi aussi singulièrement, aussi agressivement qu’un visage qui vous reconnaît et qui s’anime, venait faire souvenir d’instinct qu’avant même d’exprimer, la voix est faite pour appeler -, et cette voix m’appelait par mon nom et s’orientait à mon jour, découvrait en moi comme une eau monte un réseau de chemins secrets, cherchait et trouvait dans le cœur un défaut aussi complice que celui de l’épaule qui se creuse pour recevoir une tête connue. Le pouvoir de la voix sur moi tenait pour beaucoup aussi au fait qu’il me dénonçait subtilement à mesure les allées et venues de la promeneuse ambiguë à travers les pièces vides, me liait à elle comme par un immatériel fil d’Ariane, qui se tendait puis se relâchait à plaisir, au point que très vite l’idée s’imposa à moi dans la tension aiguë de tous mes sens d’un jeu délibéré et complice de la chanteuse où une place m’était faite, qui était peut-être toute la place, comme si elle eût deviné ma présence ou plutôt l’eût pressentie vaguement en même temps qu’elle l’appelait à travers les arabesques fascinantes de la mélopée s’offrant, puis se dérobant dans le manège de la plus suave et en même temps de la plus enivrante coquetterie. Tantôt, traversé d’une lueur de bon sens de la plus dégrisante espèce, je me persuadais qu’il ne pouvait y avoir là - plus hors d’atteinte que jamais, à tout jamais - qu’une femme désœuvrée, chantant pour se désennuyer dans ce bois pluvieux et perdu, et tout à coup, comme le reflet qui revient et glisse sur une bague tombée dans la fontaine, passait dans la voix comme un orient la promesse la plus folle, la plus improbable, la plus irrécusable aussi, qu’une femme puisse faire passer par-delà toute parole dans une seule de ces inflexions de voix qui retardent le cœur de battre, laissent le monde après elles dans une lumière changée - décident plus souverainement, nous semble-t-il, à certaines minutes, qu’il a dû jamais être décidé pour nous.

La faculté exacerbée de chiffrement et de déchiffrement instantané, vertigineux des signes, qui fait l'essence même et le caractère absorbant par-dessus tout du manège érotique, jamais peut-être je ne l’ai senti jouer pour moi avec cette sensation de la gorge serrée et de la bouche sèche, et en même temps ce sentiment d’aisance jamais en défaut et de rapidité presque folle qui me tenait cloué devant cette fenêtre vide où une silhouette dont il me semblait tout connaître refusait comme à plaisir de s’encadrer.

 

Le musée des contradictions - Antoine Wauters

Le musée des contradictions - Antoine Wauters

Discours de la mer interdite

Nous avons vu de la lumière et nous sommes entrés, monsieur le juge. Dieu merci, vous êtes bon... Non, nous resterons debout. Nous avons vu de la lumière et... Ceci ? Nos anneaux, monsieur le juge. Ce sont nos boucles et nos anneaux. Nous sommes ceux qui percent leur corps. Nous écrivons et dessinons dessus, jouant sur lui comme sur du sable. Notre corps est le peu qu’il nous reste, monsieur le juge. Pour nous, trouer et nous couvrir la peau de signes étranges, y compris à nos yeux, c’est faire quelque chose de beau. Où peut-on encore faire de telles choses, à part sur notre peau ?... Absolument. En nous trouant le corps comme pour nous en souvenir, monsieur le juge, comme pour nous en rappeler, il est certain que nous disons quelque chose que nous ne sommes peut- être pas capables — ou peut-être simplement pas désireux — d’ordonner par des mots, logiquement, ou par des actes, empiriquement ; néanmoins, cette chose, nous la disons. Quelle est-elle ? Voici : nous n’avons plus de place où vivre. Et nous brûlons.

 

Discours de la minorité devenue majoritaire

Hier, nous étions les filles de la marge. Marginaux, nos mots ne disposaient pas d’étiquettes de prix et nos livres, lorsqu’il arrivait qu’ils se vendent, s’écoulaient à trente-quatre exemplaires. Sauf que ce n’étaient même pas des livres, mais des plaquettes de six ou sept pages. Des textes boiteux auxquels les gens n’accordaient aucune attention, car leur langue, la langue peu lisible de nos livres d’autrefois, était truffée d’astéroïdes. Nos mères n’y comprenaient goutte. Elles ne comprenaient pas pourquoi nous écrivions dans ces langues connues de nous seules, nos langues sacrées volontiers entrelardées de boue, nos bonnes vieilles langues des cavernes toutefois pleinement tournées vers la lumière, puisque tel était ce que nous voulions. Briller. Accumuler un maximum de vitesse en frottant nos langues sur la pierre la plus pure. Et ne pas être comprises.

C’était de la magie.

Nos douleurs, nous les recyclions.

jeudi 7 septembre 2023

Bartleby ou la création – Giorgio Agamben

 Bartleby ou la création – Giorgio Agamben

 

CHAPITRE PREMIER

La chose la plus inquiétante

 

Dans la troisième dissertation sur la Généalogie de la morale, Nietzsche soumet à une critique radicale la définition kantienne du beau comme plaisir désintéressé :

Kant - écrit-il - pensait faire honneur à l’art lorsqu’il donna sa préférence, en les mettant en avant, à ceux des attributs du beau qui font l’honneur de la connaissance : l’impersonnalité et l’universalité. Si ce n’était pas là au fond une erreur, ce n’est pas ici le lieu d’en discuter ; la seule chose que je veuille souligner, c’est que, comme tous les philosophes, au lieu d’envisager le problème esthétique en partant de l’expérience de l’artiste (du créateur), Kant a médité sur l’art et le beau du seul point de vue du “spectateur” et qu’il a ainsi introduit sans s’en rendre compte le spectateur lui-même dans le concept de “beau”. Si du moins les philosophes du beau avaient connu ce “spectateur” d’assez près ! c’est-à-dire comme une grande réalité, une grande expérience personnelles, comme une plénitude d’événements, de désirs, de surprises, de ravissements, intenses et singuliers dans le domaine du beau ! Mais c’est le contraire, je le crains, qui fut toujours le cas : en sorte que nous recevons d’eux des définitions où, comme dans la célèbre définition kantienne du beau, leur manque de toute expérience personnelle […]

 

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L’expérience de l’art qui, dans ces mots, vient au langage, n’est en aucune façon, pour Nietzsche, une esthétique. Au contraire, il s’agit précisément de purifier le concept de “beauté” de XXX, de la sensibilité du spectateur, pour considérer l’art du point de vue de son créateur. Cette purification s’accomplit donc par un renversement de la perspective traditionnelle sur l’œuvre d’art : la dimension de l’esthéticité - l’appréhension sensible par le spectateur de l’objet beau - cède la place à l’expérience créatrice de l’artiste qui ne voit dans sa propre œuvre qu’une promesse de bonheur. A l’“heure de l’ombre la plus courte”, parvenu à l’extrême limite de son destin, l’art sort de l’horizon neutre de l’esthéticité pour se reconnaître dans la “sphère d’or” de la volonté de puissance. Pygmalion, le sculpteur qui s’enflamme pour sa propre création jusqu’à désirer qu’elle n’appartienne plus à l’art, mais à la vie, est le symbole de cette rotation de l’idée de beauté désintéressée, comme dénominateur de l’art, à celle de bonheur, c’est-à-dire à l’idée d’un accroissement et d’un développement illimités des valeurs vitales, tandis que le point focal de la réflexion sur l’art se déplace, du spectateur désintéressé à l’artiste intéressé.

En pressentant ce changement, Nietzsche s’était montré, comme d’habitude, bon prophète. Si l’on confronte ce qu’il écrit dans la troisième dissertation sur la Généalogie de la morale aux expressions qu’emploie Artaud, dans la préface au Théâtre et son double, pour décrire l’agonie de la culture occidentale, on remarque, sur ce point particulièrement, une coïncidence de vues surprenante. “Ce qui nous a perdu la culture - écrit Artaud - c’est notre idée occidentale de l’art... A notre idée inerte et désintéressée de l’Art, une culture authentique oppose une idée magique et violemment égoïste, c’est-à-dire intéressée.” (2) En un sens, l’idée que l’art ne soit pas une expérience désintéressée avait été, en d’autres temps, parfaitement familière. Quand Artaud, dans Le théâtre et la peste, rappelle le décret de Scipion Nasica, le Grand Pontife qui fit raser les théâtres romains, et la furie avec laquelle Saint Augustin se déchaîne contre les jeux scéniques, responsables de la mort de l’âme, il y a dans ses propos toute la nostalgie qu’une âme comme la sienne, qui pensait que le théâtre ne valait que “par une liaison magique, atroce, avec la réalité et le danger”, devait éprouver pour une époque qui avait du théâtre une idée assez concrète et assez intéressée pour juger nécessaire - en vue du salut de l’âme et de la cité - sa destruction. Il est superflu de rappeler qu’il serait inutile aujourd’hui de chercher de telles idées, même chez les censeurs ; mais il ne sera peut-être pas inopportun de faire remarquer que la première fois qu’apparaît dans la société européenne médiévale quelque chose qui ressemble à une considération autonome du phénomène esthétique, c’est sous la forme d’une aversion et d’une répugnance envers l’art, dans les instructions de ces évêques qui, face aux innovations musicales de l'ars nova, interdisaient la modulation du chant et la fractio vocis durant les offices religieux parce que la fascination qu’elles exerçaient distrayaient les fidèles.

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CHAPITRE HUIT

Poiesis et praxis

Le moment est peut-être venu d’essayer de comprendre de façon plus originelle la phrase que nous avons utilisée dans le chapitre précédent : “l’homme a sur terre un statut poétique, c’est-à-dire pro-ductif”. Le problème du destin de l’art à notre époque nous a conduit à poser comme inséparable de lui le problème du sens de l’activité productive, du “faire” de l’homme dans son ensemble. Cette activité productive est entendue à notre époque comme praxis. Selon l’opinion courante, tout le faire de l’homme - celui de l’artiste comme celui de l’artisan, de l’ouvrier comme de l’homme politique - est praxis, c’est-à-dire manifestation d’une volonté productrice d’un effet concret. Que l’homme ait sur terre un statut productif signifierait alors que le statut de son habitation sur terre est un statut pratique.

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Une considération thématique du travail, à côté de la poiesis et de la praxis, comme l’un des modes fondamentaux de l'activité de l’homme, ne pouvait être envisagée par les Grecs, étant donné que le travail corporel exigé par les besoins vitaux était réservé aux esclaves; mais cela ne signifie pas qu’ils n’étaient pas conscients de son existence ou n’en avaient pas compris la nature. Travailler signifiait se soumettre à la nécessité, et la soumission à la nécessité, rendant l’homme égal à la bête contrainte à la perpétuelle recherche de sa subsistance, était considérée comme incompatible avec la condition d’homme libre. Comme l’a justement observé Hannah Arendt, affirmer que le travail était méprisé par l’Antiquité parce qu’il était réservé aux esclaves, est en réalité un préjugé : les Anciens faisaient le raisonnement contraire, et jugeaient que l’existence des esclaves était nécessaire à cause de la nature servile des occupations qui pourvoyaient à la subsistance vitale. Ils avaient donc compris l’un des caractères essentiels du travail, à savoir sa référence immédiate au processus biologique de la vie. En effet, tandis que la poiesis construit l’espace où l’homme trouve sa certitude et assure la liberté et la durée de son action, le présupposé du travail est, au contraire, l’existence biologique nue, le processus cyclique du corps humain, dont le métabolisme et les énergies dépendent des produits élémentaires du travail.

Les principes d’an-archie pure et appliquée – Paul Valery

Les principes d’an-archie pure et appliquée – Paul Valery

Les rois de France ont fait la « France ». Elle est leur création artificielle.

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Le pouvoir n’eut plus qu’une tête, qui se tranche d’un coup.

La « démocratie » est leur œuvre.

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DES PUISSANCES

La puissance publique repose sur les plus basses parties de chaque personne :

les parties les plus sensibles :

La crédulité

L’inertie

L’irréflexion

La crainte

L’imitation

Les impressions.

Elle est menacée par les puissances contrai­res — Puissances Privées.

                  Critique — Réflexion — Courage, origi­nalité.

                  L’expérience et la raison montrent qu’il faut un peu de tout.

Toute « politique » se réduit à ceci : celui qui a la force, ou qui est censé l’avoir, peut taire ce qu’il veut.

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La tâche capitale de l’esprit libre est d’exter­miner les causes imaginaires des maux réels. La difficulté est de ne pas exterminer les biens réels que produisent aussi des causes imaginai­res.

Les opinions sont les agents de ces maux ; les idéaux particuliers (c’est-à-dire qui ne peuvent être ceux de chacun) ; les conventions incul­quées qu’on n’inventerait plus ; les déforma­tions résiduelles.

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GENS DE LOI

Leur art.

La discorde organisée et nourricière.

Des lois.

Les lois donnent force actuelle à ce qui n’existe pas. J’ai contracté. Je devrai faire. J’ai payé, donc je possède. Le passé et l’avenir pren­nent force par l’écrit. Chaque instant est plus que ce qu’il est. Un griffonnage est un monstre sans sommeil. Un gryphon ! Monde fantastique du Droit.

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Toutes les fonctions de l’« État » sont contre nature.

Ce qui n’est pas une critique de l’État.

L’activité de l’esprit est ennemie de l’État. Mais sa profondeur peut se concilier avec lui, car le péril ne commence qu’avec la diffusion, et les choses profondes et difficiles ne diffusent pas.

L’existence d’une production de l’esprit des­tinée à l’esprit n’est pas possible dans un systè­me socialiste achevé. Si ce système veut cepen­dant tolérer (et comme il arrive, protéger cette production) elle est le grain de sable qui détra­que la machine.

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ENSEIGNEMENT

Demande aux jeunes gens d’exprimer ce qu’ils ne pensent pas ni ne sentent — des cho­ses hors de leur expérience et de leur curiosité — ne les met pas en état de sentir la difficulté de s’exprimer mais celle de conformer.

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LE VRAI MYROIR DE LA BETISE DES HOMMES

Bêtise sera ici de faire ou de subir ce qui gêne ou gênera sans récompense, soit par imitation, soit par stupidité de l’esprit ou du corps, soit par...

Ce n’est point la peine de vivre — c’est-à- dire de pouvoir penser. S’il faut, étant libre de fai­re autrement, enfermer ses sentiments dans un parti ou dans une nation — suivre.

 

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LE CHAPITRE DES TYRANS

Ainsi nommera-t-on tout empêchement à la liberté et souveraineté de l’esprit.

En vérité, il n’y a que deux tyrans l’un, la douleur ; l’autre, la crainte... || Non — l’obliga­tion de servir son corps — et la force de l’idée de la mort sont les tyrans naturels.

C’est pourquoi se conduire comme si on était qui ne mange et qui ne meurt est d’un fou et d’un héros. ||

Leurs moyens se combinent, et parfois bien subtilement.

Ainsi la notion de souffrir, ou de chercher, ou de produire un mal pour en fuir un autre, ou l’éviter, fonde religion et société, obéissance, croyance — aux dieux, au peuple, au roi, à la médecine, à l’économie, à la sagesse, etc. et une foule de sacrifices de l’actuel au futur, du sensi­ble au probable, du probable à l’excitant...

Les maux, comme la guerre, dépendent de ce fait que ceux qui ont pouvoir de donner des ordres n’en portent pas les conséquences.

L’An-archie consisterait à n’admettre aucun commandement qui ne soit subi par qui le don­ne comme les autres le subissent.

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LE TEMPLE DE LA PEUR

La Peur enfante tout. Chacun les siennes : l'un, d’être un sot ; l’autre, d’être cocu, pauvre, esclave, damné, sifflé, moqué, malade, berné, lâché, reconnu ; presque tous, d’être morts.

Point de société sans ces peurs ; point de Dieu ; point de biens sans les maux qui mena­cent les biens.

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AUTORITE

L autorité est le pouvoir d’être obéi sur la seule injonction || sur parole || obéi physique­ment, ou intimement, c’est-à-dire cru. Ni force, ni preuves à exhiber — telle est sa condition || dès que la force même est en jeu, l’autorité ces­se, comme le poids cesse dès que le corps tom­be. ||

D’autant plus grande que l’injonction est moins prononcée et l’obéissance plus profonde et plus prompte, « Instinctive ».

L’autorité de ce type n’existe plus que i° dans l’Église — jusqu’à un certain point- ici, on n’obéit pas tant au chef qu’au mythe qui fait le chef

2° dans les fidèles de divers partis,

3° dans certaines circonstances ou moments, des individus ou des nombres d’individus.

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DU NOMBRE

Le nombre soit un moyen, et ne soit qu’un moyen.

Le nombre suppose l’addition des unités, qui suppose une identification des éléments, qui suppose une conviction : A =1 ; B = 1 ; A = B.

A + B = 1 + 1 = 2etil n’y a plus de A ni de B.

Dire 2 hommes, c’est détruire un individu et un autre.

Il n’y a pas plus d’un moi.

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« Classes moyennes » les gens qui craignent et détestent de deux côtés — vers le haut — et vers le bas. Ils ont deux fronts à tenir.

— C’est la classe qui a un supra et un infra, et qui finit par envier à la fois la masse des uns la chance des autres dont elle n'a ni l’avenir ni l'actuel.

Aujourd’hui personne n’est sûr de rien. Ni de sa situation, ni de ses connaissances ; ni la science, ni la société, de leurs « lois ».

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SOCIALISME

L envie utilisée pour conduire au « bon­heur ».

Destruction du pouvoir total — sans effort.

Destruction du luxe.

D’où diminution des perspectives et des hommes-idoles en tous genres (attaqués d’autre part, par avilissement et diffusion avec consommation intense de renommées artificiel­les).

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NATION

Sont des personnalisations — ce qui conduit à l’absurde.

— Vengeance — Rancune etc. Orgueil tou­tes choses qui mènent à se faire glorifier quand elles s’attribuent à des groupes.

La notion vague de Nation a été attaquée par deux autres. La classeMarx, et la RaceHitler.

Également contr’elle — mais nécessairement faible celle d’« intelligence ».

Donc : Ensemble de mêmes conditions d’existence

Ensemble de même langue et coutu­me ?

Ensemble de même condition intel­lectuelle

À côté l’ensemble historico-fasciste

Ces nouveautés accusent la nature convention­nelle du type nation. et contractuelle

Car nation = traités.

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L’ère de barbarie s’est prononcée par la do­mination par la moyenne.

L’âge du nombre, grands tirages — journaux.

 

PRESSE

La liberté d’opinions (de publier) ne peut être prise que sur les faits aux dépens des , et en conséquence, la non-démonstration, la falsi­fication, omission, diminution ou exagération des faits — la confusion volontaire du vrai, du probable, etc sont la liberté d’énoncer les opi­nions.

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La connaissance la plus importante à l’hom­me de la politique est celle de la crédulité, de l’ignorance, de l’extrême simplicité de la masse, et de la vanité ou de la cupidité naïves, ou de la timidité et bêtise des autres — etc.

L’ignorance chez les très instruits, et leur crédulité en ce qu’ils savent n’est pas non plus négligeable.

Cette connaissance doit être presque instinc­tive. Elle ne sert bien que si l’on n’est pas obli­gé de faire effort pour traiter les bêtes en bêtes et les non-bêtes en faibles ou en canailles.

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Histoire des changements de l’idée de l’homme (moyenne idée) depuis 2 siècles.

Par Idée de l'homme, j’entends l’idée-réaction. L’idée avouable et de valeur publique — celle qu’il faut afficher (et qui n’est pas même une idée) — D’où Justice, Vérité, Humanité, etc. etc. Bon sens, et « du Pain ».

La Révolution coïncide avec un change­ment de l’idée H. Et deux facteurs (contradic­toires) se prononcent : l’Homo égal, libre etc. et l’Homo de masse — « travail » —

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Toute société exige une diminution ou un non-développement, ou même une répression de l’exercice libre, entier de la faculté mentale. Formation des combinaisons, confrontation des expressions aux observations. Valeurs d’ac­tion — Et enfin : Expression extérieure.

Une Société est un fonctionnement à base mythique — et réflexe acquis.

Le type Armée est une forme limite. C’est une société simplifiée et unifiée au maximum.

Le type famille.

Etc.

Dans tous ces cas, les valeurs de présence de choses absentes et les effets réels de causes ima­ginaires sont requis.

La bêtise guette la tyrannie, parce que le tyran, homme ou formules, ou caste, ou assemblée, excite inévitablement contre lui tout ce qu’il y a de plus « intelligent » dans l’Autre ; et cette irritation des intellects parvient toujours à changer en bêtise ce qui les gêne ou qui les contraint à la comédie.

Plus d’un régime succomba aux apartés, aux secrètes pensées, à la critique résorbée.

C’est pourquoi, à l’âge de la foi sincère, la confession était un bon moyen de consolida­tion du système régnant.

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La liberté est un sentiment c’est-à-dire sensation.

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Tout l’enseignement français est dominé par l’idée cachée qu’à tel âge, et tel résultat scolaire obtenu, le sujet n’a plus rien à désirer quant à la connaissance. Il n’a plus à apprendre — que par luxe. C’est le diplôme qui inculque ceci. Carrière et avancement de l’esprit — curiosité finie.

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ARISTO-NOMIE

Je ne suis pour la « démocratie ». Elle mène à la banalité du discours, l’exige, etc.

Pas pour les dictatures {mot illisible] qui vont à la folie.

Je suis pour l’aristarchie — car elle ressort de la nature des choses dès qu’il y a trois hommes en présence et une cir­constance — la hiérarchie des valeurs de l’ins­tant éclate.