dimanche 13 septembre 2015

De la tyrannie - Vittorio Alfieri




De la tyrannie - Vittorio Alfieri
(Traduction par M. Merget. Molini)

À LA LIBERTÉ.

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE SECOND.
Ce que c’est que la tyrannie.

On doit donner indistinctement le nom de tyrannie à toute espèce de gouvernement dans lequel celui qui est chargé de l’exécution des lois, peut les faire, les détruire, les violer, les interpréter, les empêcher, les suspendre, ou même seulement les éluder avec assurance d’impunité.

Et réciproquement, on doit appeler tyrannie le gouvernement dans lequel celui qui est proposé à la création des lois, peut lui-même les faire exécuter ; et il est bon de faire remarquer ici que les lois, c’est-à-dire, le pacte social solennel, égal pour tous, ne doit être que le produit de la volonté de la majorité, recueillie par la voix des légitimes élus du peuple.

Le gouvernement est donc tyrannique, non-seulement lorsque celui qui exécute les lois les fait, ou celui qui les fait les exécute, mais il y a parfaite tyrannie dans tout gouvernement où celui qui est préposé à l’exécution des lois, ne rend jamais compte de leur exécution à celui qui les a créées.

CHAPITRE TROISIÈME.
De la peur.
D’abord je distingue la peur en deux espèces aussi diverses entre elles dans leurs causes que dans leurs effets ; la peur de l’opprimé, et la peur de l’oppresseur.

L’opprimé, craint parce qu’il sait très-bien qu’au-delà de ce qu’il souffre journellement, il n’y a pas d’autres limites à ses souffrances que la volonté absolue et le caprice arbitraire de l’oppresseur. De cette crainte toujours renaissante et aussi démesurée, il devrait eu résulter, si l’homme raisonnait, la ferme résolution de ne vouloir plus souffrir ; et à peine cette résolution viendrait-elle à se former simultanément dans le cœur de tous, ou au moins de la majorité, qu’elle mettrait fin immédiatement à ses souffrances qui paraissent devoir durer toujours : et cependant il arrive, au contraire, que cette crainte excessive et continuelle produit et nourrit dans l’aine resserrée et avilie de l’esclave celte extrême circonspection, cette aveugle obéissance, cette soumission respectueuse aux ordres du tyran, qui sont portées à un tel point, que Dieu même ne pourrait pas en exiger de plus grandes.

L’oppresseur tremble aussi ; la crainte qu’il éprouve, provient de la conscience de sa propre faiblesse effective, et tout-à-la fois de la force idéale et indéterminée qu’il a acquise : si l’autorité absolue ne l’a pas rendu tout-à-fait stupide, le tyran frissonne au fond de son palais, lorsqu’il vient à examiner quelle haine démesurée sa puissance sans borne a dû allumer dans tous les cœurs.

CHAPITRE QUATRIÈME.
De la lâcheté.
De la peur de tous, naît sous la tyrannie la lâcheté de presque tous ; mais ceux qui méritent le titre de vils au suprême degré, sont nécessairement ceux qui approchent le plus près du tyran, c’est-à-dire, de la source de toute peur active et passive. C’est pourquoi, à mon avis, il y a une très-grande différence entre la peur et la lâcheté : l’homme honnête peut être, par les circonstances cruelles où se trouve son pays réduit à craindre ; mais il craindra avec une certaine dignité ; il craindra en se taisant, en fuyant pour toujours jusqu’à l’aspect même de celui qui répand la terreur partout, et il déplorera en lui-même, et avec quelques amis, la nécessité de craindre, l’impossibilité de détruire une crainte aussi indigne ou d’y porter remède.

CHAPITRE CINQUIÈME.
De l’ambition.

L’ambition, sous la tyrannie, trouvant tous les chemins et tous les moyens pour arriver à des fins vertueuses et sublimes, fermés ou détruits, devient d’autant plus vile et d’autant plus funeste, que sa force était plus grande et plus soutenue.
CHAPITRE DIXIEME.
Du faux honneur.

Si les tyrannies anciennes ressemblent aux modernes en ce qu’elles ont également la peur pour base, la milice et la religion pour moyens, les modernes diffèrent en quelque chose des anciennes, en ce qu’elles ont dans le faux honneur et dans la noblesse héréditaire un soutien qui peut les faire durer éternellement. Je vais donc parler de ce faux honneur. — Je réserverai un chapitre à part pour la noblesse qui le mérite bien à tous égards.

CHAPITRE ONZIEME.
De la Noblesse.

Plus l’homme possède et plus il désire lorsqu’il est à même d’obtenir ; c’est une des propriétés de sa nature. Les nobles héréditaires ayant la suprématie et les richesses, il ne leur manque autre chose qu’une plus grande autorité, et dès-lors ils ne pensent qu’à-l’usurper.
CHAPITRE QUATORZIÈME.
De la femme et des enfants, sous la tyrannie.

Je conclus que quiconque, sous la tyrannie, possède une femme et des enfans, est d’autant plus esclave et avili, qu’il a plus d’individus qui lui appartiennent et pour lesquels il est obligé de trembler sans cesse.

CHAPITRE DIX-SEPTIÈME.
Si le tyran peut aimer ses sujets, et comment.

De la même manière, que j’ai démontré ci-dessus, que les sujets ne peuvent aimer le tyran, parce qu’il est trop au-dessus d’eux, et parce qu’il n’y a aucune proportion entre le bien et le mal qu’ils en peuvent recevoir, il me sera facile de démontrer que le tyran ne peut aimer ses sujets. Il les regarde tellement au-dessous de lui, qu’il n’en peut recevoir aucune espèce de don volontaire, et qu’il se croit en droit de prendre tout ce qu’ils auraient la volonté de lui donner.

LIVRE SECOND.

CHAPITRE QUATRIÈME.
Comment on doit mourir sous la tyrannie.

Il faut donc que sous un gouvernement violent et soupçonneux, le petit nombre d’hommes pensants se conduise avec prudence, tant que cette prudence ne dégénère pas en lâcheté ; mais il faut aussi, lorsque la raison et la fortune les y forcent, qu’ils sachent mourir courageusement : c’est ainsi qu’ils illustreront, par une mort libre et glorieuse, les derniers moments d’une vie passée dans l’opprobre et la servitude.

CHAPITRE SIXIÈME.
Si un peuple qui ne sent pas la tyrannie, la mérite ou non.

Un peuple qui ne sent pas le poids de l’esclavage, est parvenu à un tel degré d’abrutissement, qu’il ne conçoit aucune idée de liberté politique. Cependant, comme la privation totale de sentiment naturel ne provient pas des individus, mais seulement des préjugés qui se sont tellement enracinés dans leur cœur, qu’ils sont parvenus à étouffer jusqu’au plus petit rayon de la raison naturelle, l’humanité exige que l’on déplore une telle erreur, sans abandonner tout-à-fait ce peuple méprisable, et déjà si méprisé. Né dans l’esclavage, de pères et d’aïeuls esclaves, d’où pourrait-il jamais avoir reçu aucune idée de liberté primitive ? Cette idée, me dira-t-on, n’est-elle pas naturelle et innée dans le cœur de l’homme ? Sans doute, mais combien d’autres choses, non moins naturelles, ne sont-elles pas affaiblies, ou effacées entièrement en nous, par l’éducation, par l’habitude, ou par la richesse ?
CHAPITRE HUITIÈME.
Par quel gouvernement il conviendrait de remplacer la tyrannie.

Retournant maintenant à mon sujet, je conclus et ce chapitre et mon ouvrage, en disant que n’y ayant point d’autre remède définitif que la volonté et l’opinion universelle ; et cette opinion ne pouvant se changer que lentement et incertainement, par le seul moyen de ceux qui pensent, sentent, raisonnent et écrivent ; le plus vertueux, citoyen, le plus ami des mœurs, le plus humain, se trouve forcé à désirer, dans son cœur, que les tyrans eux-mêmes, en passant toutes les bornes raisonnables, changent promptement cette opinion universelle et cette volonté ; et si à la première vue un tel désir paraît inhumain, inique et même criminel, que l’on considère que les changements très-importants ne peuvent avoir lieu parmi les hommes, comme je l’ai déjà dit, sans des maux et des dangers certains ; et que ce n’est qu’au milieu de beaucoup de sang et de larmes, et jamais autrement, que les peuples passent de l’état de servitude à celui de liberté, et beaucoup plus que lors qu’ils passent de la liberté à l’esclavage. Un très bon citoyen peut donc, sans cesser d’être tel, désirer ardemment ce mal passager, qui détruit, d’un seul coup, un nombre infini de maux, aussi grands et beaucoup plus durables, lorsqu’il doit en naître un bien plus grand et plus permanent ; ce désir, enfin, n’a rien en soi de criminel, puisqu’il n’a d’autre but que l’avantage véritable et durable de tous. Alors il arrive un jour où ce peuple, autrefois opprimé et avili, devenu libre, heureux et puissant, finit par bénir ces massacres, ces violences, ce sang, par le moyen desquels il est parvenu, après plusieurs générations d’esclaves et au milieu d’êtres corrompus, à se créer, enfin, une illustre génération d’hommes libres, grands et vertueux.

FIN.

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