jeudi 28 décembre 2023

Papiers collés I, II, III - Georges Perros

Papiers collés I, II, III - Georges Perros


Le parti pris des choses serait valable si l'homme lui-même n'était chose pour tout homme. La pensée est solitaire en chacun.

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Je vis en touriste. Je suis de passage par ici. Incapable de faire acte de présence. Je suis devant les hommes comme devant un paysage. J'en jouis à distance. Il n’y a guère que l'amour qui exige davantage. Hélas il n’en saurait être question. Depuis des mois j'ai perdu le sens du toucher amoureux. Depuis des années, celui de la possession d'un corps. Et je vieillis, sans emploi pour la longue caresse qui me brûle le sang. Le grec et le latin me manquent pour dire brièvement toute l'amertume souterraine d'une telle situation. Et tout l’involontaire.

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J ai conservé, sans le vouloir, cette naïveté: quand j’ouvre un livre, j’aime que ce soit un livre. Je m’attends à de la littérature. La vie, c’est-à-dire les autres et moi, la vie me suffit pour le reste. Mais lire, si c’est pour s’y retrouver, autant vaut téléphoner à son voisin et passer une soirée baliverneuse. Nous avons tous une idée de ce qu’est, devrait être, la littérature. Les uns lisent pour s’évader. (De quelles prisons?) Les autres pour s’instruire. (À quelles fins?) D’autres encore lisent parce qu’il vaut mieux fréquenter le langage écrit d’un homme que le langage parlé. D’où je ne déteste pas ma concierge; mais j’aime bien Mallarmé. Les deux, ma concierge et Mallarmé, me paraissent faire leur métier, avec les inconvénients d’usage.

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Est écrivain tout individu que la vie, c’est-à-dire les autres et lui-même, le ciel, les événements, ne finissent pas. Est écrivain tout individu qui n'ose pas vivre franchement. Tout écrivain valable est en mauvaise santé. (Rien à voir avec la santé physique.) Si cet homme dangereux ne s’en réfère ni aux autres, ni au ciel, ni aux événements, ni à lui-même, ou dira qu’il est poète. Si, enfin, il est à tel point détaché que l’alternative n’a lieu que sous lui, on pourra parler d'esprit.

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C’est dans la solitude (définir) qu’un homme pense le vrai de sa pensée. Le nu de sa pensée. Qui disqualifie tout le reste, et rend la vie intérimaire. Donner des exemples.

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Les hommes mentent. Le roman essaie d'expliquer pourquoi.Le théâtre, comment. La poésie, seule, et rarissimement, touche le ciel véridique.

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Écrire, c'est dire une vérité que la vie ne supporte pas. Quand on écrit à un ami qu'on est malheureux, la personne qui vit près de vous n'en sait rien. Le malheur se change en mots quotidiens, en humeurs, en "scènes".
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L'anéantissement du Je, sans se confondre avec lui. C’est comme les gens qui font du zèle. On leur demande vingt sous, ils nous en donnent cinquante, pour nous aliéner. C'est ce qu'on fait avec soi-même. Le Je demande à être détruit, mais librement, sans pour autant nous emmener avec lui. nous dont il n’a que faire. C’est ce décrochage indifférent qui est la chose la plus difficile du monde, et la seule qui fasse l'homme. Quand on demande à Dieu l'anéantissement du Je, on s’humilie par plaisir, et cette modestie est suprême feinte d’orgueil. Car on aurait pu y arriver tout seul, sans relation.

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J'essaie d'établir un rapport de conversation à distance, conversation impossible à l'état brut, qui exige l'intervention d'un heureux hasard; impossible aussi à partir du livre, puisqu'il y a tentative solitaire, irrécupérable. Je me sers d'un matériau sans transcendance, rampant, sans références; pari dangereux, voire imbécile. Mais je vais toujours, on dirait par vice, au mot le plus usé, le plus clochard, le plus chargé; ce n'est pas l'amour des mots entre eux que je recherche, non, mais plutôt leur aptitude à se refiler la même maladie. Les mots nous ressemblent. Il faut et il ne faut pas s'y fier. Un mot peut changer de couleur, d'être, tout comme nous. Car enfin, bien malin qui devinerait, à nous voir seulement dans la journée, dans nos bureaux, nos usines, comme aussi ces individus susceptibles de folies amoureuses... Incroyable.

S'il suffisait d'évoquer les choses quotidiennes, de le vouloir, pour les rendre intéressantes, ce serait trop facile, comme on a l'air d'y croire.

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Tout commence, tout finit par le langage. Grâce au langage. On n’y peut rien. La faute à qui ? Mais que le langage se venge de temps en temps ; qu’il nous trouve un peu vaniteux, ou excessifs, non, n’allons pas lui en faire grief. Ce n’est pas drôle d’être un homme, soit. Mais un mot? Rendez-vous compte. Toutes ces langues plus ou moins pâteuses qui vous broient vous jettent vous endorment vous aiment vous détestent Non, quel mépris ! Quelle insolence ! Et ces prières au silence - je parie qu’il en rougit le mot par affection pour le langage - et cette façon qu’on a de le mettre à toutes les sauces. Sans le consulter. Sans lui demander s’il marche. El ces discours, ces livres, ces conférences, ces sermons et serments, ces traités. À croire qu’il n’a jamais servi que la bassesse humaine. L’hypocrisie. Le bon à tout faire, en quelque sorte.
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Ce qu’on peut exiger de mieux d’un livre, c’est qu’il nous demande de le relire. Jusqu'à mourir. On ne l’aura jamais lu. Il y a dans le langage quelque chose d’intraduisible. C est sa force même. Comme celle de la nature. Il y a de la nature dans le langage. Aucun naturel. De la nature. Mais pourquoi diable signe-t-on ce qu’on écrit?

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On n'écrit pas comme on voudrait. On écrit comme on peut. On peut admirer Hölderlin et écrire dans une couche de langage opposée. Ce n'est pas la vie qui fait l'écriture; ce n'est pas l'écriture qui fait la vie. Il y a tout simplement une maladie de la vie qui se métamorphose en santé dès qu'un homme a le courage de vouer sa vie à quelque chose d'inutile. D'évidemment inutile. Or, voilà que cet inutile, pour peu qu'on s'y astreigne, prend toute la place, nous envahit. Que l'homme devienne le rêve qu'il fait de l'homme, et ne se sent plus qu'en état de rêve. J'ai tous les jours l'occasion de me sentir envahi de cette manière. Et bien sûr je me dépêche de rentrer, de me cacher, d'être seul. Aucun autre langage, aucune autre couche, ne seraient capables de me recouvrir si je restais à l'air, avec ma tête de l'autre côté des oreilles. Écrire c'est alors pénétrer dans la mine, où [est] très possible le coup de grisou. Un homme qui écrit, et qui s'y tient, est menacé. Et il ne comprend plus rien aux menaces qui effraient les autres hommes, menaces qui lui paraissent dérisoires. Écrire, s'y tenir, c'est refuser, non pas de vivre, au contraire, c'est le vouloir de tout son cœur, c'est frapper à la porte jamais ouverte, au seuil de laquelle se sentir comblée. Bref écrire est une chose grave. Pathétique. Et du même coup, lire. Écrire, c'est enregistrer les signaux d'un morse qui paraît nous concerner, mais dont le principe nous échappe. Aller parler de communication après cela, c'est rentrer dans une région de nostalgie inhabitable. C'est parce que l'homme n'est pas fait pour écrire que la littérature est passionnante.









La vie, quelque part - Anita Brookner

La vie, quelque part - Anita Brookner

 

A quarante ans, le professeur Weiss, docteur ès lettres, savait que la littérature avait gâché sa vie.

Formée comme elle l'était à la réflexion théorique, elle attribuait cela à l'éducation défectueuse qui — par l'action pour une fois conjuguée de sa mère et de son père — lui avait assigné de méditer à son aise sur les carrières d'Anna Karénine et d'Emma Bovary tout en se bornant à imiter celles de David Copperfield et de la petite Dorrit.

En réalité tout avait commencé bien plus tôt, au moment où, à une époque oubliée de sa petite enfance, elle s'était endormie, captivée, tandis que sa nurse lui murmurait à l'oreille : « Cendrillon ira quand même au bal. »

Le bal ne s'était jamais concrétisé. La littérature, en revanche, constituait maintenant son fonds de commerce, si commerce est bien le mot adéquat pour décrire les échanges qui avaient lieu trois fois par semaine dans l’agréable salle de séminaire où ses étudiants, plus hardis qu'elle ne l'avait jamais été, fronçaient douloureusement les sourcils lorsqu'elle leur proposait de s'intéresser à une écriture moins « distanciée » que celle de Camus.

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 « Travailler, se disait-elle, est une activité paradoxale : seuls s’y plongent les gens qui sont incapables de faire autre chose. C'est le divertissement que choisissent ceux qui ne savent comment passer le temps. »

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Ils attendaient l'autobus, après avoir de toute évidence remonté comme elle la rue Bonaparte. Elle les entendit discuter de l'endroit où ils iraient dîner et une grande souffrance l'envahit, liée au fait qu’elle ne pouvait jamais faire des projets de ce genre. Il lui apparut alors, avec une évidence quelle n'avait jamais aussi fortement ressentie, quelle menait une vie impossible. Elle était enfermée dans une prison, et elle avait ajouté à cette absence de liberté physique une routine aussi contraignante, aussi dépourvue de spontanéité que si elle lui avait été imposée par un Etat policier. Elle prenait tous les matins le même autobus pour aller à la Bibliothèque nationale. Elle mangeait tous les midis un sandwich dans le même café. Elle prenait un bain tous les soirs et retournait ensuite, frileusement, dans sa chambre où, ainsi quelle commençait à s'en rendre compte, l'attendait une solitude de plus en plus grande. Elle étudia avec minutie le couple, comme s'il s'agissait d'une espèce inconnue. En fait, ils appartenaient bel et bien à une espèce inconnue. Ils étaient heureux.

lundi 11 décembre 2023

Le corps lesbien - Monique Wittig

 Le corps lesbien - Monique Wittig

 

Si quelqu’une dit ton nom j/e crois que m/es oreilles vont tomber lourdement par terre, j/e sens m/on sang devenir plus chaud dans m/es artères, j/e perçois tout d’un coup les circuits qu’il irrigue, un cri m/e vient du fond de m/es poumons à m/e faire éclater, j/ /ai peine à le contenir, j/e deviens brusquement le lieu des plus sombres mystères, m/a peau se hérisse et se couvre de taches, j/e suis la poix qui brûle les têtes assaillantes, j/e suis le couteau qui tranche la carotide des agnelles nouvelles-nées, j/e suis les balles des fusils-mitrailleurs qui perforent les intestins, j/e suis les tenailles rougies au feu qui tenaillent les chairs, j/e suis le fouet tressé qui flagelle la peau, j/e suis le courant électrique qui foudroie et tétanise les muscles, j/e suis le bâillon qui bâillonne la bouche, j/e suis le bandeau qui cache les yeux, j/e suis les liens qui retiennent les mains, j/e suis la bourreleuse forcenée galvanisée par les tortures et tes cris m//emportent d’autant plus m/a plus aimée que tu les contiens. À ce point-là j/e t’appelle à m/on aide Sappho m/on incomparable, donne m/oi les doigts par milliers qui adoucissent les plaies, donne m/oi les lèvres la langue la salive qui attire dans le lent le doux l’empoisonné pays d’où l’on ne peut pas revenir.

mardi 5 décembre 2023

Les Techniciens du sacré - Jérome Rothenberg

Les Techniciens du sacré - Jérome Rothenberg

 

 LE LIVRE PEINT [d'après Nezzahualcoyot]


1

Dans la maison des peintures

le chant commence

le chant est entonné

les fleurs se déploient

le chant met en joie.


Au-dessus des fleurs chante

le faisan rayonnant :

son chant se répand

dans l'épaisseur des eaux.

Lui font écho

toutes sortes d'oiseaux rouges :

l'oiseau rouge éblouissant

chante un chant resplendissant.

 

Ton coeur est un livre peint

Tu es venu pour chanter

pour faire résonner Tes tambours.

C'est Toi le chanteur.

Dans la maison du printemps

Tu rends le peuple heureux.

 

Toi seul octroies

les fleurs enivrantes

les fleurs précieuses.

C'est toi le chanteur

Dans la maison du printemps

Tu rends le peuple heureux .


2

Avec des fleurs Tu écris

Toi qui donnes la vie

avec des chants Tu donnes les couleurs

avec des chants Tu donnes l'ombre

à ceux qui doivent vivre sur la terre.


Plus tard Tu détruiras les aigles et les ocelots :

nous ne vivons que dans Ton livre peint

ici, sur la terre.


Avec l'encre noire Tu effaceras

tout ce qui faisait l'amitié

la fraternité, la noblesse.


Tu donnes l'ombre à ceux

qui doivent vivre sur la terre. 

Nous ne vivons que dans ton livre peint

ici, sur la terre.


3

Je comprends ce qui reste secret, caché :

Ô mes seigneurs !

Ainsi sommes-nous

nous sommes mortels

hommes de bout en bout

un jour il nous faudra partir

un jour il nous faudra mourir sur terre.

Comme une peinture

nous serons effacés.

Comme une fleur

nous flétrirons

ici sur terre.

Comme les parures de plumes de l'oiseau

l'oiseau précieux au cou agile

il faudra succomber.

Penser à cela, mes seigneurs

aigles et ocelots

que vous soyez de jade

que vous soyez d'or.

Vous aussi devrez rejoindre 

le pays des décharnés.

Nous devrons tous disparaître

pas un seul ne restera.

 

[Indiens Nathuatl]