jeudi 16 avril 2020

Jean Santeuil – Marcel Proust

Jean Santeuil – Marcel Proust

Puis-je appeler ce livre un roman ? C’est moins peut-être et bien plus, l’essence même de ma vie, recueillie sans y rien mêler, dans ces heures de déchirure où elle découle. Ce livre n’a jamais été fait, il a été récolté. Et ce n’est pas une excuse pour ma paresse. J’aurais pu le protéger des orages, travailler la terre, l’exposer au soleil et, si je peux le dire, mieux situer ma vie. Dès que la vue de la nature, la tristesse, ces rayons qui par moments, sans que nous les ayons allumés, luisent sur nous, me déliaient pour un instant des glaces de la vie mondaine, l…



Par moments, dans le désert de son chagrin, le mirage lui faisait apercevoir une délicieuse oasis : il l’imaginait pleine d’amour pour lui, voulant le voir, le faisant chercher par son père, mille sources d’un bonheur impossible que bientôt son esprit essayait de situer dans le monde vrai, c’est-à-dire la nécessité de leur séparation et la réalité de son indifférence.




On dit que ce qui a été dans notre vie est irréparable, que rien ne saurait faire que cela n’ait pas été. C’est pour cela que souvent sur notre vie présente le passé pèse d’un poids si inéluctable ; mais aussi pour cela que dans notre souvenir il est : si réel, il est si impossible qu’il soit autre chose : il est irremplaçable, il est quelque chose d’unique. Et ce que les philosophes disent aussi, que chacune des petites joies, des plus simples événements de ce passé, les autres ne les ont pas sentis comme nous, que nous n’avons pu entrer dans leur manière de sentir ni eux dans la nôtre, cette idée qui donne parfois un sentiment d’isolement si triste à ceux qui y réfléchissent, n’achève-t-elle pas de donner à notre passé ce caractère unique qui fait pour nous de nos souvenirs une œuvre d’art qu’aucun artiste, si grand qu’il soit, ne saurait imiter et qu’il peut seulement se flatter de nous inciter à contempler en nous ?




 « Si je pouvais avoir cela, dit Balzac dans une de ses nouvelles, je n’écrirais pas de romans, j’en ferais. » Et pourtant chaque fois qu’un artiste, au lieu de mettre son bonheur dans son art, le met dans sa vie, il éprouve une déception et presque un remords qui l’avertit avec certitude qu’il s’est trompé. En sorte qu’écrire un roman ou en vivre un, n’est pas du tout la même chose, quoi qu’on dise. Et pourtant notre vie n’est pas absolument séparée de nos œuvres. Toutes les scènes que je vous raconte, je les ai vécues. Comment donc pouvaient-elles valoir moins comme scènes de la vie que comme scènes de mon livre ? C’est que, au moment où je les vivais, c’est ma volonté qui les connaissait dans un but de plaisir ou de crainte, de vanité ou de méchanceté. Et leur essence intime m’échappait. J’y eusse fixé les yeux avec force qu’elle m’eût échappé de même. Il faut que longtemps après un hasard m’….





Mais si l’on songe que l’automatisme appelé bonnes manières détruit toute spontanéité, tout exercice véritable de l’esprit, toute possibilité de poésie, on concevra aussi que le véritable exercice de l’esprit, la poésie, détruise tout automatisme et toutes bonnes manières. Si un être doué vient dans le monde, sans doute il y deviendra automate et ne fera plus rien. On le déclarera assagi, formé, ayant gagné, et en effet lui qui à vingt ans ne pouvait passer un examen, écrire même un article de journal, sera capable à trente d’entrer aux Affaires étrangères et d’écrire pour les revues. Mais supposez cet être né dans la partie la plus élevée du monde, de telle sorte que le désir d’y parvenir ne puisse pas exister pour lui et qu’alors l’ennui de son intelligence ne soit pas compensé par les jouissances de sa vanité. Les gens du monde n’auront pour lui aucun prestige capable d’exciter ses instincts d’imitation.





. L’amour nous donne ce tourment-là dans notre première jeunesse, sans compter les autres. En est-il de l’amour comme de ces maladies qui nous reprennent de temps en temps pendant le cours de notre vie, mais qui vont toujours en s’affaiblissant et dont aucun accès n’égale en violence le premier ? Savons-nous que nous ne retrouverons jamais la violence du premier amour ? Peut-être aussi nos amours suivantes sont-elles moins sincères parce que nous connaissons mieux la vie, et cherchons plus égoïstement le bonheur. Si un homme intelligent, jaloux et craignant de souffrir se dit comme se disait Jean : « Si elle est seulement bien gentille comme cela et que je puisse la voir tout le temps pendant quinze jours, dans quinze jours je ne l’aimerai [plus], pourvu qu’elle ne me fasse pas de peine, car alors je pourrais lui être rivé », il dira à sa maîtresse : « Quand une femme me fait de la peine, je ne l’aime plus. Je ne l’aime que pour la gentillesse qu’elle a avec moi. » S’il craint de l’aimer longtemps, il lui dira qu’il craint de [ne] l’aimer que pour quinze jours, s’il est fidèle qu’il est volage. Et si elle lui dit « je ne peux pas vous voir ce soir », il lui dira en pâlissant : « Mais, je vous en prie, rien n’est plus naturel. » Car ce qu’il veut d’elle, c’est de l’amour, et sait que ce qui y conduirait ce n’est pas l’aveu du sien. De sorte que bien des passions quand elles viennent sur la tige, déjà grande et en ayant déjà porté plusieurs, de la vie, ne ressemblent pas plus à la passion primitive qu’aux églantines les roses cultivées, ou plutôt qu’aux plantes autochtones les mêmes plantes transplantées et affaiblies. Sans doute il y a un premier aveu. Mais bientôt on craint de le renouveler, on l’enveloppe de fausse indifférence, de fausses menaces, de fausse infidélité. Et comme tout en nous a été adultéré par la vie, sensibilité, sincérité, mémoire même, et jusqu’au sentiment bien net de notre personnalité et de la réalité de nos sentiments, nous ne savons même plus parfois si nous sommes amoureux ou non. Nos actes seuls, restés en rapport avec l’instinct véritable que notre cerveau ne perçoit plus, témoignent de sa survivance. Nous nous demandons si la mort de notre grand-père nous fait même l’ombre de chagrin, mais en approchant de sa chambre, nous éclatons en sanglots. Nous ne savons pas si nous avons encore du cœur, mais nous donnons notre bourse à un malheureux. Nous avons comme près de nous, sans avoir plus la faculté de lire dans son âme, un enfant qui pleure et qui fait du bien. Nous ne savons plus si nous aimons encore Mme S. et tous les soirs nous allons la voir, et la visite que nous allons [lui] faire en nous demandant si cela lui fait plaisir, la décommande-t-elle que nous avons reçu un coup en plein cœur.

mardi 7 avril 2020

Les braises – Sandor Marai

Les braises – Sandor Marai

V
Bien que maigre, Conrad était vigoureux, comme les enfants de très vieille race chez lesquels l’ossature prévaut sur la chair. Il était plus haut que son camarade, nullement paresseux, plutôt volontairement réservé. Son père, fonctionnaire en Galicie, avait été fait baron en récompense de ses services loyaux ; sa mère était d’origine polonaise. Quand le baron souriait, sa figure s’épanouissait comme celle des Slaves et sa bouche prenait une expression enfantine. Mais il souriait rarement. Ordinairement taciturne, il observait avec attention tout ce qui se passait autour de lui.
Dès les premiers instants, les deux enfants vécurent en frères. Pour cela, ils n’avaient pas eu à conclure un de ces pactes d’amitié que les garçons de leur âge ont l’habitude de célébrer en organisant des cérémonies solennelles et risibles, à l’époque où, inconsciemment et sous une forme dénaturée, s’éveille en eux le désir de ravir au monde le corps et l’âme d’autrui, de manière à être seuls à les posséder, ce qui est le sens véritable de l’amitié et de l’amour. Leur amitié était profonde et grave comme les sentiments qui doivent durer une vie entière. Et, comme dans toute grande affection, il s’y mêlait un sentiment de pudeur et de culpabilité. On ne peut, en effet, isoler impunément de ses proches nul être humain.



« Souffrir est la destinée des hommes », répondit la mère d’Henri d’un ton sentencieux. Assise devant son miroir, elle observait sa beauté qui se fanait. « Un jour ou l’autre, nous devons perdre l’être que nous aimons. Celui qui ne peut supporter cela n’est pas intéressant, parce qu’il n’est pas un vrai homme. »


XII
— Que veux-tu dire ? demande Conrad sur un ton mal assuré.
— Tel individu mène une existence parfaitement ordonnée, dit le général, puis un beau jour, il se dérègle comme tes Malais. Il est installé dans un appartement confortable, il est entouré de gens titrés et haut placés ; bref, sa manière de vivre a été organisée avec raffinement. Mais un jour, cet individu n’en peut plus, et se sauve, une arme à la main ou sans arme… et dans ce dernier cas, il est encore plus dangereux. Il se lance à travers le monde, le regard apeuré à tel point qu’amis et camarades le fuient. Il plante sa tente dans les grandes villes, achète des femmes, cherche et trouve partout matière à dispute et autour de lui, tout saute en l’air. Mais ceci n’est nullement le pire, comme je te le disais.
— Qu’est-ce qui pourrait être pire ? demande Conrad.
Le général ne prête pas garde à lui et continue toujours à mi-voix :
— Il se peut qu’au cours de sa folle randonnée quelqu’un l’abatte comme un chien enragé, il se peut qu’il se rompe le cou en se précipitant contre un mur. Le pire, c’est de refouler les passions que la solitude a accumulées en nous. Celui qui fait cela ne s’enfuit pas et ne tue personne. Que fait-il donc ? Il vit dans l’attente et son existence est strictement ordonnée. Il vit comme les religieux d’un ordre régulier ou d’une confrérie laïque… mais les religieux s’en tirent aisément car ils possèdent la foi. L’homme qui a livré son âme et son sort à la solitude n’a pas la foi. Il ne fait qu’attendre. Il attend le jour et l’heure où il lui sera donné de tirer au clair tout ce qui l’a obligé à devenir solitaire, de débattre cela avec ceux qui l’ont poussé à la solitude. Durant dix ans ou quarante ou, très exactement, quarante et un ans, il se prépare à ce moment-là, comme on se prépare à se battre en duel… Il prend ses dispositions afin de ne devoir rien à personne, s’il était éventuellement tué en combat singulier. Il s’exerce quotidiennement, comme le font les duellistes de profession.



Le général répond lentement, en cherchant ses mots.
— Peut-être au fond de tous liens humains y a-t-il quelque chose du dieu de l’Amour,… d’Éros ?
Conrad réfléchit un moment et demande :
— Éros ? Comment en arrives-tu à penser cela ?
Le général dit, comme en s’excusant :
— Au cours de mes promenades solitaires dans la forêt, je me suis souvent laissé aller à des considérations de ce genre, faute d’autres occupations, et je me suis efforcé de comprendre les rapports entre les hommes… Naturellement, l’amitié est autre chose que le penchant maladif de ceux qui cherchent une sorte de satisfaction monstrueuse auprès d’êtres du même sexe… l’Éros de l’amitié n’a pas besoin des corps. Pour cet Éros-là, le corps est plutôt une gêne qu’un attrait. Et pourtant il n’en est pas moins un dérivé de l’amour, dit-il en élevant la voix. Au fond de toutes les affections et de tous les liens humains nous trouvons Éros. Il faut que je dise que durant ces années-là, j’ai beaucoup lu.



Le général le regarde et répond :
— À nous deux. Je me suis souvent demandé si la véritable essence de tous les liens humains n’est pas le désintéressement qui n’attend ni ne veut rien, mais absolument rien de l’autre et qui réclame d’autant moins qu’il donne davantage. Lorsque l’on fait don de ce bien suprême qu’un homme peut donner à un autre homme, je veux dire la confiance absolue et passionnée, et lorsqu’on doit constater que l’on n’est payé que d’infidélité et de bassesse… a-t-on le droit d’être blessé et de crier vengeance ?
Conrad reste immobile dans son fauteuil et demande d’une voix enrouée :
— Tu parles de vengeance ?…
— Il faut que je te dise toute ma pensée. Oui, je parle de vengeance. Mais celui qui est offensé et veut se venger, l’homme déçu, trompé et abandonné, était-il vraiment un ami ?… Vois-tu, ce sont les questions auxquelles je me suis efforcé de répondre quand je suis resté seul. La solitude ne m’a naturellement pas apporté de réponse. Les livres eux-mêmes ne m’ont pas donné de solutions satisfaisantes, pas plus les livres anciens – œuvres de penseurs chinois, juifs et romains – que les livres modernes qui ont, il est vrai, leur franc-parler, mais qui ne contiennent que des mots et des mots et non pas la vérité. D’ailleurs, quelqu’un a-t-il jamais écrit la vérité ?
XIII
Il fixe la lueur des chandelles et puis, sans regarder Conrad, il lui demande :
— Pourquoi me haïssais-tu ? J’ai essayé de le comprendre. Tu n’as jamais accepté d’argent de moi, tu refusais le moindre cadeau. Tu n’as pas voulu que notre amitié devînt une véritable fraternité ! Si je n’avais pas été trop jeune à l’époque, j’aurais compris à quel point ces indices étaient révélateurs et dangereux. Celui qui refuse une partie veut sans doute le tout. Tu me haïssais déjà lorsque nous n’étions que des enfants : oui, dès le tout premier instant, quand j’ai fait ta connaissance dans cette école, où des représentants choisis de notre monde étaient dressés et éduqués. Pourquoi me haïssais-tu ? répète-t-il en élevant la voix.
— Haïr n’est pas le terme exact, dit Conrad avec calme. Tu n’as pas bien interprété mes sentiments.
— Si, rétorque le général avec une colère sourde. Tu me haïssais parce que je possédais ce qui te faisait défaut. Quoi au juste ? N’étais-tu pas toujours le mieux élevé des deux, un assemblage parfait d’application, de vertu et de toute sorte de capacités ? N’étais-tu pas doué de toutes les manières, puisque tu possédais même un talent que tu cachais, celui de la musique ? Tu étais de la famille de Chopin, un être réservé et orgueilleux. Cependant, au fond de ton âme, se terrait, prêt à bondir, ton désir absurde d’être différent de ce que tu étais réellement. C’est là le fléau le plus cruel dont le destin peut affliger un homme, dit-il d’un ton grave.
— Je suis parti, dit Conrad sèchement. J’ai donc cherché à être ce que je suis.
Le général le regarde avec méfiance et dit :
— Non, tu voulais être un autre. Être différent de ce que l’on est… est le désir le plus néfaste qui puisse brûler dans le cœur des hommes. Car la vie n’est supportable qu’à condition de se résigner à n’être que ce que nous sommes à notre sens et à celui du monde. Nous devons nous contenter d’être tels que nous sommes et nous devons aussi savoir qu’une fois que nous aurons admis cela, la vie ne nous couvrira pas de louanges pour autant. Si, après en avoir pris conscience, nous supportons d’être vaniteux ou égoïstes, d’être chauves ou obèses, on n’épinglera pas de décoration sur notre poitrine. Non, nous devons nous pénétrer de l’idée que nous ne recevrons de la vie ni récompense ni félicitations. Il faut se résigner, voilà tout le grand secret.


— Si fait, réplique le général. D’ailleurs tout ce que je viens de dire s’y rapporte. Quand on décide de tuer quelqu’un, il se passe auparavant bien des choses et l’affaire ne consiste pas uniquement à charger un fusil et à tirer. Dans notre cas, il y a eu ton incapacité à me pardonner et notre pacte s’est trouvé compromis. À l’époque de notre lointaine enfance, notre amitié était si délicatement, mais en même temps si solidement établie, que l’on aurait pu croire que de bons génies l’avaient imaginée pour y bercer les enfants que nous étions. Te le rappelles-tu ?
— Dans mes souvenirs, dit Conrad, ce pacte me paraissait quelque peu artificiel… trop voulu, pas assez spontané.
Le général continue sur un ton un peu mélancolique :
— Le temps magique de l’enfance avait disparu et il restait deux hommes enchaînés l’un à l’autre par des relations compliquées et énigmatiques, appelées communément « amicales ». Avant de reparler de la chasse, nous devons voir clair en cette matière, conclut-il gravement.
Conrad le regarde avec étonnement et dit :
— Je n’ai pas l’impression de te devoir quoi que ce soit.
Le général continue sur le même ton :
— Ce n’est pas forcément au moment où l’on épaule son fusil pour tuer quelqu’un que l’on est le plus coupable. La culpabilité commence bien avant. Elle débute avec l’intention. Puisque je prétends que notre amitié a été compromise, je dois savoir par qui ou par quoi elle l’a été… Nous étions différents l’un de l’autre et pourtant nous nous accordions bien, nous nous complétions. Nous formions une alliance, une communauté et cela est chose rare.
— En effet, extrêmement rare, approuve Conrad.
— Tout ce qui manquait en toi, dit le général, s’est trouvé pleinement compensé, dans le pacte de notre jeunesse, par le fait que le monde me traitait avec cordialité. Une chose demeurait indiscutable : nous étions amis. Voilà ce que tu dois comprendre, si tu ne l’as pas compris jusqu’à présent, dit-il en élevant la voix.
— Je ne saisis pas…, dit Conrad, troublé pour la première fois au cours de cette conversation. Je ne vois pas où tu veux en venir. Que devrais-je comprendre ?
— Voyons, tu l’as sûrement compris, dit le général avec mépris. Tu l’as compris auparavant et aussi, par la suite, sous les tropiques et partout ailleurs. Nous étions amis et ces mots ont un sens profond que seuls les hommes comprennent. Il te faut maintenant apprendre ce que ces mots comportent – en fait – d’obligations et de responsabilités. Nous étions des amis, c’est-à-dire non pas simplement des camarades de jeu ou des gamins qui se réunissent dans un coin pour se chuchoter des confidences. Nous étions, te dis-je, de vrais amis et rien au monde ne peut dédommager d’une amitié perdue. Même une grande passion ne saurait causer la satisfaction que procure l’amitié à ceux qu’elle touche de son pouvoir magique. D’ailleurs si nous n’avions pas été des amis, tu n’aurais pas pointé ton fusil sur moi ce matin-là, à la chasse ; le lendemain je ne serais pas allé chez toi, dans cette maison où tu ne m’as jamais invité, parce que tu y cachais un secret qui a flétri notre amitié ; tu ne te serais pas enfui de la ville et de moi, tu n’aurais pas fui le lieu de ton acte comme le font les malfaiteurs… Non, tu serais au contraire resté ici, pour me tromper et me trahir !


L'insurrection qui vient - Comité invisible


L'insurrection qui vient - Comité invisible

Premier cercle « I AM WHAT I AM »

  « JE SUIS CE QUE JE SUIS. » Mon corps m’appartient. Je suis moi, toi t’es toi, et ça va mal. Personnalisation de masse. Individualisation de toutes les conditions de vie, de travail, de mal- heur. Schizophrénie diffuse. Dépression rampante. Atomisation en fines particules paranoïaques. Hystérisation du contact. Plus je veux être Moi, plus j’ai le sentiment d’un vide. Plus je m’exprime, plus je me taris. Plus je me cours après, plus je suis fatiguée. Je tiens, tu tiens, nous tenons notre Moi comme un guichet fastidieux. Nous sommes devenus les représentants de nous-mêmes cet étrange commerce, les garants d’une personnalisation qui a tout l’air, à la fin, d’une amputation.



Tous les « ça va ? » qui s’échangent en une journée font songer à autant de prises de température que s’administrent les uns aux autres une société de patients.



Tout ce qui m’attache au monde, tous les liens qui me constituent, toutes les forces qui me peuplent ne tissent pas une identité, comme on m’incite à la brandir, mais une existence, singulière, commune, vivante, et d’où émerge par endroits, par moments, cet être qui dit « je ».



L’Occident avance partout, comme son cheval de Troie favori, cette tuante antinomie entre le Moi et le monde, l’individu et le groupe, entre attachement et liberté. La liberté n’est pas le geste de se défaire de nos attachements, mais la capacité pratique à opérer sur eux, à s’y mouvoir, à les établir ou à les trancher.



« I AM WHAT I AM », donc, non un simple mensonge, une simple campagne de publicité, mais une campagne militaire, un cri de guerre dirigé contre tout ce qu’il y a entre les êtres, contre tout ce qui circule indistinctement, tout ce qui les lie invisiblement, tout ce qui fait obstacle à la parfaite désolation, contre tout ce qui fait que nous existons et que le monde n’a pas partout l’aspect d’une auto- route, d’un parc d’attraction ou d’une ville nouvelle : ennui pur, sans passion et bien ordonné, espace vide, glacé, ne transitent plus que des corps immatriculés, des molécules automobiles et des marchandises idéales.



On veut faire de nous des Moi bien délimités, bien séparés, classables et recensables par qualités, bref : contrôlables, quand nous sommes créatures parmi les créatures, singularités parmi nos semblables, chair vivante tissant la chair du monde. Contrairement à ce que l’on nous répète depuis l’enfance, l’intelligence, ce n’est pas de savoir s’adapter ou si c’est une intelligence, c’est celle des esclaves.

Deuxième cercle « Le divertissement est un besoin vital »

il n’y a pas de « question de l’immigration ». Qui grandit encore là où il est né ? Qui habite il a grandi? Qui travaille il habite? Qui vit vivaient ses ancêtres ? Et de qui sont- ils, les enfants de cette époque, de la télé ou de leurs parents ? La vérité, c’est que nous avons été arrachés en masse à toute appartenance, que nous ne sommes plus de nulle part, et qu’il résulte de cela, en même temps qu’une inédite disposition au tourisme, une indéniable souffrance. Notre histoire est celle des colonisations, des migrations, des guerres, des exils, de la destruction de tous les enracinements.



Nous en sommes arrivés à ce point de privation la seule façon de se sentir Français est de pester contre les immigrés, contre ceux qui sont plus visiblement des étrangers comme moi. Les immigrés tiennent dans ce pays une curieuse position de souveraineté : s’ils n’étaient pas là, les Français n’existeraient peut-être plus.


Ils préfèrent maintenant la métaphore du réseau pour décrire la façon dont se connectent les solitudes cybernétiques, dont se nouent les interactions faibles connues sous les noms de « collègue », « contact », « pote », « relation » ou d’« aventure ». Il arrive tout de même que ces réseaux se condensent en un milieu, l’on ne partage rien sinon des codes et où rien ne se joue sinon l’incessante recomposition d’une identité.



Mais passé l’étourdissement amoureux, l’« intimité » tombe sa défroque : elle est elle- même une invention sociale, elle parle le langage des journaux féminins et de la psychologie, elle est comme le reste blindée de stratégies jusqu’à l’écœurement.

Troisième cercle « La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? »

On déteste les patrons, mais on veut à tout prix être employé. Avoir un travail est un honneur, et travailler une marque de servilité. Bref : le parfait tableau clinique de l’hystérie.



Nous ne sommes pas cyniques, nous sommes juste réticents à nous faire abuser. Les dis- cours sur la motivation, la qualité, l’investissement personnel glissent sur nous pour le plus grand désarroi de tous les gestionnaires en ressources humaines. On dit que nous sommes déçus de l’entreprise, que celle-ci n’a pas honoré la loyauté de nos parents, les a licenciés trop lestement. On ment.



La confusion des sentiments qui entoure la question du travail peut s’expliquer ainsi : la notion de travail a toujours recouvert deux dimensions contradictoires : une dimension d’exploitation et une dimension de participation. Exploitation de la force de travail individuelle et collective par l’appropriation privée ou sociale de la plus-value ; participation à une œuvre commune par les liens qui se tissent entre ceux qui coopèrent au sein de l’uni- vers de la production. Ces deux dimensions sont vicieusement confondues dans la notion de travail, ce qui explique l’indifférence des travailleurs, en fin de compte, à la rhétorique marxiste, qui dénie la dimension de participation, comme à la rhétorique managériale, qui dénie la dimension d’exploitation.



Les gains de productivité, la délocalisation, la mécanisation, l’automatisation et la numérisation de la production ont tellement progressé qu’elles ont réduit à presque rien la quantité de travail vivant nécessaire à la confection de chaque marchandise. Nous vivons le paradoxe d’une société de travailleurs sans travail, la dis- traction, la consommation, les loisirs ne font qu’accuser encore le manque de ce dont ils devraient nous distraire.



L’ensemble des tâches qui n’ont pu être déléguées à l’automation forment une nébuleuse de postes qui, pour n’être pas occupables par des machines, sont occupables par n’importe quels humains – manutentionnaires, magasiniers, travailleurs à la chaîne, saisonniers, etc. Cette main- d’œuvre flexible, indifférenciée, qui passe d’une tâche à une autre et ne reste jamais longtemps dans une entreprise, ne peut plus s’agréger en une force, n’étant jamais au centre du processus de production mais comme pulvérisée dans une multitude d’interstices, occupée à boucher les trous de ce qui n’a pas été mécanisé. L’intérimaire est la figure de cet ouvrier qui n’en est plus un, qui n’a plus de métier mais des compétences qu’il vend au fil de ses missions, et dont la disponibilité est encore un travail.



Cette population flottante doit être occupée, ou tenue. Or on n’a pas trouvé à ce jour de meilleure méthode disciplinaire que le salariat.



Se produire soi-même est en passe de devenir l’occupation dominante d’une société la production est devenue sans objet : comme un menuisier que l’on aurait dépossédé de son atelier et qui se mettrait, en désespoir de cause, à se raboter lui-même.



Si le chômeur qui s’enlève ses piercings, va chez le coiffeur et fait des « projets » travaille bel et bien « à son employabilité », comme on dit, c’est qu’il témoigne par de sa mobilisation. La mobilisation, c’est ce léger décollement par rapport à soi, ce minime arrachement à ce qui nous constitue, cette condition d’étrangeté à partir de quoi le Moi peut-être pris comme objet de travail, à partir de quoi il devient possible de se vendre soi et non sa force de travail, de se faire rémunérer non pour ce que l’on fait, mais pour ce que l’on est, pour notre exquise maîtrise des codes sociaux, nos talents relationnels, notre sourire ou notre façon de présenter. C’est la nouvelle norme de socialisation.



D’un côté, on fait vivre les spectres, de l’autre on laisse mourir les vivants. Telle est la fonction proprement politique de l’appareil de production présent.

Quatrième cercle « Plus simple, plus fun, plus mobile, plus sûr ! »

Ils y sont dévolus au tourisme et à la consommation ostentatoire.



La décence qui oblige les urbanistes à ne plus parler de « la ville », qu’ils ont détruite, mais de « l’urbain », devrait aussi les inciter à ne plus parler de « la campagne », qui n’existe plus. Ce qu’il y a, en lieu et place, c’est un paysage que l’on exhibe aux foules stressées et déracinées, un passé que l’on peut bien mettre en scène maintenant que les paysans ont été réduits à si peu. C’est un marketing que l’on déploie sur un « territoire » tout doit être valorisé ou constitué en patrimoine. C’est toujours le même vide glaçant qui gagne jusqu’aux plus reculés des clochers.
La métropole est cette mort simultanée de la ville et de la campagne, au carrefour convergent toutes les classes moyennes, dans ce milieu de la classe du milieu, qui, d’exode rural en « périurbanisation », s’étire indéfiniment. À la vitrification du territoire mondial sied le cynisme de l’architecture contemporaine. Un lycée, un hôpital, une médiathèque sont autant de variantes sur un même thème : transparence, neutralité, uniformité.



La multiplication des moyens de déplacement et de communication nous arrache sans discontinuer à l’ici et au maintenant, par la tentation de toujours être ailleurs. Prendre un TGV, un RER, un téléphone, pour être déjà là-bas.



Les centres-villes s’y offrent non comme des lieux identiques, mais bien comme des offres originales d’ambiances, parmi lesquelles nous évoluons, choisissant l’une, laissant l’autre, au gré d’une sorte de shopping existentiel entre les styles de bars, de gens, de designs, ou parmi les playlists d’un ipod. « Avec mon lecteur mp3, je suis maître de mon monde. »

Cinquième cercle « Moins de biens, plus de liens ! »

Trente ans de chômage de masse, de « crise », de croissance en berne, et l’on voudrait encore nous faire croire en l’économie.



À force, on a compris ceci : ce n’est pas l’économie qui est en crise, c’est l’économie qui est la crise ; ce n’est pas le travail qui manque, c’est le travail qui est en trop ; tout bien pesé, ce n’est pas la crise, mais la croissance qui nous déprime.

Sixième cercle « L’environnement est un défi industriel »


L’écologie, c’est la découverte de l’année. Depuis trente ans, qu’on laissait ça aux Verts, qu’on en riait grassement le dimanche, pour prendre l’air concerné le lundi.


Il n’y a pas de « catastrophe environnementale ». Il y a cette catastrophe qu’est l’environnement. L’environnement, c’est ce qu’il reste à l’homme quand il a tout perdu. Ceux qui habitent un quartier, une rue, un vallon, une guerre, un atelier, n’ont pas d’« environnement », ils évoluent dans un monde peuplé de présences, de dangers, d’amis, d’ennemis, de points de vie et de points de mort, de toutes sortes d’êtres. Ce monde a sa consistance, qui varie avec l’intensité et la qualité des liens qui nous attachent à tous ces êtres, à tous ces lieux. Il n’y a que nous, enfants de la dépossession finale, exilés de la dernière heure qui viennent au monde dans des cubes de béton, cueillent des fruits dans les supermarchés et guettent l’écho du monde à la télé pour avoir un environnement. Il n’y a que nous pour assister à notre propre anéantissement comme s’il s’agissait d’un simple changement d’atmosphère. Pour s’indigner des dernières avancées du désastre, et en dresser patiemment l’encyclopédie.



Un problème global, c’est-à-dire un problème dont seuls ceux qui sont organisés globalement peuvent détenir la solution. Et ceux-là, on les connaît. Ce sont les groupes qui depuis près d’un siècle sont à l’avant-garde du désastre et comptent bien le rester, au prix minime d’un changement de logo. Qu’EDF ait l’impudence de nous resservir son programme nucléaire comme nouvelle solution à la crise énergétique mondiale dit assez combien les nouvelles solutions ressemblent aux anciens problèmes.



« C’est à chacun que revient de changer ses com- portements », disent-ils, si l’on veut sauver notre beau modèle civilisationnel. Il faut consommer peu pour pouvoir encore consommer. Produire bio pour pouvoir encore produire. Il faut s’autocontraindre pour pouvoir encore contraindre. Voilà comment la logique d’un monde entend se survivre en se don- nant des airs de rupture historique. Voilà comment on voudrait nous convaincre de participer aux grands défis industriels du siècle en marche.



L’écologie n’est pas seulement la logique de l’économie totale, c’est aussi la nouvelle morale du Capital. L’état de crise interne du système et la rigueur de la sélection en cours sont tels qu’il faut à nouveau un critère au nom duquel opérer de pareils tris. L’idée de vertu n’a jamais été, d’époque en époque, qu’une invention du vice. On ne pour- rait, sans l’écologie, justifier l’existence dès aujourd’hui de deux filières d’alimentation, l’une « saine et  biologique» pour les riches et leurs petits, l’autre notoirement toxique pour la plèbe et ses rejetons promis à l’obésité. L’hyper-bourgeoisie planétaire ne saurait faire passer pour respectable son train de vie si ses derniers caprices n’étaient pas scrupuleusement « respectueux de l’environnement ». Sans l’écologie, rien n’aurait encore assez d’autorité pour faire taire toute objection aux progrès exorbitants du contrôle.



Le nouvel ascétisme bio est le contrôle de soi qui est requis de tous pour négocier l’opération de sauvetage à quoi le système s’est lui-même acculé. C’est au nom de l’écologie qu’il faudra désormais se ser- rer la ceinture, comme hier au nom de l’économie.

 

Septième cercle « Ici on construit un espace civilisé »


En un siècle, la liberté, la démocratie et la civilisation ont été ramenées à l’état d’hypothèses. Tout le travail des dirigeants consiste dorénavant à ménager les conditions matérielles et morales, symboliques et sociales où ces hypothèses sont à peu près validées, à configurer des espaces elles ont l’air de fonctionner. Tous les moyens sont bons à cette fin, y compris les moins démocratiques, les moins civilisés, les plus sécuritaires. C’est qu’en un siècle la démocratie a régulièrement présidé à la mise au monde des régimes fascistes, que la civilisation n’a cessé de rimer, sur des airs de Wagner ou d’Iron Maiden, avec extermination, et que la liberté prit un jour de 1929 le double visage d’un banquier qui se défenestre et d’une famille d’ouvriers qui meurt de faim. On a convenu depuis lors
disons : depuis 1945 que la manipulation des masses, l’activité des services secrets, la restriction des libertés publiques et l’entière souveraineté des différentes polices appartenaient aux moyens propres à assurer la démocratie, la liberté et la civilisation. Au dernier stade de cette évolution, on a le premier maire socialiste de Paris qui met une dernière main à la pacification urbaine, à l’aménagement policier d’un quartier populaire, et s’ex- plique en mots soigneusement calibrés : « Ici on construit un espace civilisé. » Il n’y a rien à y redire, tout à y détruire.



C’est une thèse défendue et défendable que la littérature moderne naît avec Baudelaire, Heine et Flaubert, comme contrecoup du massacre d’État de juin 1848. C’est dans le sang des insurgés pari- siens et contre le silence qui entoure la tuerie que naissent les formes littéraires modernes spleen, ambivalence, fétichisme de la forme et détache- ment morbide. L’affection névrotique que les Français vouent à leur République celle au nom de quoi toute bavure retrouve sa dignité, et n’importe quelle crapulerie ses lettres de noblesse prolonge à chaque instant le refoulement des sacrifices fondateurs. Les journées de juin 1848 mille cinq cents morts durant les combats, mais plusieurs milliers d’exécutions sommaires parmi les prisonniers, l’Assemblée qui accueille la reddition de la dernière barricade au cri de «Vive la République – et la Semaine sanglante sont des taches de naissance qu’aucune chirurgie n’a l’art d’effacer.




Il n’y a pas de « choc des civilisations ». Ce qu’il y a, c’est une civilisation en état de mort clinique, sur laquelle on déploie tout un appareillage de sur- vie artificielle, et qui répand dans l’atmosphère planétaire une pestilence caractéristique. À ce point, il n’y a pas une seule de ses « valeurs » à quoi elle arrive encore à croire en quelque façon, et toute affirmation lui fait l’effet d’un acte d’impudence, d’une provocation qu’il convient de dépecer, de déconstruire, et de ramener à l’état de doute. L’impérialisme occidental, aujourd’hui, c’est celui du relativisme, du c’est ton « point de vue », c’est le petit regard en coin ou la protestation blessée contre tout ce qui est assez bête, assez primitif ou assez suffisant pour croire encore à quelque chose, pour affirmer quoi que ce soit.

EN ROUTE !


Il n’y a pas à s’engager dans tel ou tel collectif citoyen, dans telle ou telle impasse d’extrême gauche, dans la dernière imposture associative. Toutes les organisations qui prétendent contes- ter l’ordre présent ont elles-mêmes, en plus fantoche, la forme, les mœurs et le langage d’États miniatures. Toutes les velléités de « faire de la politique autrement » n’ont jamais contribué, à ce jour, qu’à l’extension indéfinie des pseudopodes étatiques.

Il n’y a plus à réagir aux nouvelles du jour, mais à comprendre chaque information comme une opération dans un champ hostile de stratégies à déchiffrer, opération visant justement à susciter chez tel ou tel, tel ou tel type de réaction ; et à tenir cette opération pour la véritable information conte- nue dans l’information apparente.

Il n’y a plus à attendre une éclaircie, la révolution, l’apocalypse nucléaire ou un mouvement social. Attendre encore est une folie. La catastrophe n’est pas ce qui vient, mais ce qui est là. Nous nous situons d’ores et déjà dans le mouvement d’effondrement d’une civilisation. C’est qu’il faut prendre parti.

Ne plus attendre, c’est d’une manière ou d’une autre entrer dans la logique insurrectionnelle. C’est entendre à nouveau, dans la voix de nos gouvernants, le léger tremblement de terreur qui ne les quitte jamais. Car gouverner n’a jamais été autre chose que repousser par mille subterfuges le moment la foule vous pendra, et tout acte de gouvernement rien qu’une façon de ne pas perdre le contrôle de la population.

SE TROUVER


Ne pas reculer devant ce que toute amitié amène de politique

On nous a fait à une idée neutre de l’amitié, comme pure affection sans conséquence. Mais toute affinité est affinité dans une commune vérité.

Ne rien attendre des organisations. Se défier de tous les milieux existants, et d’abord d’en devenir un


Bien plus redoutables sont les milieux, avec leur texture souple, leurs ragots et leurs hiérarchies informelles. Tous les milieux sont à fuir. Chacun d’entre eux est comme préposé à la neutralisation d’une vérité. Les milieux littéraires sont là pour étouffer l’évidence des écrits. Les milieux libertaires celle de l’action directe. Les milieux scientifiques pour retenir ce que leurs recherches impliquent dès aujourd’hui pour le plus grand nombre. Les milieux sportifs pour contenir dans leurs gymnases les différentes formes de vie que devraient engendrer les différentes formes de sport. Sont tout particulièrement à fuir les milieux culturels et les milieux militants. Ils sont les deux mouroirs viennent traditionnellement s’échouer tous les désirs de révolution. La tâche des milieux culturels est de repérer les intensités naissantes et de vous soustraire, en l’exposant, le sens de ce que vous faites ; la tâche des milieux militants, de vous ôter l’énergie de le faire.

INSURRECTION


Saboter toute instance de représentation. Généraliser la palabre.
Abolir les assemblées générales

Nous subissons le mauvais exemple des parlements bourgeois. L’assemblée n’est pas faite pour la décision mais pour la palabre, pour la parole libre s’exerçant sans but.
Le besoin de se rassembler est aussi constant, chez les humains, qu’est rare la nécessité de décider. Se rassembler répond à la joie d’éprouver une puissance commune. Décider n’est vital que dans les situations d’urgence, l’exercice de la démocratie est de toute façon compromis. Pour le reste du temps, le problème n’est celui du « caractère démocratique du processus de prise de décision » que pour les fanatiques de la procédure. Il n’y a pas à critiquer les assemblées ou à les déserter, mais à y libérer la parole, les gestes et les jeux entre les êtres. Il suffit de voir que chacun n’y vient pas seulement avec un point de vue, une motion, mais avec des désirs, des attachements, des capacités, des forces, des tristesses et une certaine disponibilité. Si l’on parvient ainsi à déchirer ce fantasme de l’Assemblée Générale au profit d’une telle assemblée des présences, si l’on parvient à déjouer la toujours renaissante tentation de l’hégémonie, si l’on cesse de se fixer la décision comme finalité, il y a quelques chances que se produise une de ces prises en masse, l’un de ces phénomènes de cristallisation collective une décision prend les êtres, dans leur totalité ou seulement pour partie.
Il en va de même pour décider d’actions. Partir du principe que « l’action doit ordonner le déroulement d’une assemblée », c’est rendre impossible tant le bouillonnement du débat que l’action efficace. Une assemblée nombreuse de gens étrangers les uns aux autres se condamne à commettre des spécialistes de l’action, c’est-à-dire à délaisser l’action pour son contrôle. D’un côté, les mandatés sont par définition entravés dans leur action, de l’autre, rien ne les empêche de berner tout le monde.

Bloquer l’économie, mais mesurer notre puissance de blocage à notre niveau d’auto-organisation

Tout bloquer, voilà désormais le premier réflexe de tout ce qui se dresse contre l’ordre présent. Dans une économie délocalisée, les entreprises fonctionnent à flux tendu, la valeur dérive de la connexion au réseau, les autoroutes sont des maillons de la chaîne de production dématérialisée qui va de sous-traitant en sous-traitant et de à l’usine de montage, bloquer la production, c’est aussi bien bloquer la circulation.