mercredi 17 mars 2021

Nouvelles – J. P. Jacobsen

Nouvelles – J. P. Jacobsen

MOGENS

C’était l’été ; en plein midi ; dans un angle de la haie. Juste devant se dressait un vieux chêne dont on pouvait bien dire que son tronc se nouait de dé­sespoir dans son impuissance à mettre en accord les tons jaunes de son nouveau feuillage avec le noir de ses branches épaisses et tourmentées qui plus que tout faisait songer à d’anciennes arabesques gothiques gros­sièrement dessinées. Derrière le chêne il y avait un vigoureux fourré de noisetiers au feuillage sombre, sans éclat et si fourni qu’on ne pouvait distinguer ni les troncs, ni les branches. Au-dessus du fourré s’éle­vaient deux érables sveltes et joyeux, aux feuilles plai­samment découpées sur leurs tiges rouges, et dont les grappes de fruits encore verts formaient autant de longues pendeloques. Derrière les érables commen­çait la forêt — déferlement de verdure mollement arrondi où les oiseaux entraient et sortaient comme des lutins dans un tas de foin.

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Et puis sous le chêne, l’être humain ; allongé, il bâillait et regardait mélancolique et désœuvré vers le ciel. Il fredonna un temps, y renonça, se mit à siffler, y renonça également, se retourna, se retourna dere­chef et laissa ses yeux errer sur une vieille taupinière que la sécheresse avait rendue d’un gris lumineux. Brusquement apparut sur le gris lumineux de la terre une petite tache ronde et sombre, puis encore une, une troisième, une quatrième, et d’autres toujours plus nombreuses : toute la motte était maintenant d’un gris très sombre, l’air strié de longues bandes sombres, les feuilles ployaient et oscillaient, un frémissement passa pour se perdre vers le sud : la pluie tombait à torrents.

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Pendant la première demi-lieue il laissa ses pensées errer selon leur bon plaisir ; elles n’étaient à vrai dire pas très variées : le plus souvent elles se demandaient comment il était possible pour quelqu’un d’être si beau, ou s’étonnaient que l’on puisse passer avec plaisir son temps à se remémorer les traits d’un visage, les expression et le changement de ses cou­leurs, les moindres mouvements d’une tête et de deux mains, et les diverses intonations d’une voix.

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L’hiver tirait à sa fin ; l’épaisse couche de neige qu’une semaine de vent ininterrompu avait amassée, était en train de fondre rapidement. L’air était empli de soleil et de la réverbation de la neige blanche qui tombait en grosses gouttes étincelantes devant les fenê­tres. A l’intérieur dans la salle de séjour toutes les formes et les couleurs renaissaient à la vie, toutes les lignes et les contours reprenaient consistance : les surfaces planes s’étalaient, les courbes s’incurvaient, les obliques fuyaient et les angles se heurtaient. Tou­tes les nuances du vert grouillaient sur la tablette sup­portant les pots à fleurs depuis le vert sombre le plus tendre jusqu’au vert jaune le plus cru. Les rouges bruns de la table d’acajou coulaient comme des flammes, et les ors étincelaient et fulminaient des bibelots, des ca­dres et des moulures, mais sur le tapis toutes les cou­leurs se heurtaient en un tumulte unique, plaisant et lumineux.

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UN COUP DE FEU DANS LA BRUME

L’après-midi touchait a sa fin. En un grand déferle­ment d’or, la lumière du soleil faisait irruption par l’une des vitres supérieures et tombait au beau milieu des fougères ; certaines étaient encore d’un vert opu­lent, la plupart étaient fanées, non point sèches et recroquevillées — elles avaient conservé leur forme — mais la couleur verte s’était effacée devant une infinité de nuances jaunes et brunes allant du jaune blanc le plus ténu au rouge brun le plus vigoureux.

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Sa première pensée quand il eut reconduit le corps, fut de prendre ses jambes à son cou et ce n’est que par le plus grand effort sur lui-même qu’il s’obligea à demeurer jusqu’à ce que l’enterrement ait eu lieu. Ces jours d’attente le virent se comporter avec une agita­tion fébrile et une sorte d’étrange terreur s’empara de son esprit si bien qu’il devint incapable de fixer sa pensée sur un sujet déterminé et se mit à battre la campagne. Ce vertige tourbillonnant qu’il n’avait pas la force d’arrêter, était en train de le rendre fou, et quand il était seul, il se prenait à compter ou à chan­tonner en marquant du pied la mesure afin de retenir de cette façon ses pensées et d’échapper au tourbillon de leur ronde horrible et harassante.

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De telles visions accompagnent cette idée, c’est pourquoi il la redoute, c’est pourquoi son regard est instable et sa démarche si lasse. La peur est ce qui le débilite, et la seule force qui lui reste vit de sa haine. Car il hait Agathe, la hait parce que son âme a sombré sous le poids de son amour pour elle, parce que son bonheur de vivre a été gaspillé à cause d’elle et sa paix brisée à cause d’elle, mais il la hait surtout parce qu’elle ne se doute pas de l’univers de tourments et de misère dans lequel elle le condamne à vivre ; et quand il se parle à lui-même en faisant des gestes menaçants, c’est à la vengeance qu’il songe, à ses plans de ven­geance qu’il ne cesse de ruminer. Mais il n’en laisse rien paraître, il est la gentillesse même pour Agathe, c’est lui qui fait les frais de son trousseau, et plus tard ce fut lui qui la conduisit à l’autel et sa gentillesse ne tiédit pas après le mariage ; il vint en aide à Klavsen, le conseillant de mille manières, et ensemble ils se livrèrent à plusieurs grandes spéculations commer­ciales qui eurent une heureuse issue.

 

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