dimanche 28 mai 2023

Dada à Zurich – le mot et l’image (1916-1917) – Hugo Ball

Dada à Zurich – le mot et l’image (1916-1917) – Hugo Ball

Note introductive

Lors du lancement de Dada (le jour même), il critique ses dérives. Dada n’est pas seulement une protestation, encore moins une illusion révolutionnaire, ni une destruction de la culture ou un quelconque nihilisme. Dada n’est pas non plus un mouvement d’avant- garde avec son cortège de prétentions : c’est une mise en garde, un avertissement, une critique de tous les ismes et le symptôme d’une refondation. Approfondis­sement et distanciation. Le mot, l’image, Ia sonorité, le geste, le théâtre des masques, tout doit être sans cesse renouvelé. Hugo Bail questionne les fondations de l’esprit européen, il interroge la société de son époque : l’histoire, le langage, l’art, la philosophie, la religion, l’esprit allemand (le protestantisme et l’État prussien), le romantisme allemand. Il cherche à savoir s’il reste encore la possibilité de retrouver un fonde­ment quelque part hors des illusions formalistes, scientistes ou historiques. Dada est un état d’esprit, une attitude, aux multiples manifestations surpre­nantes. Une lame de fond qui repose sur le socle d’une tradition innovatrice sans cesse occultée.

Michel Giroud, 7 novembre, 2005

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Premier manifeste Dada

Dada est une nouvelle tendance artistique. On s’en rend bien compte, car si jusqu’à aujourd’hui personne n’en savait encore rien, demain tout Zurich en parlera. Dada a son origine dans le dictionnaire. C’est terriblement simple. En français cela signifie « cheval de bois ». En allemand « va te faire, au revoir, à la prochaine ». En roumain « oui en effet, vous avez rai­son, c’est ça, d’accord, vraiment, on s’en occupe », etc.

C'est un mot international. Seulement un mot, pris en tant que mouvement. Rien de plus facile à comprendre. Lorsqu’on en fait une tendance artis­tique, cela revient à vouloir supprimer les complica­tions. Psychologie Dada, Allemagne Dada, indiges­tions et crampes brouillardeuses incluses, littérature Dada, bourgeoisie Dada et vous, très vénérés poètes, vous qui avez toujours fait de la poésie avec des mots, mais qui n’en faites jamais du mot lui-même, vous qui tournez autour d’un simple point en poétisant. Guerre mondiale Dada et pas de fin, révolution Dada et pas de commencement. Dada, amis et soi-disant poètes, très estimés fabricateurs et évangélistes Dada Tzara, Dada Huelsenbeck, Dada m’dada, Dada m’dada, Dada mhm, dada dera dada, Dada Hue Dada Tza.

Comment obtenir la béatitude ? En disant Dada. Comment devenir célèbre ? En disant Dada. D’un geste noble et avec des manières raffinées. Jusqu’à la folie. Jusqu’à l’évanouissement. Comment en finir avec tout ce qui est journalisticaille, anguille, tout ce qui est gentil et propret, borné, vermoulu de morale, européanisé, énervé ? En disant Dada. Dada c’est l’âme du monde, Dada c’est le grand truc. Dada c’est le meilleur savon au lait de lis du monde. Dada Monsieur Rubiner, Dada Monsieur Rorrodi, Dada Monsieur Anastasius Lilienstein.

Ce qui veut dire en allemand : l’hospitalité de la Suisse est infiniment appréciable. Et en esthétique, ce qui compte, c’est la qualité.

Je lis des vers qui n’ont d’autre but que de renon­cer au langage conventionnel, de s’en débarrasser. Dada Johann Fuchsgang Goethe. Dada Stendhal, Dada Dalaï-Lama, Bouddha, Bible et Nietzsche. Dada m’dada. Dada mhm dada da. Ce qui importe, c’est la liaison, et que, tout d’abord, elle soit quelque peu interrompue. Je ne veux pas de mots inventés par quelqu’un d’autre. Tous les mots ont été inventés par les autres. Je revendique mes propres bêtises, mon propre rythme et des voyelles et des consonnes qui vont avec, qui y correspondent, qui soient les miens. Si une vibration mesure sept aunes, je veux, bien enten­du, des mots qui mesurent sept aunes. Les mots de Monsieur Dupont ne mesurent que deux centimètres et demi.

On voit alors parfaitement bien comment se pro­duit le langage articulé. Je laisse galipetter les voyelles, je laisse tout simplement tomber les sons, à peu près comme miaule un chat... Des mots surgis­sent, des épaules de mots, des jambes, des bras, des mains de mots. Au, oi, u. Il ne faut pas laisser venir trop de mots. Un vers, c’est l’occasion de se défaire de toute la saleté. Je voulais laisser tomber le langage lui-même, ce sacré langage, tout souillé, comme des pièces de monnaies usées par les doigts des mar­chands. Je veux le mot là où il s’arrête et là où il com­mence. Dada, c’est le cœur des mots.

Toute chose a son mot, mais le mot est devenu une chose en soi Pourquoi ne le trouverais-je pas, moi ? Pourquoi l’arbre ne pourrait-il pas s’appeler Plouplouche et Plouploubache quand il a plu ? Le mot, le mot, le mot à l’extérieur de votre sphère, de votre air méphitique, de cette ridicule impuissance, de votre sidérante satisfaction de vous-mêmes. Loin de tout ce radotage répétitif et de votre évidente stu­pidité. Le mot, messieurs, le mot est une affaire publique de tout premier ordre.

 

Hugo Bail, Zurich, le 14 juillet 1916.

 

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Zurich, 2 février 1916. Le Cabaret Voltaire. Sous cette dénomination s’est constituée une association de jeunes artistes et écrivains dont le but est de créer un centre de divertissement artistique. En principe, le Cabaret sera animé par des artistes, invités perma­nents, qui, lors de réunions quotidiennes, donneront des représentations musicales et littéraires. Les jeunes artistes zurichois, de toute tendance, sont invités à nous rejoindre avec des suggestions et des propositions.

(Annonce de journal)

 

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Des poèmes de Kandinsky et d’Else Lasker. La Chanson du tonnerre de Dieu de Wedekind

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28 février 1916. Tzara lit à plusieurs reprises des extraits de La Côte de Max Jacob.

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29 février 1916. J’ai lu avec Emmy La Vie humaine d’Andreïev, un jeu légendaire, douloureux, que j’aime beaucoup.

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26 février 1916. Des poèmes de Werfel : Les faiseurs de mots de l'époque et Nous sommes tous des étrangers sur terre.

Des poèmes de Morgenstern et de Lichtenstein.

Une ivresse indéfinissable s’est emparée de tout le monde. Le petit cabaret risque d’éclater et de deve­nir le terrain de jeu d’émotions folles.

27 février 1916. Une Berceuse de Debussy confron­tée à Sambre et Meuse de Turlet.

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5 mars 1916. Appliquer les théories (de Kandinsky par exemple) toujours à l’homme, à la personne, et ne pas se laisser déporter vers l’esthétique. Il s’agit de l’homme, pas de l’art. Du moins pas en premier lieu.

Si l’image de l’homme disparaît de plus en plus de la peinture de notre époque et si toutes les choses n’existent plus que dans la désagrégation, c’est bien aussi la preuve que le visage de l’homme est devenu laid et usé, et chaque objet de notre environnement, exécrable. Pour des raisons similaires, la détermina­tion de la poésie d’abandonner le langage ne saurait se faire attendre. Ce sont des choses qu’on n’a peut- être encore jamais vues.

Tout fonctionne, sauf l’homme lui-même.

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26 mars 1916. Aujourd’hui, j’ai lu pour la première fois Le Déclin du faiseur de danses,  une pièce en prose où je décris une vie minée par toutes les horreurs et terreurs ; celle d’un poète, souffrant si profondément de choses inexplicables et incommensurables qu’il se désintègre sous les effets d’attaques nerveuses et de paralysie. Une sensibilité suraiguë et clairvoyante constitue le point de départ fatal. Il n’arrive ni à se soustraire à ses impressions, ni à les maîtriser. Il suc­combe aux puissances souterraines.

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6 avril 1916. Le processus de l’autodestruction chez Nietzsche. Car, d’où pourraient venir le calme et la simplicité s’ils n’étaient précédés par quelque chose qui mine, qui déconstruit et qui débarrasse de la base difforme ? Même le style de Goethe, poli et péripatétique, n’est qu’une surface. En dessous, tout est problématique et déséquilibré, plein de contra­dictions et de dissonances. Son masque mortuaire en témoigne. Ses traits ne montrent pas beaucoup d’op­timisme. Une recherche sérieuse ne devrait pas l’oc­culter. Le soi-disant furor teutonicus, la haine, l’entêtement, la prétention de tout savoir, la joie maligne instinctive et l’esprit de vengeance vis-à-vis des victoires spirituelles, tout cela est la conséquence d’une incapacité peut-être raciale ou physiologique, sinon d’une catastrophe ayant atteint le noyau cen­tral Mais si, en dépit de toutes les subtiles tentatives et recherches, on n’arrive plus à voir l’être véritable et spécifique, comment l’aimer et en prendre soin ?

 

Deux maux originels ont ruiné le caractère allemand : un faux concept de liberté et la caserne piétiste.

 

[…]

Aiguiser les sens pour saisir la spécificité unique d’une chose.

 

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12 juin 1916. Ce que nous appelons Dada est une bouffonnerie issue du néant et toutes les grandes questions y entrent en jeu ; un geste de gladiateur ; un jeu avec de misérables résidus ; une mise à mort de la moralité et de l’abondance qui ne sont que pos­tures.

Le dadaïste aime l’insolite, et même l’absurde. Il sait que la vie s’affirme dans la contradiction et que son époque, plus que n’importe quelle autre, s’ingé­nie à détruire tout ce qui est généreux. N’importe quel masque est donc pour lui le bienvenu, ainsi que tout jeu de cache-cache impliquant une tromperie. Au milieu de cette vaste non-nature, il en arrive à considérer comme quintessence de l’incroyable tout ce qui est direct et primitif

Puisque la banqueroute des idées a effeuillé jus­qu’au bout l’image de l’homme, ce sont maintenant les instincts et les arrière-plans qui se manifestent de manière pathologique. Comme aucun art, aucune politique, aucune conviction ou foi ne semblent pou­voir résister à cette lame de fond qui rompt toutes les digues, il ne reste que la blague ou la pose sanglante.

Le dadaïste fait plus confiance à la franchise des événements qu’à l’esprit des individus. Il ne fait pas grand cas des personnes, y compris de la sienne. Il ne croit pas qu’il soit encore possible de saisir et de com­prendre les choses à partir d’un seul point de vue, il reste néanmoins tellement convaincu de l’union de tous les êtres, d’une globalité, que les dissonances le font souffrir jusqu’à l’autodissolution.

Le dadaïste lutte contre l’agonie et contre la fasci­nation de la mort, propres à son époque. Peu enclin à la prudence, il cultive la curiosité de ceux qui éprou­vent encore une joie amusée même jusque dans les formes les plus discutables de la fronde. Il sait que le monde des systèmes s’est disloqué et que l’époque, qui exige que tout soit payé comptant, a inauguré la grande braderie des philosophies privées de Dieu. Là où commencent l’effroi et la mauvaise conscience du boutiquier, commencent pour le dadaïste le grand rire et une indulgence apaisante.

 

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5 novembre 1916. À l’hôtel, Frank m’a lu plusieurs passages de son roman bourgeois. Le Saut périlleux au cirque, le chapitre sur la bohème, qui précède, et les tortures de conscience du fonctionnaire Jurgen. Dans le chapitre sur la bohème, c’est moi qui lui sers de modèle pour le poète Vorlang, en tant qu’« expres­sionniste ».

L’immolation des individus par le feu sur arrière- fond noir. Grande désespérance, hymnes, rideaux de flammes et cris surnaturels d’agonie.

 

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8 novembre 1916. F. me dicte directement à la machine : La Folie de Jurgen. Jürgen, c’est le bour­geois qui a perdu son âme et, à dos de cheval, il part au galop pour l’asile afin de l’y retrouver. C’est une de ces idées comme seul Frank peut en avoir. Il vous montrera comment vous perdez votre âme et com­ment vous allez la retrouver. Il décrira comment vous devenez infidèle à votre enfance et comment, malgré tout, elle ne vous quitte pas ; comment elle vous accompagne partout, avec l’art, avec votre fiancée et avec votre dernier-né.

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« Les images sont un bienfait pour l’âme ! Elles constituent sa véritable nourriture. Les recevoir, les mastiquer, cela procure du plaisir et, sans nourriture, il n’y a pas de santé pour l’âme. »

(Johannes Baader, Journaux intimes)

« Je cherchais à me sauver de cet être terrible (démoniaque), en me réfugiant, selon mon habitude, derrière une image. »

(Goethe)

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La création artistique est un processus de conjura­tion dont l'effet est la magie.

 

 

Oeuvres en prose et en vers - Daniil Harms

Oeuvres en prose et en vers - Daniil Harms

La force incluse dans les mots doit être libérée. Il y a des combinaisons de mots qui font que l’action de la force devient plus manifeste. Ce n’est pas bien de penser que cette force fait bouger les objets. Je suis persuadé que la force des mots peut aussi faire cela. Mais l’action la plus précieuse de la force est presque indéfinissable. Nous avons une représentation grossière de cette force à partir des rythmes des vers métriques. Les voies complexes, comme l’aide des vers métriques lorsque bouge n’importe quel membre du corps, ne doivent pas elles non plus être considérées comme une fiction. C’est la manifestation la plus grossière et en même temps la plus faible de la force verbale. Il est peu probable que les actions ultérieures de cette force soient accessibles à notre compréhension rationnelle. Si l’on peut penser à une méthode d’étude de ces forces, cette méthode doit être absolument autre que les méthodes appliquées jusqu’à présent dans la science. Ici, avant tout, le fait ou l'expérience ne peuvent servir de preuve. Je HY suis embarrassé pour dire comment il faudra démontrer et vérifier ce qui a été dit. Pour l'instant je connais quatre sortes de machines verbales: les vers, les prières, les chants et les formules magiques. Ces machines sont construites non par la voie du calcul ou du raisonnement, mais par une autre voie dont le nom est Alphabet.

                                                                                   1931

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Le sabre

§1

La vie se divise en temps de travail et temps de non-travail. Le temps de non-travail créé les schèmes-conduits. Le temps de travail remplit ces conduits.

Le temps sous forme de vent s engouffre dans le conduit creux.

Le conduit chante voix paresseuse.

Nous écoutons hurler les conduits.

Et notre corps soudain s’allège, se transforme en vent superbe ; nous devenons doubles soudain:

à droite un bras —

à gauche un bras,

à droite une jambe —

à gauche une jambe,

les côtés, les oreilles, les yeux, les épaules

sont nos limites d’avec le reste.

Telles des rimes nos facettes brillent de leur arête d’acier.

§2

Le temps de non-travail est un conduit vide. Pendant ce temps de non-travail nous restons allongés sur le canapé, nous fumons et buvons beaucoup, faisons des visites, parlons beaucoup, nous justifiant l’un l’autre. Nous justifions nos acres, nous nous séparons de tout le reste et disons que nous sommes en droit d’exister de manière autonome. Il commence alors à nous sembler que nous possédons tout ce qui est hors de nous. Et tout ce qui existe hors de nous, distinct de nous et de tout l’espace (au moins rempli d’air) restant, différent de nous et de lui (de ce dont nous sommes en train de parler au moment donné) nous le nommons objet. Nous extrayons l’objet pour le transformer en monde autonome et l'objet commence à posséder tout ce qui gît hors de lui, de la même manière que nous possédons la même chose.

Les objets qui existent de manière autonome ne sont plus liés par les lois des séries logiques et galopent dans l'espace où ils veulent, comme nous. Suivant les objets, les mots d'aspect substantif galopent eux aussi. Les substantifs engendrent les verbes et leur offrent un libre choix. Les objets, suivant les substantifs, accomplissent diverses actions, libres comme le nouveau verbe. De nouvelles qualités surgissent, et à leur suite des adjectifs libres. Ainsi grandit une nouvelle génération des parties du discours. Le discours, libéré des lits logiques, roule sur de nouvelles routes, démarqué des autres discours. Les facettes du discours brillent un peu plus clair afin qu’on voie où est la fin et où est le commencement, sinon nous serions complètement perdus. Ces facettes volent comme des vents légers dans la ligne-conduit vide. Le conduit se met à résonner et nous entendons la rime.

            §3

Hourra! Les vers nous ont rejoints!

Nous ne sommes pas libres comme un vers.

Dans les conduits on entend la voix du vent,

nous sommes faibles et modestes.

Où est la frontière de nos corps,

où sont nos côtés de lumière ?

Nous sommes troubles comme un tulle,

nous sommes impuissants pour l’instant.

Les mots foncent, et les discours,

les objets galopent à leur suite,

nous nous battons dans la mêlée –

Hourra ! - crions-nous aux victoires.

 

Ainsi, nous nous laissons entraîner dans l’état de travail. Nous n’avons plus alors le temps de penser à la nourriture et aux visites. Les discussions cessent de justifier nos actes. Quand on se bagarre on ne se justifie pas, on ne s’excuse pas. Chacun répond maintenant pour lui-même. C’est de lui seul par sa propre volonté qu’il se met en mouvement et passe à travers les autres. Tout ce qui existe hors de nous a cessé d’être en nous. Nous ne ressemblons plus au monde qui nous entoure. Le monde nous voie dans la bouche sous forme de petits fragments séparés: pierre, résine, verre, fer, bois, etc Nous nous approchons d une table et nous disons: c’est une table, ce n’est pas moi, donc, prends ça ! — et boum : un coup de poing sur la table, la table se casse en deux, et nous frappons les moitiés, les moitiés se transforment en poudre, nous frappons la poudre, la poudre nous vole dans la bouche, et nous disons : c’est de la poussière, ce n’est pas moi, et boum sur la poussière. Mais la poussière ne craint plus nos coups.

§4

 

Nous sommes là à dire: j’ai tendu un bras droit devant moi, tendu mon autre bras en arrière. Vers l’avant je finis là où finit mon bras, vers l’arrière je finis également là où finit mon autre bras. Vers le haut je finis par mon occiput, vers le bas par mes talons, sur les côtés par mes épaules. Me voilà là tout entier. Et ce qui est hors de moi n’est plus moi.

Maintenant que nous sommes devenus tout à fait isolés, nettoyons donc nos facettes afin de mieux voir où commence ce qui n’est pas nous. Nettoyons le point inférieur - nos bottes -, marquons le point supérieur - notre nuque — d’un bonnet ; mettons à nos poignets des manchettes étincelantes, des épaulettes à nos épaules. On verra alors aussitôt où nous finissons et où commence tout le reste.

            §5

Voici trois paires de nos facettes:

1.                    une main - une main.

2.                  une épaule - une épaule.

3.                   la nuque - les talons.

§6

Question: Notre travail a-t-il commencé? Et s’il commencé, en quoi consiste-t-il?

Réponse: Notre travail va commencer tout de suite et il consiste à enregistrer le monde, parce que maintenant nous ne sommes plus le monde.

Question: Si maintenant nous ne sommes plus le monde, alors qui sommes-nous ?

Réponse : Si, nous sommes le monde. Je veux dire que je ne me suis pas tout à fait bien exprimé. Ce n’est pas que nous ne soyons plus le monde, mais nous existons par nous- mêmes, et lui existe par lui-même. Je vais maintenant éclaircir la chose : les nombres : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, etc., existent. Tous ces nombres constituent une série numérique, une série dénombrable. Tout nombre y trouvera sa place. Mais 1 est un nombre particulier. Il peut se tenir à l’écart, comme indicateur de l’absence de dénombrement. 2 constitue déjà le premier ensemble de dénombrement, et à la suite du 2 tous les autres nombres. Certains sauvages ne savent compter qu’ainsi: un et beaucoup. Ainsi, nous aussi dans le monde nous sommes des espèces d’unités prises dans une série dénombrable.

Question : Bien, mais comment allons-nous donc enregistrer le monde?

Réponse: De la même manière que l’unité enregistre tous les autres nombres, c’est-à-dire en entrant en eux et en observant ce que cela produit.

Question: Est-ce vraiment ainsi que l’unité enregistre les autres nombres ?

Réponse: Admettons que c’est ainsi. Ce n’est pas important.

Question: C’est étrange. Et comment allons-nous entrer dans les autres objets disposés dans le monde? Voir de combien l’armoire est plus longue, plus large et plus haute que nous ? C’est bien ça, n’est-ce pas ?

 

Réponse: Nous représentons l’unité par un signe en forme de bâtonnet. Comme tout signe numérique, le signe de l’unité n’est que la forme la plus commode de représentation de l’unité. De même nous ne sommes que la forme la plus commode de nous-mêmes.

En enregistrant le deux, l’unité de par son signe n’entre pas dans le signe deux. L’unité enregistre les nombres de par sa qualité. Ainsi devons-nous agir nous aussi.

Question : Mais qu’est-ce donc que notre qualité ?

Réponse:

La mort de l’oreille

est la surdité,

la mort de l’odorat

est la nosité,

la mort de la luette

est la mutité,

la mort du cæco

est la cécité.

 

Nous ne connaissons pas non plus la qualité abstraite de l’unité. Mais la notion d’unité existe en nous comme notion de quelque chose. Disons, de l’archine. L’unité qui enregistre le deux c’est: un archine est contenu dans deux archines, une allumette — dans deux allumettes, etc. Beaucoup de ces unités existent déjà. De même, l’homme non plus n’est pas seul, il fait nombre. Et nous avons autant de qualités qu’il existe d’hommes. Et chacun d’entre nous a sa propre qualité.

Question: Quelle est la mienne?

Réponse: Voici. Le travail commence quand on recherche sa propre qualité. Comme il nous faudra ensuite brandir cette qualité, appelons-la une arme.

Question: Mais comment puis-je trouver mon arme?

 

§7

S’il n’y a plus d’autres solutions

pour vaincre l’invasion des significations,

il faut sortir de la guerre fièrement

et faire ce qu’on a à faire pacifiquement.

Pacifiquement : construire des maisons

avec des poutres à l’aide d’une hache.

Je suis sorti dans le monde, assourdi par le tonnerre.

Une montagne de maisons se dressait.

Mais le sabre - résidu de la guerre,

mon unique chair,

en sifflant taille les hirondelles qui tombent du toit,

mais il est impuissant à couper les poutres.

Changer d’occupation ou d’arme ?

Tailler l’ennemi ou construire des maisons?

Ou arracher comme une écorce ses dentelles à une fille

pour lui enfoncer le sabre dans la poitrine ?

Je suis un charpentier armé d’un sabre,

j’accueille la maison comme un ennemi

La maison vaincue au centre par le sabre,

se dresse, cornes inclinées à mes pieds.

Voici mon sabre, ma mesure,

foi et plumes, mégère mienne !

 

 

Appendice

 

§8

Kozma Proutkov a enregistré le monde par le Bureau de garantie, c’est pourquoi il était armé d’un sabre1.

Avaient un sabre: Goethe, Blake, Lomonossov, Gogol, Proutkov et Khlebnikov. Quand on a reçu un sabre, on peut commencer à agir et enregistrer le monde.

§9

Enregistrement du Monde.

(sabre — mesure)

C’est tout.

 

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Les onze affirmations de Daniil Ivanovitch Harms

Affirmation I

Les objets ont disparu.

 

Affirmation II

Il y avait : la série des nombres commence par le 2. L’unité n’est pas un nombre. L’unité est la première et unique perfection. La première quantité, le premier nombre et le premier écart par rapport à la perfection, c’est le 2 (Unité Pythagoricienne).

Affirmation III

Imaginons que l’unité est le premier nombre.

Affirmation IV

La nouvelle unité est soumise à la loi des nombres communs. La loi des nombres est la loi des masses (Unité Harmsienne).

Affirmation V

La loi de l’unité est fausse: une telle loi n’existe pas. Existe seulement la loi des masses.

Affirmation VI

L’objet est désarmé. Il est une cosse. Seul le tas est armé.

Affirmation VII

La loi des grands et des petits nombres est une. La différence n’est que quantitative.

Affirmation VIII

Homme, mot et nombre sont soumis à une seule Loi.

Affirmation IX

La nouvelle pensée humaine s’est mise en mouvement et s’est mise à couler. Elle est devenue fluide. La vieille pensée humaine dit de la nouvelle quelle s’est « mise en branle ». Voilà pourquoi pour certains les bolchéviks sont fous.

Affirmation X

Un seul homme pense de manière logique; beaucoup d’hommes pensent de manière fluide.

Affirmation XI

Bien que je sois seul, je pense de maniéré fluide.

C’est tout.

 

18 mars 1930

J’écris des vers élevés.

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Objets et figures

découverts par Daniil Ivanovitch Harms 8 août 1927 Pétersbourg

1. La signification de tout objet est multiforme. Si on détruit  toutes les significations sauf une, nous rendons ce faisant l’objet en question impossible.

Si nous détruisons cette dernière signification, nous détruisons également l’existence même de l’objet.

2. Tout objet (non-animé et créé par l’homme) possède quatre significations opératoires et une CINQUIEME signification d’essence.

Les quatre premières sont: 1) la signification graphique (géométrique), 2) la signification téléologique (utilitaire), 3) la  signification d’action émotionnelle sur l’homme, 4) la signification d’action esthétique sur l’homme.

La cinquième signification est déterminée par le fait  d’existence de l’objet. Elle est hors de la liaison de l’objet à l’homme et sert l’objet lui-même. La cinquième signification  est le libre arbitre de l’objet.

3. En entrant en relations avec l’objet, l’homme étudie ses quatre significations opératoires. Grâce à elles, l’objet entre dans la conscience de l’homme, où il vit. Si l’homme ne butait sur l’ensemble des objets qu’à partir de trois des quatre significations opératoires, il cesserait d’être un homme. L’homme qui observe l’ensemble des objets privés des quatre significations opératoires, cesse d’être un observateur pour se transformer en objet créé par lui-même. Il s’attribue la cinquième signification de son existence.

4.                  La cinquième signification, celle d’essence, l’objet ne la possède que hors de l’homme, c’est-à-dire en perdant père, maison et terrain. Un tel objet « Plane ».

5.                  Planants sont non seulement les objets, mais aussi : les gestes et les actes.

6.                  La cinquième signification de l’armoire est l’armoire. La cinquième signification de la course est la course.

7.                  La multitude infinie des adjectifs et des définitions verbales plus complexes de l’armoire est subsumée par le mot « Armoire ».

8. En divisant l’armoire en quatre disciplines correspondant aux quatre significations opératoires de l’armoire, nous obtiendrions quatre objets représentant dans leur ensemble l’armoire. Mais l’armoire en tant que telle n’existerait plus et on ne pourrait attribuer à une telle armoire synthétique la cinquième signification d’armoire une. N’étant rassemblée que par déplacement dans notre conscience, elle posséderait quatre significations d’essence et quatre significations opératoires. Vivraient, au moment même du déplacement hors de nous, quatre objets possédant chacun une signification d’essence et une signification opératoire.

Si un observateur butait contre, il ne serait pas un homme.

9. Dans la conscience de l’homme, l’objet a quatre significations opératoires et une signification comme mot (l'armoire). Le mot armoire et l'armoire-objet concret sont présents dans le système du monde concret au meme titre que les autres objets, pierres et astres. Le mot armoire existe dans le système des concepts au même titre que les mots: homme, stérilité, épaisseur, passage, etc.

1o.       La cinquième signification de l’objet, celle d’essence, est differente dans le système concret et dans le système des concepts. Dans le premier cas, elle est le libre arbitre de l'objet, dans le second - le libre arbitre du mot (ou de la pensée non-exprimée par le mot, mais nous ne parlerons que des concepts exprimés dans le mot).

il.         Toute série d’objets qui détruit la liaison de leurs significations opératoires, conserve la liaison des significations d'essence qui sont au nombre de cinq. Une série de cette espèce est la série humaine et elle est la pensée du monde des objets. En considérant cette série comme unité entière et comme objet synthétiquement à nouveau formé, nous pouvons lui conférer de nouvelles significations, au nombre de trois: i) graphique, 2) esthétique et 3) d’essence.

En faisant passer cette série dans un autre système, nous obtiendrons une série verbale, humainement sans sens.

 

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OUNIVERS

Je me disais que je voyais le monde. Mais le monde entier était inaccessible à mon regard, et je ne voyais que des parties du monde. Et tout ce que je voyais je l’appelais parties du monde. J’observais les propriétés de ces parties, et, en observant les propriétés des parties, je faisais de la science. Je comprenais qu’il y avait des propriétés intelligibles des parties et qu’il y avait, dans ces mêmes parties, des propriétés inintelligibles. Je les divisais et leur donnais des noms. Et en fonction de leurs propriétés, les parties du monde étaient intelligibles et inintelligibles.

Et il y avait des parties du monde qui pouvaient penser. Et ces parties regardaient les autres parties et me regardaient. Et toutes les parties se ressemblaient l’une l’autre, et je leur ressemblais. Et je parlais avec ces parties du monde.

Je disais : Parties tonnerre.

Les parties disaient : Paquet de temps.

Je disais: Je suis aussi partie des trois volte-face.

Les parties répondaient : Nous, nous sommes de petits points. Et soudain je cessai de les voir, puis les autres parties également.

Mais je compris alors que je ne voyais pas les parties séparément, que je les voyais toutes en instantané. J’ai d’abord pensé que ce n’était rien. Mais je compris ensuite que c’était le monde, et que ce que je voyais auparavant ne l’était pas.

J’ai toujours su ce qu’était le monde, mais ce que je voyais auparavant je ne sais toujours pas ce que c’est.

Lorsque les parties disparurent, leurs propriétés intelligibles cessèrent d’être intelligibles, et leurs propriétés inintelligibles cessèrent d’être inintelligibles. Et le monde entier cessa d’être intelligible et inintelligible.

Mais je ne compris que je voyais le monde que lorsque j’eus cessé de le voir. Je pris peur, pensant que le monde s’était écroulé. Mais pendant que je pensais ainsi, je compris que si le monde s’était écroulé, je n’aurais plus été en état de penser ainsi. Et je regardais, cherchant le monde, mais je ne le trouvais pas.

Puis il n’y eut plus aucun endroit où regarder.

Je compris alors que tant qu’il y avait où regarder - le monde m’entourait. Maintenant il n’est plus là. Il n’y a que moi.

Puis je compris que j’étais le monde.

Mais le monde — ce n’est pas moi.

Bien que dans le même temps je sois le monde.

Mais le monde n’est pas moi.

Mais je suis le monde.

Mais le monde n’est pas moi.

Mais je suis le monde.

Mais le monde n’est pas moi.

Mais je suis le monde.

Et je ne pensais rien de plus.

 

30 mai 1930

 

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(Gélinotov entre en courant, une cafetière h la main.)

GELInotov:

Je veux boire du café. Qui en prend ?

Anna:

C’est du vrai café ?

Le chœur :

le café le café soutient soutient notre volonté celui qui en boit comprend comprend enfin son destin.

Gf linotov :

Où est le sucre ?

Le chœur :

Le sucre le susucre fond toujours à la flamme Le sucre le susucre ah que le cheval l’aime.

Le cheval;

Je suis prêt à ne vivre que de sucre. Pourquoi pas?

 

[…]

 

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Temps, espace, existence

1.Un monde qui n’est pas ne peut pas être qualifié d existant, puisqu'il n’est pas.

2. Un monde constitué de quelque chose d’unique, d homogène et de continu, ne peut pas être qualifié d existant, puisque dans un tel monde il n’y a pas de parties, et puisqu'il n’y a pas de parties, il n'y a pas de tour.

3.                   Le monde existant doit être hétérogène et avoir des parties.

4.                  Les deux parties sont différentes, parce qu’une partie sera toujours celle-ci et l’autre celle-là.

5.                  S’il n’existe que ceci, cela ne peut pas exister, parce que, comme nous l’avons dit, seul ceci existe. Mais un tel ceci ne peut exister, parce que si ceci existe, il doit être hétérogène et avoir des parties. Et s’il a des parties, cela veut dire qu’il est constitué de ceci et de cela.

6.                  Si ceci et cela existent, cela signifie que non-cela et non-ceci existent, parce que, si non-cela et non-ceci n’existaient pas, ceci et cela seraient un, homogène et continu, et par conséquent n’existeraient pas non plus.

7.                  Appelons la première partie ceci, la seconde partie cela, et le passage de l'une à l’autre non-cela et non-ceci.

8.                  Appelons non-cela et non-ceci « obstacle ».

9.                  Ainsi: ce sont trois éléments: ceci, l'obstacle et cela qui constituent le fondement d’existence.

10.                Représentons la non-existence par le zéro ou l’unité. Nous pouvons alors représenter l’existence par le chiffre trois.

11. De sorte que: en divisant le vide un en deux parties, nous obtenons la trinité d’existence.

 

12.Ou bien : en faisant l’expérience de l’obstacle, le vide un se scinde en deux parties, formant la trinité d’existence.

13.L’obstacle est le créateur qui à partir de « rien » crée «quelque chose ».

14.Si ceci, en soi, est un « quelque chose » ou un « rien » non- existant, l’« obstacle » est alors un « rien » ou un « quelque chose » non-existant.

15.Il doit y avoir ainsi deux « rien » ou deux « quelque chose » non-existants.

16.S’il y a deux « rien » ou deux « quelque chose » non- existants, l’un d’eux est un « obstacle » pour l’autre, il le scinde en deux parties et se transforme lui-même en partie de l’autre.

17.De même, ce qui est autre, devenant obstacle pour le premier, le scinde en deux parties et se transforme lui-même en partie du premier.

18.Ainsi se créent d’elles-mêmes les parties non-existantes.

19.Trois parties en soi non-existantes créent trois éléments fondamentaux d’existence.

20.Pris tous les trois ensemble, les trois éléments fondamentaux en soi non-existants créent trois éléments fondamentaux d’existence.

21.Si l’un des trois éléments fondamentaux d’existence disparaissait, le tout disparaîtrait également. Ainsi: si l’« obstacle » disparaissait, ceci et cela deviendraient un et continu, et cesseraient d’exister.

22.L’existence de notre Univers est formée par trois « rien » ou, séparément, en soi, par trois « quelque chose » non- existants : l’espace, le temps et encore quelque chose qui n’est ni le temps ni l’espace.

23De par sa nature, le temps est un, homogène et continu, c’est pourquoi il n’existe pas.

24.De par sa nature l’espace est un, homogène et continu, c’est pourquoi il n’existe pas.

25.Mais dès que l’espace et le temps entrent dans une certaine interrelation, ils deviennent obstacle l’un pour l’autre et commencent à exister.

26. En commençant à exister, l’espace et le temps deviennent mutuellement parties l’un de l’autre.

27.En faisant l’expérience de l’espace, le temps se scinde en parties, formant la trinité d’existence.

28.Le présent, éclaté, est constitué de crois éléments fondamentaux : passé, présent et futur.

29.Le passé, le présent et le futur, en tant qu’éléments fondamentaux d’existence ont toujours entretenu une dépendance réciproque l’un à l’autre. Il ne peut y avoir de passé sans présent ni futur, de présent sans passé ni futur, de futur sans passé ni présent.

30.En examinant séparément ces trois éléments, nous voyons qu’il n’y a pas de passé, parce qu’il est déjà passé, qu’il n’y a pas de futur, parce qu’il n’est pas encore arrivé. Cela signifie qu’il ne reste que le>seul « présent ». Mais qu’est-ce que le présent ?

31.Quand nous articulions ce mot, les lettres du mot que nous articulons deviennent passé, alors que les lettres non articulées sont encore dans le futur. Cela signifie que seul le son qui est maintenant en train d’être articulé est « présent ».

32.Mais le processus même d’articulation de ce son possède une certaine durée. Par conséquent une certaine partie du processus est « présent », alors que les autres parties sont soit passé, soit futur. Mais on peut dire la même chose de cette partie du processus qui nous semble « présent ».

33.En raisonnant ainsi, nous voyons que le « présent » n’existe pas.

34.Le présent n’est que l’« obstacle » lors du passage du passé au futur, le passé et le présent nous apparaissent comme le ceci et le cela de l’existence du temps.

35.Ainsi: le présent est l’« obstacle » dans l’existence du temps, et, comme nous l’avons dit, c’est l’espace qui sert d’obstacle dans l’existence du temps.

36.De sorte que : le « présent » du temps c’est l’espace.

37. Dans le passé et le futur, il n’y a pas d’espace, il est entièrement inclus dans le « présent ». Et le présent est l’espace.

 

38. Mais comme il n’y a pas tic prient., il n’y a pas non plus d'espace.

39. Nous avons expliqué l’existence du temps, mais l’espace, en soi, n’existe pas encore.

40.Pour expliquer l’existence de l’espace, il faut prendre le cas où le temps est l’obstacle de l’espace.

41.En taisant l’expérience de l’obstacle du temps, l’espace se scinde en parties, formant la trinité d’existence.

42.L'espace éclaté existant est constitué de trois éléments: Là- bas, ici et là-bas.

43.Lorsqu'on passe d’un là-bas à un autre là-bas, il faut surmonter l’obstacle d'ici, parce que s’il n’y avait pas l’obstacle ici, le premier là-bas et l’autre là-bas seraient un.

44.Ici est l’«obstacle» de l’espace existant. Et, comme nous l’avons dit plus haut, c’est le temps qui sert d’obstacle à l'espace existant.

45.De sorte que: l' ici de l'espace c’est le temps.

46.L'«ici» de l’espace et le «présent» du temps sont les points d’intersection du temps et de l’espace.

47.En considérant l’espace et le temps comme éléments fondamentaux d’existence de l’Univers, nous disons: l’Univers est formé par l’espace, le temps et encore quelque chose qui n'est ni le temps ni l’espace.

48.Ce «quelque chose» qui n’est ni le temps ni l’espace est l'«obstacle» formant l’existence de l’Univers.

49.Ce «quelque chose» forme obstacle entre le temps et l’espace.

50.C’est pourquoi ce «quelque chose» est au point d’intersection du temps et de l’espace.

51.Par conséquent ce «quelque chose» se trouve dans le temps au point «présent», et dans l’espace au point «ici».

52En se trouvant au point d’intersection de l’espace et du temps, ce «quelque chose» forme un certain «obstacle», séparant l'« ici » du «présent».

53. En formant un obstacle et séparant l’«ici» du «présent», ce «quelque chose » crée une certaine existence que nous appelons matière ou énergie (Nous l’appellerons plus loin par convention simplement matière).

54.De sorte que: l’existence de l’univers, existence formée par l’espace, le temps et leur obstacle, est exprimée par la matière.

55.La matière nous certifie le temps.

56.La matière nous certifie l’espace.

57.De sorte que : les trois éléments fondamentaux d’existence de l’Univers, sont perçus par nous comme temps, espace et matière.

58.En se coupant l’un l’autre en des points précis et en étant les éléments fondamentaux d’existence de l’Univers, temps, espace et matière forment un certain nœud.

59.Appelons ce nœud - Nœud de l’Univers.

60.En disant de moi : «je suis», je me place dans le Nœud de l’Univers.

[Première moitié des années trente]

 

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De l’existence

1.Un monde qui n’est pas ne peut pas être qualifié d’existant, puisqu’il n’est pas.

2.Un monde constitué de quelque chose d’unique, d’homogène et de continu, ne peut pas être qualifié d’existant, puisque dans un tel monde il n’y a pas de parties, et puisqu’il n’y a pas de parties, il n’y a pas de tout.

3.Le monde existant doit être hétérogène et avoir des parties.

4.Les deux parties sont différentes, parce qu’une partie sera toujours celle-ci et l’autre celle-là.

5. S’il n’existe que ceci, cela ne peut pas exister, parce que, comme nous l’avons dit, seul ceci existe. Mais un tel ceci ne peut exister, parce que si ceci existe, il doit être hétérogène et avoir des parties. Et s’il a des parties, cela veut dire qu’il est constitué de ceci et de cela.

 

6.Si ceci et cela existent, cela signifie que non-cela et non-ceci existent, parce que, si non-cela et non-ceci n’existaient pas, ceci et cela seraient un, homogène et continu, et par conséquent n’existeraient pas non plus.

7.Appelons la première partie ceci, la seconde partie cela, et le passage de l’une à l’autre non-cela et non-ceci.

8.Appelons non-cela et non-ceci «obstacle» ou «trait de partage».

9.Ainsi: ce sont trois éléments: ceci, l’obstacle et cela qui constituent le fondement d’existence.

10.Représentons la non-existence par le zéro ou l’unité. Nous pouvons alors représenter l’existence par le chiffre trois.

11.De sorte que: en divisant le vide un en deux parties, nous obtenons la trinité d’existence.

De l’hypostase

12.En lisant la réflexion ci-dessus, la doctrine de l’hypostase nous devient compréhensible : Dieu est un, mais en trois Visages.

 

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Je suis le génie des discours enflammés

Je suis le maître des libres pensées

Je suis le roi des beautés absurdes

Je suis le dieu des hauteurs disparues

Je suis le seigneur des libres pensées

Je suis le ruisseau des joies claires.

 

Quand dans la foule je lance mon regard

Comme un oiseau la foule s’effare

Et autour de moi comme autour d’un poteau

La foule se tient sans pouvoir dire un mot.

Comme un oiseau la foule s’effare

Et je balaie la foule comme une rognure.

1935

 

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Le lien

Philosophe,

1.Je vous écris en réponse à votre lettre que vous vous préparez à m’écrire en réponse à la lettre que je vous ai écrite.2.Un violoniste s’acheta un aimant et le ramena chez lui. En chemin, des voyous attaquèrent le violoniste et lui firent tomber son bonnet. Le vent souleva le bonnet et le fit voler dans la rue. 3. Le violoniste posa l’aimant par terre et courut après son bonnet. Le bonnet tomba dans une mare d’acide nitrique et s’y dissolut. 4. Pendant ce temps les voyous ; avaient pris l’aimant et avaient disparu. 5. Le violoniste rentra chez lui sans manteau et sans bonnet, puisque le bonnet s’était dissous dans la mare d’acide et que le violoniste, troublé par la perte de son bonnet, en avait oublié son manteau dans le tramway. 6. Le receveur emporta le manteau au marché aux puces où il l’échangea contre de la crème, du gruau et des tomates. 7. Le beau-père du receveur fit une i indigestion de tomates et mourut. On mit le corps du beau- père du receveur à la morgue, mais il y eut ensuite erreur, et à sa place on enterra une vieille. 8. Sur la tombe de la vieille on mit un poteau blanc avec cette inscription: « Anton Serguéïévitch Kondratiev ». 9. Onze ans après les vers avaient dévoré le poteau, et il tomba. Le gardien du cimetière scia ce poteau en quatre et le brûla dans sa cuisinière. La femme du gardien fit cuire sur ce feu une soupe de choux-fleurs.  10. Mais quand la soupe fut prête, la pendule se décrocha du mur et tomba droit dans la casserole. On sortit la pendule de la soupe, mais elle contenait des punaises qui maintenant étaient dans la soupe. On donna la soupe au clochard Timothée. 11. Le clochard Timothée mangea cette soupe aux punaises et parla au clochard Nicolas de la bonté du gardien du cimetière. 12. Le lendemain, le clochard Nicolas vint trouver le gardien du cimetière et lui demanda l’aumône. Mais le gardien ne donna rien au clochard Nicolas et le chassa. 13. Furieux, le clochard Nicolas incendia la maison du gardien du cimetière. 14. Le feu passa de la maison à l’église et l’église flamba. 15. Suivit une longue enquête, mais on ne réussit pas à établir la cause du sinistre. 16. Là où avait été l' église, on construisit un club, et le jour de son ouverture on organisa un concert auquel prit part le violoniste qui quatorze ans avant avait perdu son manteau. 17. Parmi les auditeurs, il y avait le fils d’un des voyous qui quatorze ans avant avait fait tomber le bonnet de ce violoniste. 18. Après le concert, ils rentrèrent dans le même tramway. Mais dans le tramway qui les suivait le wattman était ce même receveur qui jadis avait vendu le manteau du violoniste au marché aux puces. 19. Et les voilà parcourant la ville tard le soir: devant — le violoniste et le fils du voyou, à leur suite — le wattman ex-receveur. 20.Ils parcourent la ville et ils ne savent pas le lien qu’il y a entre eux. Ils ne le sauront jamais avant leur mort.

14 septembre 1937

 

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(15) QUATRE ILLUSTRATIONS DE COMMENT UNE IDEE NOUVELLE AHURIE L'HOMME QUI N'Y EST PAS PERPARE

 

I

L'écrivain : Je suis écrivain»

Le lecteur: D'après moi, t'es de la m...e!

(L’écrivain reste quelque instants secoué par cette idée nouvelle et tombe raide mon. On l'emporte.)

II

Le peintre: Je suis peintre.

L’ouvrier: D'après moi, t es de la m...e!

(Le peintre devint aussitôt pale comme un linge.

Oscille comme un roseau Et trépassa inopinément.

On l'emporte.)

III

Le compositeur: Je suis compositeur.

Vania RoubLIov: D'après moi, t'es...!

(Le compositeur, respirant péniblement s affaissa.

On l'emporte inopinément.)

IV

Le chimiste: Je suis chimiste.

Le physicien: D’après moi, t’es...!

(Le chimiste n'ajouta pas un mot et tomba lourdement au soi)

 

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(24) Le sommeil harcèle l’homme

Markov ôta ses bottes, poussa un soupir et s’allongea sur le canapé.

Il avait envie de dormir, mais dès qu’il fermait les yeux, son envie de dormir passait instantanément. Markov ouvrait les yeux et tendait la main vers un livre. Mais le sommeil s’abattait de nouveau sur lui et, avant d’avoir pu saisir le livre, Markov se recouchait et refermait les yeux. Mais dès qu’il les avait fermés, le sommeil s’envolait de nouveau et la conscience de Markov devenait à ce point claire qu’il pouvait résoudre de tête des problèmes algébriques contenant des équations à deux inconnues.

Markov resta longtemps à se tourmenter, ne sachant que faire : dormir ou veiller ? Enfin, épuisé, haïssant et lui-même et sa chambre, Markov prit son manteau et son chapeau, empoigna sa canne et sortit. La brise fraîche le calma, il se sentit d’humeur plus guillerette et eut envie de retourner dans sa chambre.

A peine entré, il sentit dans son corps une agréable fatigue et eut envie de dormir. Mais à peine se fut-il allongé sur son canapé et eut-il fermé les yeux que le sommeil se dissipa instantanément.

Fou de rage, Markov bondit de son canapé et, sans chapeau ni manteau, fonça en direction du jardin de Tauride.

 

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La vie c’est la mer, le destin c’est le vent, l’homme est le bateau. Et de même qu’un bon pilote peut utiliser les vents contraires et même naviguer vent debout, sans changer de cap, de même l’homme intelligent peut utiliser les coups du destin, et à chaque,coup s’approcher du but qui est le sien. Exemple: Un homme veut devenir orateur, mais le destin lui a coupé la langue, l’homme est devenu muet. Mais il ne se rend pas, il apprend à montrer des planchettes avec des phrases écrites en grosses lettres, des indications disant où il faut rugir, où il faut geindre, et ainsi agir encore plus sur les auditeurs qu’on ne le pourrait par le discours ordinaire.

[1937]

 

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Cinq narrations inachevées

Cher Iakov Sémionovitch1,

1. Quelqu’un qui courait comme un dératé s’est cogné la tête à une forge avec tant de force que le forgeron a posé la masse qu’il tenait h la main, ôté son tablier de cuir et après avoir lissé scs cheveux de la paume, est sorti voir ce qui s’était passé. 2. Le forgeron vit alors un homme assit par terre. L’homme était assis par terre et se tenait la tète,

3. « Que s'est-il passé? » demanda le forgeron. « Oh là là! » dit l’autre. 4. Le forgeron s’approcha de l’homme. 5. Nous arrêtons le récit sur le forgeron et l’homme inconnu et commençons un nouveau récit sur les quatre amis du harem. 6. Il était une fois quatre amateurs de harems. Ils estimaient agréable d’avoir simultanément huit femmes chacun. Ils se réunissaient le soir et discutaient de la vie de harem. Ils buvaient du vin; ils buvaient à en être saoûls; ils roulaient sous la table; ils vomissaient. C' était répugnant de les voir. Ils se mordaient les jambes l’un l’autre. Ils se traitaient de tous les noms. Ils rampaient sur leur ventre. 7. Nous arrêtons notre récit et commençons un récit sur la bière. 8. Il y avait un tonneau de bière, un philosophe était assis à côté, qui pensait: « Ce tonneau est rempli de bière; la bière fermente et monte en degré. Moi je fermente avec ma raison sur les cimes surstellaircs et mon esprit monte en degré. La bière est une boisson qui coule dans le temps. 9. Quand la bière est enfermée dans un tonneau, elle ne peut couler. Le temps s’arrête et je me lève. 10. Mais le temps ne s’arrête pas, et mon flux est immuable, ni Non, il vaut mieux que la bière coule librement, car pour elle rester sur place contredit les lois de la nature. » Et sur ces mots le philosophe ouvrit le robinet du tonneau, et la bière se déversa par terre. 12. Nous avons assez parlé de la bière; maintenant nous allons parler du tambour. 13. Le philosophe jouait du tambour et criait: « Je produis un bruit philosophique! Ce bruit personne n’en a besoin, il gêne même tout le monde. Mais s’il gêne tout le monde, cela veut dire qu’il n’est pas de ce monde. Et s’il n’est pas de ce monde, eh bien je vais le produire. » Le philosophe resta longtemps à faire du bruit. Mais nous allons laisser ce récit bruyant pour passer au calme récit parlant des arbres. 15. Le philosophe se promenait sous les arbres et il ne disait mot, car l'inspiration l’avait abandonné.

 

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Les traductions de divers livres me troublent, on y trouve décrites diverses actions qui «ont parfois fort intéressantes. Parfois on parle de gens intéressants, parfois d’événements, parfois même tout simplement d’un événement sans importance. Mais il arrive parfois qu’on lise et qu’on ne comprenne pas ce qu’on a lu. Ça aussi ça arrive. Parfois on tombe sur des traductions qu’il est impossible de lire. Des lettres étranges: certaines ça va encore, mais d’autres sont telles qu’on ne comprend pas ce qu’elles signifient. Une fois j’ai vu une traduction dans laquelle aucune lettre n’était connue. Des espèces de crochets. J’ai longuement tourné cette traduction entre mes mains. Une traduction très étrange !

[Deuxième moitié des années trente]

 

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Traité plus ou moins selon un résumé d’Emersen

 

I. À propos des cadeaux.

Les cadeaux imparfaits, ce sont des cadeaux de ce genre: par exemple, nous offrons à l’impétrant un couvercle d’encrier. Mais où est l’encrier lui-même? Ou bien nous offrons un encrier avec un couvercle. Mais où est donc le bureau qui doit recevoir l’encrier? Si l’impétrant a déjà un bureau, l’encrier sera un cadeau parfait. Si l’impétrant a déjà un encrier, on peut lui offrir un couvercle et ce sera un cadeau parfait. Tout ce qui pare un corps nu, tel que bagues, bracelets, colliers, etc. (en tenant compte, bien sûr, du fait que l’impétrant n’est pas infirme) ainsi que des cadeaux tels qu’une baguette ayant une boule en bois à une extrémité et un cube en bois à l’autre, de tels cadeaux seront toujours parfaits. On peut tenir à la main une telle baguette et si on la pose, ce peut être n’importe où. Une telle baguette ne sert à rien de plus.

II. Environnement correct par les objets.

Supposons qu’un délégué des locataires quelconque, parfaitement nu, décide de s’installer et de s’entourer d’objets. S’il commence par une chaise, il faudra à cette chaise une table, à la table une lampe, puis un lit, une couverture, des draps, une commode, du linge, des vêtements, une armoire à vêtements, puis une chambre où mettre tout cela, etc. Là, à chaque point de ce système peut surgir un petit système-branche dérivé : on aura envie de mettre un napperon sur la petite table ronde, sur le napperon un vase, dans le vase une fleur. Un tel système d’environnement de soi par les objets où un objet s’accroche à un autre est un système incorrect parce que, s’il n’y a pas de fleurs dans le vase à fleurs, un tel vase devient absurde, et si on enlève le vase, la petite table ronde devient absurde, il est vrai qu’on peut y mettre une carafe d’eau, mais si on ne remplit pas la carafe d’eau, le raisonnement appliqué au vase à fleurs reste valable. La destruction d’un objet perturbe tout le système. Mais si le délégué des locataires nu avait passé bagues et bracelets et s’était entouré de boules et de lézards en celluloïd, la perte d’un ou de vingt-sept objets n’aurait rien changé à l’affaire. Un tel système d’environnement de soi par les objets est un système correct.

III.Destruction correcte des objets autour de soi.

Un écrivain français, comme il est de coutume, de basse volée, à savoir justement Alphonse Daudet, a formulé la pensée sans intérêt selon laquelle les objets ne s’attachent pas à nous, c’est nous qui nous attachons à eux. L’homme le plus désintéressé qui perd sa montre, son manteau ou son buffet, regrettera la perte. Mais même si on rejette l’attachement aux objets, tout homme qui perd son lit et son oreiller, les lames de son parquet, des pierres plus ou moins commodes et qui fait connaissance d’une insomnie inouïe, cet homme regrettent la perte des objets et du confort qui leur est lié. C’est pourquoi la destruction des objets rassemblés selon le système incorrect d’environnement de soi par les objets est une destruction incorrecte des objets autour de soi. La destruction autour de soi des cadeaux toujours parfaits, boules de bois, lézards en celluloïd, etc., ne procurera aucun regret à l’homme plus ou moins désintéressé. En détruisant correctement autour de nous les objets, nous perdons goût à toute acquisition.

VI.De l’approche de l’immortalité.

Il est propre à tout homme d’aspirer à la jouissance qui est soit la satisfaction sexuelle, soit la satiété, soit l’acquisition. Mais seul ce qui n’est pas situé sur la voie de la jouissance mène à l’immortalité. Tous les systèmes menant à l’immortalité se réduisent finalement à une seule règle : fais constamment ce dont tu n'as pas envie, parce que tout homme a constamment envie soit de manger, soit de satisfaire ses appétits sexuels, soit d’acquérir quelque chose, soit tout cela, plus ou moins, en même temps. Il est intéressant de voir que l’immortalité est toujours liée à la mort et est traitée par les différents systèmes religieux soit comme éternelle jouissance, soit comme éternelle souffrance, soit comme éternelle absence de jouissance et de souffrance.

V. De l’immortalité.

A raison celui à qui Dieu a offert sa vie comme un cadeau parfait.

 

14 février 1939 Tchiol. Article idiot. Harms. [1940]