dimanche 29 octobre 2023

La grosse galette – John Dos Passos

La grosse galette – John Dos Passos

 

L’Œil-caméra (50)

ils nous ont chassés des rues à coups de matraques ils sont les plus forts ils sont riches ils embauchent et flan­quent à la porte les politiciens les directeurs de journaux les vieux juges les petits hommes à réputation les présidents d’universités les agents électoraux (écoutez hommes d’affaires présidents d’universités juges l’Amérique n’oubliera pas ceux qui l’ont trahie) ils embauchent les hommes avec des fusils des uniformes des voitures de police des fourgons c’est bon vous avez gagné ce soir vous tuerez les hommes courageux nos amis

il n’y a plus rien à faire nous sommes battus nous autres les vaincus ensemble dans ces vieilles salles d'écoles lépreuses de Salem Street nous montons et descendons en traî­nant les pieds les escaliers grinçants et branlants assis sur les bancs courbés en deux la tête inclinée et entendons les vieilles paroles des ennemis jurés de l’oppression renouvelées ce soir dans la sueur et l’angoisse

notre travail est terminé les phrases griffonnées les nuits passées à taper des rapports l’odeur de l’atelier d'imprimerie les relents âcres des tracts à peine sortis des presses la ruée vers la Western Union pour enfiler des mots dans des dépêches la recherche de mots cinglants pour te faire sentir qui sont tes oppresseurs Amérique

l’Amérique notre nation a été vaincue par des nouveaux venus qui ont retourné notre langue comme un gant qui ont pris les propos propres de nos pères et les ont rendus visqueux et malsains

leurs créatures siègent au banc des juges elles se carrent les pieds sur les tables sous le dôme du Palais du Gouverneur ils ignorent tout de nos croyances ils ont les dollars les fusils les forces armées les usines

ils ont construit la chaise électrique et engagé le bourreau pour brancher le courant

d’accord nous sommes deux nations

l’Amérique notre nation a été vaincue par des nouveaux venus qui ont acheté les lois clôturé les prairies coupé les arbres pour faire de la pâte à papier transformé nos agréables cités en taudis et fait suer notre peuple pour s’enrichir et quand ils en ont besoin ils engagent le bourreau pour brancher le courant mais savent-ils que les vieux mots des immigrants sont en train de se renouveler cette nuit dans le sang et la souffrance savent-ils que les vieux discours américains des ennemis jurés de l’oppression ont rajeuni ce soir dans la bouche d’une vieille femme de Pittsburgh dans celle d’un solide chaudronnier de Frisco venu de la côte en sautant d’un train de marchandises à l’autre dans celle d’un travailleur social de Back Bay d'un impri­meur italien d’un hobo de l’Arkansas le langage de la nation vaincue n’est pas oublié dans nos oreilles ce soir les hommes qui sont dans la maison de la mort ont rajeuni les vieux mots avant de mourir    

Si ce n 'avait été pour toutes ces choses, j'aurais peut-être

ma vie à m'adresser aux coins des rues à des hommes mépris. J’aurais pu mourir inconnu, ignoré, un raté. Ceci est notre carrière et notre triomphe. Au cours de toute une existent peut-on espérer jamais accomplit une telle Œuvre au profit de la tolérance, de la justice, de la compréhension de l'homme par l'homme que celle que nous accomplissons par accident

maintenant leur travail est terminé les immigrants ennemis jurés de l’oppression reposent inertes dans leurs cos­tumes noirs dans le petit salon mortuaire du North End la ville est calme les hommes de la nation conquérante sont invisibles dans les rues

ils ont gagné alors pourquoi ont-ils peur de se montrer dans les rues ? dans les rues on ne voit que les visages des vaincus les rues appartiennent à la nation vaincue tout le long de la route jusqu’au cimetière où les corps des immigrants vont être incinérés nous bordons les trottoirs sous la pluie battante nous encombrons la chaussée mouillée coude a coude silencieux pâles contemplant les cercueils de nos yeux effarés nous sommes là vaincus Amérique

Le bruit du temps – Ossip E. Mandelstam

Le bruit du temps – Ossip E. Mandelstam

 

LA FAMILLE SINANI

J’étais troublé et inquiet. Toute l’agitation du siècle s’était transmise à moi. Des courants étranges passaient à l’entour, depuis la soif de suicide jusqu’à l'attente de la fin universelle. La littérature a problèmes et questions mondiales d’illettrés venait juste de passer en une sombre campagne malodorante et les mains sales et velues des marchands de vie et de mort rendaient répugnant le nom même de la vie et de la mort. C’était en vérité une nuit d’illettrés ! Les littérateurs en chemises russes et en blouses noires faisaient commerce, comme des marchands de grain, de Dieu et du diable et il n’y avait pas de maison où on ne tapait d’un seul doigt la polka imbécile de « La Vie d’un Homme », devenue le symbole du symbolisme abject, celui de la rue. Pendant trop longtemps, l’intelligentsia s’était nourrie des chansons d’étudiant. Maintenant, c’étaient les questions mondiales qu’elle vomissait : c’était la même philosophie née d’une canette de bière !

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LA KOMISSARJEVSKAIA

Je désire non pas parler de moi, mais épier le siècle, le bruit et la germination du temps. Ma mémoire est hostile à tout ce qui est personnel. Si cela dépendait de moi, je ne ferais que grimace au souvenir du passé. Je n’ai jamais pu comprendre les Tolstoï et les Aksakov, les petits-fils Bagrov, amoureux des archives familiales avec leurs épopées de souvenirs domestiques. Je le répète, ma mémoire est non pas d’amour, mais d’hostilité, et elle travaille non à reproduire, mais à écarter le passé. Pour un intellectuel de médiocre origine, la mémoire est inutile, il lui suffit de parler des livres qu’il a lus, et sa biographie est faite. Là où, chez les générations heureuses, l’épopée parle en hexamètres et en chronique, chez moi se tient un signe de béance, et entre moi et le siècle gît un abîme, un fossé, rempli du temps qui bruit, l’endroit réservé à la famille et aux archives domestiques. Que voulait dire ma famille ? Je ne sais. Elle était bègue de naissance et cependant, elle avait quelque chose à dire. Sur moi et sur beaucoup de mes contemporains pèse le bégaiement de la naissance. Nous avons appris non à parler, mais à balbutier et ce n’est qu’en prêtant l’oreille au bruit croissant du siècle et une fois blanchis par l’écume de sa crête que nous avons acquis une langue.

La révolution est elle-même et vie et mort et elle ne peut souffrir qu’on potine devant elle sur la vie et sur la mort. Sa gorge est desséchée par la soif, mais elle n’acceptera pas une seule goutte d’eau de mains étrangères. La nature, ou la révolution, est une soif éternelle, un embrasement (peut-être envie- t-elle les siècles qui, humblement, simplement, étanchaient leur soif en se dirigeant vers l’abreuvoir des brebis. Pour la révolution, cette crainte, cette peur de recevoir quelque chose de mains étrangères est caractéristique, elle n’ose pas, elle craint de s’approcher des sources de l’être).

Mais qu’ont fait pour elle ces « sources de l’être » ? Avec quelle indifférence ont coulé leurs vagues rondes ! Elles ont coulé pour elles-mêmes, elles se sont réunies en torrents pour elles-mêmes, elles ont jailli en source pour elles-mêmes ! (« Pour moi, pour moi, pour moi », dit la révolution. « Tout seul, tout seul, tout seul », répond le monde).

La Komissarjevskaïa avait un dos plat de pensionnaire, une petite tête et un filet de voix fait pour le chant d’église. Bravitch était l’assesseur Brack, la Komissarjevskaïa était Hedda. Marcher et rester assise l’ennuyaient. C’est pourquoi elle était toujours debout ; elle s’approchait, par exemple, de la lanterne bleue de la fenêtre, dans le salon de professeur d’Ibsen et restait debout un temps infini, montrant aux spectateurs son dos plat, légèrement voûté. En quoi résidait le secret du charme de la Komissarjevskaïa ? Pourquoi était-elle un guide, une sorte de Jeanne d’Arc ? Pourquoi la Savina semblait-elle, à côté, une dame mourante, accablée d’avoir fait des courses au Bazar ?

En fait, l’esprit protestant de l’intelligentsia russe, protestantisme particulier de l’art et du théâtre, trouva son expression dans la Komissarjevskaïa. Ce n’est pas pour rien qu elle était attirée par Ibsen et qu’elle atteignit une grande virtuosité dans ce drame de professeur, tout de convenances protestantes. L’intelligentsia n’a jamais aimé le théâtre et elle aspirait à célébrer le culte théâtral aussi modestement et convenablement que possible. La Komissarjevskaïa allait dans le sens de ce protestantisme du théâtre, mais elle alla trop loin et dépassa les limites russes pour devenir presque européenne. Elle commença par rejeter tout le clinquant théâtral ; et la chaleur des bougies, et les rangées rouges des fauteuils, et les nids satinés des loges. Il ne resta plus qu’un amphithéâtre de bois, des murs blancs, des tapis gris, la propreté d’un yacht et la nudité d’une église luthérienne. Cependant, la Komissarjevskaïa avait toutes les qualités d’une grande tragédienne, mais en germe. A la différence des acteurs russes du temps et même, ma foi, de ceux de maintenant, elle avait une nature intérieure musicale, elle élevait et abaissait la voix comme l’exigeait la respiration de la structure verbale ; son jeu était aux trois quarts verbal, accompagné de rares gestes indispensables, et encore étaient-ils en nombre très limité, comme celui, par exemple, de se tordre les bras au-dessus de la tête. En créant le théâtre d’Ibsen et de Maeterlinck, elle découvrait en tâtonnant le drame européen, sincèrement convaincue que l’Europe ne pouvait rien donner de meilleur et de plus grand.

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La littérature serait-elle donc un ours qui se suce la patte un lourd sommeil après le travail, sur le divan d’un bureau ?

Je venais chez lui réveiller la bête de la littérature. L’écouter rugir, la regarder se retourner : je venais au domicile du maître de « langue russe ». Tout le sel consistait justement à venir « à domicile » et maintenant encore, j’ai du mal à me défaire de l’impression que je fréquentais alors le domicile de la littérature elle-même. Depuis, la littérature n’a plus jamais été un domicile, un appartement, une famille où dorment côte à côte des enfants roux dans de petits lits avec des filets sur les côtés.

A commencer par Radichtchev  et Novikov , V. V. s’établissait un lien personnel avec les écrivains russes, des relations acariâtres et amoureuses, mêlées à une noble envie, à de la jalousie, à un irrespect blagueur, à une injustice foncière, comme il se doit en famille.

L’intellectuel construit le temple de la littérature avec des idoles immobiles. Korolenko , par exemple, qui a tant écrit sur les zyrianes s’est transformé pour moi en un dieu zyriane. V. V. enseignait à construire la littérature non comme un temple, mais comme une lignée. Dans la littérature, il appréciait le principe patriarcal, ancestral, de la culture.

 

Américains d’Amérique – Gertrude Stein

Américains d’Amérique – Gertrude Stein

Voici donc l’histoire d’un grand nombre d’hommes et de femmes, du commencement à la fin de leur vie ; ceux-ci posséderont donc l’ultime ressource de vie que donne l'histoire. Mais un jour, tous ceux qui furent, sont, ou seront; tous ceux qui ont en eux-mêmes une bribe de vie, recevront l’ultime ressource que donne l’histoire. Un jour, je le sens, il y aura un récit de tous les hommes, d’un bout à l'autre de leur vie, et tous recevront cette ultime ressource de vie que donne l’histoire.

Lorsqu’on étudie les gens, dans leur vie quotidienne, on se sent persuadé que chez tout être vraiment vivant, se produit une répétition, qui se manifeste de plus en plus au cours de la vie, et on se sent aussi persuadé qu’un jour sera relatée l’histoire de tous les êtres, donnant ainsi à leur existence une finale consécration.

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On trouve partout des répétitions. On trouve partout un commencement et une fin. On trouve partout un élément de stupidité. On trouve partout quelqu’un qui comprend l’être de chacun. D’ordinaire, chacun connaît l’être de quelqu'un. Parfois on comprend l’être de beaucoup de gens qui vous entourent. Certains ne comprennent rien à personne. Il y a beaucoup de façons de comprendre l’être des gens et cette reconstruction en est une.

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J’ai beaucoup de mal à me servir dans mon récit d’un mot nouveau. Tous les mots que j’emploie sont chargés de vie et de sens, et chaque expression neuve me donne un sentiment très étrange. Parfois, je prends un mot tout neuf : parfois de nouvelles interprétations se révèlent dans un mot ancien ; j’aime ces mots à faces diverses, dont on a souvent l’occasion de se servir, et qui pour chacun de nous ont un sens un peu différent. J’aime qu’on puisse, en haussant plus ou moins la voix, modifier le sens d’une phrase qu’on vient de lire. Quand j’écris une phrase, elle répond en moi à un seul sens, mais l’inflexion de la voix peut la modifier complètement. Je suis embarrassée devant chaque mot nouveau que j’introduis dans mon récit, j’en connais le sens, et pourtant, il n’a encore pour moi ni poids, ni forme, ni réalité complète. Certains mots, que je préfère, que je connais intimement, reviennent sans cesse sous ma plume, car leur richesse est pour moi complète. Quand je parle, j’utilise beaucoup d’expressions qui ne vivent pas en moi, mais parler est une autre affaire. Quand j’écris un mot, il faut que ce mot ait atteint en moi un degré de réalité tel qu’il ait une place dans ma vie. Si je signale ce fait, c’est que je sens grandir en moi le désir de mots nouveaux.

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Tout le monde ne garde pas le même souvenir de sa jeunesse. Nombreux sont ceux qui ont mené alors une vie très heureuse, et qui, s’ils se reportent à leur «journal », ou à leurs lettres, n’y trouvent pas le spectacle du bonheur. Fixer son souvenir est chose très difficile, et il est difficile d’être certain qu’on est, qu’on a été très heureux. C’est une tâche complexe que de reconnaître le bonheur passé ou présent dans la vie des très jeunes gens et des très jeunes filles. Une vie heureuse est difficile à reconnaître et à définir. Bien des gens pensent que presque tout le monde a une vie assez agréable, d’autres sont d’avis que personne n’est réellement heureux, d’autres enfin pensent que le bonheur est dévolu aux uns, à l'exclusion des autres. Certains pensent que nous avons tous droit au bonheur, et d’autres qu’il dépend de notre volonté.

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Chacun de nous connaît la raison de ses échecs, mais en général on ne se rend pas bien compte de la raison des échecs du prochain. Nous aimons à donner des explications sur la raison de nos échecs, et ceux qui les entendent n’y prêtent aucune attention. Car chacun a une raison, une raison grave d’avoir échoué. Il est des gens à qui la vie n’apprend rien sur eux-mêmes. Chaque fois se renouvelle, toute fraîche, la cause de leur échec. Ils trouvent toujours de brillantes raisons, ils découvrent chaque fois, avec la même fraîcheur, des raisons qui, pour le public, ne sont que fatigantes répétitions, dénuées de portée.

La maison – Julien Gracq

La maison – Julien Gracq

Je demeurai là de longues minutes, envoûté, suspendu, ne respirant plus que selon le souffle de cette voix ensorcelée. Quand j’essaie de me rappeler l’état sans analogue aucun que je connusse où je me trouvais tout entier plongé, il me semble que je ne pourrais mieux en rendre compte qu'en disant qu’il était l'éveil même dans ce qu’il a de plus désorienté et de plus avide, de plus absorbant à la fois et de plus miraculeusement matinal.

Mais cet éveil ne venait pas, à la manière de l’émotion passive que donne une voix de théâtre, colorer et réchauffer un des paysages intérieurs comme une lumière qui leur prêterait pour un instant un jeu de soleil et d’ombres, sans changer quoi que ce soit à leurs perspectives à jamais fixées : la personnalité du timbre, qui semblait vibrer pour moi aussi singulièrement, aussi agressivement qu’un visage qui vous reconnaît et qui s’anime, venait faire souvenir d’instinct qu’avant même d’exprimer, la voix est faite pour appeler -, et cette voix m’appelait par mon nom et s’orientait à mon jour, découvrait en moi comme une eau monte un réseau de chemins secrets, cherchait et trouvait dans le cœur un défaut aussi complice que celui de l’épaule qui se creuse pour recevoir une tête connue. Le pouvoir de la voix sur moi tenait pour beaucoup aussi au fait qu’il me dénonçait subtilement à mesure les allées et venues de la promeneuse ambiguë à travers les pièces vides, me liait à elle comme par un immatériel fil d’Ariane, qui se tendait puis se relâchait à plaisir, au point que très vite l’idée s’imposa à moi dans la tension aiguë de tous mes sens d’un jeu délibéré et complice de la chanteuse où une place m’était faite, qui était peut-être toute la place, comme si elle eût deviné ma présence ou plutôt l’eût pressentie vaguement en même temps qu’elle l’appelait à travers les arabesques fascinantes de la mélopée s’offrant, puis se dérobant dans le manège de la plus suave et en même temps de la plus enivrante coquetterie. Tantôt, traversé d’une lueur de bon sens de la plus dégrisante espèce, je me persuadais qu’il ne pouvait y avoir là - plus hors d’atteinte que jamais, à tout jamais - qu’une femme désœuvrée, chantant pour se désennuyer dans ce bois pluvieux et perdu, et tout à coup, comme le reflet qui revient et glisse sur une bague tombée dans la fontaine, passait dans la voix comme un orient la promesse la plus folle, la plus improbable, la plus irrécusable aussi, qu’une femme puisse faire passer par-delà toute parole dans une seule de ces inflexions de voix qui retardent le cœur de battre, laissent le monde après elles dans une lumière changée - décident plus souverainement, nous semble-t-il, à certaines minutes, qu’il a dû jamais être décidé pour nous.

La faculté exacerbée de chiffrement et de déchiffrement instantané, vertigineux des signes, qui fait l'essence même et le caractère absorbant par-dessus tout du manège érotique, jamais peut-être je ne l’ai senti jouer pour moi avec cette sensation de la gorge serrée et de la bouche sèche, et en même temps ce sentiment d’aisance jamais en défaut et de rapidité presque folle qui me tenait cloué devant cette fenêtre vide où une silhouette dont il me semblait tout connaître refusait comme à plaisir de s’encadrer.

 

Le musée des contradictions - Antoine Wauters

Le musée des contradictions - Antoine Wauters

Discours de la mer interdite

Nous avons vu de la lumière et nous sommes entrés, monsieur le juge. Dieu merci, vous êtes bon... Non, nous resterons debout. Nous avons vu de la lumière et... Ceci ? Nos anneaux, monsieur le juge. Ce sont nos boucles et nos anneaux. Nous sommes ceux qui percent leur corps. Nous écrivons et dessinons dessus, jouant sur lui comme sur du sable. Notre corps est le peu qu’il nous reste, monsieur le juge. Pour nous, trouer et nous couvrir la peau de signes étranges, y compris à nos yeux, c’est faire quelque chose de beau. Où peut-on encore faire de telles choses, à part sur notre peau ?... Absolument. En nous trouant le corps comme pour nous en souvenir, monsieur le juge, comme pour nous en rappeler, il est certain que nous disons quelque chose que nous ne sommes peut- être pas capables — ou peut-être simplement pas désireux — d’ordonner par des mots, logiquement, ou par des actes, empiriquement ; néanmoins, cette chose, nous la disons. Quelle est-elle ? Voici : nous n’avons plus de place où vivre. Et nous brûlons.

 

Discours de la minorité devenue majoritaire

Hier, nous étions les filles de la marge. Marginaux, nos mots ne disposaient pas d’étiquettes de prix et nos livres, lorsqu’il arrivait qu’ils se vendent, s’écoulaient à trente-quatre exemplaires. Sauf que ce n’étaient même pas des livres, mais des plaquettes de six ou sept pages. Des textes boiteux auxquels les gens n’accordaient aucune attention, car leur langue, la langue peu lisible de nos livres d’autrefois, était truffée d’astéroïdes. Nos mères n’y comprenaient goutte. Elles ne comprenaient pas pourquoi nous écrivions dans ces langues connues de nous seules, nos langues sacrées volontiers entrelardées de boue, nos bonnes vieilles langues des cavernes toutefois pleinement tournées vers la lumière, puisque tel était ce que nous voulions. Briller. Accumuler un maximum de vitesse en frottant nos langues sur la pierre la plus pure. Et ne pas être comprises.

C’était de la magie.

Nos douleurs, nous les recyclions.