dimanche 10 mars 2019

Contre Sainte-Beuve – Proust


Contre Sainte-Beuve – Proust

Préface

Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce n’est qu’en dehors d’elle que l’écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions, c’est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l’art. Ce que l’intelligence nous rend sous le nom de passé n’est pas lui. En réalité, comme il arrive pour les âmes des trépassés dans certaines légendes populaires, chaque heure de notre vie, aussitôt morte, s’incarne et se cache en quelque objet matériel. Elle y reste captive, à jamais captive, à moins que nous ne rencontrions l’objet. À travers lui nous la reconnaissons, nous l’appelons, et elle est délivrée.

Et le hasard fit qu’elle m’apporta quelques tranches de pain grillé. Je fis tremper le pain grillé dans la tasse de thé, et au moment où je mis le pain grillé dans ma bouche et où j’eus la sensation de son amollissement pénétré d’un goût de thé contre mon palais, je ressentis un trouble, des odeurs de géraniums, d’orangers, une sensation d’extraordinaire lumière, de bonheur  ; je restai immobile, craignant par un seul mouvement d’arrêter ce qui se passait en moi et que je ne comprenais pas, et m’attachant toujours à ce bout de pain trempé qui semblait produire tant de merveilles, quand soudain les cloisons ébranlées de ma mémoire cédèrent, et ce furent les étés que je passais dans la maison de campagne que j’ai dite qui firent irruption dans ma conscience, avec leurs matins, entraînant avec eux le défilé, la charge incessante des heures bienheureuses. Alors je me rappelai  : tous les jours, quand j’étais habillé, je descendais dans la chambre de mon grand-père qui venait de s’éveiller et prenait son thé. Il y trempait une biscotte et me la donnait à manger. Et quand ces étés furent passés, la sensation de la biscotte ramollie dans le thé fut un des refuges où les heures mortes – mortes pour l’intelligence – allèrent se blottir, et où je ne les aurais sans doute jamais retrouvées, si ce soir d’hiver, rentré glacé par la neige, ma cuisinière ne m’avait proposé le breuvage auquel la résurrection était liée, en vertu d’un pacte magique que je ne savais pas.

Car si l’intelligence ne mérite pas la couronne suprême, c’est elle seule qui est capable de la décerner. Et si elle n’a dans la hiérarchie des vertus que la seconde place, il n’y a qu’elle qui soit capable de proclamer que l’instinct doit occuper la première.

Sommeils

Il en est ainsi aussi de ces plaisirs solitaires, qui plus tard ne nous servent qu’à tromper l’absence d’une femme, à nous figurer qu’elle est avec nous. Mais à douze ans, quand j’allais m’enfermer pour la première fois dans le cabinet qui était en haut de notre maison à Combray, où les colliers de graines d’iris étaient suspendus, ce que je venais chercher, c’était un plaisir inconnu, original, qui n’était pas la substitution d’un autre.

L’exploration que je fis alors en moi-même, à la recherche d’un plaisir que je ne connaissais pas, ne m’aurait pas donné plus d’émoi, plus d’effroi s’il s’était agi pour moi de pratiquer à même ma moelle et mon cerveau une opération chirurgicale.

Enfin, s’éleva un jet d’opale, par élans successifs, comme au moment où s’élance le jet d’eau de Saint-Cloud, que nous pouvons reconnaître – car dans l’écoulement incessant de ses eaux, il a son individualité que dessine gracieusement sa courbe résistante – dans le portrait qu’en a laissé Hubert Robert, alors seulement que la foule qui l’admirait avait des… qui font dans le tableau du vieux maître de petites valves roses, vermillonnées ou noires.

Journées

Car non seulement chaque saison mais chaque sorte de temps lui offre son atmosphère, comme un instrument particulier sur lequel il exécutera l’air toujours pareil de son roulement et de son timbre  ; et ce même air non seulement nous arrivera différent mais prendra une couleur et une signification, et exprimera un sentiment tout différent, s’il s’assourdit comme un tambour de brouillard, se fluidifie et chante comme un violon, tout prêt alors à recevoir cette orchestration colorée et légère, dans l’atmosphère où le vent fait courir ses ruisseaux, ou s’il perce avec la vrille d’un fifre la glace bleue d’un temps ensoleillé et froid.

La beauté n’est pas comme un superlatif de ce que nous imaginons, comme un type abstrait que nous avons devant les yeux, mais au contraire un type nouveau, impossible à imaginer que la réalité nous présente. Ainsi, de cette grande fille de dix-huit ans, à l’air dégourdi, aux joues pâles, aux cheveux qui frisent.

Jeunes filles qui semblent dans un regard mettre entre elles et vous cette distance que leur beauté rend douloureuse  ; jeunes filles non pas de l’aristocratie, car les cruelles distances de l’argent, du luxe, de l’élégance ne sont nulle part supprimées aussi complètement que dans l’aristocratie.

La beauté, en étant particulière, multiplie les possibilités de bonheur. Chaque être est comme un idéal encore inconnu qui s’ouvre à nous. Et de voir passer un visage désirable que nous ne connaissions pas nous ouvre de nouvelles vies que nous désirons vivre. Ils disparaissent au coin de la rue, mais nous espérons les revoir, nous restons avec l’idée qu’il y a bien plus de vies que nous ne pensions à vivre, et cela donne plus de valeur à notre personne.

Ainsi au fond d’un paysage palpitait le charme d’un être. Ainsi dans un être tout un paysage mettait sa poésie. Ainsi chacun de mes étés eut le visage, la forme d’un être et la forme d’un pays, plutôt la forme d’un même rêve qui était le désir d’un être et d’un pays que je mêlais vite  ; des quenouilles de fleurs rouges et bleues dépassant d’un mur ensoleillé, avec des feuilles luisantes d’humidité, étaient la signature à quoi étaient reconnaissables tous mes désirs de nature, une année  ; la suivante ce fut un triste lac le matin, sous la brume. L’une après l’autre, et ceux que je tâchai de conduire dans de tels pays, ou pour rester près desquels je renonçai à y aller, ou dont je devenais amoureux parce que j’avais cru – souvent inexactement, mais le prestige restait une fois que je savais m’être trompé – qu’ils y habitaient, l’odeur de l’automobile en passant m’a rendu tous ces plaisirs et m’a invité à de nouveaux, c’est une odeur d’été, de puissance, de liberté, de nature et d’amour.

La comtesse
Ceux qui les possèdent n’en aperçoivent pas la poésie. Elle n’éclaire qu’au loin. C’est ce qui rend la vie si décevante pour ceux qui ont la faculté de voir la petite lumière poétique. Si nous songeons aux personnes que nous avons eu envie de connaître, nous sommes forcés de nous avouer qu’alors il y avait un bel inconnu dont nous avons cherché à faire la connaissance, et qui à ce moment-là a disparu. Nous le revoyons comme le portrait de quelqu’un que nous n’avons jamais connu depuis, et avec lequel certes notre ami X… n’a aucun rapport. Visages de ceux que nous avons connus depuis, vous vous êtes éclipsés alors.
Mais hélas, les visages que nous embrassons, les pays que nous habitons, les morts même dont nous portons le deuil ne contiennent plus rien de ce qui nous fait souhaiter de les aimer, d’y vivre, trembler de les perdre. Cette vérité des impressions de l’imagination, si précieuse, l’art qui prétend ressembler à la vie, en la supprimant, supprime la seule chose précieuse.

L’article dans « Le Figaro »

Là le train s’arrêta et, comme je me mettais à la fenêtre où entrait une odeur de brouillard de charbon, une fille de seize ans, grande et rose, passait offrant du café au lait fumant. Le désir abstrait de la beauté est fade, car il l’imagine d’après ce que nous connaissons, il nous montre l’univers fait et terminé devant nous. Mais une nouvelle fille belle nous apporte précisément quelque chose que nous n’imaginions pas, ce n’est pas la beauté, quelque chose de commun à d’autres, c’est une personne, quelque chose de particulier, qui n’est pas une autre chose, et aussi quelque chose d’individuel, qui est, avec qui nous voudrions mêler notre vie.

Que j’aurais voulu capter sa vie, voyager avec elle, avoir à moi sinon son corps, au moins son attention, son temps, son amitié, ses habitudes  ? Il fallait se presser, le train allait partir. Je me dis  : je reviendrai demain. Et maintenant, après deux ans, je sens que je retournerai là-bas, que je tâcherai d’habiter dans le voisinage et au petit jour, sous le ciel rose, au-dessus de la gorge sauvage, d’embrasser la fille rousse qui me tend du café au lait.

Pour moi la réalité est individuelle, ce n’est pas la jouissance avec une femme que je cherche, c’est telles femmes, ce n’est pas une belle cathédrale, c’est la cathédrale d’Amiens, au lieu où elle est enchaînée, au sol, non pas son équivalent, son double, mais elle, avec la fatigue pour l’atteindre, par le temps qu’il fait, sous le même rayon de soleil qui nous touche, elle et moi.

La méthode de Sainte-Beuve
La fameuse méthode, qui en fait, selon Taine, selon Paul Bourget et tant d’autres, le maître inégalable de la critique du XIXe, cette méthode, qui consiste à ne pas séparer l’homme et l’œuvre, à considérer qu’il n’est pas indifférent pour juger l’auteur d’un livre, si ce livre n’est pas un «  traité de géométrie pure  », d’avoir d’abord répondu aux questions qui paraissaient les plus étrangères à son œuvre (comment se comportait-il, etc.), à s’entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, à collationner ses correspondances, à interroger les hommes qui l’ont connu, en causant avec eux s’ils vivent encore, en lisant ce qu’ils ont pu écrire sur lui s’ils sont morts, cette méthode méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend  : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices.

Les choses ne sont plus approchées de biais avec mille adresses et prestiges. Le cercle infernal et magique est rompu. Comme si le mensonge constant de la pensée tenait chez lui à l’habileté factice de l’expression, en cessant de parler en prose il cesse de mentir.

Le Balzac de Monsieur de Guermantes
D’ailleurs la pluie qui tombe sur des arbres où les corolles et les feuilles restées dehors semblent comme la certitude et la promesse indestructible et fleurie du soleil et de la chaleur qui va bientôt revenir, cette pluie n’est guère que le bruit d’un arrosage un peu long auquel on assiste sans tristesse. Mais soit qu’il entrât ainsi par la fenêtre ouverte, soit que, dans les brûlants après-midi ensoleillés, on entendît dans le lointain une musique militaire ou foraine comme une bordure éclatante à la chaleur poussiéreuse,

Conclusion
Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux.

La matière de nos livres, la substance de nos phrases doit être immatérielle, non pas prise telle quelle dans la réalité, mais nos phrases elles-mêmes et les épisodes aussi doivent être faits de la substance transparente de nos minutes les meilleures, où nous sommes hors de la réalité et du présent. C’est de ces gouttes de lumière cimentées que sont faits le style et la fable d’un livre.

Les plaisirs et les jours – Proust


Les plaisirs et les jours – Proust

La mort de Baldassare

Ah ! j’espère qu’un jour la vue d’un souvenir, le retour d’un anniversaire, la pente de vos pensées mènera votre mémoire aux alentours de ma tendresse ; alors ce sera comme si je vous avais entendue, aperçue, un enchantement aura tout fleuri pour votre venue. Pensez au mort. Mais, hélas ! puis-je espérer que la mort et votre gravité accompliront ce que la vie avec ses ardeurs, et nos larmes, et nos gaietés, et nos lèvres n’avaient pu faire.


Violante

Les personnes du monde sont si médiocres, que Violante n’eut qu’à daigner se mêler à elles pour les éclipser presque toutes.

Mais il avait compté sans une force qui, si elle est nourrie d’abord par la vanité, vainc le dégoût, le mépris, l’ennui même : c’est l’habitude.

Fragments

La vie est étrangement facile et douce avec certaines personnes d’une grande distinction naturelle, spirituelles, affectueuses, mais qui sont capables de tous les vices, encore qu’elles n’en exercent aucun publiquement et qu’on n’en puisse affirmer d’elles un seul. Elles ont quelque chose de souple et de secret. Puis, leur perversité donne du piquant aux occupations les plus innocentes, comme se promener la nuit, dans des jardins.

Votre âme est bien, comme parle Tolstoï, une forêt obscure.

Un milieu élégant est celui où l’opinion de chacun est faite de l’opinion des autres. Est-elle faite du contre-pied de l’opinion des autres ? c’est un milieu littéraire.

Confessions d’une jeune Fille

Comment toute cette eau fraîche de souvenirs a-t-elle pu jaillir encore une fois et couler dans mon âme impure d’aujourd’hui sans s’y souiller ?
Quand l’amour finit, l’habitude avait pris sa place et il ne manquait pas de jeunes gens immoraux pour l’exploiter.

Alors que je commettais envers ma mère le plus grand des crimes, on me trouvait à cause de mes façons tendrement respectueuses avec elle, le modèle des filles. Après le suicide de ma pensée, on admirait mon intelligence, on raffolait de mon esprit.

Les Regrets, rêveries couleur du temps

Elle, malgré les supplications, les menaces, l’épousa et mourut plusieurs années après sans être parvenue à se faire reconnaître. La vie est comme la petite amie. Nous la songeons, et nous l’aimons de la songer. Il ne faut pas essayer de la vivre : on se jette, comme le petit garçon, dans la stupidité, pas tout d’un coup, car tout, dans la vie, se dégrade par nuances insensibles. Au bout de dix ans, on ne reconnaît plus ses songes, on les renie, on vit, comme un bœuf, pour l’herbe à paître dans le moment. Et de nos noces avec la mort qui sait si pourra naître notre consciente immortalité ?

Le retour des romanciers ou de leurs héros sur leurs amours défuntes, si touchant pour le lecteur, est malheureusement bien artificiel. Ce contraste entre l’immensité de notre amour passé et l’absolu de notre indifférence présente, dont mille détails matériels, – un nom rappelé dans la conversation, une lettre retrouvée dans un tiroir, la rencontre même de la personne, ou, plus encore, sa possession après coup pour ainsi dire, – nous font prendre conscience, ce contraste, si affligeant, si plein de larmes contenues, dans une œuvre d’art, nous le constatons froidement dans la vie, précisément parce que notre état présent est l’indifférence et l’oubli, que notre aimée et notre amour ne nous plaisent plus qu’esthétiquement tout au plus, et qu’avec l’amour, le trouble, la faculté de souffrir ont disparu. La mélancolie poignante de ce contraste n’est donc qu’une vérité morale. Elle deviendrait aussi une réalité psychologique si un écrivain la plaçait au commencement de la passion qu’il décrit et non après sa fin.

Soyons reconnaissants aux personnes qui nous donnent du bonheur, elles sont les charmants jardiniers par qui nos âmes sont fleuries. Mais soyons plus reconnaissants aux femmes méchantes ou seulement indifférentes, aux amis cruels qui nous ont causé du chagrin. Ils ont dévasté notre cœur, aujourd’hui jonché de débris méconnaissables, ils ont déraciné les troncs et mutilé les plus délicates branches, comme un vent désolé, mais qui sema quelques bons grains pour une moisson incertaine.

Sphères jumelles désormais indépendantes de leur âme, sphères d’amour, ardents satellites d’un monde à jamais refroidi, elles continueront jusqu’à leur mort de jeter un éclat insolite et décevant, faux prophètes, parjures aussi qui promettent un amour que leur cœur ne tiendra pas.

Hélas ! l’amour a passé sur moi comme ce rêve, avec une puissance de transfiguration aussi mystérieuse. Aussi vous qui connaissez celle que j’aime, et qui n’étiez pas dans mon rêve, vous ne pouvez pas me comprendre, n’essayez pas de me conseiller.

L’être qui après nous avoir tant fait souffrir ne nous est plus rien, est-ce assez de dire, suivant l’expression populaire, qu’il est « mort pour nous » ? Les morts, nous les pleurons, nous les aimons encore, nous subissons longtemps l’irrésistible attrait du charme qui leur survit et qui nous ramène souvent près des tombes. L’être au contraire qui nous a fait tout éprouver et de l’essence de qui nous sommes saturés ne peut plus maintenant faire passer sur nous l’ombre même d’une peine ou d’une joie. Il est plus que mort pour nous. Après l’avoir tenu pour la seule chose précieuse de ce monde, après l’avoir maudit, après l’avoir méprisé, il nous est impossible de le juger, à peine les traits de sa figure se précisent-ils encore devant les yeux de notre souvenir, épuisés d’avoir été trop longtemps fixés sur eux.

L’amour s’est éteint, j’ai peur au seuil de l’oubli ; mais apaisés, un peu pâles, tout près de moi et pourtant lointains et déjà vagues, voici, comme à la lumière de la lune, tous mes bonheurs passés et tous mes chagrins guéris qui me regardent et qui se taisent. Leur silence m’attendrit cependant que leur éloignement et leur pâleur indécise m’enivrent de tristesse et de poésie. Et je ne puis cesser de regarder ce clair de lune intérieur.

Elle (la mer) rafraîchit notre imagination parce qu’elle ne fait pas penser à la vie des hommes, mais elle réjouit notre âme, parce qu’elle est, comme elle, aspiration infinie et impuissante, élan sans cesse brisé de chutes, plainte éternelle et douce. Elle nous enchante ainsi comme la musique, qui ne porte pas comme le langage la trace des choses, qui ne nous dit rien des hommes, mais qui imite les mouvements de notre âme. Notre cœur en s’élançant avec leurs vagues, en retombant avec elles, oublie ainsi ses propres défaillances, et se console dans une harmonie intime entre sa tristesse et celle de la mer, qui confond sa destinée et celle des choses.