jeudi 28 décembre 2023

La vie, quelque part - Anita Brookner

La vie, quelque part - Anita Brookner

 

A quarante ans, le professeur Weiss, docteur ès lettres, savait que la littérature avait gâché sa vie.

Formée comme elle l'était à la réflexion théorique, elle attribuait cela à l'éducation défectueuse qui — par l'action pour une fois conjuguée de sa mère et de son père — lui avait assigné de méditer à son aise sur les carrières d'Anna Karénine et d'Emma Bovary tout en se bornant à imiter celles de David Copperfield et de la petite Dorrit.

En réalité tout avait commencé bien plus tôt, au moment où, à une époque oubliée de sa petite enfance, elle s'était endormie, captivée, tandis que sa nurse lui murmurait à l'oreille : « Cendrillon ira quand même au bal. »

Le bal ne s'était jamais concrétisé. La littérature, en revanche, constituait maintenant son fonds de commerce, si commerce est bien le mot adéquat pour décrire les échanges qui avaient lieu trois fois par semaine dans l’agréable salle de séminaire où ses étudiants, plus hardis qu'elle ne l'avait jamais été, fronçaient douloureusement les sourcils lorsqu'elle leur proposait de s'intéresser à une écriture moins « distanciée » que celle de Camus.

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 « Travailler, se disait-elle, est une activité paradoxale : seuls s’y plongent les gens qui sont incapables de faire autre chose. C'est le divertissement que choisissent ceux qui ne savent comment passer le temps. »

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Ils attendaient l'autobus, après avoir de toute évidence remonté comme elle la rue Bonaparte. Elle les entendit discuter de l'endroit où ils iraient dîner et une grande souffrance l'envahit, liée au fait qu’elle ne pouvait jamais faire des projets de ce genre. Il lui apparut alors, avec une évidence quelle n'avait jamais aussi fortement ressentie, quelle menait une vie impossible. Elle était enfermée dans une prison, et elle avait ajouté à cette absence de liberté physique une routine aussi contraignante, aussi dépourvue de spontanéité que si elle lui avait été imposée par un Etat policier. Elle prenait tous les matins le même autobus pour aller à la Bibliothèque nationale. Elle mangeait tous les midis un sandwich dans le même café. Elle prenait un bain tous les soirs et retournait ensuite, frileusement, dans sa chambre où, ainsi quelle commençait à s'en rendre compte, l'attendait une solitude de plus en plus grande. Elle étudia avec minutie le couple, comme s'il s'agissait d'une espèce inconnue. En fait, ils appartenaient bel et bien à une espèce inconnue. Ils étaient heureux.

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