dimanche 29 octobre 2023

La maison – Julien Gracq

La maison – Julien Gracq

Je demeurai là de longues minutes, envoûté, suspendu, ne respirant plus que selon le souffle de cette voix ensorcelée. Quand j’essaie de me rappeler l’état sans analogue aucun que je connusse où je me trouvais tout entier plongé, il me semble que je ne pourrais mieux en rendre compte qu'en disant qu’il était l'éveil même dans ce qu’il a de plus désorienté et de plus avide, de plus absorbant à la fois et de plus miraculeusement matinal.

Mais cet éveil ne venait pas, à la manière de l’émotion passive que donne une voix de théâtre, colorer et réchauffer un des paysages intérieurs comme une lumière qui leur prêterait pour un instant un jeu de soleil et d’ombres, sans changer quoi que ce soit à leurs perspectives à jamais fixées : la personnalité du timbre, qui semblait vibrer pour moi aussi singulièrement, aussi agressivement qu’un visage qui vous reconnaît et qui s’anime, venait faire souvenir d’instinct qu’avant même d’exprimer, la voix est faite pour appeler -, et cette voix m’appelait par mon nom et s’orientait à mon jour, découvrait en moi comme une eau monte un réseau de chemins secrets, cherchait et trouvait dans le cœur un défaut aussi complice que celui de l’épaule qui se creuse pour recevoir une tête connue. Le pouvoir de la voix sur moi tenait pour beaucoup aussi au fait qu’il me dénonçait subtilement à mesure les allées et venues de la promeneuse ambiguë à travers les pièces vides, me liait à elle comme par un immatériel fil d’Ariane, qui se tendait puis se relâchait à plaisir, au point que très vite l’idée s’imposa à moi dans la tension aiguë de tous mes sens d’un jeu délibéré et complice de la chanteuse où une place m’était faite, qui était peut-être toute la place, comme si elle eût deviné ma présence ou plutôt l’eût pressentie vaguement en même temps qu’elle l’appelait à travers les arabesques fascinantes de la mélopée s’offrant, puis se dérobant dans le manège de la plus suave et en même temps de la plus enivrante coquetterie. Tantôt, traversé d’une lueur de bon sens de la plus dégrisante espèce, je me persuadais qu’il ne pouvait y avoir là - plus hors d’atteinte que jamais, à tout jamais - qu’une femme désœuvrée, chantant pour se désennuyer dans ce bois pluvieux et perdu, et tout à coup, comme le reflet qui revient et glisse sur une bague tombée dans la fontaine, passait dans la voix comme un orient la promesse la plus folle, la plus improbable, la plus irrécusable aussi, qu’une femme puisse faire passer par-delà toute parole dans une seule de ces inflexions de voix qui retardent le cœur de battre, laissent le monde après elles dans une lumière changée - décident plus souverainement, nous semble-t-il, à certaines minutes, qu’il a dû jamais être décidé pour nous.

La faculté exacerbée de chiffrement et de déchiffrement instantané, vertigineux des signes, qui fait l'essence même et le caractère absorbant par-dessus tout du manège érotique, jamais peut-être je ne l’ai senti jouer pour moi avec cette sensation de la gorge serrée et de la bouche sèche, et en même temps ce sentiment d’aisance jamais en défaut et de rapidité presque folle qui me tenait cloué devant cette fenêtre vide où une silhouette dont il me semblait tout connaître refusait comme à plaisir de s’encadrer.

 

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