mercredi 3 février 2021

Le sentiment tragique de la vie - Miguel De Unamuno

 Le sentiment tragique de la vie - Miguel De Unamuno

 

Le point de départ

La connaissance est au service du besoin de vivre, et primitivement au service de l’instinct de conservation personnelle. Et ce besoin et cet instinct ont créé en l’homme les organes de la connaissance, leur donnant la portée qu’ils possèdent. L’homme voit, entend, touche, goûte et sent ce qu’il lui est nécessaire de voir, d’entendre, de toucher, de goûter et de sentir pour sauvegarder sa vie ; la déchéance ou la perte de l’un quelconque de ces sens augmente les risques entourant sa vie, et si elle les augmente moins dans l’état social où nous vivons, c’est parce que certains voient, entendent, touchent, goûtent ou sentent pour les autres. Un aveugle, seul, sans guide, ne pourrait vivre longtemps. La société est un sens surnuméraire, le vrai sens commun.

L’homme, donc, en l’état d’individu isolé, ne voit, n’entend, ne touche, ne goûte, ne sent que dans la mesure nécessaire pour vivre et se conserver. S’il ne perçoit pas les couleurs en deçà du rouge ni au-delà du violet, c’est peut-être parce qu’il lui suffit de percevoir les autres pour pouvoir se conserver. Et les sens mêmes sont des appareils de simplification, qui éliminent de la réalité objective tout ce qui ne nous est pas nécessaire pour pouvoir user des objets afin de conserver la vie. Dans l’obscurité complète, l’animal qui ne périt pas finit par devenir aveugle. Les parasites qui dans les entrailles d’autres animaux vivent des sucs nutritifs préalablement sécrétés par ceux-ci, comme ils n’ont pas besoin d’ouïr ni de voir, n’entendent ni ne voient, mais, réduits à l’état de sac, adhèrent à l’être de qui ils vivent. Pour ces parasites, il ne doit exister ni monde visuel ni monde sonore. Il suffit que voient et entendent ceux qui les portent, en eux.

La connaissance est donc primitivement au service de l’instinct de conservation, qui est plutôt, comme nous disons avec Spinoza, son essence même. Et ainsi on est en droit de dire que c’est l’instinct de conservation qui nous rend perceptibles la réalité et la vérité du monde, puisque du champ insondable et illimité du possible il fait le triage de ce qui pour nous est existant. En effet, ce qui existe pour nous, c’est tout ce que, d’une manière ou d’une autre, nous avons besoin de connaître pour exister nous-mêmes ; l’existence objective est, dans notre connaissance, une dépendance de notre propre expérience personnelle. Et personne ne peut nier qu’il ne puisse exister et même qu’il n’existe des aspects de la réalité inconnus de nous, aujourd’hui tout au moins, et même inconnaissables, parce qu’ils ne sont en rien nécessaires à la conservation de notre propre existence actuelle.

Mais l’homme ne vit pas seul ; ce n’est pas un individu isolé, mais un membre d’une société. Il y a beaucoup de vrai dans cet aphorisme que l’individu, comme l’atome, est une abstraction. Oui, l’atome en dehors de l’univers est aussi bien une abstraction que l’univers sans les atomes. Et si l’individu se maintient par l’instinct de conservation, la société doit d’être et de se maintenir à l’instinct que possède l’individu de se perpétuer. Et de cet instinct, ou pour mieux dire, de la société jaillit la raison.

La raison, ce que nous appelons ainsi, la connaissance réflexe et réfléchie qui distingue l’homme, est un produit social.

 

Amour, douleur, compassion et personnalité

 

L’amour, lecteurs mes frères, est ce qu’il y a de plus tragique dans le monde et dans la vie ; l’amour est fils de l’illusion et père de la désillusion ; l’amour est la consolation dans la désolation, l’unique remède contre la mort, dont il est le frère,


Fratelli, a un tempo stesso, Amore e Morte 

Ingenero la sorte,


comme chanta Leopardi. 

L’amour recherche avec fureur, à travers l’objet aimé, quelque chose au-delà ; et comme il ne le trouve pas, il désespère.

Toujours, quand nous parlons d’amour nous avons présent à la mémoire l’amour sexuel, l’amour entre homme et femme pour perpétuer la lignée humaine sur la terre. Et cela fait que l’on ne peut arriver à réduire l’amour ni à son élément purement intellectuel, ni à son élément purement volitif et à en laisser le côté sentimental ou, si l’on préfère, sensuel. Car l’amour n’est au fond ni idée ni volition ; il est bien plutôt désir, sentiment ; c’est quelque chose de charnel même dans l’esprit. Grâce à l’amour nous sentons tout ce qu’a de chair l’esprit.

L’amour sexuel est le type générateur de tout autre amour. Dans l’amour et par l’amour nous cherchons à nous perpétuer, et nous ne nous perpétuons sur la terre qu’à condition de mourir, de donner à d’autres notre vie. Les plus humbles animalcules, les plus infimes des êtres vivants, se multiplient en se divisant, en se séparant en deux, chaque être cessant d’être ce qu’il était.

Mais, une fois épuisée la vitalité de l’être ainsi multiplié par division, l’espèce, de temps à autre, doit rénover la source de la vie grâce à l’union de deux individus décadents, par ce qu’on appelle conjugaison chez les protozoaires. Ils s’unissent pour recommencer à se diviser avec plus de vigueur. Et tout acte de génération consiste en ce qu’un être cesse, en tout ou en partie, d’être ce qu’il était, et se divise : c’est une mort partielle. Vivre, c’est se donner, se perpétuer; se perpétuer et se donner, c’est mourir. Peut-être le délice suprême d’engendrer n’est-il qu’un avant-goût de la mort, de la désagrégation de notre propre essence vitale. Nous nous unissons à un autre, mais c’est pour nous partager ; cet embrassement plus intime n’est qu’un déchirement plus intime. Au fond le plaisir amoureux sexuel, le spasme génésique, est une sensation de résurrection, de résurrection en autrui, car c’est seulement en autrui que nous pouvons ressusciter pour nous perpétuer.

Il y a, sans aucun doute, quelque chose de tragiquement destructeur au fond de l’amour, tel qu’il se présente à nous dans sa forme animale primitive, dans cet instinct irrésistible qui pousse le mâle et la femelle à confondre leurs entrailles dans une étreinte furieuse. Cela même qui unit leurs corps sépare, à un certain point de vue, leurs âmes ; en s’étreignant ils se haïssent autant qu’ils s’aiment, et surtout ils luttent, ils luttent pour un tiers qui ne vit pas encore. L’amour est une lutte, et il y a des espèces animales où le mâle, en s’unissant à la femelle, la maltraite, et d’autres où la femelle dévore le mâle aussitôt qu’il l’a fécondée.

On a dit de l’amour que c’est un égoïsme mutuel. Et, de fait, chacun des deux amants cherche à posséder l’autre ; et s’il cherche par cet autre, sans y penser ni se le proposer, sa propre perpétuation, il cherche donc sa jouissance. Chacun des deux amants est pour l’autre, directement, un instrument de jouissance, et indirectement, de perpétuation. Et ainsi ils sont tyrans et esclaves ; chacun d’eux à la fois tyran et esclave de l’autre.

Y a-t-il par hasard quelque chose d’étrange à ce que le sentiment religieux le plus profond ait condamné l’amour charnel et exalté la virginité ? L’avarice est la source de tous les péchés, disait l’Apôtre, et c’est parce que l’avarice prend pour fin la richesse qui n’est qu’un moyen, et que l’essence du péché est là : prendre les moyens pour des fins, méconnaître ou déprécier la fin. Et l’amour charnel prenant pour fin la jouissance, qui n’est qu’un moyen, et non la perpétuation, qui est la vraie fin, qu’est-ce sinon de l’avarice ? Et il est possible qu’il y en ait qui pour mieux se perpétuer gardent leur virginité. Et pour perpétuer quelque chose de plus humain que la chair.

 ----

Aimer en esprit, c’est compatir ; qui compatit plus aime davantage. Les hommes brûlés d’une ardente charité envers leur prochain sont ainsi parce qu’ils sont arrivés au fond de leur propre misère, de leur propre superficialité et apparentialité, de leur néant, et tournant alors leurs yeux, ainsi ouverts, vers leurs semblables, ils les verront aussi misérables, superficiels, tout apparence et néant, et auront pitié d’eux et les aimeront.

L’homme aspire à être aimé, ou, ce qui revient au même, aspire à inspirer la compassion. L’homme cherche à ce que l’on sente et l’on compare ses peines et ses douleurs. Il y a plus qu’un subterfuge pour forcer l’aumône dans ce fait que les mendiants, au tournant du chemin, montrent au passant leur plaie ou leur moignon ulcéré. L’aumône, bien plus qu’un secours pour alléger les tribulations de la vie, est une compassion. Le gueux ne sait pas gré de l’aumône, à celui qui la lui donne en détournant la tête pour ne pas le voir ou pour s’écarter de lui ; il lui sait plus gré de le plaindre sans le secourir que de le secourir sans le plaindre, bien qu’à un autre point de vue il le préfère. Voyez avec quelle complaisance il conte ses peines à qui s’émeut en les écoutant. Il veut être plaint, aimé.

 ---

Et comment savoir qu’on existe sans souffrir un peu ou beaucoup ? Comment revenir sur soi, acquérir la conscience réfléchie, sinon par la douleur ? Quant on jouit on s’oublie soi-même, on oublie qu’on existe, on passe en un autre être, on s’aliène. Et l’on ne redevient soi-même, on ne revient à soi que par la douleur.

Foi, espérance et charité

Il n’y a d’amour véritable que dans la douleur, et en ce monde on a le choix entre l’amour, qui est la douleur, et le plaisir. Et l’amour ne nous conduit pas à un autre bonheur que celui de l’amour même, et à sa tragique consolation d’espérance incertaine. Dès le moment où l’amour devient heureux et satisfait, il ne désire plus, ce n’est plus l’amour. Les satisfaits, les heureux n’aiment pas ; ils s’endorment dans l’habitude, voisine de l’anéantissement. S’habituer c’est déjà commencer à ne pas être. L’homme est d’autant plus homme, c’est-à-dire d’autant plus divin, qu’il a plus de capacité pour la douleur, ou pour mieux dire, pour l’angoisse.

A notre venue dans le monde, il nous est donné à choisir entre l’amour et le bonheur, et nous voulons — pauvres petits! — l’un et l’autre : le bonheur d’aimer et l’amour du bonheur. Mais nous devrions demander l’amour et non le bonheur, et de ne pas nous laisser endormir dans l’habitude, car nous pourrions nous endormir tout à fait, d’un sommeil sans réveil, perdre la conscience pour ne pas la recouvrer. Il faut demander à Dieu de nous sentir nous-même dans notre douleur.

Le problème pratique

Le précepte suprême qui jaillit de l’amour envers Dieu, la base de toute morale est là : livre-toi entièrement, donne ton esprit pour le sauver, pour l’éterniser. Tel est le sacrifice de la vie.

Et se livrer implique, il faut le répéter, s’imposer. La véritable morale religieuse est au fond agressive, envahissante.

L’individu en tant qu’individu, le misérable individu qui vit emprisonné dans l’instinct de conservation et dans les sens, ne veut que se conserver et toute sa manie est de ne laisser personne pénétrer dans sa sphère, l’inquiéter, rompre sa paresse ; en revanche de quoi, ou pour donner un exemple et une règle, il renonce à pénétrer, lui, dans les autres, à rompre leur paresse, à les inquiéter, à s’emparer d’eux. Le : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse », il le traduit ainsi : je ne m’occupe pas des autres, qu’ils ne s’occupent pas de moi. Et il se rapetisse, et s’assombrit et périt dans cette avarice spirituelle et dans cette morale répulsive de l’individualisme anarchique : chacun pour soi. Et comme chacun n’est pas lui-même, il peut lui en coûter.

Mais dès que l’individu se sent dans la société, il se sent en Dieu, et l’instinct de perpétuation l’embrase d’amour de Dieu et de charité dominatrice ; il cherche à se perpétuer dans les autres, à pérenniser son esprit, à l’éterniser, à déclouer Dieu, et n’a d’autre désir que d’imprimer le sceau de son esprit sur les autres esprits et à recevoir le leur. C’est qu’il a secoué sa paresse et son avarice spirituelles.

La paresse, dit-on, est la mère de tous les vices, et la paresse, en effet, engendre les deux vices, l’avarice et l’envie, qui sont à leur tour la source de tous les autres. La paresse est le poids en nous de la matière, inerte en soi, et cette paresse, tandis qu’elle nous dit qu’elle tâche de nous conserver par l’économie, tend en réalité à nous diminuer, à nous réduire à rien.

L’homme regorge de matière ou regorge d’esprit ; ou, pour mieux dire, il est affamé d’esprit, c’est-à-dire d’éternité, ou bien, il est affamé de matière, résigné à s’annihiler. Quand il regorge d’esprit et en veut encore davantage, il le tourne et le déverse au dehors, et en l’épanchant ainsi, il s’enrichit de celui des autres ; et au contraire, quand, avare de lui-même, il se replie sur lui dans l’idée de se mieux conserver, il finit par le perdre tout entier, et il lui arrive ce qui arriva à celui qui reçut un seul talent : il l’enterra pour ne pas le perdre, et en fut privé. Car à celui qui possède, on donnera ; mais à celui qui n’a que peu, ce peu lui sera enlevé.

Soyez parfaits comme l’est votre Père céleste, nous est-il dit, et ce terrible précepte — terrible parce que la perfection infinie du Père nous est inaccessible — doit être notre règle suprême de conduite. Celui qui n’aspire pas à l’impossible, ne fera guère rien de faisable qui en vaille la peine. Nous devons aspirer à l’impossible, à la perfection absolue et infinie, et dire au Père : Père, je ne puis ; viens en aide à mon impuissance ! Et il le fera en nous.

Et être parfait c’est être tout, être moi et tous les autres, être l’humanité, être l’univers. Et il n’y a pas d’autre moyen pour être tout le reste que de se donner à tout, et quand tout sera en tout, tout sera en chacun de nous. L’apocatastase est plus qu’un songe mystique, c’est une règle d’action, c’est le phare des hauts exploits.

D’où la morale envahissante, dominatrice, agressive, inquisitrice, si vous voulez. Car la charité véritable est envahissante, et consiste à mêler mon esprit aux autres esprits, à leur donner ma douleur comme aliment et consolation de leurs douleurs, à éveiller de mon inquiétude leurs inquiétudes, à aiguiser leur faim de Dieu avec la mienne. La charité, ce n’est pas de bercer et d’endormir nos frères dans l’inertie et l’assoupissement de la matière, mais de les réveiller à l’agitation et au tourment de l’esprit.