jeudi 26 novembre 2020

Le carnet d’or – Doris Lessing

 

Le carnet d’or – Doris Lessing

 

 

Vous le savez, non ?” Il m’a répondu : “Le monde est comme ça. ” J’ai insisté : “ Ce n’est pas le monde qui est comme ça, c’est ce maudit pays, avec ses classes sociales ! ” Ce M. Gates, encore un ouvrier conservateur ! Il m’a dit : “ Le monde est comme ça, allez, mademoiselle Jacobs.

 

 

 

 « Tu oublies, Anna, que je ne partage pas tes idées compliquées sur l’acte d’écrire.

 

 

 

— Oui. Et si ce n’est pas de la peur, c’est du mépris. Lorsque nous avons parlé de politique, tu m’as dit quel enseignement tu avais tiré de ton expérience communiste, tu m’as dit que les mensonges des leaders politiques étaient la pire des choses, qu’un seul petit mensonge pouvait devenir un marécage, et tout empoisonner — tu te rappelles ? Tu en as parlé longuement … et bien, alors ? C’était ton opinion sur la politique, et malgré cela tu as écrit des livres entiers que personne ne voit jamais. Tu m’as dit que le monde était plein de livres cachés dans des tiroirs, que les gens écrivaient pour eux-mêmes, même dans les pays où l’on peut sans danger écrire la vérité. Tu te rappelles, Anna ? Eh bien, c’est une sorte de mépris. » Son regard sombre était tourné vers elle sans la voir, perdu dans une contemplation intérieure. Il aperçut soudain le visage rouge et accablé d’Anna, mais il se ressaisit et demanda d’une voix hésitante :

« Anna, tu étais sincère, n’est-ce pas ?

— Oui.

 

 

 

 « Mais alors qu’écris-tu dans ces journaux intimes ?

— Ce ne sont pas des journaux intimes.

— Appelle-les comme tu veux.

— C’est le chaos, précisément. »

Immobile sur son siège, Anna regardait les doigts épais de Molly se tordre et s’enchevêtrer. Ces mains l’imploraient : « Pourquoi me blesses-tu ainsi ? Mais s’il le faut, eh bien, continue, je tiendrai bon. »

 

 

 

— Eh bien j’ai lu un article où il déclarait qu’il ne peindrait plus jamais. Parce que le monde est un tel chaos que l’art y est absurde. » Cette déclaration fut suivie d’un lourd silence, qu’Anna rompit en demandant :

« Est-ce que cela signifie quelque chose pour toi ?

— Non. Surtout venant de toi. Tu n’es pas un auteur de petits romans guimauves, de petits romans sur les émotions. Tu traites la réalité. »

 

 

 

. Et je suis pourtant incapable d’écrire le seul genre de roman qui m’intéresse : un livre investi d’une passion intellectuelle ou morale assez forte pour créer un ordre, pour créer une nouvelle manière d’observer la vie.

 

 

 

Je ne possède qu’une des qualités — et c’est la moins importante — nécessaires pour écrire : la curiosité. La curiosité du journaliste. Je souffre les affres de l’insatisfaction et de l’inachèvement parce que je suis incapable de pénétrer dans ces zones que mon mode de vie, mon éducation, mon sexe et la politique m’interdisent.

 

 

 

Lorsqu’un ponte du cinéma veut acheter un artiste — et la vraie raison pour laquelle il recherche le talent original et l’étincelle créatrice, c’est qu’il veut les détruire ; inconsciemment, c’est ce qu’il veut : se justifier en détruisant l’objet véritable —, il appelle la victime un artiste. Vous êtes un artiste, bien sûr…, et le plus souvent, la victime sourit la bouche en cœur et ravale son dégoût. La vraie raison pour laquelle tant d’artistes se mêlent maintenant de politique, d’« engagement » et de tout cela, c’est qu’ils se jettent dans une discipline, n’importe quelle discipline pour survivre au poison du mot « artiste » que l’ennemi utilise.

 

 

 

Lorsque je revis cette époque, ces week-ends passés à l’hôtel Mashopi avec ce groupe de gens, il me faut d’abord éteindre quelque chose en moi. Et maintenant, en écrivant cela, il me faut l’éteindre encore, sans quoi une « histoire » commencerait à émerger : un roman et non la vérité. C’est comme le souvenir d’une liaison particulièrement intense, ou d’une obsession sexuelle.

 

 

 

. Il est maintenant évident que la structure d’un parti ou d’un groupe communiste porte en soi un principe d’auto-division. Tous les partis communistes, partout, existent et peut-être même s’épanouissent par ce processus de mise à l’écart d’individus ou de groupes ; non pas à cause de leurs mérites ou démérites personnels, mais selon qu’ils s’accordent plus ou moins bien avec la dynamique interne du parti à un moment donné.

 

 

 

Le Parti communiste se compose essentiellement de gens qui ne sont pas du tout politiques, mais qui ont un sens très poussé de l’entraide. Et puis il y a les solitaires — le Parti est leur famille. Paul, le poète, qui s’est enivré la semaine dernière et qui a proclamé son écœurement — il est membre depuis 1935. S’il quittait le Parti, il quitterait « sa vie entière ».

 

 

 

Cinq ans.

Si je devais écrire ce roman, le thème principal serait invisible au début et n’apparaîtrait que peu à peu. Le thème de la femme de Paul — l’autre. Au début, Ella ne pense pas à elle. Puis elle doit faire un effort conscient pour ne pas y penser.

 

 

 

Le second motif fait partie du premier, bien que cela ne doive apparaître qu’à la fin du roman — la jalousie de Paul.

 

 

 

Cela signifie donc que Paul emploie avec moi son moi “ positif” (expression de Julia). Avec moi, il est bon. Mais j’ai une ombre de femme bonne, adulte, forte et dépourvue d’exigences. Cela signifie que j’emploie avec lui mon moi “négatif". Ainsi cette amertume que je sens croître en moi contre lui est une parodie de la vérité. En fait, il est meilleur que moi dans cette relation ; ces silhouettes invisibles qui nous accompagnent sans cesse le prouvent. »

 

 

 « Toi et moi, Ella, nous sommes des ratés. Nous passons notre vie à lutter contre des gens à peine plus sots que nous pour leur faire admettre des vérités que les grands esprits ont toujours connues

 

 

Le sexe. Le plus difficile, lorsqu’on écrit sur ce sujet, c’est que le sexe est infiniment meilleur si l’on n’y pense pas, si on ne l’analyse pas. Les femmes choisissent délibérément de ne pas penser à la technique sexuelle. Elles s’irritent en entendant les hommes en discuter : c’est pour se préserver, pour préserver l’émotion spontanée qui constitue la base de leur satisfaction.

 

 

 

L’ennui, avec cette histoire, c’est qu’elle est écrite comme une analyse du processus de détérioration du rapport entre Paul et Ella. Je ne vois aucune autre manière de l’écrire. Dès que l’on a vécu quelque chose, cette expérience devient un schéma. Et le schéma d’une liaison, même si elle a duré cinq ans, même si elle a eu l’intensité d’un mariage, n’est plus considéré qu’en fonction de la fin. C’est pourquoi tout cela est irréel ; car pendant la durée de cette expérience, on ne pense pas du tout en ces termes.

Supposons même que je choisisse de l’écrire ainsi : deux journées complètes, dans le moindre détail. L’une au début de la liaison, l’autre vers la fin ? Non, car j’isolerais instinctivement les facteurs de destruction, je les mettrais en relief. C’est ce qui donnerait sa forme à tout l’ensemble. Autrement ce serait le chaos, car ces deux jours séparés par tant de mois ne seraient chargés d’aucune ombre, ils ne seraient que le récit d’un bonheur simple et irréfléchi, avec peut-être un ou deux moments de tension — qui seraient les reflets de la fin imminente mais ne seraient pas ressentis comme tels à cet instant-là. Des moments engloutis dans le bonheur. La littérature est l’analyse postérieure à l’événement.

La forme de cet autre texte, sur les événements de Mashopi, est la nostalgie. Il n’y a pas de nostalgie dans ce texte sur Paul et Ella, la forme est une sorte de souffrance.

 

 

 

— Richard a employé les mots : paralysie de la volonté ? demanda-t-elle avec incrédulité.

— Non, mais c’est ce qu’il voulait dire. J’ai trouvé l’expression dans un des livres sur la folie. Ce qu’il a dit, c’est qu’avec le communisme en Europe, les gens sont devenus blasés. Parce que tout le monde s’est habitué à l’idée que des pays entiers pouvaient changer totalement en trois ans — comme la Chine ou la Russie. Alors s’ils ne voient pas devant eux un bouleversement radical, ça les embête… Tu crois que c’est vrai ?

 

 

 

« Nous sommes des sortes de stoïciens modernes, dit Anna. Nous, les gens de notre espèce.

 

 

 

— Alors pourquoi l’écrire ? As-tu remarqué que tout ce carnet, le bleu, est fait de coupures de presse, de passages comme celui du sang et de la cervelle, tout raturés ou entre parenthèses, et puis de passages comme celui des tomates et du thé ?

 

 

 

— Pourquoi ces quatre carnets ? Qu’arriverait-il si tu avais un seul gros cahier sans toutes ces divisions et ces parenthèses et ces écritures différentes ?

— Je te l’ai dit, ce serait le chaos. »

 

 

 

J’ai pensé aux romans comme Finnegans Wake, qui traitent de l’échec du langage. Et aux préoccupations sémantiques. Si Staline a estimé nécessaire d’écrire sur ce thème, sa décision reflète l’existence d’un malaise concernant le langage. Mais quel droit ai-je de critiquer un texte, alors que les phrases du plus beau roman peuvent me sembler idiotes ? Cet article me paraît cependant maladroit, et je suggère : « Peut-être la traduction est-elle mauvaise. » Le ton

 

 

 

Bon, le travail constitue le seul traitement valable pour l’état où je me trouve. Je vais écrire un nouveau roman. Le problème, c’est que pour Frontières de guerre, je n’ai jamais décidé : je vais écrire un roman. Je me suis trouvée en train d’écrire un roman. Eh bien, je n’ai qu’à me replacer dans le même était d’esprit — une sorte de disponibilité, d’attente passive. Et peut-être que je me retrouverai un jour en train d’écrire. Mais cela ne m’intéresse pas vraiment — pas plus que la première fois.

 

 

 

L’histoire était déjà écrite, à l’encre invisible… Mais peut-être existe-t-il quelque part en moi une autre histoire écrite à l’encre invisible ? Quel est le problème ? Je suis malheureuse parce que j’ai perdu une certaine indépendance, une certaine liberté ; mais ma « liberté » n’a rien à voir avec le fait d’écrire un roman ; elle n’est concernée que par mon attitude vis-à-vis d’un homme ; et cela s’est révélé malhonnête, puisque je suis détruite. La vérité, c’est que mon bonheur avec Paul comptait plus que tout. Où cela m’a-t-il menée ? Seule, angoissée d’être seule, dépourvue de ressources, fuyant une ville séduisante parce que je ne possède pas l’énergie morale suffisante pour téléphoner à une douzaine de personnes qui seraient ravies que je le fasse — ou qui du moins en auraient l’air.

 

 

 

 

17 septembre 1954.

Je n’ai pas pu écrire hier soir, parce que j’étais trop malheureuse. Bien entendu, je me demande maintenant si, en choisissant l’extrême conscience de tout, hier, je n’ai pas transformé ma journée. Est-ce que mon état d’hyper-conscience n’en a pas fait une journée extraordinaire ? Quoi qu’il en soit, je vais l’écrire, et je verrai bien à quoi cela ressemble. Je me suis éveillée tôt, vers cinq heures, tendue car il me semblait avoir entendu Janet remuer de l’autre côté du mur.

 

 

 

. C’est ainsi que je commence à mettre en doute la valeur d’une journée mise par écrit avant même d’avoir commencé à l’écrire. Je suis en train de penser, constaté-je, à l’un des problèmes essentiels du style littéraire : le tact. Ainsi, lorsque James Joyce décrivit un homme en train de déféquer, ce fut un choc — c’était choquant. Il avait pourtant eu l’intention de déposséder les mots de leur pouvoir de choquer. Et j’ai lu récemment, dans je ne sais quelle interview, qu’un homme avait déclaré comme il serait révolté par la description d’une femme en train de déféquer. Cela m’a blessée ; ce qu’il voulait dire, bien sûr, c’est qu’il ne voulait pas que l’image romantique de la femme soit rendue moins romantique. Mais il avait raison. Je me rends compte que ce n’est pas du tout un problème littéraire, à la base. Lorsque Molly, par exemple, me dit avec un grand rire joyeux : « J’ai mes règles », je refoule aussitôt mon dégoût, bien que nous soyons toutes deux femmes ; et je commence à prendre conscience des mauvaises odeurs éventuelles. En pensant à mes réactions vis-à-vis de Molly, j’oublie mes problèmes d’authenticité pour écrire (qui consistent à être authentique pour soi-même), et je commence à m’inquiéter : Est-ce que je sens ? C’est la seule odeur que je déteste vraiment. Mes odeurs personnelles aux toilettes, sur l’instant, ne me dérangent pas ; j’aime l’odeur du sexe, de la sueur, de la peau, des cheveux. Mais l’odeur incertaine, l’odeur confinée du sang menstruel — je l’ai en horreur.

 

 

 

Depuis un an que je lis ces histoires et ces romans dans lesquels il peut se trouver, parfois, une phrase ou un paragraphe de vérité, j’ai été forcée d’admettre que les éclairs d’art véritable proviennent d’une émotion intime profonde, absolue, impossible à dissimuler. Et je parcours ces platitudes racornies en espérant qu’une fois au moins je trouverai une nouvelle, un roman ou même un simple article totalement inspiré par une émotion personnelle et sincère.

Et c’est là que réside le paradoxe : moi, Anna, je rejette mon propre art « malsain » ; mais je rejette l’art « sain » lorsque je le rencontre.

Le problème, c’est que toute cette écriture est impersonnelle, et banale par manque de personnalité. Comme s’il existait un nouvel Anonyme du XXe siècle à l’œuvre.

Depuis mon entrée au Parti, mon action de militante consistait à parler de l’art devant des groupes restreints. Voici le genre de choses que je leur disais : « Au Moyen Age, l’art était collectif, et non individuel ; il était inspiré par une conscience de groupe, et non par cette douloureuse individualité qui domine celui de l’ère bourgeoise. Un jour, nous laisserons derrière nous cette tendance égotiste de l’art individuel. Nous reviendrons vers un art qui exprimera — non plus les déchirements intérieurs de l’homme, non plus son isolement vis-à-vis de ses camarades, mais au contraire sa responsabilité envers ses camarades, sa fraternité. L’art occidental… », pour employer cette irremplaçable expression, « … est devenu le cri de souffrance d’une âme qui proclame sa douleur. La douleur devient notre réalité profonde… » Je disais quelque chose de ce genre. Il y a trois mois, je me suis mise à bégayer au beau milieu de mon discours, et je n’ai pas pu le terminer. J’ai cessé de prononcer des conférences, car je comprends le sens de ce bégaiement.

Lorsque je suis venue travailler avec Jack, sans bien savoir pourquoi, il m’est apparu que je voulais entretenir mes préoccupations intimes à propos de l’art, de la littérature (et donc de la vie), de mon refus absolu d’écrire, là, en pleine lumière, où je serais contrainte de le confronter, jour après jour. J’en ai parlé avec Jack. Il écoute et il comprend. (Il comprend toujours.)

 

 

 

Elle se disait : Lorsqu’une personne craque, qu’est-ce que cela signifie ? À quel moment une personne sur le point de s’effondrer dit-elle : Je craque ? Et, si je devais craquer, comment cela se présenterait-il ? Elle ferma les yeux, sentit la violence de la lumière sur ses paupières, la pression des corps avec leur odeur de sueur et de crasse ; seul un nœud bien serré dans son estomac, un nœud de farouche détermination lui rappelait qu’elle était Anna.

 

 

 

Toute cette région sableuse et ondulée était ici et là brisée par des kopjes. Lorsqu’il pleuvait, la terre semblait offrir une résistance, plutôt qu’un empressement assoiffé. La pluie dansait et tambourinait dans une furie de gouttes blanches, rebondissant à plusieurs centimètres au-dessus de la terre dure, mais une heure après l’orage tout était sec à nouveau, tandis que les ruisseaux et les vleis couraient dans une bruyante abondance. Il avait plu si fort la nuit précédente que le toit métallique du bâtiment des chambres en avait vibré au-dessus de nos têtes, mais le soleil régnait maintenant sur un ciel sans nuages. Nous marchions à côté du macadam sur une fine croûte de sable blanc qui se brisait sous nos pas pour laisser apparaître l’humidité sombre au-dessous.

 

 

 

Le rêve que j’ai fait cette nuit s’apparente au conte d’Andersen sur la Petite Sirène. Mais lorsque j’essaie d’utiliser une expérience, un souvenir, ou un rêve en termes modernes, que j’essaie d’en parler en termes critiques, ou froids, ou complexes, vous semblez impatiente et contrariée. J’en déduis donc que ce qui vous plaît vraiment, ce qui vous touche vraiment, c’est le monde des primitifs. Vous rendez-vous compte que jamais, absolument jamais je ne vous ai parlé d’une expérience que j’ai eue, ou d’un rêve, comme on en parlerait à une amie, sans que vous me payiez en retour d’un froncement de sourcils.

 

 

 

« Je vais ajouter cette chose banale : peut-être le mot névrosé signifie-t-il un état de conscience et de développement aigu ? L’essence de la névrose est le conflit. Mais l’essence de la vie, maintenant, si l’on ne se ferme pas aux événements, est le conflit. En fait, j’ai atteint le stade où je regarde les gens en me disant : ils, ou elles, ne sont sains que parce qu’ils ont choisi de se renfermer à tel ou tel stade. Les gens ne restent sains qu’en se fermant, en se limitant.

 

 

 

— Alors voulez-vous dire que certains livres s’adressent à une minorité ?

— Chère madame Marks, vous savez fort bien qu’il serait contraire à mes principes d’admettre une telle chose, même si je le pensais.

— Très bien, alors si vous le pensiez, dites-moi pourquoi certains livres s’adressent à une minorité. »

Je réfléchis, puis répondis : « C’est une question de forme.

— De forme ? Et le contenu ? J’avais compris que vous autres insistiez sur la séparation de la forme et du contenu ?

— Peut-être les autres le font-il, mais pas moi. Du moins, pas jusqu’à présent. Mais maintenant, je dirais que c’est une question de forme. Les gens ne font pas d’objection aux messages immoraux. Ni à l’art qui proclame que le meurtre est bien, que la cruauté est bien, que le sexe pour le sexe est bien. Ils aiment cela, à condition que le message soit un peu déguisé. Et ils aiment les messages qui annoncent que le meurtre est mal, que la cruauté est mal, et que l’amour sera toujours l’amour. Ce qu’ils ne peuvent pas supporter d’entendre, c’est que tout cela n’a pas d’importance — ils ne supportent pas l’absence de forme.

— Ce sont donc les œuvres d’art sans forme, si une telle chose peut exister, qui s’adressent à la minorité ?

— Mais je ne crois pas que certains livres s’adressent à la minorité, et vous le savez fort bien. Je n’ai pas d’opinion aristocratique sur l’art.

 

 

 

 

Je vais posséder quatre carnets, un noir qui concernera Anna Wulf l’écrivain, un rouge pour la politique, un jaune où j’écrirai des histoires à partir de mon expérience, et un bleu où j’essaierai de tenir mon journal.

 

 

 

En comparant ce que j’avais écrit avec mes souvenirs, tout paraissait faux. Et cela — la fausseté de ce que j’avais écrit, était dû à un fait que je n’avais pas encore envisagé : ma stérilité. Cette note toujours plus profonde de critique, de défense, de haine.

C’est alors que j’ai décidé d’employer le carnet bleu, celui-ci uniquement pour noter des faits. Je m’asseyais chaque soir sur mon tabouret à musique et je notais ma journée, comme si moi, Anna, je clouais Anna sur la page. Chaque jour, je modelais Anna, je disais : Aujourd’hui, je me suis levée à sept heures, j’ai préparé le petit déjeuner de Janet, je l’ai envoyée à l’école, etc., et j’avais l’impression d’avoir sauvé ma journée du chaos. Mais maintenant, en relisant, je ne ressens rien. Je suis atteinte d’un vertige croissant, où les mots ne signifient plus rien. Les mots ne signifient rien. Ils sont devenus, lorsque je réfléchis, non pas la forme que prend l’expérience, mais une suite de sons dépourvus de sens, comme un babillage de jeunes enfants, à l’écart de l’expérience. Ou comme la bande sonore désynchronisée d’un film. Lorsque je réfléchis, je n’ai qu’à écrire une phrase comme « Je marchais dans la rue », ou prendre une phrase dans un journal, « mesures économiques menant au plein emploi de… » et les mots se dissolvent aussitôt ; et mon esprit se met à engendrer des images qui n’ont rien à voir avec les mots, de sorte que chaque mot que je lis ou que j’entends semble un petit radeau ballotté sur un immense océan d’images. Et je ne peux donc plus écrire. Ou seulement si j’écris vite, sans regarder ce que j’écris. Car si je regarde, alors les mots divaguent et perdent leur sens, et je n’ai plus conscience que de moi, Anna, telle un pouls battant dans l’immense obscurité, et les mots que moi, Anna, j’écris ne sont rien, ne sont que les sécrétions d’une chenille éjectées en rubans qui durcissent à l’air.

Je comprends que ce qui m’arrive est une dépression, et c’est ainsi que j’en prends conscience. Car les mots sont forme, et si je me trouve en un point où la forme, l’expression, disparaissent, alors je ne suis rien, car il m’est clairement apparu, en lisant les carnets, que je reste Anna à cause d’un certain type d’intelligence. Cette intelligence est en train de s’évanouir, et j’en suis terrifiée.

 

 

 

. J’étais une femme terriblement vulnérable et critique, j’employais ma féminité comme étalon, comme unité de mesure pour mépriser les hommes. Oui — quelque chose de ce genre. J’étais une Anna qui invitait les hommes à la défaire, sans même en avoir conscience. (Mais j’en ai conscience. En avoir conscience signifie que je vais laisser tout cela derrière moi et devenir … mais quoi ?) J’étais bloquée dans une émotion commune aux femmes de notre temps, et qui peut les rendre amères, lesbiennes, ou solitaires. Oui, cette Anna, pendant cette phase, était…

 

 

 

La raison pour laquelle je ne veux pas continuer, c’est que je suis obligée de lutter pour écrire sur les questions sexuelles. Cette prohibition est extraordinairement forte.

 

 

 

Et pourtant, malgré tout cet argent, et toutes ces choses coûteuses (qu’ils considèrent comme un dû), une atmosphère petite-bourgeoise difficile à définir. Et j’étais là, à tenter de la définir. C’est une sorte de banalité délibérée, de nivellement de l’individu ; comme s’ils avaient tous développé en eux-mêmes le besoin d’être ce que l’on attend d’eux. Et pourtant, on les aime beaucoup, ils sont si gentils, on les regarde avec peine parce qu’ils choisissent de se rabaisser, de se limiter. Ces limites sont celles de l’argent.

 

 

 

. Ce qui m’épouvante, c’est que, lorsque j’écris, je semble avoir une seconde vue, de l’intuition ; une intelligence se manifeste qu’il est bien trop douloureux d’utiliser dans la vie ordinaire ; on ne pourrait plus vivre, si l’on s’en servait pour vivre.

 

 

 

 Il bondit hors du lit en criant : « Je suis Saul Green, je suis ce que je suis ce que je suis ce que je… » Le hurlement, le « je je je » automatiquement recommença, s’interrompit soudain, mais prêt à redémarrer ; il resta bouche ouverte, sans rien dire, puis essaya : « Je, je veux dire, je… » dernières rafales espacées, puis il déclara d’une voix normale : « Je sors, j’ai besoin de sortir d’ici. »

 

 

 

Je m’endormis. Lorsque je m’éveillai, le matin approchait, et la lumière de la rue troublait mon plafond pâle et stagnant. Le ciel était tout empourpré, tandis que luisait un clair de lune glacial et mouillé. Mon corps hurlait de solitude parce que Saul n’était pas là. Je ne me rendormis pas. Je suffoquais dans une émotion haineuse — celle de la femme trahie. Je restai allongée là, les dents serrées, à refuser de penser, sachant que tout ce que je penserais viendrait de cette émotion moite et solennelle. Puis j’entendis rentrer Saul ; dans un silence furtif, il grimpa directement à sa chambre. Cette fois, je ne montai pas. Je savais ce que cela signifiait : il m’en tiendrait rancune le matin, parce que sa culpabilité, son besoin de trahir, avaient constamment besoin que j’aille le rassurer.

 

 

 

C’était un rêve ordinaire, et je compris que j’avais été délivrée de la désintégration parce que je pouvais la rêver. Le rêve s’estompa en une souffrance nostalgique. Je me disais dans mon sommeil : Rassemble-toi, tu le peux, si seulement tu prends le carnet bleu et que tu écris. Je ressentais l’inertie de ma main froide, incapable de se tendre vers le stylo. Mais au lieu d’un stylo, j’avais un fusil à la main. Et je n’étais pas Anna, mais un soldat. Je pouvais tâter l’uniforme sur moi, mais je ne le connaissais pas

 

 

 

 « Mais ma chère Anna, nous ne sommes pas les ratés que nous croyons. Nous passons notre vie à lutter pour faire accepter à des gens à peine moins sots que nous les vérités que les grands hommes ont toujours sues. Ils ont toujours su, depuis dix mille ans, qu’en enfermant un être humain dans un isolement total on peut faire de lui un fou ou une bête. Ils ont toujours su qu’un homme pauvre et terrorisé par la police ou par son propriétaire est un esclave. Ils ont toujours su qu’un homme terrorisé est cruel. Ils ont toujours su que la violence entraîne la violence. Et nous le savons. Mais les grandes masses, dans le monde, le savent-elles ? Non. Notre travail consiste à le leur dire. Car les grands hommes ne peuvent pas y perdre leur temps. Leur imagination s’emploie déjà à inventer des moyens de coloniser Vénus ; ils créent déjà dans leur esprit une vision d’une société composée d’êtres humains libres et nobles. Pendant ce temps, les êtres humains ont dix mille ans de retard sur eux, et sont prisonniers de la peur. Les grands hommes ne peuvent pas y perdre leur temps. Et ils ont raison. Parce qu’ils savent que nous sommes là, nous, les pousseurs de pierres. Ils savent que nous continuerons à pousser des rochers sur les premiers contreforts d’une immense montagne, pendant qu’ils sont déjà libres au sommet. Ils comptent sur nous, et ils ont raison. Et c’est pour cela que finalement nous ne sommes pas inutiles. » La voix s’estompa ; mais déjà le film avait changé. C’était maintenant superficiel.

 

 

 

— Tous les jeunes gens croient qu’ils mourront avant la trentaine. Ils ne peuvent pas supporter la compromission du vieillissement. Et comment pourrais-je me permettre de prétendre qu’ils ont tort ?

— Je ne suis pas tous les hommes. Je suis Saul Green. Pas étonnant que j’aie été obligé de quitter l’Amérique. Plus personne n’y parle le même langage que moi. Ce qui leur est arrivé, à tous — j’en connaissais plein. Nous allions transformer le monde. Et maintenant, quand je traverse mon pays à la recherche de mes vieux amis, ils sont tous mariés ou “ parvenus ”, et ils se tiennent des conversations d’ivrognes, tous seuls, sur le pourrissement des valeurs de l’Amérique. »

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