jeudi 26 novembre 2020

Le carnet d’or – Doris Lessing

 

Le carnet d’or – Doris Lessing

 

 

Vous le savez, non ?” Il m’a répondu : “Le monde est comme ça. ” J’ai insisté : “ Ce n’est pas le monde qui est comme ça, c’est ce maudit pays, avec ses classes sociales ! ” Ce M. Gates, encore un ouvrier conservateur ! Il m’a dit : “ Le monde est comme ça, allez, mademoiselle Jacobs.

 

 

 

 « Tu oublies, Anna, que je ne partage pas tes idées compliquées sur l’acte d’écrire.

 

 

 

— Oui. Et si ce n’est pas de la peur, c’est du mépris. Lorsque nous avons parlé de politique, tu m’as dit quel enseignement tu avais tiré de ton expérience communiste, tu m’as dit que les mensonges des leaders politiques étaient la pire des choses, qu’un seul petit mensonge pouvait devenir un marécage, et tout empoisonner — tu te rappelles ? Tu en as parlé longuement … et bien, alors ? C’était ton opinion sur la politique, et malgré cela tu as écrit des livres entiers que personne ne voit jamais. Tu m’as dit que le monde était plein de livres cachés dans des tiroirs, que les gens écrivaient pour eux-mêmes, même dans les pays où l’on peut sans danger écrire la vérité. Tu te rappelles, Anna ? Eh bien, c’est une sorte de mépris. » Son regard sombre était tourné vers elle sans la voir, perdu dans une contemplation intérieure. Il aperçut soudain le visage rouge et accablé d’Anna, mais il se ressaisit et demanda d’une voix hésitante :

« Anna, tu étais sincère, n’est-ce pas ?

— Oui.

 

 

 

 « Mais alors qu’écris-tu dans ces journaux intimes ?

— Ce ne sont pas des journaux intimes.

— Appelle-les comme tu veux.

— C’est le chaos, précisément. »

Immobile sur son siège, Anna regardait les doigts épais de Molly se tordre et s’enchevêtrer. Ces mains l’imploraient : « Pourquoi me blesses-tu ainsi ? Mais s’il le faut, eh bien, continue, je tiendrai bon. »

 

 

 

— Eh bien j’ai lu un article où il déclarait qu’il ne peindrait plus jamais. Parce que le monde est un tel chaos que l’art y est absurde. » Cette déclaration fut suivie d’un lourd silence, qu’Anna rompit en demandant :

« Est-ce que cela signifie quelque chose pour toi ?

— Non. Surtout venant de toi. Tu n’es pas un auteur de petits romans guimauves, de petits romans sur les émotions. Tu traites la réalité. »

 

 

 

. Et je suis pourtant incapable d’écrire le seul genre de roman qui m’intéresse : un livre investi d’une passion intellectuelle ou morale assez forte pour créer un ordre, pour créer une nouvelle manière d’observer la vie.

 

 

 

Je ne possède qu’une des qualités — et c’est la moins importante — nécessaires pour écrire : la curiosité. La curiosité du journaliste. Je souffre les affres de l’insatisfaction et de l’inachèvement parce que je suis incapable de pénétrer dans ces zones que mon mode de vie, mon éducation, mon sexe et la politique m’interdisent.

 

 

 

Lorsqu’un ponte du cinéma veut acheter un artiste — et la vraie raison pour laquelle il recherche le talent original et l’étincelle créatrice, c’est qu’il veut les détruire ; inconsciemment, c’est ce qu’il veut : se justifier en détruisant l’objet véritable —, il appelle la victime un artiste. Vous êtes un artiste, bien sûr…, et le plus souvent, la victime sourit la bouche en cœur et ravale son dégoût. La vraie raison pour laquelle tant d’artistes se mêlent maintenant de politique, d’« engagement » et de tout cela, c’est qu’ils se jettent dans une discipline, n’importe quelle discipline pour survivre au poison du mot « artiste » que l’ennemi utilise.

 

 

 

Lorsque je revis cette époque, ces week-ends passés à l’hôtel Mashopi avec ce groupe de gens, il me faut d’abord éteindre quelque chose en moi. Et maintenant, en écrivant cela, il me faut l’éteindre encore, sans quoi une « histoire » commencerait à émerger : un roman et non la vérité. C’est comme le souvenir d’une liaison particulièrement intense, ou d’une obsession sexuelle.

 

 

 

. Il est maintenant évident que la structure d’un parti ou d’un groupe communiste porte en soi un principe d’auto-division. Tous les partis communistes, partout, existent et peut-être même s’épanouissent par ce processus de mise à l’écart d’individus ou de groupes ; non pas à cause de leurs mérites ou démérites personnels, mais selon qu’ils s’accordent plus ou moins bien avec la dynamique interne du parti à un moment donné.

 

 

 

Le Parti communiste se compose essentiellement de gens qui ne sont pas du tout politiques, mais qui ont un sens très poussé de l’entraide. Et puis il y a les solitaires — le Parti est leur famille. Paul, le poète, qui s’est enivré la semaine dernière et qui a proclamé son écœurement — il est membre depuis 1935. S’il quittait le Parti, il quitterait « sa vie entière ».

 

 

 

Cinq ans.

Si je devais écrire ce roman, le thème principal serait invisible au début et n’apparaîtrait que peu à peu. Le thème de la femme de Paul — l’autre. Au début, Ella ne pense pas à elle. Puis elle doit faire un effort conscient pour ne pas y penser.

 

 

 

Le second motif fait partie du premier, bien que cela ne doive apparaître qu’à la fin du roman — la jalousie de Paul.

 

 

 

Cela signifie donc que Paul emploie avec moi son moi “ positif” (expression de Julia). Avec moi, il est bon. Mais j’ai une ombre de femme bonne, adulte, forte et dépourvue d’exigences. Cela signifie que j’emploie avec lui mon moi “négatif". Ainsi cette amertume que je sens croître en moi contre lui est une parodie de la vérité. En fait, il est meilleur que moi dans cette relation ; ces silhouettes invisibles qui nous accompagnent sans cesse le prouvent. »

 

 

 « Toi et moi, Ella, nous sommes des ratés. Nous passons notre vie à lutter contre des gens à peine plus sots que nous pour leur faire admettre des vérités que les grands esprits ont toujours connues

 

 

Le sexe. Le plus difficile, lorsqu’on écrit sur ce sujet, c’est que le sexe est infiniment meilleur si l’on n’y pense pas, si on ne l’analyse pas. Les femmes choisissent délibérément de ne pas penser à la technique sexuelle. Elles s’irritent en entendant les hommes en discuter : c’est pour se préserver, pour préserver l’émotion spontanée qui constitue la base de leur satisfaction.

 

 

 

L’ennui, avec cette histoire, c’est qu’elle est écrite comme une analyse du processus de détérioration du rapport entre Paul et Ella. Je ne vois aucune autre manière de l’écrire. Dès que l’on a vécu quelque chose, cette expérience devient un schéma. Et le schéma d’une liaison, même si elle a duré cinq ans, même si elle a eu l’intensité d’un mariage, n’est plus considéré qu’en fonction de la fin. C’est pourquoi tout cela est irréel ; car pendant la durée de cette expérience, on ne pense pas du tout en ces termes.

Supposons même que je choisisse de l’écrire ainsi : deux journées complètes, dans le moindre détail. L’une au début de la liaison, l’autre vers la fin ? Non, car j’isolerais instinctivement les facteurs de destruction, je les mettrais en relief. C’est ce qui donnerait sa forme à tout l’ensemble. Autrement ce serait le chaos, car ces deux jours séparés par tant de mois ne seraient chargés d’aucune ombre, ils ne seraient que le récit d’un bonheur simple et irréfléchi, avec peut-être un ou deux moments de tension — qui seraient les reflets de la fin imminente mais ne seraient pas ressentis comme tels à cet instant-là. Des moments engloutis dans le bonheur. La littérature est l’analyse postérieure à l’événement.

La forme de cet autre texte, sur les événements de Mashopi, est la nostalgie. Il n’y a pas de nostalgie dans ce texte sur Paul et Ella, la forme est une sorte de souffrance.

 

 

 

— Richard a employé les mots : paralysie de la volonté ? demanda-t-elle avec incrédulité.

— Non, mais c’est ce qu’il voulait dire. J’ai trouvé l’expression dans un des livres sur la folie. Ce qu’il a dit, c’est qu’avec le communisme en Europe, les gens sont devenus blasés. Parce que tout le monde s’est habitué à l’idée que des pays entiers pouvaient changer totalement en trois ans — comme la Chine ou la Russie. Alors s’ils ne voient pas devant eux un bouleversement radical, ça les embête… Tu crois que c’est vrai ?

 

 

 

« Nous sommes des sortes de stoïciens modernes, dit Anna. Nous, les gens de notre espèce.

 

 

 

— Alors pourquoi l’écrire ? As-tu remarqué que tout ce carnet, le bleu, est fait de coupures de presse, de passages comme celui du sang et de la cervelle, tout raturés ou entre parenthèses, et puis de passages comme celui des tomates et du thé ?

 

 

 

— Pourquoi ces quatre carnets ? Qu’arriverait-il si tu avais un seul gros cahier sans toutes ces divisions et ces parenthèses et ces écritures différentes ?

— Je te l’ai dit, ce serait le chaos. »

 

 

 

J’ai pensé aux romans comme Finnegans Wake, qui traitent de l’échec du langage. Et aux préoccupations sémantiques. Si Staline a estimé nécessaire d’écrire sur ce thème, sa décision reflète l’existence d’un malaise concernant le langage. Mais quel droit ai-je de critiquer un texte, alors que les phrases du plus beau roman peuvent me sembler idiotes ? Cet article me paraît cependant maladroit, et je suggère : « Peut-être la traduction est-elle mauvaise. » Le ton

 

 

 

Bon, le travail constitue le seul traitement valable pour l’état où je me trouve. Je vais écrire un nouveau roman. Le problème, c’est que pour Frontières de guerre, je n’ai jamais décidé : je vais écrire un roman. Je me suis trouvée en train d’écrire un roman. Eh bien, je n’ai qu’à me replacer dans le même était d’esprit — une sorte de disponibilité, d’attente passive. Et peut-être que je me retrouverai un jour en train d’écrire. Mais cela ne m’intéresse pas vraiment — pas plus que la première fois.

 

 

 

L’histoire était déjà écrite, à l’encre invisible… Mais peut-être existe-t-il quelque part en moi une autre histoire écrite à l’encre invisible ? Quel est le problème ? Je suis malheureuse parce que j’ai perdu une certaine indépendance, une certaine liberté ; mais ma « liberté » n’a rien à voir avec le fait d’écrire un roman ; elle n’est concernée que par mon attitude vis-à-vis d’un homme ; et cela s’est révélé malhonnête, puisque je suis détruite. La vérité, c’est que mon bonheur avec Paul comptait plus que tout. Où cela m’a-t-il menée ? Seule, angoissée d’être seule, dépourvue de ressources, fuyant une ville séduisante parce que je ne possède pas l’énergie morale suffisante pour téléphoner à une douzaine de personnes qui seraient ravies que je le fasse — ou qui du moins en auraient l’air.

 

 

 

 

17 septembre 1954.

Je n’ai pas pu écrire hier soir, parce que j’étais trop malheureuse. Bien entendu, je me demande maintenant si, en choisissant l’extrême conscience de tout, hier, je n’ai pas transformé ma journée. Est-ce que mon état d’hyper-conscience n’en a pas fait une journée extraordinaire ? Quoi qu’il en soit, je vais l’écrire, et je verrai bien à quoi cela ressemble. Je me suis éveillée tôt, vers cinq heures, tendue car il me semblait avoir entendu Janet remuer de l’autre côté du mur.

 

 

 

. C’est ainsi que je commence à mettre en doute la valeur d’une journée mise par écrit avant même d’avoir commencé à l’écrire. Je suis en train de penser, constaté-je, à l’un des problèmes essentiels du style littéraire : le tact. Ainsi, lorsque James Joyce décrivit un homme en train de déféquer, ce fut un choc — c’était choquant. Il avait pourtant eu l’intention de déposséder les mots de leur pouvoir de choquer. Et j’ai lu récemment, dans je ne sais quelle interview, qu’un homme avait déclaré comme il serait révolté par la description d’une femme en train de déféquer. Cela m’a blessée ; ce qu’il voulait dire, bien sûr, c’est qu’il ne voulait pas que l’image romantique de la femme soit rendue moins romantique. Mais il avait raison. Je me rends compte que ce n’est pas du tout un problème littéraire, à la base. Lorsque Molly, par exemple, me dit avec un grand rire joyeux : « J’ai mes règles », je refoule aussitôt mon dégoût, bien que nous soyons toutes deux femmes ; et je commence à prendre conscience des mauvaises odeurs éventuelles. En pensant à mes réactions vis-à-vis de Molly, j’oublie mes problèmes d’authenticité pour écrire (qui consistent à être authentique pour soi-même), et je commence à m’inquiéter : Est-ce que je sens ? C’est la seule odeur que je déteste vraiment. Mes odeurs personnelles aux toilettes, sur l’instant, ne me dérangent pas ; j’aime l’odeur du sexe, de la sueur, de la peau, des cheveux. Mais l’odeur incertaine, l’odeur confinée du sang menstruel — je l’ai en horreur.

 

 

 

Depuis un an que je lis ces histoires et ces romans dans lesquels il peut se trouver, parfois, une phrase ou un paragraphe de vérité, j’ai été forcée d’admettre que les éclairs d’art véritable proviennent d’une émotion intime profonde, absolue, impossible à dissimuler. Et je parcours ces platitudes racornies en espérant qu’une fois au moins je trouverai une nouvelle, un roman ou même un simple article totalement inspiré par une émotion personnelle et sincère.

Et c’est là que réside le paradoxe : moi, Anna, je rejette mon propre art « malsain » ; mais je rejette l’art « sain » lorsque je le rencontre.

Le problème, c’est que toute cette écriture est impersonnelle, et banale par manque de personnalité. Comme s’il existait un nouvel Anonyme du XXe siècle à l’œuvre.

Depuis mon entrée au Parti, mon action de militante consistait à parler de l’art devant des groupes restreints. Voici le genre de choses que je leur disais : « Au Moyen Age, l’art était collectif, et non individuel ; il était inspiré par une conscience de groupe, et non par cette douloureuse individualité qui domine celui de l’ère bourgeoise. Un jour, nous laisserons derrière nous cette tendance égotiste de l’art individuel. Nous reviendrons vers un art qui exprimera — non plus les déchirements intérieurs de l’homme, non plus son isolement vis-à-vis de ses camarades, mais au contraire sa responsabilité envers ses camarades, sa fraternité. L’art occidental… », pour employer cette irremplaçable expression, « … est devenu le cri de souffrance d’une âme qui proclame sa douleur. La douleur devient notre réalité profonde… » Je disais quelque chose de ce genre. Il y a trois mois, je me suis mise à bégayer au beau milieu de mon discours, et je n’ai pas pu le terminer. J’ai cessé de prononcer des conférences, car je comprends le sens de ce bégaiement.

Lorsque je suis venue travailler avec Jack, sans bien savoir pourquoi, il m’est apparu que je voulais entretenir mes préoccupations intimes à propos de l’art, de la littérature (et donc de la vie), de mon refus absolu d’écrire, là, en pleine lumière, où je serais contrainte de le confronter, jour après jour. J’en ai parlé avec Jack. Il écoute et il comprend. (Il comprend toujours.)

 

 

 

Elle se disait : Lorsqu’une personne craque, qu’est-ce que cela signifie ? À quel moment une personne sur le point de s’effondrer dit-elle : Je craque ? Et, si je devais craquer, comment cela se présenterait-il ? Elle ferma les yeux, sentit la violence de la lumière sur ses paupières, la pression des corps avec leur odeur de sueur et de crasse ; seul un nœud bien serré dans son estomac, un nœud de farouche détermination lui rappelait qu’elle était Anna.

 

 

 

Toute cette région sableuse et ondulée était ici et là brisée par des kopjes. Lorsqu’il pleuvait, la terre semblait offrir une résistance, plutôt qu’un empressement assoiffé. La pluie dansait et tambourinait dans une furie de gouttes blanches, rebondissant à plusieurs centimètres au-dessus de la terre dure, mais une heure après l’orage tout était sec à nouveau, tandis que les ruisseaux et les vleis couraient dans une bruyante abondance. Il avait plu si fort la nuit précédente que le toit métallique du bâtiment des chambres en avait vibré au-dessus de nos têtes, mais le soleil régnait maintenant sur un ciel sans nuages. Nous marchions à côté du macadam sur une fine croûte de sable blanc qui se brisait sous nos pas pour laisser apparaître l’humidité sombre au-dessous.

 

 

 

Le rêve que j’ai fait cette nuit s’apparente au conte d’Andersen sur la Petite Sirène. Mais lorsque j’essaie d’utiliser une expérience, un souvenir, ou un rêve en termes modernes, que j’essaie d’en parler en termes critiques, ou froids, ou complexes, vous semblez impatiente et contrariée. J’en déduis donc que ce qui vous plaît vraiment, ce qui vous touche vraiment, c’est le monde des primitifs. Vous rendez-vous compte que jamais, absolument jamais je ne vous ai parlé d’une expérience que j’ai eue, ou d’un rêve, comme on en parlerait à une amie, sans que vous me payiez en retour d’un froncement de sourcils.

 

 

 

« Je vais ajouter cette chose banale : peut-être le mot névrosé signifie-t-il un état de conscience et de développement aigu ? L’essence de la névrose est le conflit. Mais l’essence de la vie, maintenant, si l’on ne se ferme pas aux événements, est le conflit. En fait, j’ai atteint le stade où je regarde les gens en me disant : ils, ou elles, ne sont sains que parce qu’ils ont choisi de se renfermer à tel ou tel stade. Les gens ne restent sains qu’en se fermant, en se limitant.

 

 

 

— Alors voulez-vous dire que certains livres s’adressent à une minorité ?

— Chère madame Marks, vous savez fort bien qu’il serait contraire à mes principes d’admettre une telle chose, même si je le pensais.

— Très bien, alors si vous le pensiez, dites-moi pourquoi certains livres s’adressent à une minorité. »

Je réfléchis, puis répondis : « C’est une question de forme.

— De forme ? Et le contenu ? J’avais compris que vous autres insistiez sur la séparation de la forme et du contenu ?

— Peut-être les autres le font-il, mais pas moi. Du moins, pas jusqu’à présent. Mais maintenant, je dirais que c’est une question de forme. Les gens ne font pas d’objection aux messages immoraux. Ni à l’art qui proclame que le meurtre est bien, que la cruauté est bien, que le sexe pour le sexe est bien. Ils aiment cela, à condition que le message soit un peu déguisé. Et ils aiment les messages qui annoncent que le meurtre est mal, que la cruauté est mal, et que l’amour sera toujours l’amour. Ce qu’ils ne peuvent pas supporter d’entendre, c’est que tout cela n’a pas d’importance — ils ne supportent pas l’absence de forme.

— Ce sont donc les œuvres d’art sans forme, si une telle chose peut exister, qui s’adressent à la minorité ?

— Mais je ne crois pas que certains livres s’adressent à la minorité, et vous le savez fort bien. Je n’ai pas d’opinion aristocratique sur l’art.

 

 

 

 

Je vais posséder quatre carnets, un noir qui concernera Anna Wulf l’écrivain, un rouge pour la politique, un jaune où j’écrirai des histoires à partir de mon expérience, et un bleu où j’essaierai de tenir mon journal.

 

 

 

En comparant ce que j’avais écrit avec mes souvenirs, tout paraissait faux. Et cela — la fausseté de ce que j’avais écrit, était dû à un fait que je n’avais pas encore envisagé : ma stérilité. Cette note toujours plus profonde de critique, de défense, de haine.

C’est alors que j’ai décidé d’employer le carnet bleu, celui-ci uniquement pour noter des faits. Je m’asseyais chaque soir sur mon tabouret à musique et je notais ma journée, comme si moi, Anna, je clouais Anna sur la page. Chaque jour, je modelais Anna, je disais : Aujourd’hui, je me suis levée à sept heures, j’ai préparé le petit déjeuner de Janet, je l’ai envoyée à l’école, etc., et j’avais l’impression d’avoir sauvé ma journée du chaos. Mais maintenant, en relisant, je ne ressens rien. Je suis atteinte d’un vertige croissant, où les mots ne signifient plus rien. Les mots ne signifient rien. Ils sont devenus, lorsque je réfléchis, non pas la forme que prend l’expérience, mais une suite de sons dépourvus de sens, comme un babillage de jeunes enfants, à l’écart de l’expérience. Ou comme la bande sonore désynchronisée d’un film. Lorsque je réfléchis, je n’ai qu’à écrire une phrase comme « Je marchais dans la rue », ou prendre une phrase dans un journal, « mesures économiques menant au plein emploi de… » et les mots se dissolvent aussitôt ; et mon esprit se met à engendrer des images qui n’ont rien à voir avec les mots, de sorte que chaque mot que je lis ou que j’entends semble un petit radeau ballotté sur un immense océan d’images. Et je ne peux donc plus écrire. Ou seulement si j’écris vite, sans regarder ce que j’écris. Car si je regarde, alors les mots divaguent et perdent leur sens, et je n’ai plus conscience que de moi, Anna, telle un pouls battant dans l’immense obscurité, et les mots que moi, Anna, j’écris ne sont rien, ne sont que les sécrétions d’une chenille éjectées en rubans qui durcissent à l’air.

Je comprends que ce qui m’arrive est une dépression, et c’est ainsi que j’en prends conscience. Car les mots sont forme, et si je me trouve en un point où la forme, l’expression, disparaissent, alors je ne suis rien, car il m’est clairement apparu, en lisant les carnets, que je reste Anna à cause d’un certain type d’intelligence. Cette intelligence est en train de s’évanouir, et j’en suis terrifiée.

 

 

 

. J’étais une femme terriblement vulnérable et critique, j’employais ma féminité comme étalon, comme unité de mesure pour mépriser les hommes. Oui — quelque chose de ce genre. J’étais une Anna qui invitait les hommes à la défaire, sans même en avoir conscience. (Mais j’en ai conscience. En avoir conscience signifie que je vais laisser tout cela derrière moi et devenir … mais quoi ?) J’étais bloquée dans une émotion commune aux femmes de notre temps, et qui peut les rendre amères, lesbiennes, ou solitaires. Oui, cette Anna, pendant cette phase, était…

 

 

 

La raison pour laquelle je ne veux pas continuer, c’est que je suis obligée de lutter pour écrire sur les questions sexuelles. Cette prohibition est extraordinairement forte.

 

 

 

Et pourtant, malgré tout cet argent, et toutes ces choses coûteuses (qu’ils considèrent comme un dû), une atmosphère petite-bourgeoise difficile à définir. Et j’étais là, à tenter de la définir. C’est une sorte de banalité délibérée, de nivellement de l’individu ; comme s’ils avaient tous développé en eux-mêmes le besoin d’être ce que l’on attend d’eux. Et pourtant, on les aime beaucoup, ils sont si gentils, on les regarde avec peine parce qu’ils choisissent de se rabaisser, de se limiter. Ces limites sont celles de l’argent.

 

 

 

. Ce qui m’épouvante, c’est que, lorsque j’écris, je semble avoir une seconde vue, de l’intuition ; une intelligence se manifeste qu’il est bien trop douloureux d’utiliser dans la vie ordinaire ; on ne pourrait plus vivre, si l’on s’en servait pour vivre.

 

 

 

 Il bondit hors du lit en criant : « Je suis Saul Green, je suis ce que je suis ce que je suis ce que je… » Le hurlement, le « je je je » automatiquement recommença, s’interrompit soudain, mais prêt à redémarrer ; il resta bouche ouverte, sans rien dire, puis essaya : « Je, je veux dire, je… » dernières rafales espacées, puis il déclara d’une voix normale : « Je sors, j’ai besoin de sortir d’ici. »

 

 

 

Je m’endormis. Lorsque je m’éveillai, le matin approchait, et la lumière de la rue troublait mon plafond pâle et stagnant. Le ciel était tout empourpré, tandis que luisait un clair de lune glacial et mouillé. Mon corps hurlait de solitude parce que Saul n’était pas là. Je ne me rendormis pas. Je suffoquais dans une émotion haineuse — celle de la femme trahie. Je restai allongée là, les dents serrées, à refuser de penser, sachant que tout ce que je penserais viendrait de cette émotion moite et solennelle. Puis j’entendis rentrer Saul ; dans un silence furtif, il grimpa directement à sa chambre. Cette fois, je ne montai pas. Je savais ce que cela signifiait : il m’en tiendrait rancune le matin, parce que sa culpabilité, son besoin de trahir, avaient constamment besoin que j’aille le rassurer.

 

 

 

C’était un rêve ordinaire, et je compris que j’avais été délivrée de la désintégration parce que je pouvais la rêver. Le rêve s’estompa en une souffrance nostalgique. Je me disais dans mon sommeil : Rassemble-toi, tu le peux, si seulement tu prends le carnet bleu et que tu écris. Je ressentais l’inertie de ma main froide, incapable de se tendre vers le stylo. Mais au lieu d’un stylo, j’avais un fusil à la main. Et je n’étais pas Anna, mais un soldat. Je pouvais tâter l’uniforme sur moi, mais je ne le connaissais pas

 

 

 

 « Mais ma chère Anna, nous ne sommes pas les ratés que nous croyons. Nous passons notre vie à lutter pour faire accepter à des gens à peine moins sots que nous les vérités que les grands hommes ont toujours sues. Ils ont toujours su, depuis dix mille ans, qu’en enfermant un être humain dans un isolement total on peut faire de lui un fou ou une bête. Ils ont toujours su qu’un homme pauvre et terrorisé par la police ou par son propriétaire est un esclave. Ils ont toujours su qu’un homme terrorisé est cruel. Ils ont toujours su que la violence entraîne la violence. Et nous le savons. Mais les grandes masses, dans le monde, le savent-elles ? Non. Notre travail consiste à le leur dire. Car les grands hommes ne peuvent pas y perdre leur temps. Leur imagination s’emploie déjà à inventer des moyens de coloniser Vénus ; ils créent déjà dans leur esprit une vision d’une société composée d’êtres humains libres et nobles. Pendant ce temps, les êtres humains ont dix mille ans de retard sur eux, et sont prisonniers de la peur. Les grands hommes ne peuvent pas y perdre leur temps. Et ils ont raison. Parce qu’ils savent que nous sommes là, nous, les pousseurs de pierres. Ils savent que nous continuerons à pousser des rochers sur les premiers contreforts d’une immense montagne, pendant qu’ils sont déjà libres au sommet. Ils comptent sur nous, et ils ont raison. Et c’est pour cela que finalement nous ne sommes pas inutiles. » La voix s’estompa ; mais déjà le film avait changé. C’était maintenant superficiel.

 

 

 

— Tous les jeunes gens croient qu’ils mourront avant la trentaine. Ils ne peuvent pas supporter la compromission du vieillissement. Et comment pourrais-je me permettre de prétendre qu’ils ont tort ?

— Je ne suis pas tous les hommes. Je suis Saul Green. Pas étonnant que j’aie été obligé de quitter l’Amérique. Plus personne n’y parle le même langage que moi. Ce qui leur est arrivé, à tous — j’en connaissais plein. Nous allions transformer le monde. Et maintenant, quand je traverse mon pays à la recherche de mes vieux amis, ils sont tous mariés ou “ parvenus ”, et ils se tiennent des conversations d’ivrognes, tous seuls, sur le pourrissement des valeurs de l’Amérique. »

vendredi 13 novembre 2020

Les disciples à Saïs - Novalis

 Les disciples à Saïs - Novalis


I

Le Disciple.


Les hommes marchent par des chemins divers. Qui les suit et les compare verra naître d’étranges figures ; figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu’on rencontre partout : sur les ailes, sur la coque des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux, dans les formes des rocs, sur les eaux congelées, à l’intérieur et à l’extérieur des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les clartés du ciel, sur les disques de verre et de poix lorsqu’on les frotte et lorsqu’on les attouche : dans les limailles qui entourent l’aimant, et dans les étranges conjonctures du hasard… On y pressent la clef de cette écriture singulière et sa grammaire ; mais ce pressentiment ne veut pas se fixer dans une forme et semble se refuser à devenir la clef suprême. On dirait que quelque alcahest est répandu sur le sens des hommes. Ce n’est que par moments que leurs peines et leurs désirs paraissent prendre corps. Ainsi naissent leurs pressentiments ; mais peu après, tout flotte de nouveau, comme autrefois, devant leurs yeux.

J’entendis dire de loin que l’inintelligibilité n’était que le résultat de l’Inintelligence ; que celle-ci cherchait ce qu’elle avait déjà, et, ainsi, ne pouvait rien trouver par-delà. On ne comprenait pas la parole, parce que la parole ne se comprenait pas, ne voulait pas se comprendre elle-même. Le Sanscrit véritable parlait pour le plaisir de parler, parce que la parole était sa joie et son essence. 

 

 

II

La Nature.


Ce n’est qu’en ces statues qui nous restent des temps passés de la beauté humaine, que transparaissent ainsi l’esprit profond et la compréhension singulière du monde minéral ; et devant elles, le contemplateur recueilli se sent entourer d’une écorce de pierre qui semble se développer vers l’intérieur. — Le sublime pétrifie, et c’est pourquoi il ne nous est pas permis de nous étonner devant le sublime de la Nature et devant ses effets, ou d’ignorer où ce sublime se trouve. La Nature ne pourrait-elle pas s’être pétrifiée à la vue de la face de Dieu, ou dans la terreur que lui causa l’arrivée des hommes ?

Ce discours plongea celui qui avait parlé le premier dans une méditation profonde. Les montagnes lointaines devenaient obscures ; et le soir, avec une intimité douce, s’étendait sur le paysage. Après un long silence on l’entendit parler ainsi : Pour comprendre la Nature, il faut qu’on la laisse se développer intérieurement en son intégrité. Il faut qu’en cette entreprise on se laisse uniquement déterminer par l’aspiration divine vers des êtres qui nous sont égaux, et par les conditions nécessaires à la perception de ceux-ci, car, en vérité, la nature entière n’est compréhensible que si on la considère comme l’instrument et l’intermédiaire de l’accord d’êtres doués de raison. L’homme qui pense retourne à la fonction originelle de son être, à la contemplation créatrice, à ce point même où produire et savoir ont les plus étranges relations, à ce moment fécond de la jouissance proprement dite, de l’auto-conception intérieure. Lorsqu’il s’abîme tout entier dans la contemplation de ce phénomène primitif, il voit se développer devant lui, en des temps et des espaces nouveau-nés, et tel qu’un spectacle illimité, l’histoire de la génération de la Nature ; et tout point fixe qui se forme dans la fluidité sans bornes, devient pour lui une manifestation nouvelle du génie de l’amour, un lien nouveau entre le toi et le moi. La description soigneuse de cette histoire intérieure de l’univers est la véritable théorie de la Nature. De l’enchaînement de son monde spirituel en soi, et de son harmonie avec l’univers, se forme de lui-même un système de pensée qui devient l’image fidèle et la formule de l’univers. Mais l’art de la contemplation calme, de la contemplation créatrice de l’univers, est bien lourd. Il exige une méditation incessante et une austérité sévère ; et sa récompense ne sera pas l’approbation des contemporains qui ont peur de l’effort, mais seulement la joie de savoir et de veiller ; un contact intime avec l’univers.

Michael Kohlhass - Henreich Von Kleist

 Michael Kohlhass - Henreich Von Kleist

 

parce que je ne supporterai pas de rester dans un pays où l'on ne peut pas sauvegarder mes droits, ma chère Lisbeth, dit-il. Plutôt être un chien qu'un homme, si l'on doit me fouler aux pieds

dimanche 8 novembre 2020

Fragments d’un journal intime T2– Henri Frédéric Amiel

 

Fragments d’un journal intime – Henri Frédéric Amiel

 

TOME 2

 

Vernex-sur-Montreux, 3 janvier 1871. — Pour moi, il est évident que le côté nocturne de la conscience, que la partie occulte de la psychologie, que la vie mystique de l'âme est d'une réalité aussi certaine que l'autre aspect de l'existence 'humaine. C'est là que sont les origines et les clefs. Tout sort des ténèbres, de l'inconnu, du mystère. Seulement la difficulté est de pénétrer dans ces ténèbres divines avec la lampe de la science, et non à la lueur trompeuse des feux follets de l'imagination. Mettre de la méthode dans cette quasi-folie, voilà le point. Faire la géographie du fond des océans est bien plus facile. Le monde des germes, des larves, des fantômes, des Mères, des secrets, est ou semble être l'inaccessible et l'inexprimable. Une horreur sacrée en défend les abords, comme ceux du sombre Averne. Les Grecs, amoureux de lumière, croyaient même que les Olympiens reculaient d'épouvante devant les mystères infernaux, devant les monstres de la nuit plutonienne. Nous, modernes passionnés pour les origines, nous n'avons peur d'aucun souterrain. La race audacieuse de Japhet veut peser tous les mystères à la balance ; et comme pour les anciens tous les dieux s'abîmaient dans le Fatum, leur berceau et leur gouffre commun, de même pour nous toutes les superstitions se consument sur l'autel d'Isis devenue la Science

 

19 janvier .1871 (dix heures et demie du matin). — ... Les douleurs profondes et personnelles doivent être silencieuses, car en devenant objet d'art elles se guérissent. 1/exercice d'un talent console. — Et quand un père qui a perdu sa fille peut se dire : Comme j'ai bien exprimé la douleur paternelle, comme j'ai pathétiquement pleuré, il manque de respect à celle qu'il regrette, il introduit l'amour-propre dans le chagrin, il flatte son moi sous prétexte de culte aux morts. La poésie de la douleur subjective n'est pure et touchante que lorsqu'elle est un monologue intérieur, ou tout au plus un dialogue entre l'âme et Dieu. Sitôt qu'elle admet ou convoque le public, elle devient vaniteuse et par conséquent profane.

 

20 janvier 1871 (dix heures du matin). — Point de lettres. Paix et silence.

Dans cet égoïsme gœthesque il y a du moins ceci d'excellent qu'il respecte la liberté de chacun et se réjouit de toute originalité. Seulement il n'aide personne à ses dépens, il ne se tourmente pour personne, ne se charge du fardeau d'aucun autre ; en un mot, supprime la charité, la grande vertu chrétienne. La perfection, pour Gœthe, est dans la noblesse personnelle, non dans l'amour. Son centre est l'esthétique, non la morale. Il ignore la sainteté et n'a jamais voulu réfléchir sur le terrible problème du mal. Spinoziste jusqu'à la moelle, il croit à la chance individuelle, non à la liberté, -ni à la responsabilité. C'est un Grec du bon temps, que la crise antérieure de la conscience religieuse n'a pas effleuré.

Il représente donc un état d'âme antérieur ou postérieur au christianisme, ce que les critiques prudents de notre époque ; appellent l'esprit moderne ; et encore l'esprit moderne t envisagé dans l'une de ses tendances seulement, savoir le culte de la Nature, car Gœthe est étranger aux aspirations sociales et politiques des foules, il ne s'intéresse nullement aux déshérités, aux faibles, aux opprimés, pas plus que la Nature elle-même, mère insouciante et féroce, sourde envers tous les infortunés.

(Neuf heures du soir.) — Tu es arrivé à un carrefour de ta vie. Diverses routes s'ouvrent à toi, mais tu ne sais laquelle prendre, tu voudrais même n'en point prendre et rester coi. Or, c'est la sule alternative qui soit prohibée. Est-ce toi qui es un excentrique ou la vie qui est bizarre ? Tu as horreur de la loterie, et il te faut jouer. D'où vient cet arrangement biscornu et cette loi cocasse ? Tu as en antipathie l'action qui fait presque toujours le contraire de ce qu'elle veut ; et la nécessité te force d'agir. Quelle pantalonnade !

Ceux, par exemple, qui croient qu'on est ici pour s'amuser devraient bien expliquer cette passion taquine et contrariante de la destinée, s'ingéniant à placer les poissons dans une guitare et les poètes dans un guêpier.

Je sais bien que les délicats de ta façon ont surtout peur de ce qui leur serait bon et inclinent vers ce qui leur nuit ; en sorte que la contrainte leur est plutôt bonne, comme pour les jeunes mariées. Mais il n'en est pas moins dur d'être ainsi dépourvu de clartés pour la conduite de ses efforts et d'impulsion secrète vers sa fin sociale.

 

 

23 avril 1871 (dix heures du matin). — Éprouvé hier au soir une vague impression cérébrale, comme d'une congestion future : ces anticipations d'orages sanguins sont les pressentiments de la chair. Elles vous disent très nettement : voilà ta borne ; tu n'iras pas plus loin, ne te fais pas d'illusion. Ce petit avertissement sec fait presque autant d'effet que lé petit souffle dans la vision de Job ; on sent l'abîme et le poil se hérisse. Ainsi, dans toutes les directions je touche à mes limites : le cœur, les bronches, les reins, la vue, l'ouïe, les os, l'estomac, le cerveau m'ont successivement menacé de cesser leurs services, et laissé entrevoir le terme de leurs complaisances. Je suis un peu comme un général dont l'armée ergote, discute et se rebiffe avant de se mutiner, ou comme un gouvernement qui voit se relâcher tous les liens du respect et de l'obéissance avant le refus de l'impôt ou l'érection des barricades. J'en suis aux avant-coureurs de la démolition. Pour un psychologue, il est même fort intéressant d'avoir la conscience immédiate de la complication de son organisme et du jeu de ses rouages. Il me semble que mes sutures se dénouent et se détachent juste assez pour que j'aie la perception de mon assemblage et le sentiment distinct de ma fragilité. Cela fait de l'existence personnelle un étonnement et une curiosité. Au lieu de ne voir que le monde environnant, on s'analyse soi-même. Au lieu de n'être qu'un bloc, on -devient légion, multitude, tourbillon, on est un cosmos. y Au lieu de vivre par la surface, on prend possession de son intimité^ On s'aperçoit, sinon dans ses cellules et ses atomes, au moins dans ses systèmes organiques et presque dans ses tissus. En d'autres termes, la monade centrale s'isole de toutes les monades subordonnées pour les contempler, et reprend en soi son harmonie, quand elle voit se troubler l'harmonie plurielle et intermonadique. Ainsi un roi, après son abdication, rentre dans la vie privée.

La santé est donc un équilibre de notre organisme avec ses parties composantes et avec le monde extérieur ; elle nous sert surtout -à connaître le monde. Le trouble organique nous oblige à reconstituer un équilibre plus intérieur, à nous retirer dans notre âme; et dès lors c'est notre corps lui-même qui devient notre objet, il n'est plus nous, quoiqu'il soit encore à nous ; il n'est plus que le vaisseau où nous faisons la traversée de la vie, vaisseau dont nous étudions les avaries et la structure sans l'identifier avec notre individu.

Où réside en définitive notre Moi ? Dans la pensée ou plutôt dans la conscience. Mais au-dessous de la conscience, il y a son germe, le Punctum, saliens de la spontanéité, car la conscience n'est pas primitive, elle devient. La question est de savoir si la monade pensante peut retomber dans l'enveloppement, c'est-à-dire dans la pure spontanéité ou même dans le gouffre ténébreux de la virtualité. J'espère que non. Le royaume s'en va, le roi subsiste. Ou bien serait-ce la royauté qui seule subsisterait, c'est-à-dire l'idée, la personne n'étant à son tour que le vêtement passager de l'idée durable. Est-ce Leibniz ou Hegel qui a raison ? L'individu est-il immortel sous la forme de corps spirituel ? Est-il éternel sous la forme d'idée individuelle ? Qui a vu le plus juste, de saint Paul ou de Platon ? C'est la théorie de Leibniz qui me sourit le plus, parce qu'elle ouvre l'infini en durée, en multitude et en évolution. Une monade, étant l'univers virtuel, n'a pas trop de l'infini du temps pour développer l'infini qui est en elle-même. Seulement, il faudrait admettre des actions et des influences extérieures faisant osciller l'évolution de la monade ; il faudrait que son indépendance fût une quantité mobile et croissante entre zéro et l'infini, sans être jamais complète et jamais nulle, la monade ne pouvant être absolument passive ni entièrement libre.

14 octobre 1872. — Voilà terriblement longtemps que je n’exige plus rien de moi-même, et que je vivote comme les végétaux. Le seul intérêt véritable de ma vie, c'est quelques affections. Le reste n'est que prétexte. J'en suis encore à cette vieillerie romanesque : l'amour, comme attrait, mobile, raison, foyer de l'existence. Si je n'étais assuré de quelques sympathies sérieuses, si personne ne tenait à moi, je n'aurais pas le moindre goût à vivre. Réjouir ceux qui s'attachent à moi, je ne connais guère plus d'autre bonheur. Et je sens que la charité seule survit à la foi et à l 'espérance. Je sens que l'acte de la charité a remplacé pour moi l’acte esthétique et scientifique, et je ne suis plus bon à rien qu 'à être bon. - Cette débonnaireté de la vieillesse, cette mansuétude anticipée est la compensation de l'impuissance, suite de la non-ambition, de la désuétude et de la paresse. J'ai au moins la joie secrète de ne pas me sentir d'envie et de prodiguer à de jeunes talents les encouragements et les conseils que je n'ai pas obtenus moi-même. 1/ ambition personnelle me fatigue ; mais je puis être ambitieux, inventif, infatigable pour d'autres. C'est une spécialité inoffensive, et où la concurrence n'est pas à craindre.

Mon moi a dépensé en curiosité sur lui-même la force que les autres emploient à le dilater et à le mettre en relief. Les uns veulent dominer la matière ou les hommes, se faire riches, influents, puissants, célèbres ; je n'ai cherché qu'à me connaître ou plutôt à m'expérimenter. J'ai essayé de me passer de tout, hors du nécessaire, et le nécessaire pour moi, c'est un peu d'indépendance matérielle et un attachement. Le dépouillement plus complet me paraît au-dessus de mes forces. Privé d'affection et réduit à la misère, il me semble que je mourrais très vite, car même avec mes avantages, je ne tiens qu'à un fil. Personne n'est moins chevillé que moi à son corps, et l'ennui d'être m'a déjà souvent tourmenté. Je crois que ma mémoire n'a pas plus de cohésion que mes molécules, et qu'enfin la désagrégation est déjà commencée de mon vivant. Le contemplateur assiste à sa vie plutôt qu'il ne la conduit, il est spectateur plutôt qu'acteur, il essaie de comprendre plutôt que de faire. — Est-ce que cette manière d'être est illégitime, immorale ? est-on tenu à l'action ? ce détachement est-il une individualité à respecter ou un péché à combattre ? J'ai toujours balancé sur ce point, et j'ai perdu des années en reproches inefficaces et en élans inutiles. Ma conscience occidentale et pénétrée de moralisme chrétien a toujours persécuté mon quiétisme oriental et ma tendance bouddhique. Je n'ai pas osé m'approuver, je n'ai pas su m'amender. En ceci comme en tout le reste, je suis demeuré hésitant, partagé, confus, perplexe, incertain, et j'ai oscillé entre les contraires, ce qui est une façon de sauvegarder l'équilibre, mais ce qui empêche toute cristallisation.

Ayant entrevu de bonne heure l'absolu, je n'ai pas eu l'effronterie indiscrète de l'individualité. De quel droit me faire d'un défaut un titre ? Je n'ai su voir aucune nécessité à m'imposer aux autres et à réussir. Je n'ai jamais eu l'évidence que de mes lacunes et des supériorités d'autrui. Ce n'est pas ainsi qu'on fait son chemin. Avec des aptitudes variées et passablement d'intelligence, je n'avais pas d'impulsion dominante ni de talent impérieux, de sorte que, capable, je me suis senti libre, et que, libre, je n'ai pas découvert ce qui était le mieux. L'équilibre a produit l'indécision, et l'indécision chronique a stérilisé toutes mes facultés.

11 novembre 1872. — […] Entre le relatif qui m'assomme et l'absolu que je désespère d'atteindre, je flotte nonchalamment, et je n'agis qu'à la dernière extrémité, toute action étant une loterie, sauf quand elle est un devoir positif. Dans le doute abstiens-toi, dit le proverbe : or dans toute action facultative, je doute ; et dans toute décision spéculative, j'hésite. — Je n'ai pas ce qui fait la détermination, c'est-à-dire cette illusion qui prend parti pour sa volonté et la croit bonne parce qu'elle est sienne. Pour moi, j'ai toujours l'arrière-pensée que le contraire de ce que je vais dire ou faire était peut-être aussi vrai ou aussi bon. Il me manque l'infatuation de moi-même ou cette obstination de la volonté qui remplace l'infatuation. Je ne suis jamais assez de mon opinion ni de mon parti pour travailler énergiquement dans leur sens. Je n'ai nullement l'évidence de ce qui me convient ou de ce qu'il convient que je fasse. Ma sagacité, mon tact, ma résolution, mon zèle ne peuvent servir que pour autrui.

 

23 novembre 1872. — Partout querelle, dispute, zizanie ; que le monde est fatigant ! L'impossibilité de la paix a été convertie par l'orgueil de notre race en titre de grandeur ; à peu près comme les bossus, s'ils étaient en majorité, décréteraient que la gibbosité fait l'ornement de l'homme. L'oscillation entre les bévues contraires paraît la loi de notre espèce ; la sagesse, c'est-à-dire la conciliation des contrastes, n'est le lot que de quelques privilégiés. Le monde humain est livré aux partis, et les partis sont des partialités qui s'ignorent mais s'entremordent. Qu'est-ce que tout cela prouve ? I qu'Héraclite a raison : que la majorité bipèdes aptères sont des créatures mal douées, chez qui la sottise et la malignité dominent.

Plus un homme est vraiment homme, plus il est isolé ; à mesure qu'il grandit en clairvoyance et en bonté il a moins de semblables ; s'il était parfait, il serait un exemplaire unique. Ainsi l'excellence fait le vide autour de lui et le sépare de son milieu, du vulgaire, de la multitude. Heureusement t que la charité lui fait repasser l'abîme. Moins les hommes méritent sa complaisance et son amour, plus il se dévoue à eux. Moins il les goûte, plus il essaie de leur être utile. Plus il les trouve inintelligents et mauvais, plus la pitié étouffe la répugnance. Il tire de sa supériorité un motif non de dédain. mais d'apostolat.

Les querelles religieuses et politiques t'assomment ; l'éternelle enfance des foules passionnées, qui sont maîtresses de tout en démocratie, te donne des satiétés et des nausées perpétuelles ; la nécessité de disputailler sur tout, de redémontrer sans trêve les vérités élémentaires ; l'ennui des préjugés courants, des rengaines usuelles, des trucs familiers t'écœure et t'affadit ; la certitude que l'idée la meilleure aura toujours le dessous dans les préférences des masses, te décourage. — Donc, tu manques d'énergie et d'amour du prochain. La désillusion te rend froid.

Il est certain que changer le monde te paraît une chimère, et que tu trouves bien assez difficile de te réformer toi-même. Apprendre à voir plus juste, à faire mieux suffit à ton ambition. Ajoutons-y l'aide à tous ceux qui le demandent et qui espèrent en toi, nous voilà au bout de tes sacrifices. Tu n'as pas la notion distincte d'une charge d'âmes plus générale, d'une mission publique, d'un devoir envers ceux qui ne t'appellent point et ne te donnent point la parole. Tu n'as aucune démangeaison de prosélytisme, de propagande ou même de publicité. Le sentiment de l'universelle suffisance, que produit le régime de la démocratie t'a ôté jusqu'au désir de la discussion.

11 décembre 1872. — […]

Que le monde est bizarre et que l'homme est étrange !

Le spectateur changeant d'un spectacle qui change

Croit qu'il reste le même et qu'il tient le réel...

Qu'est-ce que la folie ? C'est l'illusion à la seconde puissance. Le bon sens établit des rapports réguliers, un modus vivendi entre les choses, les hommes et lui-même, et il a l'illusion qu'il touche la vérité stable, le fait éternel. La déraison naperçoit pas même ce 'que voit le bon sens, et a l’illusion de voir mieux. Le bon sens confond le fait d’expérience avec le fait nécessaire, et prend de bonne foi ce qui est pour la mesure de ce qui peut être ; la folie ne perçoit plus la différence entre ce qui est et ce qu'elle se figure ; elle confond son rêve avec la réalité.

23 juillet 1873. - Trois choses me refroidissent très vite : être soupçonné, n'être pas compris ou découvrir un besoin d'indépendance. La première m'offense, la seconde me décourage, la troisième me désintéresse. J'ouvre à qui veut sortir, je me retire de qui veut m'estimer moins, je me tais avec qui cesse d'entendre. Ainsi le prochain est toujours maitre des relations qui nous rapprochent,

Selon qu'il a semé chacun récolte en moi.

 

4 février 1874. — Chez les peuples très sociables, l'individu craint par-dessus tout le ridicule, et le ridicule c'est d'être trouvé original. Nul ne veut faire bande à part, chacun veut être avec tout le monde. Ce « Tout le monde » est la grande puissance, il est le souverain et s'appelle On. On s'habille, on dîne, on se promène, on envoie des cadeaux, on sort, on entre comme ceci et non pas comme cela. Cet On a toujours raison quoi qu'il fasse. On dirait le Padischah, ou encore le Pape infaillible. Les sujets de On sont plus prosternés que les esclaves d'Orient devant leur sultan. Le bon plaisir du souverain décide sans appel ; son caprice est la loi et les prophètes.

On a trois visages et par conséquent trois bouches. La première bouche déclare ce que On dit ou fait et s'appelle l'usage, la seconde déclare ce que On pense et s'appelle l'opinion, la troisième déclare ce que On trouve beau ou bien et s'appelle la mode. Quand les trois bouches ont parlé, chacun sait tout ce qu'il faut savoir. Chez les peuples heureux, On est la cervelle, la conscience, le jugement, le goût et la raison de tous ; chacun trouve donc tout décidé sans qu'il s'en mêle ; il est dispensé de la corvée de découvrir quoi que ce soit. Pourvu qu'il imite, copie et répète les modèles fournis par On, il n'a plus rien à craindre. Il fait son salut dans cette vie et dans l'autre.

L'inclination naturelle de ces peuples, fortifiée par la discipline sociale, par l'éducation historique, par les soins prolongés de l'État et de l'Église, ont produit ce beau résultat, le nivellement complet de toutes les individualités, le remplacement de toute âme personnelle par l'âme banale, la moutonnerie universelle.

On dit la langue de si, la langue de y es, la langue de ja, la langue d'oïl. Je crois qu'on pourrait dire de même le peuple de l'On, et ajouter que les peuples de l'On seront toujours le contraire des peuples de la conscience. Ils représenteront la puissance collective, la force sociale, peut-être la grâce, la vivacité, l'esprit, mais ils ne connaîtront jamais la liberté individuelle et l'originalité profonde.

16 février 1874. — […]

La politique honnête ne doit adorer que la justice et la raison, et la prêcher aux foules, qui représentent en moyenne l'âge de l'enfance et non celui de la maturité. On corrompt l'enfance si on lui dit qu'elle ne peut se tromper et qu'elle a plus de lumières que ceux qui la précèdent dans la vie. On corrompt les foules quand on leur dit qu'elles sont la' sagesse, la clairvoyance et possèdent le don d'infaillibilité.

Montesquieu a remarqué finement que plus on met de sages ensemble, moins on obtient de sagesse (critique des assemblées délibérantes trop nombreuses). Le radicalisme prétend que plus l'on met ensemble d'illettrés, de gens passionnés ou irréfléchis, de jeunes gens surtout, plus on voit se dégager de lumière. C'est bien la réciproque de l'autre thèse, mais c'est une mauvaise plaisanterie. Il est vrai qu'en algèbre — A multiplié par — A donne bien + A2, mais les ténèbres multipliées par elles-mêmes n'ont jamais produit de rayon.

Ce qui se dégage d'une foule, c'est un instinct ou une passion ; l'instinct peut être bon, mais la passion peut être mauvaise. Et ni l'instinct ne donne une idée claire, ni la passion ne donne une résolution juste.

La foule est une force matérielle, la multitude donne à une proposition force de loi, mais la pensée sage, mûre, qui tient compte de tout et qui, par conséquent, a de la vérité, cette pensée n'est jamais engendrée par l'impétuosité des masses. Les masses sont la matière de la démocratie, mais la forme, c'est-à-dire les lois qui expriment la raison, la justice et l'utilité générale, est produite par la sagesse, laquelle n'est point une propriété universelle.

26 septembre 1874. — L'amour contient en soi le principe de sa dissolution. Dès qu'on se reprend dans son unité, dans son moi, dans sa liberté, ne fût-ce qu'un jour, on sent que la vie à deux n'est que provisoire, épisodique, passagère et que l'amour finira. C'est le côté mélancolique de l'amour. L'amitié ne présente rien de pareil, parce qu'elle n'a pas d'illusion au point de départ et qu'elle n'a jamais rêvé l'identification des volontés et des destinées.

Du reste, cela n'est vrai que de l'amour-passion, de l'amour partagé, de l'amour enthousiaste. Il est clair que l'amour maternel, le saint amour, celui qui donne sans illusion, sans besoin de réciprocité, est affranchi de cette loi de la mort. Mais la charité samaritaine est la joie de l'âme ; elle est compatible avec tous les renoncements et les désenchantements du cœur. Elle est aussi riche en pardons et en indulgences que le cœur est susceptible et absolu. Elle n'est pas l'amour.

On n'entre en religion que lorsque l'espoir du cœur est déçu ou perdu. Quand on ne peut toucher de ses mains la perfection sur la terre, on la demande au ciel. Le cloître est l'asile des naufragés.

16 août 1875. — La vie n'est qu'une oscillation quotidienne entre la révolte et la soumission, entre l'instinct du moi qui est de se dilater, de se délecter dans -son inviolabilité tranquille sinon dans sa royauté triomphante, et l'instinct de l'âme qui est d'obéir à l'ordre universel, d'accepter la volonté de Dieu.

 

26 octobre 1875. — Toujours des limites, et des obstacles croissants et des privations multipliées. C'est le contraire de l'épanouissement... A qui et à quoi peut servir cette constriction impitoyable ?

Le renoncement est une défensive, mais il n'a pas plus de valeur réelle qu'une dent de moins ou une jambe coupée. L’éducation morale est une compensation pour ceux qui espèrent une survivance. Mais pour moi qui n'ai pas cette espérance, ce sacrifice ne sert pas non plus. Il reste du moins ceci : l'envie ou la révolte sont vilaines, se les interdire est donc bien ; et faire le bien sans récompense est la maxime des cœurs nobles. Je ne changerai donc rien à ma conduite ; seulement la mélancolie est l'inverse d'un ressort, tandis que le bonheur donne des ailes.

19 avril 1876 (midi). — La pluie a cessé. Les moineaux pépient assez tristement. La matinée s'est envolée à refeuilleter les trois cahiers 137, 138 et 139, qui précèdent celui-ci, c'est-à-dire à renouer avec moi-même. Le journal intime me dépersonnalise tellement que je suis pour moi un autre et que j'ai à refaire la connaissance biographique et morale de cet autre. Cette puissance d'objectivation devient une cause d'oubli. Mes états antérieurs, mes configurations et métamorphoses, m'échappent comme accidents transitoires. Ils me sont devenus étrangers, objets de curiosité, de contemplation ou d'étude ; ils n'affectent pas ma substance intime ; je ne les sens pas à moi, en moi, ils ne sont pas moi. Je ne suis donc pas une volonté qui se continue, une activité qui s'accumule, une conscience qui s'enrichit : je suis une flexibilité qui devient plus flexible, une mue qui s'accélère, une négation de négation et une réflexion qui se réfléchit comme deux glaces en face l'une de l'autre. La légère bordure de chacune d'elles est la seule mesure de la quantité d'images réciproques qui s'encadrent indéfiniment l'une dans l'autre. Mon identité se retrouve entre le moi et le toi, mais est-elle assez fluide !

C'est de l'omphalopsychie. — L'évanouissement de mon être en sera bien facilité, car je m'aperçois moi-même comme les fantômes à l'aube, déjà diaphane, inconsistant, vaporeux, illusoire. Ma veille se connaît comme le rêve d'un rêve. Je n'ai ni pesanteur, ni solidité, ni fixité, et n'ai pas le préjugé opaque qui pèse sur les yeux humains, le préjugé de l'existence. L'impersonnalité a subtilisé jusqu'au principe pensant, jusqu'au moi.

Cet état bouddhique doit être impossible à faire comprendre à tous ces emprisonnés qui ne peuvent sortir de leur individu et qui se croient positivement réels, parce qu'ils ont des mains qui empoignent leurs pieds et qu'ils ont conscience de vouloir.

Il me semble que ce qui enchaîne à l'existence c'est la douleur. Celui qui souffre ne peut imaginer qu'il ne souffre pas ; il est ramené à un point particulier, il redevient subjectif. La limite de l'objectivité, c'est donc la souffrance. Par la pensée nous serions dieux et nous nous dissoudrions en esprits ; c'est la douleur qui nous rabat dans notre humanité.

21 mai 1876. — […]

Pourquoi donc me semble-t-il avoir dormi ? Parce que le j tout ne diffère pas beaucoup de rien, et que neuf mois disparus ne sont pour ma conscience que fumée légère. Impossible de me prendre au grand sérieux. Tout ce que je fais ne me paraît qu'un néant, un badinage, une manière de tromper le vide menaçant que je sens en moi. Je n'ai ni résignation, ni sérénité, ni espérance.

31 mai 1876. — Tout le mouvement de l'univers n'est que matière pour la pensée. L'esprit cherche donc à s'en isoler pour se le soumettre. La méditation est une retraite en soi, elle construit une cellule invisible, qui soit un observatoire et un laboratoire, où les phénomènes tourbillonnants soient tamisés, choisis, analysés, convertis en lois générales, en idées, en modes de l'esprit. Bile suppose deux choses, la communication avec le monde, et la faculté de s'en abstraire.

Nous n'avons pas besoin de chercher le monde, car il vient à nous tout seul ; c'est la défensive qui est plus malaisée. La dissipation est le fait de nature, mais le recueillement utile suppose beaucoup d'art, de discipline, de précautions et d'arrangements. Nous devons imiter l'appareil optique, par lequel, étant donnés les rayons lumineux directs et réfléchis qui essaiment et frissonnent dans l'espace, l'individu arrive à prendre conscience des formes, des corps, des couleurs et des distances. Nous devons nous fabriquer l'analogue de la pupille, du cristallin, de la rétine. Notre esprit doit découvrir les meilleurs appareils pour son fonctionnement, les abat-jour, les lentilles, les compas, les prismes, qui lui permettent de se saisir de son objet, la vérité.

24 juillet 1876 (huit heures du matin). — Inconvénient du Journal intime : il est trop complaisant pour nos lamentations ; il remplace l'action médicatrice par la description des maux ; il dérive d'ordinaire vers l'apologie ; il est un épicuréisme plutôt qu'une discipline, du moins quand on est passé de la morale à la psychologie et qu'on a substitué la contemplation à la sanctification, Montaigne à Pascal.

Le Journal intime est une manière de rêver, et par conséquent de flâner. C'est de l'oisiveté occupée, une récréation qui simule le travail. Il n'y a pas de travail sans but utile, sans effort et sans esprit de suite. Or j'écris ici sans but quelconque, sans continuité d'idée et sans direction voulue. — A quoi me sert cet interminable soliloque ? A penser et à écrire, ou plutôt à défendre d'engourdissement complet la faculté "de réflexion et celle d'expression. C'est quelque chose. Mais en même temps, ce procédé trop commode m'empêche de faire un livre et de construire une théorie. Or l'indolence n'entretient pas la force. Le laisser aller n'aiguise, n'augmente aucune aptitude. Le pelotage éternel ne fait gagner aucune partie.

A préluder sans fin l'œuvre ne vient jamais.

Le monologue sans frein, sans borne et sans intentions, s'il défend de l'anéantissement, affaiblit néanmoins. Il conduit à l'inertie par le rabâchage et à l'épuisement par déperdition vaine. C'est une coulée de sève, une fistule qui ruine, une fuite de douve... Cette sottise fuse, mine, dévore, consume la vie sans profit pour personne. C'est l'holocauste à la déesse stérile, à l'Inutilité.

29 août 1876. — Ma vie n'est pas saine et normale, car elle est livrée à tous les tourbillons intérieurs et ne réalise aucun plan. Je vis non seulement au jour le jour, mais je passe par toutes les manières de voir et de sentir, sans règle fixe, sans dessein arrêté, sans unité de caractère et de conduite. Je ne veux rien, je me laisse flotter à tous les vents de l'air et à tous les courants de l'onde, comme une feuille morte qui aurait la propriété de se sentir elle-même. Je ne suis qu'une conscience psychologique, un milieu où se passent des phénomènes que je ne dirige point et que je me contente de noter. Je me regarde vivre, comme on suit un rêve, par curiosité forcée. C'est être une pensée, moins que cela, une perception intérieure, un sphygmomètre enregistreur, ce n'est pas être un homme. Un homme fait de sa vie une œuvre et laisse une œuvre ; son activité a un but et devient un travail ; ses tendances se classent et se trient, il devient un caractère, un individu, quelqu'un. Toi, tu en restes à l'indétermination, à la virtualité ; tu n'es qu'en promesse, qu'en espérance, qu'en perspective... Comme les nuages, tu attends que le vent te pousse, que le soleil te dore, que la chaleur te soulève.

 

12 septembre 1876. – […] Extrêmement subjectif par le sentiment et objectif par la pensée, ton individualité est d'être impersonnel et ton ennui de devoir être individuel. Ta lacune est dans le vouloir, le principe de ton abstention est dans le doute, et le doute provient de l'impossibilité de tout voir, jointe à la probité qui repousse le parti pris et la décision arbitraire. En d'autres termes, tu es mal adapté à la condition humaine et tu mourras sans avoir vraiment déballé, parce que ton milieu n'a pu ni t'accommoder, ni s'accommoder de toi.

Ton moi condamné à n'être que lui-même, tandis que son instinct profond est d'être le non-moi, voilà l'espèce de supplice dont tu ne peux sortir. Il faudrait se borner et cela t'est peut-être impossible, soit parce que ton âme n'y consent pas, soit parce que ton esprit ne sait ce qui devrait être choisi. L'indétermination dans la désespérance, c'est le point où se maintient ton être central et que tu retrouves toujours dans ta conscience au-dessous de tes distractions, entreprises et diversions de détail.

Mon âme est un gouffre dont rien n'a jamais satisfait le désir, et que l'extirpation du désir n'a pas encore apaisée. Elle veut pouvoir se donner tout entière, avec amour, foi, enthousiasme, et aucun objet n'a pu l'absorber ni même lui faire illusion. Cette aspiration immense et confuse est une soif qui ne s'éteint point. On demande sa différence avec la souffrance des réprouvés ? C'est que celle-ci est le remords éternel, et que l'autre peut vaguement espérer soit le bonheur soit le néant.

Je ne suis donc ni révolté, ni soumis : nouvelle ambiguïté. L'état inquiet, instable, indéfinissable, anxieux est mon état. L'énigme qui se connaît énigme, le chaos qui s'aperçoit, le désordre qui se sent et ne se débrouille pas, telle est ma situation. Du reste, même quand l'intuition a traversé et illuminé l'abîme de son large éclair, la vision s'oublie et se mêle ensuite et l'effort est à recommencer. L'esprit individuel ne réussit pas à se saisir dans son essence, peut-être parce que son essence est de n'être pas individuel.

9 juin 1877. — Je ne suis pas heureux, cela va sans dire. Je ne suis pas résigné. Je n'ai point la paix. J'alterne entre l'indolence et le souci. Le centre de mon calme est la désespérance. Je n'ai point accepté ce qui me froisse, je ne veux point regarder ce qui me navrerait. Je cache aux autres, et même j'essaie d'ignorer le renard qui me ronge les entrailles. J'ai l'attitude du stoïcisme, mais je n'en ai ni l'orgueil ni la vigueur. La tristesse incurable est au fond de mon apparente sérénité. Je suis doux envers la destruction, mais j'ai la mort dans l'âme parce que je sens cette vie manquée et que je n'attends pas de revanche. Rien, rien, rien ! Nada.

Il juin 1877. — Se résigner n'est pas une lâcheté, et si l'on y met de l'enjouement, n'est pas même une humiliation. Les infirmités, les besoins, les contraintes sont notre lot ; mieux vaut y céder en badinant que de se cabrer contre ces misères comme des offenses à notre majesté. Oublier l 'irréparable, accepter l'irrémédiable, aller au-devant de l'inévitable est beaucoup plus sage que de se consumer ou de s'aigrir dans une lutte vaine.

3 juillet 1877. — L'âme ne procède que par zigzags et oscillations. La vie intérieure n'est que la résultante de contradictions infinies. Le sentiment est mobile comme les flots ou comme les nuages. Le contemplateur impersonnel qui ne veut rien faire ni défaire, mais seulement apercevoir et comprendre, est condamné à voir des répétitions sans terme et sans repos, car l'âme traverse tous les états, tous les modes, toutes les vibrations et recommence toujours ces métamorphoses inquiètes, revient pourtant à son défaut, à son tic fondamental, comme à son gîte.

Ton défaut à toi, c'est la rêverie tournoyante, qui ne cherche rien et ne mène à rien. Tu te contentes de prendre note de ce qui s'agite en toi, tu te recueilles sans autre but que le recueillement, oubliant le passé et l'avenir, esquivant l'action, redoutant tout ce qui engage, engrène, entrave ; c'est-à-dire que tu fais de la méditation un opium, une manière d'étourdissement, une échappatoire à l'obligation, un stratagème inconscient pour éluder les censures de la conscience. Cette rêverie plume en main a l'air d'une recherche de toi-même, tandis qu'elle est une fuite de toi-même. Elle est censée te fortifier, tandis qu'elle t'amollit. Elle est un épicuréisme qui joue l'ascétisme, une songerie vague qui simule la pensée. Elle abuse ton être véritable, elle trompe ta faim, mais elle t'aide à franchir le grand désert de la vie. Celui qui n'a pas de foyer, pas d'enfant, pas d'épouse, pas d'intérêt puissant, pas d'illusion de gloire, pas de carrière et d'ambition, celui que rien n'encourage, n'appelle, ne soutient, qui se sent à peu près inutile à la patrie, à la science, à l'Église, à l'humanité, comment ne chercherait-il pas à s'étourdir ? Il ne peut garder un peu de bonne humeur qu'en fermant les yeux sur ce qui lui manque, ou qu'en s'amusant à la description de ses misères.

4 juillet 1877. — Mais cette « rêverie tournoyante » a un inconvénient plus grave encore que ceux que je notais hier. Elle m'a déshabitué de la pensée conséquente, de la construction rationnelle, de la spéculation philosophique. Je ne t sais plus dominer tout un sujet, limiter les unes par les ; autres toutes les idées particulières qu'il renferme, échafauder l un cours, un livre, même une leçon ou un article. Le vagabondage à la gitanesque a remplacé l'exploitation méthodique ; les plaintes éparses de la harpe éolienne m'ont presque ôté la capacité de me composer une symphonie. En un mot, le journal intime m'a nui artistiquement et scientifiquement.

Il n'est qu'une paresse occupée, et un fantôme d'activité • intellectuelle. Sans être lui-même une œuvre, il empêche les autres œuvres, dont il a l'apparence de tenir lieu... Mais quoi ? peut-on se faire autre qu'on est ? Je ne me suis jamais traité comme moyen ou instrument d'autre chose. Je n'ai point vu en moi une machine à gagner de l'argent, à fabriquer des lois, à écrire des livres. Prendre conscience de la nature humaine a été mon goût le plus ancien et le plus vif : pourquoi le maudire ou le vilipender maintenant, ce goût rare et non pas illégitime ?

15 juillet 1877. — […]

(Sept heures du soir.) — Brillant coucher de soleil, effet de ; lumière hollandais, air limpide, ombres fortes, coloris très vif des feuilles, splendeur humide et presque mélancolique. Les jours ont déjà l'air de se raccourcir. Je ne sais quoi avertit que le temps est court et que l'été s'envole.

Eprouvé aussi le besoin de me renouveler, de changer mon traintrain circulaire d'habitudes quotidiennes, de voir et de faire du nouveau. Je m'apparais comme absurde et encroûté et enterré, sans nécessité et par pure sottise. Il faut se démomifier, donner de la pâture fraîche à ses yeux et à son imagination ; reprendre langue avec les hommes, user de sa liberté. Quand on a des ailes, c'est un péché de ne pas s'en servir ; quand on a de l'argent on doit le dépenser ; quand on n'est pas galérien, il faut quitter son banc, laisser la rame pour l'alpenstock, les livres pour la nature, et son trou studieux pour la « foire aux vanités ». Va-t'en feuilleter les paysages du bon Dieu, les choses étrangères, l'humanité vivante. Tu as besoin de regarder, de causer, de voyager, de secouer ton indolence musculaire.

Restaure-toi, récrée-toi. Renouvellement c'est rajeunissement. Ta vie réclame une mue et une révolution, un autre cours d'idées et un rafraîchissement nerveux. Toute sorte de choses sont à modifier pour te remettre dans l'état normal.

L'esprit peut donc avoir une fringale subite de changement, et dans cette disposition-là, les choses coutumières, les visages familiers, l'ennuient. Il est comme rassasié et, pour reprendre appétit, appelle d'autres aliments, une autre cuisine.

Même celui qui redoute l'inconnu en a donc besoin dans' une certaine mesure ; le statu quo absolu est donc contre nature. 4e conservatisme immobile, la vie de couvent sont des erreurs. La fixité est saine, à condition qu'elle soit complétée par son contraire. L'art de la vie consiste à marier la- continuité et l'innovation, la persistance et le progrès, l'identité et le changement. Imitons le temps qui transforme nos visages, mais graduellement, de façon qu'ils sont les mêmes et deviennent autres. L'existence bien réglée doit combiner, dans son tissu, une ou deux constantes avec trois ou quatre variables. — La satiété momentanée que tu ressens prouve que tu as violé la loi hygiénique et que l'uniformité a eu plus que sa part. Rétablis l'équilibre ; change d'air, d'occupation, de milieu, d'horizon. Tu reviendras ensuite avec plus de plaisir à tes intérêts ordinaires, à ton entourage accoutumé, à ton régime habituel.

Chose bizarre. Ta vie est une des plus monotones qu'on puisse imaginer ; tous les mois, toutes les semaines, tous les jours de la semaine s'y ressemblent. L'accoutumance machinale la gouverne. Il semble donc que la répétition éternelle et l'uniformité journalière ne doivent pas t'effrayer et pourtant l'une des anxiétés que te donne l'idée du mariage, c'est la crainte de la satiété et peut-être de la révolte. Tel qui ne mettra pas le pied dehors pendant des mois, frémit à la pensée d'être condamné pour quelques semaines à la prison ou aux arrêts. Nous voulons théoriquement être libres, c'est-à-dire pouvoir renoncer à notre servage, s'il nous lasse ou nous déplaît. C'est donc l'irréparable qui nous inquiète ; être prisonnier, fût-ce dans un paradis, nous est désagréable ; la perpétuité de la chaîne, fût-ce la chaîne d'or ou la chaîne de fleurs, nous effraie ; engager à l'avance, aliéner notre volonté à toujours, lorsque nous la savons mobile, changeante, indocile, nous paraît une témérité, presque une folie. C'est le serment qui fait peur, parce qu'il affirme et que nous ignorons, et qu'il promet ce qui ne dépend pas de nous, l'indestructibilité de l'amour, l'immuable attachement, l'invariable tendresse. Nous pouvons jurer de mourir pour un drapeau, de rester fidèles à l'honneur, de porter notre croix, parce qu'en le voulant nous pouvons le faire ; mais nous ne pouvons pas jurer d'aimer sans fin, parce que nous n'aimons pas à volonté, et que le sentiment se rit de nos ordres. Même à cette heure, à plus de cinquante ans, je ne me connais pas assez pour présumer de moi dix ou vingt ans à l'avenir, du moins sur des cas particuliers. Je sais bien que j'aimerai toujours la perfection, c'est-à-dire la bonté, la santé, la beauté, la justice, l'harmonie, la vérité, la vertu. Il me semble que j'en pourrais faire le serment. Mais mon idée actuelle de telle chose, mon sentiment actuel sur telle personne seront-ils les mêmes ? Je n'en sais rien.

Comment font les autres ? Ils s'abusent de bonne foi-; ils disposent étourdiment de l'éternité et s'en remettent à l'avenir du soin de les éclairer sur la validité de leurs promesses et sur la constance de leur nature. Émus, touchés, ils s'engagent pour la vie ; ils sont sincères ; mais il en est-ce qu'il en peut et les serments n'empêchent rien, ni la froideur, ni les regrets, ni les révoltes, ni les haines, ni les fautes, ni les séparations morales. Le serment aggrave les culpabilités, voilà tout. A quoi bon méconnaître la nature des choses ? Une clause subreptice ou déraisonnable est entachée de nullité. On peut affirmer par serment qu'on aime, mais non qu'on aimera. Faites donc promettre et jurer l'honnêteté, la douceur, la patience, la fidélité, la protection, le support, c'est très bien ; mais ne faites pas promettre et jurer l'amour perpétuel, c'est vendre la peau de l'ours, c'est usurper l'avenir, c'est tromper les deux parties, c'est un leurre.

Ne nous engageons qu'à ce qui dépend de nous et qu'à ce qui est juste. Pour l'amour gratuit, pour le pardon, pour la générosité, pour l'héroïsme, nul n'a le droit de les exiger de nous, c'est notre réserve inaliénable...

Ems, 13 août 1877. — Je crois que c'est Schopenhauer et t: Hartmann qui ont le plus crûment dévoilé l'escamotage de la Nature, et toutes les ruses dont la sexualité enlace les individus. Le pessimisme échappe à cette tyrannie frauduleuse du penchant érotique. Qui trompe-t-on ici ?... 1 L'amour a l'instinct du suicide, car il pousse aux caresses, : et la caresse suprême le tue ; et, si elle est refusée, elle tue l'amoureux. C'est donc une flamme qui a besoin de brûler, c'est-à-dire de détruire son aliment, c'est-à-dire de s'annuler elle-même. — La sagesse consiste à changer l'incendie d'un jour en lumière et en foyer continuel, c'est-à-dire à faire vie qui dure avec l'amour ; car le cœur glacé ou embrasé détruisent également l'homme...

31 octobre 1877. — Est-ce un signe de maturité ou de déclin ? j'éprouve une grande lassitude morale devant l'obligation de tenir pied au torrent des publications philosophiques et de rester au niveau ; cela m'ennuie même. Ma curiosité des faits nouveaux n'est point épuisée ; mais l'éternel raturage et recommencement des idées sur les choses me rassasie et m'oppresse.

Au fond, j'ai comme Schopenhauer peu de goût à professer la philosophie, comme à inculquer la poésie, à enseigner la religion. Ma vocation n'est plus de mon goût et la défiance de moi-même, le doute sur les résultats, l'indifférence, l'indolence, le scepticisme m'y rendent impropre peut-être l’esprit critique a tout dévoré. D'ailleurs trois mois de distraction m'ont rendu étranger à toute cette modalité de l'être. Je suis devenu littérateur, épicurien, valétudinaire et paresseux. Mon vieux moi n'est plus moi ; je me reconnais à peine. Le détachement l'a dépouillé des acquisitions de toute sa vie ; il est dévêtu de son être ancien comme mes os maxillaires sont veufs de leurs dents. Cet état de pénurie intérieure, de misère et de vide, d'incertitude et de nonchalance est une épreuve étrange. Il me semble sortir d'une longue maladie ou même du tombeau ; et je demande à mon être actuel : Qui es-tu ? que peux-tu ? que sais-tu ? Je ne me sens aucune volonté, et je flotte comme une simple épave. Faut-il m'effrayer de cette situation anormale ? est-ce un état morbide ? Il me semble que oui, car ainsi l'on ne peut être utile ni à soi ni aux autres ; la carrière virile est terminée ; on est un homme usé, fini ; l'honneur murmure, la fierté rougit, la conscience réclame. — Chacun a son devoir particulier, outre le devoir général de faire quelque chose. Tu dois être un professeur sérieux ; tu dois t'appliquer à quelque travail important ; tu dois économiser le reste de tes forces, au lieu de jeter le manche après la cognée. Et quant à ce qui dépend de ton choix, tu dois choisir ce que personne ne fera mieux que toi ou ne peut faire à ta place, ou ne ferait aussi prochainement. Il faut jouer ton jeu et non le jeu d'autrui, jouer avec tes cartes et non avec les cartes qui te manquent, jouer sans délai et non te proposer vaguement de jouer.

Reprends le gouvernement de ta vie, l'administration et l'exploitation de tes jours, la responsabilité de toi-même, l'activité, la volonté. Règle tes affaires, ton temps, tes occupations, ton délassement, ton travail. Mets fin résolument aux vacances, et à l'oisiveté. Réveille-toi, toi qui dors, et sors d'entre les défunts. Tu n'es pas encore dispensé. Les velléités, le partage, l'insouciance sont à jeter à la porte.

6 novembre 1877 (huit heures et demie du matin)

Pourquoi de ses ennuis recommencer la gamme ?

Ruminer ses chagrins, c'est deux fois en souffrir.

A tous délaissements accoutumons notre âme,

Sans révolte sachons renoncer et mourir.

 

L'intelligence d'assimilation anticipe presque toujours l'expérience intime et personnelle. Ainsi nous parlons d'amour bien des années avant de le connaître, et nous croyons le connaître, parce que nous le nommons ou que nous en répétons ce qu'en disent les gens ou ce qu 'en racontent les livres. Il y a donc des ignorances de plusieurs degrés, et des degrés de connaissance tout illusoires. C’est même l’ennui perpétuel de la société, que ce tournoi avec des verbosités impétueuses et intarissables, qui ont l'air de savoir les choses parce qu'elles en parlent, l'air de croire, de penser, d 'aimer, de chercher, tandis que tout cela n'est que bruit vain, apparences, vanité, babil. Le pis est que, l 'amour-propre étant derrière ce babil, ces ignorances d'ordinaire sont féroces d'affirmation, ces caquetages se prennent pour des opinions, ces préjugés se posent comme des principes. Les perroquets se tiennent pour des êtres pensants, les imitations se donnent pour des originaux, les fantômes d'idées entendent être traités comme des substances, et la politesse exige qu’on entre dans cette convention. C'est fastidieux.

Le langage est le véhicule de cette confusion, l’instrument de cette fraude inconsciente. — Babélisme, psittacisme : ces maux sont prodigieusement augmentés par l’instruction universelle, par la presse périodique et tous les procédés de vulgarisation actuellement répandus. Chacun remue des liasses de papier-monnaie, et peu ont palpé l'or. On vit sur les signes, et même sur les signes des signes, et l'on n’a jamais tenu, vérifié, senti, expérimenté les choses. On juge de tout et l'on ne sait rien.

27 août 1878. — […]

Aristote tenait la contemplation pour plus divine que l'action. L'action, comme toute création de génération, a une grande partie d'aveuglement et d'impétuosité. Vaut-il mieux voir clair ? La production volontaire et consciente, si elle était possible, cumulerait deux privilèges. Nous imaginons que l'esprit pur, que Dieu sait ce qu'il fait en faisant.; mais nos inspirés, nos inventeurs, nos génies font ce qu'ils ne savent pas, ils sont entraînés, portés, poussés par une force secrète, dont ils sont les agents plutôt que les maîtres et les véhicules plutôt que les gouverneurs.

 

30 août 1878. — Importance d'un mot en philosophie. Schopenhauer dit : Toute vie est action, toute action effort, tout effort douleur, donc la vie est un mal. Pessimisme. — Mais il n'est pas vrai que toute action soit effort, souvent l'action est élan, c'est-à-dire joie, sentiment de puissance ; l'oiseau qui plane ne souffre pas à voler, ni le promeneur à se promener. Le seul fait de manquer d'un mot fait ici confondre l'emploi de la force avec l'effort, l'expansion avec la volonté, l'action avec la fatigue. Distinguons deux activités conscientes : l'activité spontanée et l'activité voulue ; la première est presque aussi légère que l'activité inconsciente. Tout ce qui se fait avec plaisir, avec amour, avec enthousiasme se fait aisément.

3 septembre 1878 . – Le sentiment ne peut rien promettre, puisqu'il ne sait pas ce qu'il deviendra et ne dépend pas de la volonté. Les serments de la passion ne sont pas enregistrés par Jupiter. Que valent donc les serments conjugaux On peut promettre la fidélité et l'obéissance ; mais peut-on promettre la durée de l'amour ? Le serment, fût-il sincère, est fou ; aussi n'est-il tenu que rarement, exactement comme s'il n'avait pas été fait. L'homme espère diminuer sa faiblesse en la niant. Il fait le brave, pour cacher sa peur. Il essaie de lier sa mobilité par sa signature. Pauvres stratagèmes 1 Mieux vaudrait ne promettre que ce qui dépend de nous, la probité et l'intégrité. Le cœur ne se laisse enchaîner par aucun procédé juridique ; mais la conscience aussi échappe aux sophismes du cœur. Le devoir des époux subsiste, quand le charme et l'attrait de la vie commune ont disparu. On aime aussi longtemps qu'on peut, et l'on aide honnêtement lorsqu'on n'aime plus.

13 janvier 1879. — […]

L'idéal est l'anticipation de l'ordre par l'esprit. L'esprit est capable d'idéal parce qu'il est esprit, c'est-à-dire parce qu'il entrevoit l'éternel. Le réel au contraire est un fragment, il est passager. La loi seule est éternelle. L'idéal est donc l'espérance indestructible du mieux, la protestation involontaire contre le présent, le ferment de l'avenir. H est le surnaturel en nous, ou plutôt le sur-animal, la raison de la perfectibilité humaine. Celui qui n'a point d'idéal se contente de ce qui est ; il ne querelle point le fait, qui devient pour lui identique avec le juste, avec le bien, avec le beau.

 

5 novembre 1879. — C'est à l'individu, au citoyen, à juger les partis, les meneurs, les harangueurs, et à se faire une opinion malgré les sophismes de plaidoirie qui font la grosse voix autour de lui. L'éloquence et la presse, loin d'aider à voir clair, s'ingénient à entortiller les gens et à leur jeter de la poudre aux yeux. L'honnêteté est un oiseau rare ainsi, que l'impartialité. On ne veut pas être juste ; la passion a une secrète horreur de ce qui pourrait la déranger ; loin que ce soit l'intelligence qui mène le vouloir et la conscience morale qui dirige la pensée, c'est le vouloir qui conduit l'intelligence, et la passion qui guide le vouloir. L'intelligence est un moyen, un instrument, un esclave, un animal domestique, elle a un maître qui est la partie obscure et irréfléchie de l'homme, et qui s'appelle son naturel. La liberté de la majorité des hommes ne diffère guère de celle de la bête, c'est celle de suivre ses impulsions inconscientes, ses mobiles inavoués. La Fontaine le savait bien — L'homme est une passion mettant en jeu une volonté qui pousse une intelligence, et ainsi les organes, qui ont l'air d'être au service de l'intelligence, ne sont que les agents de la passion. Le déterminisme a raison pour tous les êtres vulgaires ; la liberté intérieure n'existe que par exception et par le fait d'une victoire sur soi-même. Même celui qui a goûté de la liberté n'est libre que par intervalles et par élans : la liberté réelle n'est donc pas un état continu, elle n'est pas une propriété indéfectible et toujours la même. Cette opinion répandue n'en est pas moins sotte. On n'est libre que dans la mesure où l'on n'est pas dupe de soi, de ses prétextes, de ses instincts, de son naturel. On n'est libre que par la critique et l'énergie, c'est-à-dire par le détachement et le gouvernement de son moi, ce qui suppose plusieurs sphères concentriques dans le moi' la plus centrale étant supérieure au moi, étant l'essence plus pure, la forme super-individuelle de notre être, notre forme future sans doute, notre type divin. Nous sommes donc assujettis, mais susceptibles d d'affranchissement ; nous sommes liés, mais capables de nous délier. L'âme est en cage, mais peut voltiger autour de sa cage. Le Platonisme explique très bien le fait de cette émancipation.

1er juin 1880. — Lecture : Stendhal, La Chartreuse de Parme. L'œuvre est remarquable. C'est même un type, une tête de ligne. Stendhal ouvre la série des romans naturalistes, qui suppriment l'intervention du sens moral et se moquent de la liberté prétendue. Les individus sont irresponsables ; ils sont gouvernés par leurs passions, et le spectacle des passions humaines fait la joie de l'observateur et la pâture de l'artiste. Stendhal est le romancier selon le cœur de Taine, le peintre fidèle qui ne s'émeut ni ne s'indigne et que tout amuse, le coquin et la coquine, comme le brave homme et l'honnête femme, mais qui n'a ni croyance, ni préférence, ni idéal. La littérature est ici subordonnée à l'histoire naturelle, à la science ; elle ne fait plus partie des humanités, elle ne fait plus à l'homme l'honneur d'un rang à part ; elle le range avec les fourmis, les castors et les singes. Cette non-moralité indifférente achemine au goût pour l'immoralité, car les vilenies ont plus de saveur que la vertu. Le vitriol est plus curieux que le sucre, et l'empoisonnement présente plus de phénomènes que la simple alimentation.

24 août 1880 (neuf heures du matin). — Si l'on attend pour agir on n'agit pas ; si l'on attend pour se reposer on ne se : repose pas ; si l'on ajourne la sagesse, le plaisir, la réflexion, leur heure ne vient pas. Mieux vaut ne se piquer de rien, profiter du présent et ne pas escompter l'avenir. Voilà la morale d'Épicure. Faire à chaque moment son devoir, voilà celle de Zénon. Suivre sa pente ou la contrarier c'est le va-et-vient éternel de l'âme, qui oscille entre le bonheur et la dignité, parce qu'elle a besoin de l'un et de l'autre. Il est certain que je m'éloigne lentement du stoïcisme, et que je dérive vers le nonchaloir de Montaigne. Quand l'ambition et l'espérance sont mortes, quand tout est incertain et fugitif, on se réfugie dans le calmé bienveillant et dans la quiétude. On désire ne pas souffrir et diminuer la souffrance d'autrui. On ne vise plus au génie, à l'héroïsme, à la gloire ; on se contente de la tranquillité. Sentir et penser dans son ermitage, à cela se bornent tous les vœux ; on laisse le vouloir à la jeunesse et aux hommes de désir. Ce renoncement de vieillard est naturel quand la force est partie et que les t infirmités sont là. La vieillesse n'est pas un âge, elle est une privation et une mutilation...