lundi 28 septembre 2015

La critique sociale au cinéma - Franck Fischbach

La critique sociale au cinéma -  Franck Fischbach

Le travail et la critique du travail

Le monde du travail est un élément très souvent présent dans les films de critique sociale, au point qu’il est difficile d’imaginer un tel film dont le travail (y compris sous la forme de son manque : le chômage, ou de sa recherche, liée à l’exil: Rocco et ses frères), puisse être complètement absent : même si on n’y voit pas forcément des cheminées d’usines fumantes, ou des machine-moloch mangeuses d’hommes comme dans Metropolis, on y verra presque toujours des personnages qui ont un lien avec le travail, sous une forme ou sous une autre, et notamment sous la forme de l'aliénation engendrée par le mode capitaliste d'organisation du travail. Mais, là encore, si la présence du travail (c’est-à-dire de ceux qui travaillent, de l’activité de travailler, des lieux du travail : atelier, usine, bureau) est bien un élément qui contribue à faire d’un film un film social, elle ne conférera pas pour autant à ce film la fonction de la critique sociale : pour que la critique sociale s’exerce, il ne suffit pas que le travail apparaisse, il faut en plus que soit mise en œuvre une critique du travail. La question est alors de savoir comment on peut mettre cinémato­graphiquement en œuvre une critique du travail.
Tout l’intérêt d’un film comme L ’emploi du temps est justement qu’une première lecture du film fera de lui simplement un film social au centre duquel se trouve le travail, sous la forme négative des ravages que peut causer pour un individu l’absence de travail, le non- travail ou le fait d’être exclu du travail. Pourtant, quand on s’aperçoit que Vincent, le personnage principal, non seulement ne fait rien pour retrouver du travail, mais que le fait d’en retrouver à la fin du film a tout l’air d’être une immense catastrophe pour lui et une irrémédiable défaite, on passe alors à une seconde lecture du film : le film de Laurent Cantet apparaît non pas seulement comme un film social, mais bien comme un film de critique sociale dont le propre est qu’il actualise sa fonction de critique sociale sous la forme d’une critique du travail d’une extraordinaire radicalité. Car l’histoire que met en scène Laurent Cantet est celle d’une résistance au travail, voire même d’une révolte contre le travail et contre ce qui est immédiatement associé au travail, à savoir la famille (dans la mesure où le premier sert essentiellement à « faire vivre » la seconde). Vincent est un adulte qui a délibérément choisi de sortir du monde du travail et qui retourne au monde enfantin du jeu, comme le montre, au début du film, la course en voiture contre le train : Vincent «joue au train », mais grandeur nature, avec un vrai train et une vraie voiture, mais dans une campagne qui fait fausse et miniature. Et qu’est-ce au fond pour un enfant que le monde du travail ? Ce sont les histoires avec les collègues que les parents racontent à table le soir. Le monde du travail ne sera donc plus que cela pour Vincent : des histoires qu’on raconte le soir en rentrant.

Sensorialité excentrique - Raoul Hausmann



Sensorialité excentrique - Raoul Hausmann

Vous me direz que le chat n’est qu’un animal, qu’il suit ses impulsions, et qu’il ne sait pas penser comme l’homme - ah, qui vous assure que l’homme sait bien penser ? L’homme, par l’emploi maladroit de ses capacités intellectuelles a enterré toutes ses facultés de surpassement et d’élancement sous une épaisse couche de superstitions, les faibles indices de ce qu’il appelle, sans pouvoir le saisir : son âme.
L’homme n’est qu’une gigantesque surcompensation de ses pseudologies fantastiques, des mensonges qu’il se raconte tout au long de sa vie - cependant, un chat n’a même pas la possibilité de mentir. Voilà.
L’homme, cette simili-merveille de la Création, est tellement sûr de lui, tellement certain que les êtres qui l’entourent, les animaux, sont bêtes et sans émotion, qu’il s’est fait une image de Dieu d’après sa propre image : injuste, vengeur et coléreux. Vous me dites “l’homme a des idéaux et le chat n’en a pas” - certes, mais un de ses idéaux s’appelle la Justice et il n’y a jamais eu la moindre justice, ce n’est qu’une fiction factice. Prise en main par un Etat, la Justice s’en va infailliblement et laisse sa caricature, la Dictature, injustice.

Rapport sur moi - Grégoire Bouillier



Rapport sur moi - Grégoire Bouillier 


Les analyses révélèrent enfin que j'avais contracté des staphylocoques dorés. Nouvellement commercialisées la pénicilline eut vite raison de mon mal. J’y perdis cependant l'odorat, ce dont personne ne se rendit compte. Moi-même le dissimulai longtemps, sous couvert de stratégies que je développais. J’affirmais par exemple avec enthousiasme que la salade sentait bon après avoir surpris un pépin dans la vinaigrette. Si jamais je suis intelligent, c’est en trompant mon monde que je le suis devenu : que ne devais-je étudier les apparences pour leur donner un sens que j’avais perdu. C’est ainsi que je sus très tôt que le vraisemblable ne se confond pas avec la vérité, ni le réel avec sa représentation, ce qui m'éloigna rapidement de mon époque. Je devins d’ailleurs très tôt solitaire puisque non seulement il me fallait garder secrète mon anosmie, mais cela au milieu de gens qui ne me faisaient guère envie si je pouvais les abuser si facilement.

Poèmes - Pouchkine

Poèmes - Alexandre Pouchkine




VERS D’ALBUM POUR SOSNITSKAÏA

Ô vous qui unissez au plus glacé des cœurs le charme de vos yeux qui brûlent, il faut être un peu fou pour vous aimer, vraiment, et bien plus fou pour ne point vous aimer.


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L'AMITIÉ

L’amitié ? — ferveur de fêtards,
libres entretins anodins
d’esprits oisifs et vaniteux
et, parfois, parrainage infamant.

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LES TROIS SOURCES

Dans la steppe infinie et morne de ce monde
mystérieusement trois sources ont jailli ;
la source de jouvence, vive, impétueuse,
s’épanche à gros bouillons, miroitante, chantante.
Celle de Castalie offre une onde inspirée
à la soif des bannis dans le désert du monde.
La dernière, glacée, est celle de l’oubli,
plus suave qu’une autre aux brûlures du cœur.

18-VI-1827

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Je vous aimais : il se peut que l’amour
ne soit pas pleinement consumé dans mon âme ;
qu’à tout le moins il ne vous pèse en rien ;
je n’entends pas vous causer de chagrin.
Je vous aimais d’un amour sans espoir,
trop timide parfois et parfois trop jaloux,
mais sincère, mais tendre, et Dieu fasse qu’un autre
vous aime de pareil amour.

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Que j’erre dans les rues bruyantes
ou visite une église pleine
ou m’égaie avec des fêtards,
je suis tout à mes rêveries.

Je pense au cours furieux des ans
et que tous, autant que nous sommes,
nous descendrons sous la voûte éternelle
et pour certains déjà l’heure a sonné.

Si je vois un chêne isolé,
je songe que ce patriarche
vivra quand je serai oubli,
comme il a vu mourir nos pères.

Caressant un petit enfant,
je lui adresse mes adieux.
Il convient de laisser ma place :
je pourrirai, tu fleuriras.

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J’ai pris le pli de méditer
le moindre jour, la moindre année,
en m’efforçant de deviner
la date de la mort prochaine.           

Où le destin me prendra-t-il :
au combat, en voyage, en mer ?
A moins que le vallon voisin
ne recueille ma cendre froide ?

S’il n’importe au corps insensible
en quel lieu sa chair se défait,
j’aimerais, moi, que le repos
m’attendît près d’un lieu aimé

où la vie, toujours jeune, rie
aux portes de ma sépulture,
où la nature indifférente
resplendisse éternellement.

1829
 
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AU POÈTE

Poète, n’attends rien des faveurs du vulgaire.
L’extase et l’ovation bruyante n’ont qu’un temps :
qu’un sot juge ton œuvre ou que le peuple en rie,
toi, demeure serein, taciturne et constant.

Tu es roi : vis donc seul. Par de libres chemins
va seul où te conduit librement ton esprit,
prenant soin de polir le fruit de tes pensées,
sans fixer de salaire à la belle prouesse.

Ton salaire est en toi. Tu es juge suprême,
 plus sévère qu’un autre à censurer ton œuvre.
En es-tu satisfait, scrupuleux artisan ?

Satisfait ? — Laisse alors la plèbe t’insulter
 et cracher sur l’autel où crépite ta flamme
ou, par enfantillage, ébranler ton trépied.

7-VII-1830

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Mon nom pour toi, mais qu’est-il donc ?
Il va mourir, comme l’écho plaintif
d’une vague brisant sur la rive lointaine
ou comme un bruit nocturne au fond d’une forêt.

Sur un feuillet d’agenda griffonnée,
sa trace restera muette,
tels les signes, sur une tombe,
d’une langue indéchiffrée.

Qu’est-il pour toi ? Désormais oublié
sous tant et tant de passions nouvelles,
il ne peut plus te livrer en pâture
de souvenirs purs ou attendrissants.

Mais vienne un jour de peine, alors, dans le silence,
répète-le, mélancolique,
et dis : mon souvenir n’a pas péri,
il est au monde un cœur où je survis.

5-1-1830