vendredi 2 juin 2023

Œuvres complètes II – André Breton

Œuvres complètes II – André Breton

 

INTRODUCTION AU DISCOURS SUR LE PEU DE RÉALITÉ

 

Sans fil voici une locution qui a pris place trop récemment dans notre vocabulaire, une locution dont la fortune a été trop rapide pour qu’il n’y passe pas beau­coup du rêve de notre époque, pour qu’elle ne me livre pas une des très rares déterminations spécifiquement nouvelles de notre esprit. Ce sont de faibles repères de cet ordre qui me donnent parfois l’illusion de tenter la grande aventure, de ressembler quelque peu à un cher­cheur d’or : je cherche l’or du temps. Qu’évoquent-ils donc ces mots que j’avais choisis? À peine le sable des côtes, quelques faucheux entrelacés au creux d’un saule — d’un saule ou du ciel, car c’est sans doute sim­plement l’antenne à grande surface, puis des îles, rien que des îles... la Crète, où je dois être Thésée, mais Thésée enfermé pour toujours dans son labyrinthe de cristal.

Télégraphie sans fil, téléphonie sans fil, imagination sans fil, a-t-on dit. L’induction est facile mais selon moi elle est permise, aussi. L’invention, la découverte humaine, cette faculté qui, dans le temps, nous est si parcimonieusement accordée de connaître, de posséder ce dont on ne se faisait aucune idée avant nous, est faite pour nous jeter dans une immense perplexité. De la part de la vérité cette pudeur nous alarmerait moins si, de temps à autre, elle ne faisait mine de nous céder, de nous abandonner le plus insignifiant de ses secrets, pour reve­nir bien vite à ses réticences. La mauvaise humeur de la plupart des hommes qui, à la longue, n’ont plus consenti à être dupes de ces révélations dérisoires, qui s’en sont tenus une fois pour toutes aux seules données inva­riables, comme on regarde les montagnes, la mer — les esprits classiques, enfin — , leur vaut cependant de ne pas tirer tout le parti possible d’une vie qui, je l’accorde ne se distingue pas par essence de toutes les vies passées mais ne doit pas non plus tout à fait en vain se voir assi­gner de telles limites1: André Breton (1896-19..).

Je suis dans un vestibule de château, ma lanterne sourde à la main, et j’éclaire tour à tour les étincelantes armures. N’allez pas croire à quelque ruse de malfai­teur. L’une de ces armures semble presque à ma taille; puissé-je la revêtir et retrouver en elle un peu de la conscience d’un homme du xive siècle. Ô théâtre éternel, tu exiges que non seulement pour jouer le rôle d’un autre, mais encore pour dicter ce rôle, nous nous mas­quions à sa ressemblance, que la glace devant laquelle nous posons nous renvoie de nous une image étrangère. L’imagination a tous les pouvoirs, sauf celui de nous identifier en dépit de notre apparence à un personnage autre que nous-même. La spéculation littéraire est illi­cite dès qu’elle dresse en face d’un auteur des person­nages auxquels il donne raison ou tort, après les avoir créés de toutes pièces. « Parlez pour vous, lui dirai-je, parlez de vous, vous m’en apprendrez bien davantage. Je ne vous reconnais pas le droit de vie ou de mort sur de pseudo-êtres humains, sortis armés et désarmés de votre caprice. Bornez-vous à me laisser vos mémoires; livrez-moi les vrais noms, prouvez-moi que vous n’avez en rien disposé de vos héros. » Je n’aime pas qu’on ter­giverse ni qu’on se cache. Je suis dans un vestibule de château, ma lanterne sourde à la main, et j’éclaire tour à tour les étincelantes armures. Plus tard, qui sait, dans ce même vestibule, quelqu’un sans y penser endossera la mienne. De socle à socle, le grand colloque muet se poursuivra :

 

COLLOQUE DES ARMURES

« J’entends, entendez-vous? Comment souffrir encore le galop des chevaux dans la campagne? Même pour eux le soleil des morts a beau resplendir, les vivants se por­tent toujours à fond de train au secours de l’insecourable. Ils en font une affaire d’État.

On a fini par les persuader que ce n’était pas leur première et leur dernière vie qu’ils vivaient. Une fois, disent-ils, n’est pas coutume. Nous, touchons du bois vert2.

voix de femme : En voici qui s’attardent deux par deux. Pitié pour eux seuls! Armures, faites-vous de plus en plus étincelantes; amants, faites-vous de plus en plus jouir.

— Un être peut-il être présent pour un être?

autre voix de femme: Je n’existais que pour vingt buissons d’aubépine. C’est d’eux qu’Est fait, hélas! ce corselet charmant. Mais j’ai connu aussi la pure lumière: l’amour de l’amour.

moi : L’âme sans peur s’enfonce dans un pays sans issue, où s’ouvrent des yeux sans larmes. On y va sans but, on y obéit sans colère. On y voit derrière soi sans se retourner. Je contemple enfin la beauté sans voiles, la terre sans taches, la médaille sans revers. Je n’en suis plus à implorer sans y croire un pardon sans faute. Nul ne peut fermer la porte sans gonds. À quoi bon tendre dans les bois du cœur ces pièges sans danger? Un jour sans pain ne sera pas si long, sans doute. »

Tout cela n’anéantit rien. Pour peu que je sorte la tête de mes mains, le petit fracas de l’inutile recommence à m’assourdir. Je suis au monde, bien au monde , et même assombri à cette heure par la chute du jour. Je sais qu’à Paris, sur les boulevards, les belles en­seignes lumineuses font leur apparition. Les enseignes tiennent une grande place dans ma vie quand je me promène et pourtant elles ne traduisent en vente que ce qui m’importune. Je songe aussi, de ma fenêtre, à la distribution, sensiblement égale tous les jours, des humains dans les lieux privés ou publics. Comment s’expliquer, par exemple, qu’il n’arrive jamais qu’ une salle de spectacle généralement remplie se trouve un soir à peu près vide, pour la seule raison que chacun avait affaire ailleurs? (Je parle pour les salles où la location des places est nulle ou très réduite.) Pourquoi les trains transportent-ils à la même époque de l’année un nombre de voyageurs si peu variable? C'et l'absence de coïnci­dences qui frappe, en pareil domaine. Je me laisse aller, à chaque instant, à des remarques de cette sorte, qui peuvent passer pour saugrenues mais qui donnent une juste idée des obstacles que peut avoir à surmonter toute pensée. Il y a aussi l’importance que je suis contraint d’attacher au chaud et au froid, enfin tout le processus de cette distraction continuelle qui me fait abandonner une idée par ami, un ami par idée, qui m’oblige lorsque j’écris à me déplacer, m’interrompant au milieu d’une phrase, comme si j’avais besoin de m’assurer que tel objet dans la pièce est bien à sa place, que telle de mes articulations fonctionne bien. L’existence dûment constatée à l’avance de ce bouquet que je vais respirer ou de ce catalogue que je feuillette devrait me suffire: eh bien, non. Il faut que je m’assure de sa réalité, comme on dit, que je prenne contact avec elle. L’erreur serait de tenir cette mimique pour seule expressive. En dépit de ces multiples accidents, ma pensée a son allure propre et ne semble pas trop souffrir de la trahison, si c’en est une. «À ton aise, me dit-elle, je ne te retiens pas. » C’est ainsi qu’elle me permet de lire les journaux, très peu de livres il est vrai, de lier conversation avec des inconnus, de jouer, quelquefois même de rire, de caresser une femme, de m’ennuyer, d’entrer dans un square : bref, de prendre en dehors d’elle mon peu de plaisir où je le trouve. Comme elle est plus difficile à subjuguer que moi, elle aime que je lui rende compte de l'étrange fascination qu’exercent journellement sur moi ces lieux, ces actions, ces choses, ce plus petit commun des mortels. Quelle indépendance que la sienne! Elle est forte, aussi, comme tout ce qui restera de moi. Elle est plus sombre que la nuit et c’est en vain que je cherche à l’occuper toute de ce qui a l’air de se passer très loin, en son absence, de ce que je lui dis être une suite de prodiges, afin d’être sûr qu’elle m’écoute, en belle reine triste qu’elle est :

SUITE DES PRODIGES

« Le prodige, madame, mais auparavant il faut que je vous décrive ce naufrage. Notre navire emportait tout ce que vous pouvez concevoir de plus à nom, de plus précieux. Il y avait une Vierge de plâtre dont, pour achever la ressemblance, on avait construit l’auréole en fils de la Vierge, de sorte que cette auréole s’éclairait à la rosée. Il y avait une mouche artificielle entièrement blanche que j’avais dérobée en rêve, oui, en rêve, à un pêcheur mort et que je passais des heures à regarder flotter sur l’eau dont j’avais empli un bol bleu: c’était l’appât que je destinais à l’inconnu. Il y avait ce qui peut venir du fond de la terre, ce qui peut tomber du ciel. Jusque sur le pont s’avançaient les arbustes guéris­seurs, s’exhalait le parfum des grandes jacinthes indiffé­rentes aux climats. Pour tout voir on avait décloué les caisses pesantes. On s’était aussi réparti les parures morales : le collier de la grâce n’était composé que de deux perles nommées seins; il y avait le génie qui n’était pas seulement une parure mais aussi une pro­messe éclatante. Un couple des oiseaux de beaucoup les plus rares, et qui changeaient de forme avec le vent, laissaient loin, même sous ce rapport, les instruments de musique.

«Par quelle latitude nous apparut-il que cette terre vers laquelle nous nous hâtions se dérobait à mesure et que nous eussions, plutôt que de l’atteindre, brisé la mer de verre? C’est, madame, ce que je ne saurais vous dire. Les oiseaux au chant maudit! Ils filaient désormais tris­tement, sans nous consoler. L’antagonisme du génie et de la grâce, qui n’avait duré qu’un éclair, avait suffi à rendre la virtualité aux fleurs. Le pont était de te inculte et seule subsistait, de part et d’autre du navire, dans la transparence des flots, l’image renversée des grandes jacinthes indifférentes aux climats. La Vierge avait été décoiffée par la tempête et seule la mouche blanche, d’une phosphorescence extraordinaire, oscillait dans son bol bleu de nuit.

« Nos cris, notre désespoir quand nous sentîmes que tout allait nous manquer, que ce qui pourrait exister détruit à chaque pas ce qui existe, que la solitude abso­lue volatilise de proche en proche ce que nous touchons, vous me saurez gré, madame, de vous les épargner. C’est vous qui entrez, n’est-ce pas, dans la volière incolore, c’est vous qui vouez les flots à ces floraisons damnantes?

« Le prodige, madame, c’est qu’au rivage où vous nous faites jeter à demi morts, nous gardons le souvenir émerveillé de notre désastre. Il n’y a plus d’oiseaux vivants, il n’y a plus de fleurs véritables. Chaque être couve la déception de se savoir unique. Même ce qui naît de lui ne lui appartient pas et, d’ailleurs, naît-il quelque chose de lui? Est-ce qu’il sait? Le prodige encore, c’et que l’engloutissement de toute cette splen­deur soit une question de temps, disons presque d’âge, et qu’un jour nous puissions découvrir une épave sur le sable où nous sommes sûrs que la veille il n’y avait rien.

« Je vous apporte la plus belle et peut-être la seule épave de mon naufrage. Dans ce coffret dont je n’ai pas la clé et que je vous livre dort l’idée désarmante de la présence et de l’absence dans l’amour. »

Ici, l’aiguille aimantée devient folle. Tout ce qui in­dique obstinément le nord désert ne sait plus où donner de la tête devant l’aurore. L’énigme des sexes concilie, à tout prendre, les sages et les fous. Le ciel tombant sur la tête des Gaulois, l’herbe cessant de pousser sous le sabot du cheval du Hun, rien depuis les Thermopyles glissants jusqu’à la merveilleuse formule: « Après moi le Déluge » ne nous conduit mieux au bord de notre préci­pice. Les musées la nuit, spacieux et clairs comme des music-halls, préservent du grand tourbillon le nu charte et audacieux.

Homme, je regarde maintenant cette femme dormir. La fin du monde, du monde extérieur, est attendue de minute en minute. C’est nous-mêmes qui, d’emblée, avons bravé ces conséquences, en arguant du caractère fatal de notre esprit. Que m’importe ce qu’on dit de moi puisque je ne sais pas qui parle, à qui je parle et dans l’intérêt de qui nous parlons? J’oublie, je parle de ce que j’ai déjà oublié. J’ai oublié systématiquement tout ce qui m’arrivait d’heureux, de malheureux, sinon d’indifférent. L’indifférent seul est admirable. La terrible loi psycholo­gique des compensations1, que je n’ai jamais vu formu­ler, et en vertu de laquelle il semble que nous ne pou­vons manquer bientôt de payer cher un moment de lucidité, de plaisir ou de bonheur, et, il faut bien le dire aussi, que notre pire effondrement, notre plus grand désespoir nous vaudront une revanche immédiate; que l’alternance régulière de ces deux états, comme dans la psychose maniaque-dépressive, suppose de l’un à l’autre la rigoureuse équivalence, au point de vue intensité, de nos émotions en bien et en mal, la terrible loi psycholo­gique des compensations laisse de côté l’indifférent, c’est-à-dire dans la balance du monde la seule chose qui ne soit pas susceptible de tare. C’est à l’indifférent que j’ai tenté d’exercer ma mémoire, aux fables sans mora­lité, aux impressions neutres, aux Statistiques incom­plètes... Et pourtant, homme, je regarde maintenant cette femme dormir. Le sommeil de la femme est une apothéose. Voyez-vous ce drap rouge bordé d’une large bande de dentelle noire? Un drôle de lit!

Est-ce ma faute si les femmes couchent à la belle étoile, alors même qu’elles font mine de nous garder avec elles dans leur chambre luxueuse? Elles disposent sur nous d’une puissance d’échec incroyable avec laquelle je me flatte de compter. De compter comme un lac avec les éphémères. Le lac doit être charmé par la brièveté incomparable de leur vie et moi j’envie l’op­tique changeante de la femme pour qui l’avenir n’est jamais l’au-delà, qui fronce le sourcil devant mes calculs et qui est sûre que je l’excepterai du saccage, sûre qu’elle échappera à l’extermination que je médite. Elle n’est pas fâchée, au contraire, de la faible résistance qu’opposent à mon désir d’irréel et les autres hommes, et tout ce dont notre amour se passera bien.

Nous aimer, ne resterait-il que quelques jours, nous aimer parce que nous sommes seuls à la suite de ce fameux tremblement de terre, et qu’on ne parviendra jamais à nous dégager en raison du trop grand amoncel­lement de décombres, il ne reste que cette ressource: nous aimer. Je n’ai point imaginé de ma vie de plus belle fin. Là nous n’aurions plus, dites, à faire la part des choses. Quelques mètres carrés nous suffiraient, — oh! je sais que vous ne serez pas de mon avis, mais si vous m’aimiez! Et puis c’est un peu ce qui nous arrive. Paris s’est écroulé hier; nous sommes très bas, très bas, où nous n’avons guère de place. Il n’y a ni pain ni eau, vous qui aviez peur de la prison! Avant peu ce sera fini: oui, l’on voudrait bien avoir une arme pour s’en servir le troisième, le quatrième jour, mais voilà! Pourtant, songez-y, qu’est-ce qu’une union du genre de la nôtre ne réalise pas? Vous êtes à moi pour la première fois peut- être. Vous ne vous éloignerez plus; vous n’aurez plus à prendre votre parti de me manquer quelques heures, une seconde. Inutile, c’est fermé de tous côtés, je vous assure.

Et nous aimer tant qu’il se pourra, parce que voyez- vous, moi qui ai accepté l’augure de ce formidable écroulement, j’ai cessé un peu de le souhaiter la première fois que je vous ai vue. Tenez, voici notre avant- dernière veilleuse qui baisse; nous n’allumerons l’autre que lorsqu’il se fera tout à fait tard dans notre vie. Ce sera mieux, croyez-moi. Mais viens plus près, encore plus près. C’est toi? L’avons-nous assez désirée, rappelle- toi, cette ignorance du reste! Tu ne voulais plus danser, tu voulais que le temps que tu étais retenue loin de moi je le passasse à t’écrire, est-il vrai? Maintenant nous sommes livrés pour l’éternité à nous-mêmes. Il com­mence à faire nuit. Quoi, vous pleurez? Je crains que vous ne m’aimiez pas.

Histoires de revenants, contes à faire peur, rêves terri­fiants, prophéties, je vous laisse. De rigides mathémati­ciens, comme je pouvais m’y attendre, attirés par ce tableau noir, ont mis à profit la disparition de la femme pour poser le problème de mon illusion :

UN PROBLÈME

« L'auteur de ces pages n’ayant pas encore vingt-neuf ans et s’étant, du 7 au 10 janvier 1925, date où nous sommes, contredit cent fois sur un point capital, à savoir la valeur qui mérite d’être accordée à la réalité, cette valeur pouvant varier de o à ∞, on demande dans quelle mesure il sera plus affirmatif au bout de onze ans et quarante jours. Au cas où la réalité serait positive, dire aussi pour combien de personnes environ il a écrit ceci, sachant que les poètes ont trois fois moins de lec­teurs que les philosophes, ceux-ci deux cents fois moins que les romanciers. »

À la bonne heure, je vois qu’ils respectent mon doute, qu’ils ménagent ma susceptibilité. L’affreux problème pourtant! Chaque jour que je vis, chaque action que je commets, chaque représentation qui me vient comme si de rien n’était, me donne à croire que je fraude. En écri­vant je passe, à la tombée du jour, comme un contreban­dier, tous les instruments destinés à la guerre que je me fais. C’est dire si je veux mettre toutes les chances de l’autre côté et que ma défaite vienne de moi. Allons, quoi qu’on en ait écrit, deux feuilles du même arbre sont rigoureusement semblables : c’est même la même feuille. Je n’ai qu’une parole. Si deux gouttes d’eau se ressemblent à ce point, c’est qu’il n’y a qu’une goutte d’eau. Un fil qui se répète et se croise fait la soie. L’esca­lier que je monte n’a jamais qu’une marche. Il n’a qu’une couleur : le blanc. La Grande Roue disparue n'a toujours qu’un rayon. De là au seul, au premier rayon de soleil, il n’y a qu’un pas.

À quoi tend cette volonté de réduction, cette terreur ce qu’avant moi quelqu’un a appelé le démon Pluriel? Maintes fois des gens qui regardaient ma photo­graphie ont cru bon de me dire: «C’est vous», ou «Ce n'est pas vous. » (Qui pourrait-ce donc être? Qui pour­rait me succéder dans le libre exercice de ma personna­ge?) Il y en a d’autres qui me dévisagent, prétendant me reconnaître, m’avoir vu quelque part, surtout là où je n’ai jamais etc ce qui est bien pis. Je me rappelle un sinistre farceur qui, un soir aux environs du Châtelet arrêtait les passants le long îles quais s'ils n’étaient pas seuls il prenait brusquement l’un d' eux a part et, à brûle pourpoint : «Comment vous appelez-vous?» je suppose que presque tous devaient lui dire leur nom. Il les remerciait brièvement et les quittait. Dans le petit groupe que des amis et moi nous formions, ce n’est pas moi qu'il avait choisi. J’admire le courage de cet homme qui pouvait s'offrir gratuitement un tel spectacle, comme le courage de quelques autres mystificateurs célèbres, capables d’agir sans témoin aux dépens d’un ou de plu­sieurs individus. Faut-il se croire seul, tout de même! Je pense aussi à la poésie, qui est une mystification d’un autre ordre, et peut-être de l’ordre le plus grave.

Elle montre de nos jours des exigences si particulières. Voyez le cas qu’elle fait du possible, et cet amour de l’invraisemblable. Ce qui est, ce qui pourrait être, que cela lui paraît insuffisant! Nature, elle nie tes règnes; choses, que lui importent vos propriétés? Elle ne connaît de répit tant qu’elle n’a pas porté sur tout l’uni­vers sa main négativité. C’est l’éternel défi de Gérard de Nerval menant au Palais-Royal un homard en laisse. L’abus poétique n’est pas près de finir. La Biche aux pieds d’airain, aux cornes d’or, que j’apporte blessée sur mes épaules à Paris ou à Mycènes transfigure le monde sur mon passage2. Les changements s’opèrent si vite que je n’ai plus le temps de m’en apercevoir. En 1918, dans ce service du Val-de-Grâce qu’on appelait par euphé­misme le 4e Fiévreux et qui était alors, à lui seul, tout un poème, dans ce service où j’étais amené à prendre la garde, je retrouvais certains soirs, à l’intérieur de son cabanon, un homme d’un certain âge et de peu d'appa­rence, à qui l'on avait pris soin de retirer son canif, ses lacets, que l'on oubliait fréquemment d’alimenter et dont on s’était à plusieurs reprises assuré qu’il n'avait sur lui qu'un mauvais pantalon, sa chemise d’hôpital et l'horrible manteau, bleu à l’exception d’une manche rouge, qui constituait l’uniforme des fous. Eh bien, vous ne me croirez pas, cet homme à qui j’inspirais confiance, quand nous étions bien seuls, déployait à ma surprise toujours renouvelée de grands drapeaux, y compris un drapeau allemand, un drapeau russe, qu’il tirait je ne sais d’où Une nuit même il fit s’envoler sous mes yeux deux colombes et il m’avait promis pour la fois suivante des lapins. Vers ce temps j’ai cessé de le voir et je regrette aujourd’hui de n’avoir pas plus cherché à savoir qui il était. J’affirme la vérité de cette anecdote et je voudrais bien ne pas passer à l' occasion pour trop suggestion­nable. On ne m’ôtera pas de l’idée que ce bizarre magi­cien, qui ne parlait guère, était victime d’autre chose que d’un incompréhensible défaut de surveillance.

La notre, je l’ai constaté depuis, n’est pas mieux assu­rée. Nos sens, le caractère tout juste passable de leurs données, poétiquement parlant nous ne pouvons-nous contenter de cette référence. Il faut rendre à Porphyre ce qui est à Porphyre : « Les genres et les espèces existent- ils en soi ou seulement dans l’intelligence; et dans le pre­mier cas sont-ils corporels ou incorporels; existent-ils enfin à part des choses sensibles ou sont-ils confondus avec elles? » On en a tranché une fois pour toutes : « Je vois bien le cheval; je ne vois pas la chevalité. »

Restent les mots, puisque, aussi bien, de nos jours c’est cette même querelle qui se poursuit. Les mots sont sujets à se grouper selon des affinités particulières, les­quelles ont généralement pour effet de leur faire recréer à chaque instant le monde sur son vieux modèle. Tout se passe alors comme si une réalité concrète existait en dehors de l’individuel; que dis-je, comme si cette réalité était immuable. Dans l’ordre de la constatation pure et simple, si tant est que nous l’envisagions, il nous faut une certitude absolue pour avancer quelque chose de neuf, quelque chose qui soit de nature à heurter le sens commun. Le fameux «E pur, si muove! » dont Galilée aurait fait suivre à voix basse l’abjuration de sa doctrine, demeure toujours de circonstance. Tout homme d’au­jourd’hui, soucieux de se conformer aux directions de son époque, se sent-il, par exemple, en mesure de faire la part dans son langage des dernières découvertes biolo­giques, ou de la théorie de la relativité?

Mais je l’ai déjà dit, les mots, de par la nature que nous leur reconnaissons, méritent de jouer un rôle autre­ment décisif Rien ne sert de les modifier puisque, tels qu’ils sont, ils répondent avec cette promptitude à notre appel. Il suffit que notre critique porte sur les lois qui président à leur assemblage. La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de notre pou­voir d’énonciation? La poésie, dans ses plus mortes sai­sons nous en a souvent fourni la preuve: quelle débauche de ciels étoilés, de pierres précieuses, de feuilles mortes. Dieu merci, une réaction lente mais sûre a fini par s’opérer à ce sujet dans les esprits. Le dit et le redit rencontrent aujourd’hui une solide barrière. Ce sont eux qui nous rivaient à cet univers commun. C’est en eux que nous avions pris ce goût de l’argent, ces craintes limitantes, ce sentiment de la « patrie », cette horreur de notre destinée. Je crois qu’il n’est pas trop tard pour revenir sur cette déception, inhérente aux mots dont nous avons fait jusqu’ici mauvais usage. Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses! La langage peut et doit être arraché à son servage. Plus de descriptions d’après nature, plus d’études de mœurs. Silence, afin qu’où nul n’a jamais passé je passe, silence! — Après toi, mon beau langage.

Le but, assure-t-on, en matière de langage, c’est d’être compris. Mais compris! Compris de moi sans doute, quand je m’écoute à la façon des petits enfants qui récla­ment la suite d’un conte de fées. Qu’on y prenne garde, je sais le sens de tous mes mots et j’observe naturellement la syntaxe (la syntaxe qui n’est pas, comme le croient certains sots, une discipline). Je ne vois pas, après cela, pourquoi l’on se récrierait en m’entendant soutenir que l’image la plus satisfaisante que je me fasse en ce moment de la terre est celle d’un cerceau de papier. Si pareille ineptie n’a jamais été proclamée avant moi, d’abord ce n’est pas une ineptie. On ne peut, du reste, me demander compte d’aucun propos de cette sorte, ou bien j’exige le contexte. Il s’est trouvé quelqu’un d’assez malhonnête pour dresser un jour, dans une notice d’an­thologie, la table de quelques-unes des images que nous présente l’œuvre d’un des plus grands poètes vivants; on y lisait :

 

Lendemain de chenille en tenue de bal veut dire : papillon.

Mamelle de cristal veut dire : une carafe.

 

Etc. Non, monsieur, ne veut pas dire. Rentrez votre papillon dans votre carafe. Ce que Saint-Pol-Roux a voulu dire, soyez certain qu’il l’a dit.

N’oublions pas que la croyance à une certaine néces­sité pratique empêche seule d’accorder au témoignage poétique une valeur égale à celle qu’on accorde, par exemple, au témoignage d’un explorateur. Le fétichisme humain, qui a besoin d’essayer le casque blanc, de cares­ser le bonnet de fourrure, écoute d’une oreille tout autre le récit de nos expéditions. Il lui faut absolument croire que c’est arrivé. C’est pour répondre à ce désir de vérifi­cation perpétuelle que je proposais récemment de fabri­quer, dans la mesure du possible, certains de ces objets qu’on n’approche qu’en rêve et qui paraissent aussi peu défendables sous le rapport de l’utilité que sous celui de l’agrément. C’est ainsi qu’une de ces dernières nuits, dans le sommeil, à un marché en plein air qui se tenait du côté de Saint-Malo, j’avais mis la main sur un livre assez curieux. Le dos de ce livre était constitué par un gnome de bois dont la barbe blanche, taillée à l’assy­rienne, descendait jusqu’aux pieds. L’épaisseur de la Sta­tuette était normale et n’empêchait en rien, cependant, de tourner les pages du livre, qui étaient de grosse laine noire. Je m’étais empressé de l’acquérir et, en m’éveil­lant, j’ai regretté de ne pas le trouver près de moi. Il serait relativement facile de le reconstituer. J’aimerais mettre en circulation quelques objets de cet ordre, dont le sort me paraît éminemment problématique et trou­blant. J’en joindrais un exemplaire à chacun de mes livres pour en faire présent à des personnes choisies.

Qui sait, par là je contribuerais peut-être à ruiner ces trophées concrets, si haïssables, à jeter un plus grand discrédit sur ces êtres et ces choses de «raison»? Il y aurait des machines d’une construction très savante qui resteraient sans emploi; on dresserait minutieusement des plans de villes immenses qu’autant que nous sommes nous nous sentirions à jamais incapables de fonder, mais qui classeraient, du moins, les capitales présentes et futures. Des automates absurdes et très perfectionnés, qui ne feraient rien comme personne, seraient chargés de nous donner une idée correcte de l’action.

Les créations poétiques sont-elles appelées à prendre bientôt ce caractère tangible, à déplacer si singulièrement les bornes du soi-disant réel? Il est désirable que je pouvoir hallucinatoire de certaines images , que le véri­table don d’évocation que possèdent, indépendamment de la faculté de se souvenir, certains hommes, ne soient pas plus longtemps méconnus. Le Dieu qui nous habite n’est pas près d’observer le repos du septième jour. Nous en sommes encore à lire les toutes premières pages de la Genèse. Il ne tient peut-être qu’à nous de jeter sur les ruines de l’ancien monde les bases de notre nouveau paradis terrestre. Rien n’est encore perdu, car à des signes certains nous reconnaissons que la grande illumination suit son cours. Le péril où nous met la rai­son, au sens le plus général et le plus discutable du mot, en soumettant à ses dogmes irrévisibles les ouvrages de l’esprit, en nous privant en fait de choisir le mode d’expression qui nous desserve le moins, ce péril, sans doute, est loin d’être écarté. Les inspecteurs lamentables, qui ne nous quittent pas au sortir de l’école, font encore leur tournée dans nos maisons, dans notre vie. Ils s’assurent que nous appelons toujours un chat un chat et, comme après tout nous faisons bonne contenance, ils ne nous défèrent pas obligatoirement à la chiourme des asiles et des bagnes. N’en souhaitons pas moins qu’on nous débarrasse au plus vite de ces fonctionnaires... L’idée d’un lit de pierre ou de plumes m’est également insupportable: que voulez-vous, je ne puis dormir que sur un lit de moelle de sureau. Essayez à votre tour d’y dormir. Quel confort, n’est-ce pas? Mais si nous nous mettons sur ce pied, où allons-nous? Ne sentez-vous pas que ce lit — oh! très simple, seule­ment comme on n’en fabrique pas — est promu tout à coup à une existence pleine d’attraits, que vous cessez déjà de lui préférer le vôtre? Vous n’avez donc pas tant de préjugés sur la matière première qui peut entrer dans la composition d’un lit. En réalité, est-ce que je dors sur un lit de moelle de sureau? Assez! je ne sais pas ce doit être vrai en quelque sorte, puisque je le mer les belles-de-nuit1? Je prétends que ceci est tout autant que cela, c’est-à-dire ni plus ni moins que le reste.

Il n’est rien, selon moi, d’inadmissible. La grenouille qui voulait se faire plus grosse que le bœuf n’a éclaté que dans la courte mémoire du fabuliste. Tout enfant, je me plaisais à croire que les rôles avaient été renversés; que le bœuf, à l’origine, devait être un très petit animal, de la taille d’une coccinelle, qui un jour avait voulu se faire et s’était fait plus gros que la grenouille. Il ne me semblait pas qu’une volonté, même animale et d’un ordre aussi puéril, pût ne pas être susceptible de parfaite exécution.

l’étrange diversion

La civilisation latine a fait son temps et je demande, pour ma part, qu’on renonce en bloc à la sauver. Elle apparaît à cette heure le dernier rempart de la mauvaise foi, de la vieillesse et de la lâcheté. Le compromis, la ruse, les promesses de tranquillité, les miroirs vacants, l’égoïsme, les dictatures militaires, la réapparition des Incroyables, la défense des congrégations, la journée de huit heures, les enterrements pis qu’en temps de peste, le sport: il ne reste plus, je crois, qu’à tirer l’échelle. Si je montre quelque souci de ma propre déter­mination, ce n’est pas pour supporter avec fatalisme les conséquences grossières du caprice qui m’a fait naître ici ou là. Que d’autres s’attachent à leur famille, à leur pays et à la terre même, je ne connais pas cette sorte d’émula­tion. Je n’ai jamais aimé dans mon être que ce qu’il me paraissait y avoir en lui, avec le dehors litigieux, de grandement contrastant et je n’en ai jamais conçu d’in­quiétude sur mon équilibre intérieur. C’est même pour­quoi je consens à m’intéresser encore à la vie publique et en écrivant, à y sacrifier une part de la mienne. Pour parler comme tout le monde je le déclarais donc (et pro­visoirement admettez, je vous prie, qu’il y a un ici et un ailleurs : il y va de tous les artifices de la séduction, il y va de toute l’aurore en marche) : nous, les Occidentaux, nous ne nous appartenons déjà plus et c’est en vain que nous tentons de te conjurer, adorable fléau, trop incertaine délivrance! Dans nos villes, les avenues parallèles, dirigées du nord au sud, convergent toutes en un terrain vague, fait de nos regards de détectives blasés. Qui nous a confié cette affaire indébrouillable, nous n’en savons plus rien. La révélation, le droit de ne pas penser et agir en troupeau, la chance unique qui nous reste de retrou­ver notre raison d’être ne laissent plus subsister, durant tout notre rêve, qu’une main fermée à l’exception de l’index qui désigne impérieusement un point de l’hori­zon. Là, l’air et la lumière commencent à opérer en toute pureté le soulèvement orgueilleux des choses pensées, à peine bâties. L’homme rendu à sa souveraineté, à sa sérénité premières, y prêche, dit-on, pour lui seul, la vérité éternelle de lui seul. Il n’a pas notion de cet arran­gement hideux dont nous sommes les dernières victimes, de cette réalité de premier plan qui nous empêche de bouger. Il ne s’agit pas encore une fois de partir, car cet homme ne peut faire moins que se porter à notre ren­contre : il vient, il a déjà converti les meilleurs d’entre nous.

Orient, Orient vainqueur, toi qui n’as qu’une valeur de symbole, dispose de moi, Orient de colère et de perles! Aussi bien que dans la coulée d’une phrase, que dans le vent mystérieux d’un jazz, accorde-moi de re­connaître tes moyens dans les prochaines Révolutions. Toi qui es l’image rayonnante de ma dépossession, Orient, bel oiseau de proie et d’innocence, je t’implore du fond du royaume des ombres! Inspire-moi, que je sois celui qui n’a plus d’ombre.

Septembre 1924.

 

----

 

REVE-OBJET

 

Du besoin de porter à l’existence réelle tel objet inso­lite aperçu en rêve (de le reconstituer concrètement), besoin sur lequel en 1924 j’ai attiré l’attention dans l'introduction au discours sur le peu de réalité, part, comme on sait, l’une des plus remarquables lignes de force du sur­réalisme. Ce besoin peut, en effet, être considéré comme générateur de démarches intellectuelles très distinctes qui ont abouti à la création des « objets surréalistes » de Giacometti, de Dali, de Valentine Hugo, de Max Ernst, de Man Ray, de Tanguy, de Dominguez. Il m’a déter­miné, pour ma part, essentiellement, à la recherche d’une présentation totalement objective {avec preuves matérielles à l’appui) de certains faits exceptionnels (« Communica­tion relative au hasard objectif », voir Documents, juin 1934) ainsi qu’à la réalisation de «poèmes-objets» encore inédits, poèmes dans lesquels certains éléments directement sensibles (un canif, un œuf de plâtre, deux ailes de porcelaine grise) entrent en composition avec les mots. Le rêve-objet reproduit ci-dessus peut être tenu pour la synthèse provisoire de mes préoccupations en ce sens. Il confirme, d’une part, l’idée émise par A. Remizov à la fin de sa captivante étude : « Tourgueniev poète du rêve» (Hippocrate éd., 1933), à savoir qu’« on a absolument besoin de représenter le rêve par un dessin1 » et, d’autre part, il tend à contredire l’affir­mation idéaliste de cet auteur, déjà réfutée par moi dans Les Vases communicants, selon laquelle «le rêve avec toute son inconséquence n’est pas sous le signe d’Eu- clide2 » (tout au moins celui-ci me paraît-il gagner consi­dérablement en clarté à cette figuration à trois dimen­sions).

Un couloir d’hôtel sur lequel donnent cinq portes. Sentier rouge laissant un espace découvert, angoissant, le long des murs latéraux (plancher de verre dans la maquette). Entrouverte, la première porte de gauche laisse apparaître une houppe verte, la seconde l’image dans une glace d’un tarsier-spectre criant « Oup ». La porte du fond, sur laquelle on peut lire le mot disparu, découvre en s’entrebâillant l’O invocatoire, tel qu’il tend à disparaître de la poésie française (trois recours frap­pants à ce mot du xixe siècle). La porte suivante, qui s’ouvre par panneaux, ramène en haut les lettres compo­santes, mais inégales et en voie de dispersion, du mot Oup (O-U-P), en bas sans doute encore ces lettres plus ou moins reconnaissables dans le dessin du signe de Neptune. Un judas pratiqué dans la dernière porte dérobe jusque-là la solution de l’énigme: un jet d’eau parle: « C’est moi, l’eau huppée!» (Remarquons en passant que le ton joyeux de cette dernière exclama­tion éclaire la condamnation préalable dans le rêve de l'o-accent circonflexe, o dont la huppe est à l’envers, o faussement huppé.)

Rien de plus manifeste que la persistance de l’idée de l’eau à travers les représentations que je suis amené à me faire tour à tour de l’intérieur des cinq chambres; limites du tapis de couloir, couleur verte d’une houppe, vue en miroir d’un animal, son de la voyelle O, citation de Lau­tréamont, Neptune, etc. Mon poème « L’Air de l’eau » venait alors de paraître et c’est son inspiratrice même qui s’offrit à mettre en scène le présent rêve d’après mes indications.

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire