mercredi 24 mars 2021

Niels Lyhne –J.P. Jacobsen

Niels Lyhne –J.P. Jacobsen

 

A dix-sept ans, elle différait beaucoup, au moral, de ses frères et sœurs, et ne se rappro­chait pas plus de ses parents. Les Blide étaient des gens pratiques et n’attendaient de la vie que ce qu’elle peut donner. Ils remplissaient consciencieusement leur tâche en ce monde, accordaient au sommeil le temps qu’il fallait, bornaient leurs plaisirs à la fête annuelle de la moisson et à trois ou quatre réunions vers la Noël. Ils n’en demandaient pas davantage. Sans être des esprits très religieux, ils étaient aussi éloignés de ne pas rendre à Dieu ce qui est à Dieu que de négliger le paiement des impôts. Ils faisaient scrupuleusement leur prière du soir, de même qu’ils allaient à l’église les jours de fête, chantaient des cantiques à Noël et communiaient deux fois l’an. Ces hobereaux n’étaient pas tourmentés par le désir d’accroître leur savoir. Pour ce qui était de leur sens du beau et de leur amour des arts, ils ne restaient pas insensibles au charme de romances sentimentales ; en été, quand l’herbe poussait vigoureuse dans les prés et que les épis ondulaient dans les champs, ils échangeaient des réflexions sur l’agrément de la campagne pendant la belle saison. Mais ce n’étaient pas des natures poétiques : la beauté des choses ne les transportait pas ; ils ne se nourrissaient pas de vagues désirs, et ne rêvaient jamais.

---

Pour elle, ses parents, ses frères et sœurs, les voisins, les amis, ne prononçaient jamais un mot digne d’attention, car leurs pensées ne s’élevaient pas au-dessus de la terre qu’ils faisaient valoir, et leurs regards n’allaient pas au delà de ce qui s’offrait à eux tout naturel­lement. Mais les vers !... Ils étaient pleins de pensées nouvelles et d’enseignements profonds, montrant la vie telle qu’elle se déroule sur la vaste scène du monde, où la douleur et la joie sont intenses; ils suscitaient des images parmi les rimes qui ruisselaient comme des perles. Ils parlaient de jeunes filles nobles et belles, qui ignoraient le prix de leur beauté. Leur amour était plus désirable que toutes les richesses du monde ; les hommes les adoraient, les entouraient d’une atmo­sphère d’encens et de bonheur, les associaient à leurs pensées, à leurs projets, à leurs triom­phes et à leur gloire, et reconnaissaient que c’étaient elles qui leur donnaient l’inspiration et qui les rendaient victorieux.

Et pourquoi ne serait—elle pas une de ces jeunes filles? Elles ignoraient leur pouvoir; et Bartholine savait-elle au juste comment, elle était ? Les poètes affirmaient que vivre c’était autre chose que de coudre, broder, s’occuper du ménage et faire d’ennuyeuses visites.

---

Et d’abord, dans leur jeunesse, au cours de longs voyages entrepris et accomplis jusqu’au bout avec le même esprit d’appli­cation consciencieuse qu’ils apportaient en toutes choses, ils avaient accru leurs con­naissances, acquis des notions nouvelles d’es­thétique, d’autres vues sur la vie. A leur retour au pays natal, ils ne reléguaient point parmi les vieux souvenirs les impressions de leur séjour en France et en Allemagne, comme on s’empresse d’oublier une fête dont les der­niers flambeaux viennent de s’éteindre et les derniers accords d’expirer; ils s’efforçaient, au contraire, d’entretenir les idées et les sen­sations nées en eux à l’étranger.

---

Il ne concevait pas l'amour comme une flamme sans cesse renaissante, dont la clarté fan­tastique doit illuminer les moindres incidents de la vie, faire paraître tout immense et nou­veau ; mais comme un feu tranquille couvant sous la cendre, chauffant agréablement, ré­pandant une douce lueur qui ne va pas jus­qu’aux objets trop éloignés, qui rapproche davantage et rend plus familière toute chose proche et connue.

Il était las, épuisé, il ne pouvait endurer tant de poésie ; il avait besoin de poser les pieds sur la terre ferme, où se mène le train-train ordinaire de la vie, comme un poisson qui se meurt hors de l’eau a soif d’ondes fraîches.

---

Une seule chose rappelait encore l’ancien Lyhne, c’est-à-dire le jeune Lyhne : le fait qu’il pou­vait rester de longs moments assis sur une borne ou sur une barrière et, dans une sorte d’extase végétative, contempler les seigles verts ou les lourds épis blonds de l’avoine.

---

La voix retentissait en vain, car une vie d’abstinence, et que n’embellissait point le vice de la rêve­rie, ne méritait pas d’être vécue : — la vie n’avait de valeur que ce que lui en prêtaient les rêves.

---

Niels saisissait la morale renfermée dans ces récits : il comprenait qu’il était méprisable de vouloir être comme tout le monde, et il était tout disposé à subir la dure destinée d’un héros. Il acceptait les combats épui­sants, l’adversité, l’ingratitude de la foule, les victoires sans trêve; mais cela le soulageait énormément de se dire que tout cela vien­drait beaucoup plus tard, lorsqu’il serait grand.

---

Mais il n’en était pas toujours ainsi. Quel­quefois son imagination fatiguée ne lui don­nait rien non plus. Il était alors très mal­heureux, car il se sentait médiocre et chétif après tant de rêves ambitieux ; il n’était plus qu’un indigne menteur, un fanfaron ; il avait prétendu être épris de tout ce qui est grand, alors qu’en réalité c’étaient les petitesses et les banalités de l’existence qui le séduisaient ; il croyait même sentir en lui la haine instinc­tive des êtres inférieurs pour les êtres supérieurs, et se persuadait qu’il consentirait vo­lontiers à lapider ces héros, d’une autre race que lui, et conscients de leur supériorité.

---

Naturellement, l’enfant ne pouvait avoir de tout cela que des idées vagues, à peine saisissables. C’était comme ces bizarres vé­gétations sous-marines, vues à travers la glace laiteuse : brisez la glace ou revêtez de mots précis tout ce qui s’agitait confusément au fond de cette âme ; ce que vous voyez alors, ce qui apparaît avec netteté, n’est pas tout à fait ce que vous soupçonniez.

---

Ce qu’il aimait, ce n’é­tait pas des qualités du cœur et de l’esprit ; c’était la beauté d’Edel, son élégance, ses allures de mondaine, son assurance, jusqu’à son insolence pleine de grâce. C’était un amour qui devait le faire méditer avec éton­nement et confusion sur la faiblesse de l’homme.

---

Votre amour ne m’offense pas, monsieur Bigum, mais je le blâme. Vous avez fait ce que font beaucoup d’autres: ils- ne veulent pas voir la réalité, ils ne veulent pas ensendre le non qu’elle oppose aux désirs, ils oublient l’abîme qui sépare ces désirs de leur objet... On veut vivre son rêve. Mais la vie ne tient pas compte des rêves, il n’y a pas un seul obstacle réel dont ils puissent triompher. Un beau jour on se réveille en gémissant au bord de l’abîme qui est tou­jours là et qui n’a pas changé. Mais soi- même on est changé, car dans le rêve on a exaspéré ses désirs à un tel point que- cela devient une souffrance atroce... On, regrette amèrement de ne s’être pas mieux gardé ; hélas ! il est trop tard : on est malheu­reux...

Elle se tut, un instant. Elle avait parlé d’une voix tranquille et voilée, comme si elle se fût parlé à elle-même. Mads sa voix devint froide et dure :

— Je ne puis rien pour vous, monsieur Bigum, vous ne m’êtes rien de ce que vous voudriez m’être : si cela vous rend malheu­reux, soyez malheureux; si cela vous fait souffrir, souffrez. Il faut qu’il y ait des êtres qui souffrent... Lorsqu’on fait d’une créature humaine son idole et la maîtresse de sa destinée, il faut s’incliner devant les arrêts de l’idole, mais il est imprudent de se faire des dieux et de leur livrer son âme, car il y a des dieux qui ne veulent pas descendre de leur piédestal... Votre divinité est si petite, monsieur Bigum, si peu digne d’être adorée ! Oubliez-la et soyez heureux avec quelque brave fille du pays.

---

Par la lucarne ouverte d’une mansarde, Niels le regardait. Il avait tout entendu et il avait une figure effrayée, un frémissement nerveux agitait son corps. Pour la première fois, la vie lui faisait peur : il comprenait que lorsqu’elle condamne une créature à souf­frir, ce n’est ni un jeu ni une plaisanterie, et que la créature doit subir le supplice, — qu’il ne se présente pas au dernier moment un sauveur comme dans les contes, et qu’on ne se réveille pas, rassuré, après un mauvais rêve.

---

Tout ce qui n’avait point osé, tant qu’Erik était là, se produire au grand jour, reprenait maintenant son empire. Le chimérique revint poétiser la calme existence vide d’événements ; la rêverie, de nouveau, s’empara de l’es­prit, lui donnant l’illusion de la vie réelle et lui versant le venin des pressentiments et des désirs.

C’est ainsi que Niels grandit. Son âme subit les diverses influences ; — ce qu’il rêve, ce qu’il sait, ce qu’il devine, tout cela laisse son empreinte sur la molle argile, y trace son sillon qui, plus tard, se creusera ou s’effacera.

---

Tandis qu’il était assis près de la fenêtre, cette même nostalgie se réveillait dans son âme... Il était tourmenté de mille rêves et de sensations d’une infinie délicatesse, teintes légères, senteurs vite évanouies, sonorités vagues produites par des cordes d’argent. Après ces sensations venait le silence, le tré­fonds du silence où les ondes sonores n’ap­portaient pas une seule vibration, où tout s’anéantissait, tout mourait dans le rouge reflet d’un feu qui couve et la tiédeur de parfums capiteux. Il ne désirait pas ce repos qui venait a lui et dans lequel se noyaient les autres images ; et il s’efforçait de rappeler ses premières visions.

Il était fatigué de lui-même, fatigué de ses pensées stériles et de ses rêves... La vie, un poème ?... pas quand on passait son temps à rêver l’existence au lieu de la vivre... Que cela était donc vide, vide, vide!... Toujours poursuivre son moi, en tournant dans un cercle où il suivait avec soin les traces de ses propres pas ; feindre de se jeter dans le courant et rester tranquillement assis dans l’attitude d’un pêcheur à la ligne, pour ra­mener son moi sous quelque bizarre traves­tissement !... Ah ! si la vie pouvait s’emparer de lui!... la vie, l’amour, la passion... s’il pouvait ne plus rêver l’existence, mais la subir !

---

— Intellectuellement!... Dieu, que je hais l’amour intellectuel ! Cet amour—là ne porte que des fleurs artificielles, écloses dans le cerveau, le cœur étant incapable d’en produire. Ce que j’envie à la jeune fille, c’est que chez elle rien n’est faux, elle ne remplace pas le pur amour par de vaines chimères. Ne croyez pas, parce que l’amour est chez elle mêlé de rêverie, qu’elle fasse plus grand cas de ses rêves que de la terre sur laquelle elle marche. Non ; tous ses sens, tous ses instincts, toutes ses facultés sont tendus vers l’amour ; elle le cherche partout infatigablement. Ses rêves ne la satisfont pas. Elle est bien trop réaliste- pour cela, elle l’est tellement qu’elle devient souvent à son insu naïvement cynique... Vous ne vous doutez pas qu’il y ait pour une jeune fille une jouissance énorme à respirer en secret l’odeur de tabac dont sont imprégnés les vêtements de son bien-aimé. Gela la ravit autrement que des milliers de rêves !... Je- méprise les rêves et les chimères. Lorsque tout notre être crie vers la possession d’un, cœur humain, une félicité imaginaire peut- elle nous suffire? Que de fois pourtant il ne- nous est offert que cela! Et que de fois nous devons nous résigner à être parées par celui due nous aimons de jolies choses créées par son imagination à lui ! Il nous ceint le front d’une auréole, nous colle des ailes aux épaules et nous habille d’une robe parsemée d’étoiles ; alors seulement il nous juge dignes d’être aimées, quand nous avons revêtu ce costume- de mascarade où nous ne pouvons nous montrer telles que nous sommes en réalité, parce- que ce travestissement nous gêne et parce qu’on nous trouble en se jetant à nos pieds dans la poussière pour nous adorer, au lieu tout bonnement de nous prendre comme nous  sommes en se contentant de nous aimer.

---

          C’est précisément cela qui est blessant pour nous, dit madame Boye. Ne sommes- nous pas suffisamment divines par nous- mêmes ?

Il sourit avec condescendance.

Ne souriez pas, ceci n’est pas une plai­santerie. C’est au contraire très sérieux, car cette adoration qu’on nous témoigne est au fond tyrannique, ni plus ni moins ; les hommes veulent de force nous façonner d’après leur idéal. Ce qui dans notre nature est contraire à cet idéal, ils le suppriment, en l’étouffant ou en feignant de l’ignorer ; par contre ils exaltent ce qui n’est pas dans notre nature ou ce qui ne nous est pas particulier, ils le cultivent avec frénésie en supposant toujours que nous en sommes richement pourvues ; ils en font la pierre fondamentale de l’édifice de leur amour. J’appelle cela violenter notre nature, vouloir nous dresser. L’homme est dresseur en amour. Et nous acceptons cela, notre fai­blesse est à ce point méprisable que celles-là même qui n’ont pas l’excuse d’aimer se sou­mettent avec les autres !

---

C’est ainsi que les tempéraments indivi­duels se font jour dans l’étude. Apprendre est aussi beau que vivre. N’ayez pas peur que votre individualité s’absorbe dans des esprits plus grands que le vôtre. Ne veillez pas avec des soins jaloux sur votre originalité, ne vous tenez pas à l’écart de tout ce qui a en soi de la puissance, par crainte d’y noyer votre talent. L’originalité que l’on perd dans ce travail de l’intelligence en progrès ne pouvait être qu’une défectuosité, un rejeton destiné à périr, original seulement parce qu’il était maladif. C’est ce qui est sain qui deviendra grand.

---

— Je ne te demande pas si tu y penses aux enterrements, ou quand tu es malade. Moi, cette pensée me vient parfois tout d’un coup ; elle s’empare de moi comme un désespoir. Je suis là à ne rien faire, complètement incapable d’entreprendre quoi que ce soit, et je sens alors le temps passer ; les heures, les semaines, les mois se succèdent sans rien m’apporter, et je ne puis les arrêter au moyen d’une œuvre. Je ne sais si tu me comprends, c’est une espèce de sentiment qui m’est personnel : je voudrais qu’une œuvre de moi me rendît maître d’une portion de temps... Vois-tu, le temps que j’emploie à peindre un tableau m’appartient, ou du moins il m’en reste quelque chose, il n’est pas fini parce qu’il est passé. C’est à devenir malade de penser aux jours qui passent sans qu’il y ait moyen de les retenir ! — Et je n’ai plus rien en moi, ou, du moins, je ne retrouve plus rien. C’est une torture ; cela me met dans un tel état d’exaspération que pour ne pas pleurer de rage je prends le parti de marcher de long en large dans ma chambre en chantant des choses idiotes ; puis je me sens devenir fou lorsqu’en m’arrêtant je songe que le temps a encore marché, qu’il marche pendant que je pense, qu’il marche toujours, toujours... Il n’est rien de plus misérable que d’être artiste. Tel que tu me vois là, je suis bien portant, mon sang est chaud et riche, mon cœur bat, ma raison est intacte et j’ai la volonté de travailler ; et pourtant je ne peux pas : je lutte et je voudrais saisir une chose invisible qui ne veut pas se laisser prendre. J’aurais beau m’acharner et me mettre les doigts en sang, je n’y arriverais pas... Que taire pour retrouver l’inspiration, pour qu’une idée me vienne ? Quelquefois j’essaie de n’y plus penser et je vais me promener sans rien chercher. Rien ne vient, rien, hormis cette sensation que le temps devient de l’éternité et qu’il attire à lui les heures qui défilent avec une rapidité vertigineuse, douze blanches et douze noires, sans arrêt. Que faut-il que je tasse ? Il doit y avoir quelque chose à faire dans mon cas. Car, enfin, je ne dois pas être le premier à qui pareille chose arrive. Hein?... Ne connais- tu aucun remède?

          Fais un voyage.

Oh ! non, pas cela. Gomment peux-tu me proposer cela? Me crois-tu vraiment fini ?

---

          N’est-ce pas étonnant alors, qu’il ait voulu être artiste? dit Fennimore d’un ton froid et agressif qui frappa Niels.

Mais non, dit-il, car il est rare qu’un homme soit artiste par tout son tempérament. Les êtres comme Erik, avides de jouir de la vie, éprouvent souvent la nostalgie de choses infiniment délicates : froideur virginale, attrait mystérieux de l’inaccessible... je ne sais comment définir ces choses. En apparence, ils sont très matériels et très sanguins, un peu grossiers même, et nul ne soupçonne les rêveries romanesques et sentimentales qu’ils entretiennent parce que ces hommes bruyants et vigoureux ont une âme très pudique : de petites vierges pâles ne mettent pas plus de pudeur à cacher ce qui se passe dans leur âme. Comprends—tu, Fennimore, que ces secrets sentiments, qui ne se peuvent exprimer dans le langage ordinaire, fassent un artiste de l’homme qui les éprouve ? Il est incapable de dire ce qu’il rêve : c’est à nous de croire à la vie mystérieuse qui s’agite au dedans de lui et qui, de temps en temps, produit au grand jour une fleur d’un parfum très fin... Comprends-moi bien, Fennimore, tu ne dois pas réclamer ta part du trésor caché, mais tu dois avoir foi en son existence et être heu­reuse en travaillant à sa conservation. Ne te fâche pas de ce que je vais te dire, Fenni­more, mais il me semble qu’Erik et toi vous n’êtes pas très tendres l’un pour l’autre. Cela ne peut-il changer? Ne te demande pas lequel de vous a raison contre l’autre, ne songe pas à la gravité des torts dont tu crois souffrir. Ne sois pas juste avec lui : que deviendraient les meilleurs d'entre nous si la simple justice nous était rendue ? Vois-le toujours comme il était à l'heure où tu l'ai­mais le plus ardemment. Crois-moi, il le mérite. Il y a dans l’amour des instants d’extase sublime où l’on sacrifierait sa vie à l’objet de sa tendresse, s’il le fallait... n’est-ce pas? Pense à ce que je viens de te dire, Fennimore, ne l’oublie pas, pour lui comme pour toi- même, je t’en conjure!

---

Il lui fit entrevoir la force et l’indépen­dance que l’humanité acquerrait si, n’ayant foi qu’en elle-même, elle cherchait à mettre sa vie en accord avec ce que chacun sentait en soi de meilleur et de plus élevé au heu de s’en rapporter à une divinité quelconque chargée de contrôler ses actes. Il chercha à faire paraître ses convictions belles et profi­tables, mais il ne lui dissimula pas combien les vérités de l’athéisme devenaient, dans les épreuves et les grandes afflictions, désolantes et sombres auprès du rêve d’un père céleste gouvernant le monde.

---

Aussi, qu’avait-il fait pour les retenir? Avait-il été fidèle dans ses affections ? Toute la différence entre eux et lui, c’était qu’il lâchait moins vite ses amis... Mais non, ce n’était pas cela: au fond des choses, il y avait cette lamen­table vérité que l’homme est toujours seul. La fusion des âmes n’était que mensonge ; jamais aucun être ne se donnait entièrement à vous, ni la mère qui vous faisait asseoir sur ses genoux, ni l’ami sur qui vous comptiez, ni la femme qui dormait sur votre cœur...

 

 

 

 

 

 

 

S/Z - Barthes

 S/Z - Barthes 

La lecture, l'oubli

Lire, en effet, est un travail de langage. Lire, c’est trouver des sens, et trouver des sens, c’est les nommer ; mais ces sens nommés sont emportés vers d’autres noms ; les noms s’appellent, se rassemblent et leur groupement veut de nouveau se faire nommer : je nomme, je dénomme, je renomme : ainsi passe le texte : c’est une nomination en devenir, une approximation inlassable, un travail métonymique. – En regard du texte pluriel, l’oubli d’un sens ne peut donc être reçu comme une faute. Oublier par rapport à quoi ? Quelle est la somme du texte ? Des sens peuvent bien être oubliés, mais seulement si l’on a choisi de porter sur le texte un regard singulier. La lecture cependant ne consiste pas à arrêter la chaîne des systèmes, à fonder une vérité, une légalité du texte et par conséquent à provoquer les « fautes » de son lecteur ; elle consiste à embrayer ces systèmes, non selon leur quantité finie, mais selon leur pluralité (qui est un être, non un décompte) : je passe, je traverse, j’articule, je déclenche, je ne compte pas. L’oubli des sens n’est pas matière à excuses, défaut malheureux de performance ; c’est une valeur affirmative, une façon d’affirmer l’irresponsabilité du texte, le pluralisme des systèmes (si j’en fermais la liste, je reconstituerais fatalement un sens singulier, théologique) : c’est précisément parce que j’oublie que je lis.

FIGURES I / FIGURES II / FIGURES III – Gérard Genette

FIGURES I / FIGURES II / FIGURES III – Gérard Genette

 

FIGURES I

Proust Palimpseste

 

Maurice Blanchot, méditant sur les rapports entre Jean Santeuil et la Recherche du Temps perdu l, observe d'une part que, par la ruse involontaire d'un ajournement apparemment inexplicable mais qui répondait sans doute à la nécessité profonde de son œuvre, Proust s'est peu à peu éloigné de son propos initial, qui était d'écrire un « roman d'instants poétiques» (les instants privilégiés de la réminiscence) : ces instants se sont dégradés en scènes, les apparitions en portraits et descriptions, faisant dériver l'exécution d'ensemble du poétique au romanesque; mais il montre aussi que ce romanesque à son tour dérive vers autre chose, dans la mesure où l'œuvre se retourne, se replie sur elle-même, entraînant tous ses épisodes dans «un lent mouvement sans repos », dans « la densité mouvante du temps sphérique ». Là se trouve en effet le plus troublant paradoxe-de la Recherche: c'est qu'elle se présente à la fois comme œuvre et comme approche de l'œuvre, comme terme et comme genèse, comme recherche du temps perdu et comme offrande du temps retrouvé. Cette ambivalence lui donne l'ouverture, la dimension critique où Proust voyait la marque essentielle des grandes œuvres du XIXe siècle (et qui l'est encore davantage au xxe), œuvres toujours « merveilleusement incomplètes », dont les auteurs « se regardant travailler comme s'ils étaient à la fois l'ouvrier et le juge, ont tiré de cette auto-contemplation une beauté nouvelle, extérieure et supérieure à l'œuvre 1», elle lui donne aussi un double temps et un double espace, une « double vie » comme celle de ses héros, un double fond, c'est-à-dire une absence de fond par laquelle elle s'écoule et s'échappe sans cesse. « Nous ne savons jamais, dit Blanchot, à quel temps appartient l'événement qu'il évoque, si cela se passe seulement dans le monde du récit, ou si cela arrive pour qu'arrive le moment du récit à partir duquel ce qui s'est passé devient réalité et vérité ». En effet chaque moment de l'œuvre est en quelque sorte donné deux fois : une première fois dans la Recherche comme naissance d'une vocation, une deuxième fois dans la Recherche comme exercice de cette vocation; mais ces « deux fois » nous sont données ensemble, et c'est au lecteur, informé in extremis que le livre qu'il vient de lire reste à écrire, et que ce livre à écrire est à peu près (mais à peu près seulement) celui qu'il vient de lire, c'est au lecteur qu'il échoit de remonter jusqu'à ces pages lointaines, enfance à Combray, soirée chez les Guermantes, mort d'Albertine, qu'il avait d'abord lues comme sagement déposées, glorieusement embaumées dans une oeuvre faite, et qu'il doit maintenant relire, presque identiques mais un peu différentes, comme en souffrance, encore· privées de sépulture, anxieusement tendues vers une oeuvre à faire : et inversement, sans cesse. Ainsi, non seulement la Recherche du Temps perdu est, comme le dit Blanchot, une oeuvre « achevée-inachevée », mais sa lecture même s'achève dans l'inachèvement, toujours en suspens, toujours « à reprendre », puisqu'elle trouve son objet Sa1J.S cesse relancé dans une vertigineuse rotation. « L'objet littéraire, écrit Sartre, est une étrange toupie qui n'existe qu'en mouvement. » Cela est particulièrement vrai de l'oeuvre de Proust, oeuvre instable, construction plus mobile que celles de Calder, puisqu'un seul regard suffit à déclencher une circulation que rien ensuite ne peut plus arrêter.

 

FIGURE II

Raisons de la critique pure

Il nous faut maintenant considérer d'un peu plus près les trois types d'essences dont parle Thibaudet. Le premier porte un nom dont nous avons quelque peu perdu l'usage, en son apparente indiscrétion, mais que nous n'avons su remplacer par aucun autre. Le génie, dit Thibaudet d'une manière un peu énigmatique, c'est à la fois le superlatif de l'individuel et l'éclatement de l'individualité. Si nous voulons trouver le commentaire le plus éclairant de ce paradoxe, c'est peut-être du côté de Maurice Blanchot (et de Jacques Lacan) que nous devrons le chercher, dans cette idée aujourd'hui familière à la littérature, mais dont la critique n'a sans doute pas encore assumé toutes les conséquences, que l'autéui, que l'artisan d'un livre, comme disait encore Valéry, n'est positivement personne - ou encore, que l'une des fonctions du langage, et de la littérature comme langage, est de détruire son locuteur et de le désigner comme absent. Ce que Thibaudet nomme le génie, ce pourrait donc être ici cette absence du sujet, cet exercice du langage décentré, privé de centre, dont parle Blanchot à propos de l'expérience de Kafka découvrant « qu'il est entré dans la littérature dès qu'il a pu substituer le il au je ... L'écrivain, ajoute Blanchot, appartient à un langage que personne ne parle, qui ne s'adresse à personne, qui n'a pas de centre, qui ne ,révèle rien 1 ». La substitution du il au je n'est évidemment ici qu'un symbole, peut-être trop clair, dont on trouverait une version plus sourde, et apparemment inverse, dans la façon dont Proust renonce au il trop bien centré de Jean Santeuil pour le je décentré, équivoque, de la Recherche, le je d'un Narrateur qui n'est positivement ni l'auteur ni qui que ce soit d'autre, et qui manifeste assez bien comment Proust a rencontré son génie au moment où il trouvait dans son oeuvre le lieu de langage où son individualité allait pouvoir éclater et se dissoudre en Idée. Ainsi, pour le critique, parler de Proust ou de Kafka, ce sera peut-être parler du génie de Proust ou de Kafka, non de sa personne. Ce sera parler de ce que Proust lui-même appelle le (c moi profond », dont il a dit, plus fortement que quiconque, qu'il ne se montre que dans ses livres, et dont il a montré, plus fortement que quiconque, et dans son livre même, qu'il est un moi sans fond, un moi sans moi, soit à peu près le contraire de ce que l'on a coutume d'appeler un sujet. Et, soit dit en passant, cette considération pourrait enlever beaucoup de son intérêt à toute controverse sur le caractère objectif ou subjectif de la critique: le génie d'un écrivain n'est à proprement parler pour le critique (pour le lecteur) ni un objet ni un sujet, et le rapport critique, le rapport de lecture pourrait assez bien figurer ce qui précisément, dans la littérature, dissipe et congédie cette opposition trop simple.

La seconde essence dont nous parle Thibaudet, en des termes peut-être mal choisis, ce sont ces genres en quoi il voit des «formes de l'élan vital littéraire », formule assez aventureuse où son propre bergsonisme vient relayer le pseudo-darwinisme de Brunetière, et qu'il vaudrait sans doute mieux appeler, en dehors de toute référence vitaliste, les structures fondamentales du discours littéraire. La notion de genre est aujourd'hui plutôt mal reçue, peut-être à cause, précisément, de cet organicisme grossier dont elle a été entachée à la fin du siècle dernier, et sans doute aussi et surtout parce que nous vivons un âge littéraire qui est celui de la dissolution des genres et de·l'avènement de la littérature comme abolition des frontières intérieures de l'écrit. S'il est vrai, comme on l'a déjà dit, que la critique a pour une de ses tâches de reverser sur la littérature du passé l'expérience littéraire du présent et de lire les anciens à la lumière des modernes, il peut paraître singulier et même saugrenu, à une époque dominée par des noms tels que ceux de Lautréamont, de Proust, de Joyce, de Musil, de Bataille, de s'attacher à ressusciter, fût-ce en les renouvelant, les catégories d'Aristote et de Boileau. Il reste cependant que quelque chose nous parle et nous requiert lorsque Thibaudet nous rappelle que Mallarmé n'a fait de la poésie que pour préciser l'essence de la poésie, qu'il n'est allé au théâtre que pour chercher l'essence du théâtre. Il n'est peut-être pas vrai, ou plus vrai, que les genres vivent, meurent et se transforment, mais il reste vrai que le discours littéraire se produit et se développe selon des structures qu'il ne peut même transgresser que parce qu'il les trouve, encore aujourd'hui, dans le champ de son langage et de son écriture. Pour ne retenir ici qu'un exemple particulièrement clair, Émile Benveniste a bien montré, dans un ou deux chapitres 1 de ses Problèmes de linguistique générale, la façon dont s'opposent, dans les structures mêmes de la langue, au moins de la langue française, par l'emploi réservé de certaines formes verbales, de certains pronoms, de certains adverbes, etc., les systèmes du récit et du discours. De ces analyses, et de celles qu'on peut mener à partir d'elles et dans leur prolongement, il se dégage à tout le moins que le récit représente, même sous ses formes les plus élémentaires, et même du point de vue purement grammatical, un emploi très particulier du langage, soit à peu près ce que Valéry nommait, à propos de la poésie, un langage dans le langage, et toute étude des grandes formes narratives (épopée, roman, etc.) devrait au moins tenir compte de cette donnée, comme toute étude des grandes créations poétiques devrait commencer par considérer ce que l'on a appelé récemment la structure du langage poétique. Il en irait de même, cela va de soi, pour toutes les autres formes de l'expression littéraire, et par exemple il peut sembler étrange que l'on n'ait jamais songé (du moins à ma connaissance) à étudier pour lui même, dans le système de ses ressources et de ses contraintes spécifiques, un type de discours aussi fondamental que la description. Ce genre d'études, qui est encore à peine en voie de constitution, et d'ailleurs en marge des cadres officiels de l'enseignement littéraire, il est vrai qu'on pourrait le baptiser d'un nom fort ancien et plutôt décrié: c'est la rhétorique, et pour ma part je ne verrais aucun inconvénient à admettre que la critique telle que nous la concevons serait, partiellement du moins, quelque chose comme une nouvelle rhétorique. Ajoutons seulement (et la référence à Benveniste était un peu ici pour le laisser entendre) que cette nouvelle rhétorique entrerait tout naturellement, comme l'avait d'ailleurs prévu Valéry, dans la mouvance de la linguistique, qui est sans doute la seule discipline scientifique ayant actuellement son mot à dire sur la littérature comme telle, ou, pour reprendre une fois de plus le mot de Jakobson, sur la littérarité de la littérature.

La troisième essence nommée par Thibaudet, la plus haute, bien sûr, et la plus large, c'est le Livre. Ici, nul besoin de transposer, et la référence à Mallarmé nous dispenserait aisément de tout commentaire. Mais il faut savoir gré à Thibaudet de nous rappeler aussi fortement que la littérature s'accomplit en fonction du Livre, et que la critique a tort de penser si peu au Livre et de mêler en une même série « ce qui se dit, ce qui se chante, ce qui se lit ». Que la littérature ne soit pas seulement du langage, mais, à la fois plus précisément et plus largement, de l'écriture, et que le monde soit pour elle, devant elle, en elle, ainsi que le disait si justement Claudel, non pas comme un spectacle, mais comme un texte à déchiffrer et à transcrire, voilà une de ces vérités auxquelles la critique ne s'est peut-être aujourd'hui encore, pas assez rendue, et dont la méditation mallarméenne sur le Livre doit nous enseigner l'importance. Contre une tradition très ancienne, presque originaire (puisqu'elle remonte à Platon) de notre culture, qui faisait de l'écriture un simple auxiliaire de la mémoire, un simple instrument de notation et de conservation du langage, ou plus précisément de la parole - parole vive, jugée irremplaçable comme présence immédiate du locuteur à son discours -, on est aujourd'hui en train de découvrir ou de mieux comprendre, grâce en particulier aux études de Jacques Derrida sur la grammatologie, ce qu'impliquaient déjà les plus pénétrantes intuitions de la linguistique saussurienne, que le langage, ou plus précisément la langue, est elle-même d'abord une écriture, c'est-à-dire un jeu fondé sur la différence pure et l'espacement, où c'est la relation vide qui signifie, non le terme plein. « Système de relations spatiales infiniment complexes, dit Blanchot, dont ni l'espace géométrique ordinaire ni l'espace de la vie pratique ne nous permettent de saisir l'originalité 1. » Que le temps de la parole soit toujours déjà situé et en quelque sorte préformé dans l'espace de la langue, et que les signes de l'écriture (au sens banal) soient d'une certaine façon, dans leur disposition, mieux accordés à la structure de cet espace que les sons de la parole dans leur succession temporelle, cela n'est pas indifférent à l'idée que nous pouvons nous faire de la littérature. Blanchot dit bien que l~ Coup de dés voulait être cet espace « devenu poème ». Tout livre, toute page est à sa façon le poème de l'espace du langage, qui se joue et s'accomplit sous le regard de la lecture. La critique n'a peut-être rien fait, ne peut rien faire tant qu'elle n'a pas décidé - avec tout ce que cette décision implique - de considérer toute oeuvre ou toute partie d'oeuvre littéraire d'abord comme un texte, c'est-à-dire comme un tissu de figures où le temps (ou, comme on dit, la vie) de l'écrivain écrivant et celui (celle) du lecteur lisant se nouent ensemble et se retordent dans le milieu paradoxal de la page et du volume. Ce qui entraîne à tout le moins, comme l'a dit très précisément Philippe Sollers, que « la question essentielle n'est plus aujourd'hui celle de l'écrivain et de l'oeuvre, mais celle de l'écriture et de la lecture, et qu'il nous faut par conséquent définir un nouvel espace où ces deux phénomènes pourraient être compris comme réciproques et simultanés, un espace courbe, un milieu d'échanges et de réversibilité où nous serions enfin du même côté que notre langage ... L'écriture est liée à un espace où le temps aurait en quelque sorte tourné, où il ne serait plus que ce mouvement circulaire et opératoire 1 1). Le texte, c'est cet anneau de Môbius où la face interne et la face externe, face signifiante et face signifiée, face d'écriture et face de lecture, tournent et s'échangent sans trêve, où l'écriture ne cesse de se lire, où la lecture ne cesse de s'écrire et de s'inscrire. Le critique aussi doit entrer dans le jeu de cet étrange circuit réversible, et devenir ainsi, comme le dit Proust, et comme tout vrai lecteur, « le propre lecteur de soi-même ». Qui lui en ferait reproche montrerait simplement par là qu'il n'a jamais su ce que c'est que lire.

 

Rhétorique et enseignement

La troisième mutation - celle qui commande le détail des prescriptions, et qui nous retiendra donc le plus longtemps - concerne la structuration interne du code, ou si l'on veut son statut proprement rhétorique. Comme la rhétorique antique était essentiellement une rhétorique de l'inventio, comme la rhétorique classique était surtout une rhétorique de l'eloeutio, notre rhétorique moderne est presque exclusivement une rhétorique de la dispositio, c'est-à-dire du « plan » . Il est facile de voir que ce nouveau statut interne découle de la nouvelle fonction sémiologique que nous avons déjà constatée : l'objet du discours étant réduit à la réalité littéraire et spécifié à chaque fois par l'énoncé du sujet, le contenu pose moins des problèmes d'invention que d'adaptation d'une matière déjà connue, mobilisée et présente à l'esprit, à l'orientation spécifique d'un sujet; quant à l'élocution, son champ (son jeu) se trouve lui aussi fort limité par le fait que la dissertation appartient à un genre unique, qui a pris la place des narrations, descriptions, portraits, discours, fables, etc., de l'ancienne rhétorique, et qui, n'étant plus littéraire mais métalittéraire (critique), doit restreindre très sévèrement sa richesse et sa liberté stylistiques. En fait, nous le verrons, ces deux aspects de la théorie rhétorique ne subsistent plus guère qu'en état de subordination par rapport au troisième, qui occupe tout le devant de la scène.

 

Frontières du récit

Une première opposition est celle qu'indique Aristote en quelques phrases rapides de la Poétique. Pour Aristote, le récit (diégésis) est un des deux modes de l’imitation poétique mimésis), l'autre étant la représentation directe des évènements par des acteurs parlant et agissant devant le public 1. Ici s'instaure la distinction classique entre poésie narrative et poésie dramatique. Cette distinction était déjà esquissée par Platon dans le 3e livre de la République, à ces deux différences près que d'une part Socrate y déniait au récit la qualité (c'est-à-dire, pour lui, le défaut) d'imitation, et que d'autre part il tenait compte des aspects de représentation directe (dialogues) que peut comporter un poème non draamatique comme ceux d'Homère. Il y a donc, aux origines de la tradition classique, deux partages apparemment contradictoires, où le récit s'opposerait à l'imitation, ici comme son antithèse, et là comme un de ses modes.

 

Langage poétique, poétique du langage

L'écart non réductible, comme dans l'énoncé surréaliste « l'huître du Sénégal mangera le pain tricolore », n'est pas poétique; l'écart poétique se définit par sa réductibilité 1, qui implique nécessairement un changement de sens, et plus précisément un passage du sens « dénotatif », c'est-à-dire intellectuel, au sens « connotatif », c'est-à-dire affectif: le courant de signification bloqué au niveau dénotatif (angélus bleu) se remet en marche au niveau connotatif (angélus paisible), et ce blocage de la dénotation est indispensable pour libérer la connotation. Un message ne peut, selon Cohen, être à la fois dénotatif et connotatif : « Connotation et dénotation sont antagonistes. Réponse émotionnelle et réponse intellectuelle ne peuvent se produire en même temps. Elles sont antithétiques, et pour que la première surgisse, il faut que la seconde disparaisse 1. » Aussi bien toutes les infractions et impertinences relevées dans les divers domaines de la versification, de la prédication, de la détermination, de la coordination et de l'ordre des mots ne sont telles qu'au plan dénotatif: c'est leur moment négatif, qui s'abolit aussitôt dans un moment positif où pertinencé et respect du code se rétablissent au profit du signifié de connotation. Ainsi, l'impertinence dénotative qui sépare les deux termes de la rime soeur - douceur dans l'Invitation au voyage s'efface devant une pertinence connotative : « La vérité affective vient corriger l'erreur notionnelle. Si la " sororité " connote une valeur, sentie comme telle, d'intimité et d'amour, alors il est vrai que toute soeur est douce, et même, réciproquement, que toute douceur est "sororale". Le sémantisme de la rime est métaphorique 2. »

---

Ainsi s'explique que Cohen ait adopté comme point de référence unique la « prose scientifique » de la fin du XIXe siècle, qui est une écriture neutre, volontairement dépouillée d'effets stylistiques, celle-là même que Bally utilise pour dégager a contrario les effets expressifs du langage, y compris du langage parlé. On pourrait se demander ce qu'eût donné une comparaison systématique, époque par époque, de la poésie classique à la prose littéraire classique, de la poésie romantique à la prose romantique, de la poésie moderne à la prose moderne. Entre Racine et La Bruyère, Delille et Rousseau, Hugo et Michelet, Baudelaire et Goncourt, Mallarmé et Huysmans, l'écart ne serait peut-être pas si grand, ni si croissant, et au fond Cohen lui-même en est convaincu d'avance: « Le style est un. 1) La « structure 1) qu'il dégage est peut-être moins celle du langage poétique que celle du style en général, mettant en lumière quelques traits stylistiques que la poésie ne détient pas en propre, mais partage avec d'autres espèces littéraires. On ne peut donc s'étonner de le voir conclure sur une définition de la poésie qui est à peu près celle que Bally donne de l'expressivité en général: substitution du langage affectif (ou émotionnel) au langage intellectuel. Le plus surprenant est que Cohen ait nommé connotation cette substitution, en insistant avec force, comme on l'a vu plus haut, sur l'antagonisme des deux significations, et sur la nécessité que l'une s'efface pour que l'autre apparaisse. En effet, même sans s'astreindre à la définition linguistique rigoureuse (Hjelmslev-Barthes) de la connotation comme système signifiant décroché à partir d'une signification première, il semble que le préfixe indique assez clairement une conotation, c'est-à-dire une signification qui s'egoute à une autre sans la chasser. «( Dire flamme pour amour, c'est pour le message, porter la mention: je suis poésie 1 ) : voilà typiquement une connotation, et l'on voit bien qu'ici le sens second (poésie) ne chasse pas le sens « premier 1) (amour); flamme dénote amour et en même temps connote poésie. Or les effets de sens caractéristiques du langage poétique sont bien des connotations, mais non pas seulement parce que, comme on le voit ici, la présence d'une figure d'usage connote pour nous le «( style poétique 1) classique : pour· qui prend au sérieux ·la métaphore, flamme connote aussi, et d'abord, le détour par l'analogie sensible, la présence du comparant dans le comparé, autrement dit, ici : le feu de la passion 2. C'est une étrange illusion rétrospective que d'attribuer au public et aux poètes classiques une indifférence aux connotations sensibles des figures, qui serait plutôt le fait, après trois siècles d'usure et d'affadissement scolaire, du lecteur moderne, demi-habile blasé, prévenu, bien décidé par avance à ne trouver aucune saveur, aucune couleur, aucun relief, dans un discours réputé de part en part « intellectuel ) et « abstrait ). Les rhétoriciens de l'époque classique, par exemple, ne voyaient pas dans les tropes de ces sortes d'indicatifs stéréotypés de la poéticité du style, mais de véritables images sensibles 1. Aussi faudrait-il peut-être voir dans la flamme noire de Racine un peu plus de flamme et un peu plus de noir que ne le veut Cohen pour retrouver une juste entente du discours racinien : entre une lecture « suractivante ) et celle qui - sous prétexte de laisser aux mots leur « valeur d'époque ) - réduit systématiquement l'écart sensible des figures, la plus anachronique n'est peut-être pas celle qu'on pense. Bref, dénotation et connotation sont loin d'être aussi « antagonistes ) que le dit Jean Cohen, et c'est leur double présence simultanée qui entretient l'ambiguïté poétique, aussi bien dans l'image moderne que dans la figure classique. L'angélus bleu ne « signifie ) pas seulement l'angélus paisible: même si l'on accepte la traduction proposée par Cohen, on doit admettre que le détour par la couleur importe au sens « affectif ), et donc que la connotation n'a pas chassé la dénotation. Ce qui pousse Cohen à l'affirmer, c'est son désir de transformer entièrement le langage poétique en un langage de l'émotion: ayant lié le destin de l'émotionnel au langage connotatif et celui du notionnel au langage dénotatif, il lui faut absolument expulser le second au profit exclusif du premier. « Notre code, dit-il un peu vite à propos de la langue naturelle, est dénotatif. Et c'est pourquoi le poète est tenu de forcer le langage s'il veut faire lever ce visage pathétique du monde ... 1 » C'est là, peut-être, tout à la fois assimiler trop largement la fonction poétique à l'expressivité du style affectif (si consubstantielle, on le sait au moins depuis Bally, au langage parlé lui-même), et séparer trop brutalement le langage poétique des ressources profondes de la langue. La poésie est à la fois une opération plus spécifique, et plus étroitement liée à l'être intime du langage. La poésie ne force pas le langage : Mallarmé disait avec plus de mesure, et d'ambiguïté, qu'elle en « rémunère le défaut ». Ce qui signifie en même temps qu'elle corrige ce défaut, qu'elle le compense, et qu'elle le récompense (en l'exploitant); qu'elle le remplit, le supprime et l'exalte: qu'elle 1e comble. Que, loin de s'écarter du langage, elle s'établit et s'accomplit à son défaut. En ce défaut, précisément, qui le constitue 2.

 

Proust et le langage indirect

 

A cette fascination, il semble que Proust lui-même n'ait pas tout à fait échappé. Du moins la prête-t-il, sous une certaine forme et en un certain point de son évolution, au Narrateur de la Recherche. L'objet d'élection en est, comme on le sait, ce que Proust appelle le Nom, c'est-à-dire le nom propre. La différence entre le Nom et le Mot (nom commun) est indiquée dans une page célèbre de la troisième partie de Swann où Proust évoque les rêveries de son héros sur les noms de quelques pays où il espère passer les prochaines vacançes de Pâques : « Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l'on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l'exemple de ce qu'est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes - et des villes qu'ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes - une image confuse qui tire d'eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément 1. )} On voit ici que l'opposition traditionnelle (et contestable) entre l'individualité du nom propre et la généralité du nom commun s'accompagne d'une autre différence, apparemment secondaire mais qui résume en fait toute la théorie sémantique du nom selon Proust : l' « image )} que le nom commun présente de la chose est « claire et usuelle ), elle est neutre, transparente, inactive, et n'affecte en rien la représentation mentale, le concept d'oiseau, d'établi ou de fourmilière; au contraire, l'image présentée par le nom propre est confuse en ce qu'elle emprunte sa couleur unique à la réalité substantielle (la « sonorité ») de ce nom: confuse, donc, au sens d'indistincte, par unité, ou plutôt par unicité de ton; mais elle est aussi confuse au sens de complexe, par la confusion qui s'établit en elle entre les éléments qui proviennent du signifiant, et ceux qui proviennent du signifié: la représentation extra-linguistique de la personne ou de la ville qui, nous le verrons, coexiste en fait toujours avec, et souvent préexiste aux suggestions présentées par le nom. Retenons donc que Proust réserve aux noms propres ce rapport actif entre signifiant et signifié qui définit l'état poétique du langage, et que d'autres - un Mallarmé, un Claudel, par exemple - appliquent tout aussi bien aux noms communs, ou à toute autre espèce de mots 1. Une telle restriction peut surprendre de la part d'un écrivain aussi notoirement familier du rapport métaphorique; la raison en est la prédominance, si marquée chez lui, de la sensibilité spatiale et pour mieux dire géographique : car les noms propres qui cristallisent la rêverie du Narrateur sont en fait presque toujours (et pas seulement dans le chapitre qui porte ce titre) des noms de pays - ou des noms de familles nobles qui tiennent l'essentiel de leur valeur imaginative du fait qu'ils sont « toujours des noms de lieux 2  

---

L'âge des mots serait donc en fait celui de l'apprentissage de la vérité humaine - et du mensonge humain. L'importance prêtée ici à cette formule et l'emploi d'une expression telle que « parole révélatrice » ne doivent pas en effet laisser supposer, fût-ce un instant, que Proust accorde à la parole une puissance de vérité comparable, par exemple, à celle que suppose l'exercice de la dialectique platonicienne, ou le transparent dialogue des âmes dans la Nouvelle Héloïse. La véridicité du logos n'est pas davantage établie à l'âge des mots qu'à l'âge des noms: cette nouvelle expérience est au contraire une nouvelle étape dans la critique du langage - c'est-à-dire dans la critique des illusions que le héros (que l'homme, en général) peut entretenir à l'égard du langage. Il n'y a de mot révélateur que sur le fond d'une parole essentiellement mensongère, et la vérité de la parole est l'objet d'une conquête qui passe nécessairement par l'expérience du mensonge: la vérité de la parole est dans le mensonge.

---

En ce sens, la théorie « linguistique » - critique des conceptions « naïves ), privilège de révélation reconnu au langage second, renvoi du discours immédiat à la parole indirecte, et donc du discours à l'écriture (au discours comme écriture) - tout cela n'occupe pas dans l'oeuvre de Proust une place marginale; c'en est au contraire, théoriquement et pratiquement, une condition nécessaire, et presque suffisante : l' oeuvre, pour Proust, comme le « vers ) pout Mallarmé, « rémunère le défaut des langues ). Si les mots étaient l'image des choses, dit Mallarmé, tout le monde serait poète, et la poésie ne serait pas; la poésie naît du défaut (au défaut) des langues. La leçon de Proust est à peu près parallèle : si le langage « premier ) était véridique, le langage second n'aurait pas lieu d'être. C'est le conflit du langage et de la vérité qui produit, comme on l’a pu voir, le langage indirect; et le langage indirect, par excellence, c'est l'écriture - c'est l'oeuvre.

 

FIGURES III

 

La rhétorique restreinte

 

Ajoutons enfin que la réduction au « pôle métaphorique» de toutes les figures d'analogie ne lèse pas seulement la comparaison, mais plusieurs formes de figures dont la diversité ne semble pas avoir été jusqu'ici totalement prise en compte. On oppose généralement métaphore et comparaison au nom de l'absence dans l'une et de la présence dans l'autre du terme comparé. Cette opposition ne me paraît pas très bien formulée en ces termes, car un syntagme du type pâtre promontoire ou soleil cou coupé, qui contient à la fois comparant et comparé, n'est pas considéré comme une comparaison, non plus que d'ailleurs comme une métaphore, et finalement reste pour compte faute d'une analyse plus complète des éléments constitutifs de la figure d'analogie. li faut, pour bien faire, considérer la présence ou l'absence non seulement du comparant et du comparé ( « vehicle » et « tenor », dans le vocabulaire de Richards), mais aussi du modalisateur comparatif (comme, pareil à, ressembler, etc.), et du motif ( « ground ») de la comparaison. On observe alors que ce que nous appelons généralement « comparaison » peut prendre deux formes sensiblement différentes : comparaison non motivée (mon amour est comme une flamme), et comparaison motivée (mon amour brûle comme une flamme), nécessairement plus limitée dans sa portée analogique, puisqu'un seul sème commun (chaleur) est retenu comme motif, parmi d'autres (lumière, légèreté, mobilité) que la comparaison non motivée pourrait à tout le moins ne 'pas exclure; on voit donc que la distinction entre ces deux formes n'est pas tout à fait inutile. li apparaît également que la comparaison canonique, sous ses deux espèces, doit comporter non seulement comparant et comparé, mais aussi le modalisateur, faute duquel on aura plutôt affaire à une identification l, motivée

 

Figures d’analogie

Comparé

Motif

Modalisateur

Comparant

Exemples

Comparaison motivée

 

 

 

 

Mon amour brûle comme une flamme

Comparaison non motivée

 

 

 

 

Mon amour ressemble à une flamme

Comparaison motivée sans comparant

 

 

 

 

Mon amour brûle comme …

Comparaison motivée sans comparé

 

 

 

 

… brûlant comme une flamme

Comparaison non motivée sans comparant

 

 

 

 

Mon amour ressemble à …

Comparaison non motivée sans comparé

 

 

 

 

… comme une flamme

Identification motivée

 

 

 

 

Mon amour (est) une flamme ardente

Identification non motivée

 

 

 

 

Mon amour (est) une flamme

Identification motivée sans comparé

 

 

 

 

Mon ardente flamme

Identification non motivée sans comparé (métaphore)

 

 

 

 

Ma flamme

 

ou non, soit du type mon amour (est) une flamme brûlante, ou mon amour brûlant (est) une flamme (<< Vous êtes mon lion superbe et généreux »), soit du type mon amour (est) une flamme (<< Achille est un lion », «pâtre promontoire» déjà cité). L'ellipse du comparé déterminera encore deux formes d'identification, l'une encore motivée, du type mon ardente flamme, et l'autre sans motif, qui est la métaphore proprement dite : ma flamme. Le tableau ci-dessus rassemble ces différentes formes, plus quatre états elliptiques moins canoniques mais assez concevables 1, comparaisons motivées ou non avec ellipse du comparant (mon amour est brûlant comme ... ou mon amour est comme ... ) ou du comparé ( ... comme une flamme brûlante, ou ... comme une flamme) : ces formes en apparence purement hypothétiques ne sont pas tout à fait à négliger, comme l'a bien vu Jean Cohen: qui par exemple se souvient du comparé des « beau comme ... » de Lautréamont, où la discordance entre le motif et le comparant importe évidemment plus que l'attribution du prédicat total au grand duc de Virginie, au vautour, au scarabée, à Mervyn ou à Maldoror lui même?