dimanche 28 mai 2023

Dada à Zurich – le mot et l’image (1916-1917) – Hugo Ball

Dada à Zurich – le mot et l’image (1916-1917) – Hugo Ball

Note introductive

Lors du lancement de Dada (le jour même), il critique ses dérives. Dada n’est pas seulement une protestation, encore moins une illusion révolutionnaire, ni une destruction de la culture ou un quelconque nihilisme. Dada n’est pas non plus un mouvement d’avant- garde avec son cortège de prétentions : c’est une mise en garde, un avertissement, une critique de tous les ismes et le symptôme d’une refondation. Approfondis­sement et distanciation. Le mot, l’image, Ia sonorité, le geste, le théâtre des masques, tout doit être sans cesse renouvelé. Hugo Bail questionne les fondations de l’esprit européen, il interroge la société de son époque : l’histoire, le langage, l’art, la philosophie, la religion, l’esprit allemand (le protestantisme et l’État prussien), le romantisme allemand. Il cherche à savoir s’il reste encore la possibilité de retrouver un fonde­ment quelque part hors des illusions formalistes, scientistes ou historiques. Dada est un état d’esprit, une attitude, aux multiples manifestations surpre­nantes. Une lame de fond qui repose sur le socle d’une tradition innovatrice sans cesse occultée.

Michel Giroud, 7 novembre, 2005

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Premier manifeste Dada

Dada est une nouvelle tendance artistique. On s’en rend bien compte, car si jusqu’à aujourd’hui personne n’en savait encore rien, demain tout Zurich en parlera. Dada a son origine dans le dictionnaire. C’est terriblement simple. En français cela signifie « cheval de bois ». En allemand « va te faire, au revoir, à la prochaine ». En roumain « oui en effet, vous avez rai­son, c’est ça, d’accord, vraiment, on s’en occupe », etc.

C'est un mot international. Seulement un mot, pris en tant que mouvement. Rien de plus facile à comprendre. Lorsqu’on en fait une tendance artis­tique, cela revient à vouloir supprimer les complica­tions. Psychologie Dada, Allemagne Dada, indiges­tions et crampes brouillardeuses incluses, littérature Dada, bourgeoisie Dada et vous, très vénérés poètes, vous qui avez toujours fait de la poésie avec des mots, mais qui n’en faites jamais du mot lui-même, vous qui tournez autour d’un simple point en poétisant. Guerre mondiale Dada et pas de fin, révolution Dada et pas de commencement. Dada, amis et soi-disant poètes, très estimés fabricateurs et évangélistes Dada Tzara, Dada Huelsenbeck, Dada m’dada, Dada m’dada, Dada mhm, dada dera dada, Dada Hue Dada Tza.

Comment obtenir la béatitude ? En disant Dada. Comment devenir célèbre ? En disant Dada. D’un geste noble et avec des manières raffinées. Jusqu’à la folie. Jusqu’à l’évanouissement. Comment en finir avec tout ce qui est journalisticaille, anguille, tout ce qui est gentil et propret, borné, vermoulu de morale, européanisé, énervé ? En disant Dada. Dada c’est l’âme du monde, Dada c’est le grand truc. Dada c’est le meilleur savon au lait de lis du monde. Dada Monsieur Rubiner, Dada Monsieur Rorrodi, Dada Monsieur Anastasius Lilienstein.

Ce qui veut dire en allemand : l’hospitalité de la Suisse est infiniment appréciable. Et en esthétique, ce qui compte, c’est la qualité.

Je lis des vers qui n’ont d’autre but que de renon­cer au langage conventionnel, de s’en débarrasser. Dada Johann Fuchsgang Goethe. Dada Stendhal, Dada Dalaï-Lama, Bouddha, Bible et Nietzsche. Dada m’dada. Dada mhm dada da. Ce qui importe, c’est la liaison, et que, tout d’abord, elle soit quelque peu interrompue. Je ne veux pas de mots inventés par quelqu’un d’autre. Tous les mots ont été inventés par les autres. Je revendique mes propres bêtises, mon propre rythme et des voyelles et des consonnes qui vont avec, qui y correspondent, qui soient les miens. Si une vibration mesure sept aunes, je veux, bien enten­du, des mots qui mesurent sept aunes. Les mots de Monsieur Dupont ne mesurent que deux centimètres et demi.

On voit alors parfaitement bien comment se pro­duit le langage articulé. Je laisse galipetter les voyelles, je laisse tout simplement tomber les sons, à peu près comme miaule un chat... Des mots surgis­sent, des épaules de mots, des jambes, des bras, des mains de mots. Au, oi, u. Il ne faut pas laisser venir trop de mots. Un vers, c’est l’occasion de se défaire de toute la saleté. Je voulais laisser tomber le langage lui-même, ce sacré langage, tout souillé, comme des pièces de monnaies usées par les doigts des mar­chands. Je veux le mot là où il s’arrête et là où il com­mence. Dada, c’est le cœur des mots.

Toute chose a son mot, mais le mot est devenu une chose en soi Pourquoi ne le trouverais-je pas, moi ? Pourquoi l’arbre ne pourrait-il pas s’appeler Plouplouche et Plouploubache quand il a plu ? Le mot, le mot, le mot à l’extérieur de votre sphère, de votre air méphitique, de cette ridicule impuissance, de votre sidérante satisfaction de vous-mêmes. Loin de tout ce radotage répétitif et de votre évidente stu­pidité. Le mot, messieurs, le mot est une affaire publique de tout premier ordre.

 

Hugo Bail, Zurich, le 14 juillet 1916.

 

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Zurich, 2 février 1916. Le Cabaret Voltaire. Sous cette dénomination s’est constituée une association de jeunes artistes et écrivains dont le but est de créer un centre de divertissement artistique. En principe, le Cabaret sera animé par des artistes, invités perma­nents, qui, lors de réunions quotidiennes, donneront des représentations musicales et littéraires. Les jeunes artistes zurichois, de toute tendance, sont invités à nous rejoindre avec des suggestions et des propositions.

(Annonce de journal)

 

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Des poèmes de Kandinsky et d’Else Lasker. La Chanson du tonnerre de Dieu de Wedekind

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28 février 1916. Tzara lit à plusieurs reprises des extraits de La Côte de Max Jacob.

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29 février 1916. J’ai lu avec Emmy La Vie humaine d’Andreïev, un jeu légendaire, douloureux, que j’aime beaucoup.

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26 février 1916. Des poèmes de Werfel : Les faiseurs de mots de l'époque et Nous sommes tous des étrangers sur terre.

Des poèmes de Morgenstern et de Lichtenstein.

Une ivresse indéfinissable s’est emparée de tout le monde. Le petit cabaret risque d’éclater et de deve­nir le terrain de jeu d’émotions folles.

27 février 1916. Une Berceuse de Debussy confron­tée à Sambre et Meuse de Turlet.

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5 mars 1916. Appliquer les théories (de Kandinsky par exemple) toujours à l’homme, à la personne, et ne pas se laisser déporter vers l’esthétique. Il s’agit de l’homme, pas de l’art. Du moins pas en premier lieu.

Si l’image de l’homme disparaît de plus en plus de la peinture de notre époque et si toutes les choses n’existent plus que dans la désagrégation, c’est bien aussi la preuve que le visage de l’homme est devenu laid et usé, et chaque objet de notre environnement, exécrable. Pour des raisons similaires, la détermina­tion de la poésie d’abandonner le langage ne saurait se faire attendre. Ce sont des choses qu’on n’a peut- être encore jamais vues.

Tout fonctionne, sauf l’homme lui-même.

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26 mars 1916. Aujourd’hui, j’ai lu pour la première fois Le Déclin du faiseur de danses,  une pièce en prose où je décris une vie minée par toutes les horreurs et terreurs ; celle d’un poète, souffrant si profondément de choses inexplicables et incommensurables qu’il se désintègre sous les effets d’attaques nerveuses et de paralysie. Une sensibilité suraiguë et clairvoyante constitue le point de départ fatal. Il n’arrive ni à se soustraire à ses impressions, ni à les maîtriser. Il suc­combe aux puissances souterraines.

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6 avril 1916. Le processus de l’autodestruction chez Nietzsche. Car, d’où pourraient venir le calme et la simplicité s’ils n’étaient précédés par quelque chose qui mine, qui déconstruit et qui débarrasse de la base difforme ? Même le style de Goethe, poli et péripatétique, n’est qu’une surface. En dessous, tout est problématique et déséquilibré, plein de contra­dictions et de dissonances. Son masque mortuaire en témoigne. Ses traits ne montrent pas beaucoup d’op­timisme. Une recherche sérieuse ne devrait pas l’oc­culter. Le soi-disant furor teutonicus, la haine, l’entêtement, la prétention de tout savoir, la joie maligne instinctive et l’esprit de vengeance vis-à-vis des victoires spirituelles, tout cela est la conséquence d’une incapacité peut-être raciale ou physiologique, sinon d’une catastrophe ayant atteint le noyau cen­tral Mais si, en dépit de toutes les subtiles tentatives et recherches, on n’arrive plus à voir l’être véritable et spécifique, comment l’aimer et en prendre soin ?

 

Deux maux originels ont ruiné le caractère allemand : un faux concept de liberté et la caserne piétiste.

 

[…]

Aiguiser les sens pour saisir la spécificité unique d’une chose.

 

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12 juin 1916. Ce que nous appelons Dada est une bouffonnerie issue du néant et toutes les grandes questions y entrent en jeu ; un geste de gladiateur ; un jeu avec de misérables résidus ; une mise à mort de la moralité et de l’abondance qui ne sont que pos­tures.

Le dadaïste aime l’insolite, et même l’absurde. Il sait que la vie s’affirme dans la contradiction et que son époque, plus que n’importe quelle autre, s’ingé­nie à détruire tout ce qui est généreux. N’importe quel masque est donc pour lui le bienvenu, ainsi que tout jeu de cache-cache impliquant une tromperie. Au milieu de cette vaste non-nature, il en arrive à considérer comme quintessence de l’incroyable tout ce qui est direct et primitif

Puisque la banqueroute des idées a effeuillé jus­qu’au bout l’image de l’homme, ce sont maintenant les instincts et les arrière-plans qui se manifestent de manière pathologique. Comme aucun art, aucune politique, aucune conviction ou foi ne semblent pou­voir résister à cette lame de fond qui rompt toutes les digues, il ne reste que la blague ou la pose sanglante.

Le dadaïste fait plus confiance à la franchise des événements qu’à l’esprit des individus. Il ne fait pas grand cas des personnes, y compris de la sienne. Il ne croit pas qu’il soit encore possible de saisir et de com­prendre les choses à partir d’un seul point de vue, il reste néanmoins tellement convaincu de l’union de tous les êtres, d’une globalité, que les dissonances le font souffrir jusqu’à l’autodissolution.

Le dadaïste lutte contre l’agonie et contre la fasci­nation de la mort, propres à son époque. Peu enclin à la prudence, il cultive la curiosité de ceux qui éprou­vent encore une joie amusée même jusque dans les formes les plus discutables de la fronde. Il sait que le monde des systèmes s’est disloqué et que l’époque, qui exige que tout soit payé comptant, a inauguré la grande braderie des philosophies privées de Dieu. Là où commencent l’effroi et la mauvaise conscience du boutiquier, commencent pour le dadaïste le grand rire et une indulgence apaisante.

 

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5 novembre 1916. À l’hôtel, Frank m’a lu plusieurs passages de son roman bourgeois. Le Saut périlleux au cirque, le chapitre sur la bohème, qui précède, et les tortures de conscience du fonctionnaire Jurgen. Dans le chapitre sur la bohème, c’est moi qui lui sers de modèle pour le poète Vorlang, en tant qu’« expres­sionniste ».

L’immolation des individus par le feu sur arrière- fond noir. Grande désespérance, hymnes, rideaux de flammes et cris surnaturels d’agonie.

 

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8 novembre 1916. F. me dicte directement à la machine : La Folie de Jurgen. Jürgen, c’est le bour­geois qui a perdu son âme et, à dos de cheval, il part au galop pour l’asile afin de l’y retrouver. C’est une de ces idées comme seul Frank peut en avoir. Il vous montrera comment vous perdez votre âme et com­ment vous allez la retrouver. Il décrira comment vous devenez infidèle à votre enfance et comment, malgré tout, elle ne vous quitte pas ; comment elle vous accompagne partout, avec l’art, avec votre fiancée et avec votre dernier-né.

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« Les images sont un bienfait pour l’âme ! Elles constituent sa véritable nourriture. Les recevoir, les mastiquer, cela procure du plaisir et, sans nourriture, il n’y a pas de santé pour l’âme. »

(Johannes Baader, Journaux intimes)

« Je cherchais à me sauver de cet être terrible (démoniaque), en me réfugiant, selon mon habitude, derrière une image. »

(Goethe)

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La création artistique est un processus de conjura­tion dont l'effet est la magie.

 

 

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