dimanche 12 mai 2019

Le temps retrouvé – Marcel Proust


Le temps retrouvé – Marcel Proust

Cette disposition-là, les pages de Goncourt que je lus me la firent regretter. Car peut-être j’aurais pu conclure d’elles que la vie apprend à rabaisser le prix de la lecture, et nous montre que ce que l’écrivain nous vante ne valait pas grand’chose ; mais je pouvais tout aussi bien en conclure que la lecture, au contraire, nous apprend à relever la valeur de la vie, valeur que nous n’avons pas su apprécier et dont nous nous rendons compte seulement par le livre combien elle était grande.

La poésie d’un élégant foyer et des belles toilettes de notre temps ne se trouvera-t-elle pas plutôt, pour la postérité, dans le salon de l’éditeur Charpentier par Renoir que dans le portrait de la princesse de Sagan ou de la comtesse de la Rochefoucauld par Cotte ou Chaplin ? Les artistes qui nous ont donné les plus grandes visions d’élégance en ont recueilli les éléments chez des gens qui étaient rarement les grands élégants de leur époque, lesquels se font rarement peindre par l’inconnu porteur d’une beauté qu’ils ne peuvent pas distinguer sur ses toiles, dissimulée qu’elle est par l’interposition d’un poncif de grâce surannée qui flotte dans l’œil du public comme ces visions subjectives que le malade croit effectivement posées devant lui.

Ces idées, tendant, les unes à diminuer, les autres à accroître mon regret de ne pas avoir de dons pour la littérature, ne se présentèrent plus à ma pensée pendant les longues années que je passai à me soigner, loin de Paris, dans une maison de santé où, d’ailleurs, j’avais tout à fait renoncé au projet d’écrire, jusqu’à ce que celle-ci ne pût plus trouver de personnel médical, au commencement de 1916.

Les choses étaient tellement les mêmes, tout en paraissant différentes, qu’on retrouvait tout naturellement les mots d’autrefois : « bien pensants, mal pensants ».

par exemple le contraste de lumière et d’ombre qu’on avait à côté de soi par terre les soirs de clair de lune. Celui-ci donnait de ces effets que les villes ne connaissent pas, même en plein hiver ; ses rayons s’étalaient sur la neige qu’aucun travailleur ne déblayait plus, boulevard Haussmann, comme ils eussent fait sur un glacier des Alpes.

Mais, par un raffinement d’une délicatesse délicieuse, la prairie sur laquelle se développaient ces ombres d’arbres, légères comme des âmes, était une prairie paradisiaque, non pas verte mais d’un blanc si éclatant, à cause du clair de lune qui rayonnait sur la neige de jade, qu’on aurait dit que cette prairie était tissée seulement avec des pétales de poiriers en fleurs.

Maintenant je sais bien qu’il y a tant de choses qu’on annonce à tort, qu’on dément, et puis qui plus tard deviennent vraies. »

Mais j’étais tellement habitué, depuis que je les avais vus pour la première fois, à considérer la femme comme une personne malgré tout remarquable, connaissant à fond Schopenhauer et ayant accès, en somme, dans un milieu intellectuel qui était fermé à son grossier époux, que je fus d’abord étonné d’entendre Saint-Loup répondre : « Sa femme est idiote, je te l’abandonne.

Il y a chez les travailleurs intelligents et vraiment sérieux une certaine aversion pour ceux qui mettent en littérature ce qu’ils font, le font valoir.

« La guerre, disait-il, n’échappe pas aux lois de notre vieil Hegel. Elle est en état de perpétuel devenir. »

« mon petit m’écrivait Robert, je ne reconnais que les mots comme « passeront pas » ou « on les aura » ne sont pas agréables ; ils m’ont fait longtemps aussi mal aux dents que « poilu » et le reste et sans doute c’est ennuyeux de construire une épopée sur des termes qui sont pis qu’une faute de grammaire ou une faute de goût , qui sont cette chose contradictoire et atroce, une affectation, une prétention vulgaires que nous détestons tellement comme par exemple les gens qui croient spirituel de dire « de la coco » pour d »de la cocaïne ».

L’épopée est tellement belle que tu trouverais comme moi que les mots ne font plus rien. Rodin ou Maillol pourraient faire un chef d’œuvre avec une matière affreuse qu’on ne reconnaitrait pas. Au contact d’une telle grandeur « poilu » est devenu pour moi quelque chose dont je ne sens même pas plus s’il a pu contenir d’abord une allusion ou une plaisanterie que quand nous lisons « chouans » par exemple.

Mais dans tous les arts, ce qui a été beau reste toujours beau et comme en toutes choses humaines les vieux trucs prennent toujours.

car le changement d’heure avait été fait un peu trop tôt, quand la nuit venait encore assez vite, mais stabilisé pour toute la belle saison (comme les calorifères sont allumés et éteints à partir d’une certaine date), et au-dessus de la ville nocturnement éclairée, dans toute une partie du ciel — du ciel ignorant de l’heure d’été et de l’heure d’hiver, et qui ne daignait pas savoir que 8 h. ½ était devenu 9 h. ½ — dans toute une partie du ciel bleuâtre il continuait à faire un peu jour.

Dans ces querelles d’individus, pour être convaincu du bon droit de n’importe laquelle des parties, le plus sûr est d’être cette partie-là, un spectateur ne l’approuvera jamais aussi complètement. Or, dans les nations, l’individu, s’il fait vraiment partie de la nation, n’est qu’une cellule de l’individu : nation. Le bourrage de crâne est un mot vide de sens. Eût-on dit aux Français qu’ils allaient être battus qu’aucun Français ne se fût moins désespéré que si on lui avait dit qu’il allait être tué par les berthas. Le véritable bourrage de crâne on se le fait à soi-même par l’espérance qui est un genre de l’instinct de conservation d’une nation si l’on est vraiment membre vivant de cette nation. Pour rester aveugle sur ce qu’a d’injuste la cause de l’individu Allemagne, pour reconnaître à tout instant ce qu’a de juste la cause de l’individu France, le plus sûr n’était pas pour un Allemand de n’avoir pas de jugement, pour un Français d’en avoir, le plus sûr pour l’un ou pour l’autre c’était d’avoir du patriotisme. M. de Charlus, qui avait de rares qualités morales, qui était accessible à la pitié, généreux, capable d’affection, de dévouement, en revanche, pour des raisons diverses — parmi lesquelles celle d’avoir eu une mère duchesse de Bavière pouvait jouer un rôle — n’avait pas de patriotisme.

La vérité c’est que les gens voient tout par leur journal, et comment pourraient-ils faire autrement puisqu’ils ne connaissent pas personnellement les gens ni les événements dont il s’agit ?

La banalité de ces conversations ne me donnait pas grande envie d’en entendre davantage, et j’allais entrer ou redescendre quand je fus tiré de mon indifférence en entendant ces phrases qui me firent frémir

Cette raison peut être que l’amoureux, trop impatient par l’excès même de son amour, ne sait pas attendre avec une feinte suffisante d’indifférence le moment où il obtiendra ce qu’il désire. Tout le temps il revient à la charge, il ne cesse d’écrire à celle qu’il aime, il cherche tout le temps à la voir, elle le lui refuse, il est désespéré.

D’ailleurs, pendant tout le temps qui a précédé ce traité, l’amoureux tout le temps anxieux, sans cesse à l’affût d’une lettre, d’un regard, a cessé de penser à la possession physique dont le désir l’avait tourmenté d’abord mais qui s’est usé dans l’attente et a fait place à des besoins d’un autre ordre, plus douloureux d’ailleurs s’ils ne sont pas satisfaits. Alors le plaisir qu’on avait le premier jour espéré des caresses, on le reçoit plus tard tout dénaturé sous la forme de paroles amicales, de promesses de présence qui, après les effets de l’incertitude, quelquefois simplement après un regard embrumé de tous les brouillards de la froideur et qui recule si loin la personne qu’on croit qu’on ne la reverra jamais, amènent de délicieuses détentes.

La femme est trop heureuse que, sans rien donner, elle reçoive beaucoup plus qu’elle n’a d’habitude quand elle se donne.

Tout en me rapprochant de ma demeure, je songeais combien la conscience cesse vite de collaborer à nos habitudes, qu’elle laisse à leur développement sans plus s’occuper d’elles, et combien dès lors nous pouvons être étonnés si nous constatons simplement du dehors, et en supposant qu’elles engagent tout l’individu, les actions d’hommes dont la valeur morale ou intellectuelle peut se développer indépendamment dans un sens tout différent.

La pensée de mon absence de dons littéraires, que j’avais cru découvrir jadis du côté de Guermantes, que j’avais reconnue avec plus de tristesse encore dans mes promenades quotidiennes avec Gilberte, avant de rentrer dîner, fort avant dans la nuit, à Tansonville, et qu’à la veille de quitter cette propriété j’avais à peu près identifiée, en lisant quelques pages du journal des Goncourt, à la vanité, au mensonge de la littérature, cette pensée, moins douloureuse peut-être, plus morne encore, si je lui donnais comme objet non ma propre infirmité à moi particulière, mais l’inexistence de l’idéal auquel j’avais cru, cette pensée qui ne m’était pas depuis bien longtemps revenue à l’esprit me frappa de nouveau et avec une force plus lamentable que jamais.

Je suis pourtant ici en pleine nature, eh bien, c’est avec froideur, avec ennui que mes yeux constatent la ligne qui sépare votre front lumineux de votre tronc d’ombre. Si jamais j’ai pu me croire poète, je sais maintenant que je ne le suis pas.

Si j’avais vraiment une âme d’artiste, quel plaisir n’éprouverais-je pas devant ce rideau d’arbres éclairé par le soleil couchant, devant ces petites fleurs du talus qui se haussaient presque jusqu’au marchepied du wagon, dont je pouvais compter les pétales et dont je me garderais bien de décrire la couleur comme feraient tant de bons lettrés, car peut-on espérer transmettre au lecteur un plaisir qu’on n’a pas ressenti ?

Oui, si le souvenir, grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée ou à la pointe d’un sommet ; il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus.

Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j’avais reconnu, inconsciemment, le goût de la petite madeleine, puisqu’à ce moment-là l’être que j’avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l’avenir. Cet être-là n’était jamais venu à moi, ne s’était jamais manifesté qu’en dehors de l’action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d’une analogie m’avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours.

Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m’avait déçu parce que, au moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation — bruit de la fourchette et du marteau, même inégalité de pavés — à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l’ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact avait ajouté aux rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence et, grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser — la durée d’un éclair — ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur. L’être qui était rené en moi quand, avec un tel frémissement de bonheur, j’avais entendu le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l’assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à l’inégalité pour les pas des pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, cet être-là ne se nourrit que de l’essence des choses, en elles seulement il trouve sa subsistance, ses délices.

Mais qu’un bruit déjà entendu, qu’une odeur respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas autrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps. Et celui-là on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de « mort » n’ait pas de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ?

Le signe de l’irréalité des autres ne se montre-t-il pas assez, soit dans leur impossibilité à nous satisfaire, comme, par exemple, les plaisirs mondains qui causent tout au plus le malaise provoqué par l’ingestion d’une nourriture abjecte, ou celui de l’amitié qui est une simulation puisque, pour quelques raisons morales qu’il le fasse, l’artiste qui renonce à une heure de travail pour une heure de causerie avec un ami sait qu’il sacrifie une réalité pour quelque chose qui n’existe pas (les amis n’étant des amis que dans cette douce folie que nous avons au cours de la vie, à laquelle nous nous prêtons, mais que du fond de notre intelligence nous savons l’erreur d’un fou qui croirait que les meubles vivent et causerait avec eux), soit dans la tristesse qui suit leur satisfaction, comme celle que j’avais eue, le jour où j’avais été présenté à Albertine, de m’être donné un mal pourtant bien petit afin d’obtenir une chose — connaître cette jeune fille — qui ne me semblait petite que parce que je l’avais obtenue.

Aussi, cette contemplation de l’essence des choses, j’étais maintenant décidé à m’attacher à elle, à la fixer, mais comment ? par quel moyen ?

Mais je ne m’arrêtai pas un instant à cette pensée ; non seulement je savais que les pays n’étaient pas tels que leur nom me les peignait, et qui avait été le leur quand je me les représentais.

J’avais trop expérimenté l’impossibilité d’atteindre dans la réalité ce qui était au fond de moi-même.

Et si je faisais la récapitulation des déceptions de ma vie, en tant que vécue, qui me faisaient croire que sa réalité devait résider ailleurs qu’en l’action et ne rapprochait pas d’une manière purement fortuite, et en suivant les vicissitudes de mon existence, des désappointements différents, je sentais bien que la déception du voyage, la déception de l’amour n’étaient pas des déceptions différentes, mais l’aspect varié que prend, selon le fait auquel il s’applique, l’impuissance que nous avons à nous réaliser dans la jouissance matérielle, dans l’action effective.

il fallait tâcher d’interpréter les sensations comme les signes d’autant de lois et d’idées, en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j’avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or, ce moyen qui me paraissait le seul, qu’était-ce autre chose que faire une œuvre d’art ? Et déjà les conséquences se pressaient dans mon esprit ; car qu’il s’agît de réminiscences dans le genre du bruit de la fourchette ou du goût de la madeleine, ou de ces vérités écrites à l’aide de figures dont j’essayais de chercher le sens dans ma tête, où, clochers, herbes folles, elles composaient un grimoire compliqué et fleuri, leur premier caractère était que je n’étais pas libre de les choisir, qu’elles m’étaient données telles quelles. Et je sentais que ce devait être la griffe de leur authenticité. Je n’avais pas été chercher les deux pavés de la cour où j’avais buté. Mais justement la façon fortuite, inévitable, dont la sensation avait été rencontrée contrôlait la vérité d’un passé qu’elle ressuscitait, des images qu’elle déclenchait, puisque nous sentons son effort pour remonter vers la lumière, que nous sentons la joie du réel retrouvé. Elle est le contrôle de la vérité de tout le tableau fait d’impressions contemporaines, qu’elle ramène à sa suite avec cette infaillible proportion de lumière et d’ombre, de relief et d’omission, de souvenir et d’oubli, que la mémoire ou l’observation conscientes ignoreront toujours.
Le livre intérieur de ces signes inconnus (de signes en relief, semblait-il, que mon attention explorant mon inconscient allait chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour sa lecture personne ne pouvait m’aider d’aucune règle, cette lecture consistant en un acte de création où nul ne peut nous suppléer, ni même collaborer avec nous. Aussi combien se détournent de l’écrire, que de tâches n’assume-t-on pas pour éviter celle-là. Chaque événement, que ce fût l’affaire Dreyfus, que ce fût la guerre, avait fourni d’autres excuses aux écrivains pour ne pas déchiffrer ce livre-là ; ils voulaient assurer le triomphe du droit, refaire l’unité morale de la nation, n’avaient pas le temps de penser à la littérature. Mais ce n’étaient que des excuses parce qu’ils n’avaient pas ou plus de génie, c’est-à-dire d’instinct. Car l’instinct dicte le devoir et l’intelligence fournit les prétextes pour l’éluder. Seulement les excuses ne figurent point dans l’art, les intentions n’y sont pas comptées, à tout moment l’artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l’art est ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier. Ce livre, le plus pénible de tous à déchiffrer, est aussi le seul que nous ait dicté la réalité, le seul dont « l’impression » ait été faite en nous par la réalité même. De quelque idée laissée en nous par la vie qu’il s’agisse, sa figure matérielle, trace de l’impression qu’elle nous a faite, est encore le gage de sa vérité nécessaire. Les idées formées par l’intelligence pure n’ont qu’une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire. Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous, est notre seul livre. Non que les idées que nous formons ne puissent être justes logiquement, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Seule l’impression, si chétive qu’en semble la matière, si invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d’être appréhendée par l’esprit, car elle est seule capable, s’il sait en dégager cette vérité, de l’amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. L’impression est pour l’écrivain ce qu’est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après. Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. Et comme l’art recompose exactement la vie, autour de ces vérités qu’on a atteintes en soi-même flotte une atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère qui n’est que la pénombre que nous avons traversée.
Ainsi j’étais déjà arrivé à cette conclusion que nous ne sommes nullement libres devant l’œuvre d’art, que nous ne la faisons pas à notre gré, mais que, préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu’elle est nécessaire et cachée, et comme nous ferions pour une loi de la nature, la découvrir. Mais cette découverte que l’art pouvait nous faire faire n’était-elle pas, au fond, celle de ce qui devrait nous être le plus précieux, et de ce qui nous reste d’habitude à jamais inconnu, notre vraie vie, la réalité telle que nous l’avons sentie et qui diffère tellement de ce que nous croyons, que nous sommes emplis d’un tel bonheur quand le hasard nous en apporte le souvenir véritable. Je m’en assurais par la fausseté même de l’art prétendu réaliste et qui ne serait pas si mensonger si nous n’avions pris dans la vie l’habitude de donner à ce que nous sentons une expression qui en diffère tellement, et que nous prenons, au bout de peu de temps, pour la réalité même. Je sentais que je n’aurais pas à m’embarrasser des diverses théories littéraires qui m’avaient un moment troublé — notamment celles que la critique avait développées au moment de l’affaire Dreyfus et avait reprises pendant la guerre, et qui tendaient à « faire sortir l’artiste de sa tour d’ivoire », à traiter de sujets non frivoles ni sentimentaux, à peindre de grands mouvements ouvriers, et à défaut de foules, à tout le moins non plus d’insignifiants oisifs — « J’avoue que la peinture de ces inutiles m’indiffère assez », disait Bloch — mais de nobles intellectuels ou des héros.
L’art véritable n’a que faire de tant de proclamations et s’accomplit dans le silence. D’ailleurs, ceux qui théorisaient ainsi employaient des expressions toutes faites qui ressemblaient singulièrement à celles d’imbéciles qu’ils flétrissaient. Et peut-être est-ce plutôt à la qualité du langage qu’au genre d’esthétique qu’on peut juger du degré auquel a été porté le travail intellectuel et moral. Mais, inversement, cette qualité du langage (et même, pour étudier les lois du caractère, on le peut aussi bien en prenant un sujet sérieux ou frivole, comme un prosecteur peut aussi bien étudier celles de l’anatomie sur le corps d’un imbécile que sur celui d’un homme de talent : les grandes lois morales, aussi bien que celles de la circulation du sang ou de l’élimination rénale, diffèrent peu selon la valeur intellectuelle des individus) dont croient pouvoir se passer les théoriciens, ceux qui admirent les théoriciens croient facilement qu’elle ne prouve pas une grande valeur intellectuelle, valeur qu’ils ont besoin, pour la discerner, de voir exprimer directement et qu’ils n’induisent pas de la beauté d’une image. D’où la grossière tentation pour l’écrivain d’écrire des œuvres intellectuelles. Grande indélicatesse. Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. Encore cette dernière ne fait-elle qu’exprimer une valeur qu’au contraire en littérature le raisonnement logique diminue. On raisonne, c’est-à-dire on vagabonde, chaque fois qu’on n’a pas la force de s’astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l’expression de sa réalité. La réalité à exprimer résidait, je le comprenais maintenant, non dans l’apparence du sujet, mais dans le degré de pénétration de cette impression à une profondeur où cette apparence importait peu, comme le symbolisaient ce bruit de cuiller sur une assiette, cette raideur empesée de la serviette, qui m’avaient été plus précieux pour mon renouvellement spirituel que tant de conversations humanitaires, patriotiques, internationalistes. Plus de style, avais-je entendu dire alors, plus de littérature, de la vie.

Justement, comme, en entrant dans cette bibliothèque, je m’étais souvenu de ce que les Goncourt disent des belles éditions originales qu’elle contient, je m’étais promis de les regarder tant que j’étais enfermé ici.

François le Champi de George Sand, je me sentis désagréablement frappé comme par quelque impression trop en désaccord avec mes pensées actuelles, jusqu’au moment où, avec une émotion qui alla jusqu’à me faire pleurer, je reconnus combien cette impression était d’accord avec elles.

Tel nom lu dans un livre autrefois, contient entre ses syllabes le vent rapide et le soleil brillant qu’il faisait quand nous le lisions.

De sorte que la littérature qui se contente de « décrire les choses », d’en donner seulement un misérable relevé de lignes et de surfaces, est celle qui, tout en s’appelant réaliste, est la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses gardaient l’essence, et l’avenir, où elles nous incitent à le goûter de nouveau. C’est elle que l’art digne de ce nom doit exprimer, et, s’il y échoue, on peut encore tirer de son impuissance un enseignement (tandis qu’on n’en tire aucun des réussites du réalisme), à savoir que cette essence est en partie subjective et incommunicable.

Je dis chaque chose que nous revoyons, car les livres se comportant en cela comme ces choses, la manière dont leur dos s’ouvrait, le grain du papier peut avoir gardé en lui un souvenir aussi vif de la façon dont j’imaginais alors Venise et du désir que j’avais d’y aller que les phrases mêmes des livres.

La première édition d’un ouvrage m’eût été plus précieuse que les autres, mais j’aurais entendu par elle l’édition où je le lus pour la première fois. Je rechercherais les éditions originales, je veux dire celles où j’eus de ce livre une impression originale. Car les impressions suivantes ne le sont plus. Je collectionnerais pour les romans les reliures d’autrefois, celles du temps où je lus mes premiers romans et qui entendaient tant de fois papa me dire

La bibliothèque que je composerais ainsi serait même d’une valeur plus grande encore, car les livres que je lus jadis à Combray, à Venise, enrichis maintenant par ma mémoire de vastes enluminures représentant l’église Saint-Hilaire, la gondole amarrée au pied de Saint-Georges le Majeur sur le Grand Canal incrusté de scintillants saphirs, seraient devenus dignes de ces « livres à images », bibles historiées, que l’amateur n’ouvre jamais pour lire le texte mais pour s’enchanter une fois de plus des couleurs qu’y a ajoutées quelque émule de Fouquet et qui font tout le prix de l’ouvrage.

L’idée d’un art populaire comme d’un art patriotique, si même elle n’avait pas été dangereuse, me semblait ridicule. S’il s’agissait de le rendre accessible au peuple, on sacrifiait les raffinements de la forme « bons pour des oisifs » ; or, j’avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens. À cet égard, un art, populaire par la forme, eût été destiné plutôt aux membres du Jockey qu’à ceux de la Confédération générale du travail ; quant aux sujets, les romans populaires enivrent autant les gens du peuple que les enfants ces livres qui sont écrits pour eux. On cherche à se dépayser en lisant, et les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des ouvriers. Dès le début de la guerre, M. Barrès avait dit que l’artiste (en l’espèce le Titien) doit avant tout servir la gloire de sa patrie. Mais il ne peut la servir qu’en étant artiste, c’est-à-dire qu’à condition, au moment où il étudie les lois de l’Art, institue ses expériences et fait ses découvertes, aussi délicates que celles de la Science, de ne pas penser à autre chose — fût-ce à la patrie — qu’à la vérité qui est devant lui. N’imitons pas les révolutionnaires qui par « civisme » méprisaient, s’ils ne les détruisaient pas, les œuvres de Watteau et de La Tour, peintres qui honoraient davantage la France que tous ceux de la Révolution. L’anatomie n’est peut-être pas ce que choisirait un cœur tendre, si l’on avait le choix. Ce n’est pas la bonté de son cœur vertueux, laquelle était fort grande, qui a fait écrire à Choderlos de Laclos les Liaisons Dangereuses, ni son goût pour la bourgeoisie, petite ou grande, qui a fait choisir à Flaubert comme sujets ceux de Madame Bovary et de l’Éducation Sentimentale. Certains disaient que l’art d’une époque de hâte serait bref, comme ceux qui prédisaient avant la guerre qu’elle serait courte. Le chemin de fer devait aussi tuer la contemplation, il était vain de regretter le temps des diligences, mais l’automobile remplit leur fonction et arrête à nouveau les touristes vers les églises abandonnées.
Une image offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là, des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d’un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d’une lointaine nuit d’été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d’un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément — rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui — rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents.

La littérature qui se contente de « décrire les choses », de donner un misérable relevé de leurs lignes et de leur surface, est, malgré sa prétention réaliste, la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, ne parlât-elle que de gloire et de grandeurs, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses gardent l’essence, et l’avenir, où elles nous incitent à le goûter encore. Mais il y avait plus. Si la réalité était cette espèce de déchet de l’expérience, à peu près identique pour chacun, parce que, quand nous disons : un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire ; si la réalité était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le « style », la « littérature » qui s’écarteraient de leur simple donnée seraient un hors-d’œuvre artificiel. Mais était-ce bien cela la réalité ?

« Ce sont tout de même des êtres exquis avec qui il serait doux de passer la vie », je m’apercevais que, pour exprimer ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur.

Toutes nos feintes indifférences, toute notre indignation contre ses mensonges si naturels, si semblables à ceux que nous pratiquons nous-mêmes, en un mot tout ce que nous n’avons cessé, chaque fois que nous étions malheureux ou trahis, non seulement de dire à l’être aimé, mais même, en attendant de le voir, de nous dire sans fin à nous-mêmes, quelquefois à haute voix, dans le silence de notre chambre troublé par quelques

Même dans les joies artistiques, qu’on recherche pourtant en vue de l’impression qu’elles donnent, nous nous arrangeons le plus vite possible à laisser de côté comme inexprimable ce qui est précisément cette impression même, et à nous attacher à ce qui nous permet d’en éprouver le plaisir sans le connaître, jusqu’au fond et de croire le communiquer à d’autres amateurs avec qui la conversation sera possible, parce que nous leur parlerons d’une chose qui est la même pour eux et pour nous, la racine personnelle de notre propre impression étant supprimée.

dans cette fuite loin de notre propre vie que nous n’avons pas le courage de regarder, et qui s’appelle l’érudition

Puis viennent des œuvres autres, même opposées, que ce soit en littérature, en peinture ou en musique. Car la faculté de lancer des idées, des systèmes, et surtout de se les assimiler, a toujours été beaucoup plus fréquente, même chez ceux qui produisent, que le véritable goût, mais prend une extension plus considérable depuis que les revues, les journaux littéraires se sont multipliés (et avec eux les vocations factices d’écrivains et d’artistes). Ainsi la meilleure partie de la jeunesse, la plus intelligente, la plus intéressée, n’aimait-elle plus que les œuvres ayant une haute portée morale et sociologique, même religieuse

Alors que la réalité du talent est un bien, une acquisition universelle, dont on doit avant tout constater la présence sous les modes apparentes de la pensée et du style, c’est sur ces dernières que la critique s’arrête pour classer les auteurs.

Car il y a plus d’analogie entre la vie instinctive du public et le talent d’un grand écrivain, qui n’est qu’un instinct religieusement écouté au milieu du silence, imposé à tout le reste, un instinct perfectionné et compris, qu’avec le verbiage superficiel et les critères changeants des juges attitrés. Leur logomachie se renouvelle de dix ans en dix ans

Qu’un homme ait tout fait pour être aimé d’une femme qui n’eût pu que le rendre malheureux, mais n’ait même pas réussi, malgré ses efforts redoublés pendant des années, à obtenir un rendez-vous de cette femme, au lieu de chercher à exprimer ses souffrances et le péril auquel il a échappé, il relit sans cesse, en mettant sous elle « un million de mots » et les souvenirs les plus émouvants de sa propre vie, cette pensée de La Bruyère : « Les hommes souvent veulent aimer et ne sauraient y réussir, ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer, et, si j’ose ainsi parler, ils sont contraints de demeurer libres. » Que ce soit ce sens ou non qu’ait eu cette pensée pour celui qui l’écrivit (pour qu’elle l’eût, et ce serait plus beau, il faudrait « être aimés » au lieu d’« aimer » ), il est certain qu’en lui ce lettré sensible la vivifie, la gonfle de signification jusqu’à la faire éclater, il ne peut la redire qu’en débordant de joie tant il la trouve vraie et belle, mais il n’y a malgré tout rien ajouté, et il reste seulement la pensée de La Bruyère.

De concerts en concerts passe sa vie ce stérile amateur, aigri et inassouvi quand il grisonne, sans vieillesse féconde, en quelque sorte le célibataire de l’Art. Mais cette gent fort haïssable, qui pue son mérite et n’a point reçu sa part de contentement, est touchante parce qu’elle est le premier essai informe du besoin de passer de l’objet variable du plaisir intellectuel à son organe permanent. Il en est de même pour le plaisir de l’amour (et sans doute tâcher d’enchaîner ici ce que je dis : que j’ai aimé Albertine, Gilberte, etc., mais que c’était toujours le même sentiment, et peut-être enchaîner à cela les poses de modèles pour l’amour, ect.)

Comment la littérature de notations aurait-elle une valeur quelconque, puisque c’est sous de petites choses comme celles qu’elle note que la réalité est contenue (la grandeur dans le bruit lointain d’un aéroplane, dans la ligne du clocher de Saint-Hilaire, le passé dans la saveur d’une madeleine, etc.) et qu’elles sont sans signification par elles-mêmes si on ne l’en dégage pas ?

et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie, par conséquent, réellement vécue, c’est la littérature. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir.

Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés ». Ressaisir notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style, pour l’écrivain aussi bien que pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini, et qui bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont ils émanaient, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur rayon spécial.

Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même, l’amour-propre, la passion, l’intelligence et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher maintenant, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant.

 j’avais du plaisir à l’embrasser ». Certes, ce que j’avais éprouvé dans ces heures d’amour, tous les hommes l’éprouvent aussi. On éprouve, mais ce qu’on a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne montrent que du noir tant qu’on ne les a pas mis près d’une lampe, et qu’eux aussi il faut regarder à l’envers : on ne sait pas ce que c’est tant qu’on ne l’a pas approché de l’intelligence. Alors seulement quand elle l’a éclairé, quand elle l’a intellectualisé, on distingue, et avec quelle peine, la figure de ce qu’on a senti. Mais je me rendais compte aussi que cette souffrance, que j’avais connue d’abord avec Gilberte, que notre amour n’appartienne pas à l’être qui l’inspire, est salutaire accessoirement comme moyen. (Car si peu que notre vie doive durer, ce n’est que pendant que nous souffrons que nos pensées, en quelque sorte agitées de mouvements perpétuels et changeants, font monter comme dans une tempête, à un niveau d’où nous pouvons les voir, toute cette immensité réglée par des lois, sur laquelle, postés à une fenêtre mal placée, nous n’avons pas vue, car le calme du bonheur la laisse unie et à un niveau trop bas ; peut-être seulement pour quelques grands génies ce mouvement existe-t-il constamment sans qu’il y ait besoin pour eux des agitations de la douleur

et donner cet amour, la compréhension de cet amour, à tous, à l’esprit universel et non à telle puis à telle, en lesquelles tel puis tel de ceux que nous avons été successivement voudraient se fondre.

la phrase parlée d’un Sainte-Beuve, tandis que les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie mais de l’obscurité et du silence. Et comme l’art recompose exactement la vie, autour des vérités qu’on a atteintes en soi-même flottera toujours une atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère qui n’est que le vestige de la pénombre que nous avons dû traverser, l’indication, marquée exactement comme par un altimètre, de la profondeur d’une œuvre.

(Car cette profondeur n’est pas inhérente à certains sujets, comme le croient des romanciers matérialistement spiritualistes puisqu’ils ne peuvent pas descendre au delà du monde des apparences et dont toutes les nobles intentions, pareilles à ces vertueuses tirades habituelles chez certaines personnes incapables du plus petit effort de bonté, ne doivent pas nous empêcher de remarquer qu’ils n’ont même pas eu la force d’esprit de se débarrasser de toutes les banalités de forme acquises par l’imitation.)

Quant aux vérités que l’intelligence — même des plus hauts esprits — cueille à claire-voie, devant elle, en pleine lumière, leur valeur peut être très grande ; mais elles ont des contours plus secs et sont planes, n’ont pas de profondeur parce qu’il n’y a pas eu de profondeurs à franchir pour les atteindre, parce qu’elles n’ont pas été recréées. Souvent des écrivains au fond de qui n’apparaissent plus ces vérités mystérieuses n’écrivent plus, à partir d’un certain âge, qu’avec leur intelligence qui a pris de plus en plus de force ; les livres de leur âge mûr ont, à cause de cela, plus de force que ceux de leur jeunesse, mais ils n’ont plus le même velours.

Chaque personne qui nous fait souffrir peut être rattachée par nous à une divinité dont elle n’est qu’un reflet fragmentaire et le dernier degré, divinité dont la contemplation en tant qu’idée nous donne aussitôt de la joie au lieu de la peine que nous avions. Tout l’art de vivre, c’est de ne nous servir des personnes qui nous font souffrir que comme d’un degré permettant d’accéder à sa forme divine et de peupler ainsi journellement notre vie de divinités.

Et je compris que tous ces matériaux de l’œuvre littéraire, c’était ma vie passée ; je compris qu’ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur emmagasinée par moi, sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante. Comme la graine, je pourrais mourir quand la plante se serait développée, et je me trouvais avoir vécu pour elle sans le savoir, sans que jamais ma vie me parût devoir entrer jamais en contact avec ces livres que j’aurais voulu écrire et pour lesquels, quand je me mettais autrefois à ma table, je ne trouvais pas de sujet. Ainsi toute ma vie jusqu’à ce jour aurait pu et n’aurait pas pu être résumée sous ce titre : Une vocation. Elle ne l’aurait pas pu en ce sens que la littérature n’avait joué aucun rôle dans ma vie. Elle l’aurait pu en ce que cette vie, les souvenirs de ses tristesses, de ses joies, formaient une réserve pareille à cet albumen qui est logé dans l’ovule des plantes et dans lequel celui-ci puise sa nourriture pour se transformer en graine, en ce temps où on ignore encore que l’embryon d’une plante se développe, lequel est pourtant le lieu de phénomènes chimiques et respiratoires secrets mais très actifs. Ainsi ma vie était-elle en rapport avec ce qui amènerait sa maturation. Et ceux qui se nourriraient ensuite d’elle ignoreraient ce qui aurait été fait pour leur nourriture, comme ignorent ceux qui mangent les graines alimentaires que les riches substances qu’elles contiennent ont d’abord nourri la graine et permis sa maturation. En cette matière, les mêmes comparaisons, qui sont fausses si on part d’elles, peuvent être vraies si on y aboutit. Le littérateur envie le peintre, il aimerait prendre des croquis, des notes, il est perdu s’il le fait. Mais quand il écrit, il n’est pas un geste de ses personnages, un tic, un accent, qui n’ait été apporté à son inspiration par sa mémoire ; il n’est pas un nom de personnage inventé sous lequel il ne puisse mettre soixante noms de personnages vus, dont l’un a posé pour la grimace, l’autre pour le monocle, tel pour la colère, tel pour le mouvement avantageux du bras, etc. Et alors l’écrivain se rend compte que si son rêve d’être un peintre n’était pas réalisable d’une manière consciente et volontaire, il se trouve pourtant avoir été réalisé et que l’écrivain lui aussi a fait son carnet de croquis sans le savoir…

Les êtres les plus bêtes par leurs gestes, leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent des lois qu’ils ne perçoivent pas, mais que l’artiste surprend en eux. À cause de ce genre d’observations, le vulgaire croit l’écrivain méchant, et il le croit à tort, car dans un ridicule l’artiste voit une belle généralité, il ne l’impute pas plus à grief à la personne observée que le chirurgien ne la mésestimerait d’être affectée d’un trouble assez fréquent de la circulation ; aussi se moque-t-il moins que personne des ridicules. Malheureusement il est plus malheureux qu’il n’est méchant quand il s’agit de ses propres passions ; tout en en connaissant aussi bien la généralité, il s’affranchit moins aisément des souffrances personnelles qu’elles causent.

Quand j’aimais Albertine, je m’étais bien rendu compte qu’elle ne m’aimait pas et j’avais été obligé de me résigner à ce qu’elle me fît seulement connaître ce que c’est qu’éprouver de la souffrance, de l’amour, et même, au commencement, du bonheur.

Et quand nous cherchons à extraire la généralité de notre chagrin, à en écrire, nous sommes un peu consolés, peut-être pour une autre raison encore que toutes celles que je donne ici, et qui est que penser d’une façon générale, qu’écrire, est pour l’écrivain une fonction saine et nécessaire dont l’accomplissement rend heureux, comme pour les hommes physiques l’exercice, la sueur et le bain.

Là où la vie emmure, l’intelligence perce une issue, car, s’il n’est pas de remède à un amour non partagé, on sort de la constatation d’une souffrance, ne fût-ce qu’en en tirant les conséquences qu’elle comporte. L’intelligence ne connaît pas ces situations fermées de la vie sans issue.

Parfois, quand un morceau douloureux est resté à l’état d’ébauche, une nouvelle tendresse, une nouvelle souffrance nous arrivent qui nous permettent de le finir, de l’étoffer. Pour ces grands chagrins utiles on ne peut pas encore trop se plaindre, car ils ne manquent pas, ils ne se font pas attendre bien longtemps. Tout de même il faut se dépêcher de profiter d’eux, car ils ne durent pas très longtemps ; c’est qu’on se console, ou bien, quand ils sont trop forts, si le cœur n’est plus très solide, on meurt. En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur. À un être qui n’excitait en nous qu’un insignifiant désir physique il ajoute aussitôt une valeur immense, étrangère, mais que nous confondons avec lui. Si nous n’avions pas de rivaux le plaisir ne se transformerait pas en amour. Si nous n’en avions pas, ou si nous ne croyions pas en avoir. Car il n’est pas nécessaire qu’ils existent réellement. Suffisante pour notre bien est cette vie illusoire que donnent à des rivaux inexistants notre soupçon, notre jalousie. Le bonheur est salutaire pour le corps, mais c’est le chagrin qui développe les forces de l’esprit. D’ailleurs, ne nous découvrît-il pas à chaque fois une loi, qu’il n’en serait pas moins indispensable pour nous remettre chaque fois dans la vérité, nous forcer à prendre les choses au sérieux, arrachant chaque fois les mauvaises herbes de l’habitude, du scepticisme, de la légèreté, de l’indifférence. Il est vrai que cette vérité, qui n’est pas compatible avec le bonheur, avec la santé, ne l’est pas toujours avec la vie. Le chagrin finit par tuer. À chaque nouvelle peine trop forte, nous sentons une veine de plus qui saille et développe sa sinuosité mortelle au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c’est ainsi que peu à peu se font ces terribles figures ravagées, du vieux Rembrandt, du vieux Beethoven de qui tout le monde se moquait. Et ce ne serait rien que les poches des yeux et les rides du front s’il n’y avait la souffrance du cœur. Mais puisque les forces peuvent se changer en d’autres forces, puisque l’ardeur qui dure devient lumière et que l’électricité de la foudre peut photographier, puisque notre sourde douleur au cœur peut élever au-dessus d’elle, comme un pavillon, la permanence visible d’une image à chaque nouveau chagrin, acceptons le mal physique qu’il nous donne pour la connaissance spirituelle qu’il nous apporte ; laissons se désagréger notre corps, puisque chaque nouvelle parcelle qui s’en détache vient, cette fois lumineuse et lisible, pour la compléter au prix de souffrances dont d’autres plus doués n’ont pas besoin, pour la rendre plus solide au fur et à mesure que les émotions effritent notre vie, s’ajouter à notre œuvre. Les idées sont des succédanés des chagrins ; au moment où ceux-ci se changent en idées, ils perdent une partie de leur action nocive sur notre cœur, et même, au premier instant, la transformation elle-même dégage subitement de la joie. Succédanés dans l’ordre du temps seulement, d’ailleurs, car il semble que l’élément premier ce soit l’idée, et le chagrin seulement le mode selon lequel certaines idées entrent d’abord en nous. Mais il y a plusieurs familles dans le groupe des idées, certaines sont tout de suite des joies.

La valeur objective des arts est peu de chose en cela ; ce qu’il s’agit de faire sortir, d’amener à la lumière, ce sont nos sentiments, nos passions, c’est-à-dire les passions, les sentiments de tous. Une femme dont nous avons besoin nous fait souffrir, tire de nous des séries de sentiments autrement profonds, autrement vitaux qu’un homme supérieur qui nous intéresse. Il reste à savoir, selon le plan où nous vivons, si nous trouvons que telle trahison par laquelle nous a fait souffrir une femme est peu de chose auprès des vérités que cette trahison nous a découvertes et que la femme, heureuse d’avoir fait souffrir, n’aurait guère pu comprendre. En tout cas, ces trahisons ne manquent pas. Un écrivain peut se mettre sans crainte à un long travail.

Ce sont nos passions qui esquissent nos livres, le repos d’intervalle qui les écrit. Quand l’inspiration renaît, quand nous pouvons reprendre le travail, la femme qui posait devant nous pour un sentiment ne nous le fait déjà plus éprouver. Il faut continuer à la peindre d’après une autre, et si c’est une trahison pour l’autre, littérairement, grâce à la similitude de nos sentiments qui fait qu’une œuvre est à la fois le souvenir de nos amours passées et la péripétie de nos amours nouvelles, il n’y a pas grand inconvénient à ces substitutions. C’est une des causes de la vanité des études où on essaye de deviner de qui parle un auteur. Car une œuvre, même de confession directe, est pour le moins intercalée entre plusieurs épisodes de la vie de l’auteur, ceux antérieurs qui l’ont inspirée, ceux postérieurs qui ne lui ressemblent pas moins, des amours suivantes les particularités étant calquées sur les précédentes. Car à l’être que nous avons le plus aimé nous ne sommes pas si fidèles qu’à nous-même, et nous l’oublions tôt ou tard pour pouvoir — puisque c’est un des traits de nous-même — recommencer d’aimer.

D’ailleurs même quand elle ne fournit pas en nous la découvrant la matière de notre œuvre, elle nous est utile en nous y incitant. L’imagination, la pensée peuvent être des machines admirables en soi mais elles peuvent être inertes. La souffrance alors les met en marche. Et les être qui posent pour nous la douleur nous accordent des séances si fréquentes, dans cet atelier où nous n’allons que dans ces périodes-là et qui est à l’intérieur de nous-mêmes.

Et comme on comprend que la souffrance est la meilleure chose que l’on puisse rencontrer dans la vie, on pense sans effroi, presque comme à une délivrance, à la mort.

Le cas de Werther, si noble, n’était pas, hélas, le mien. Sans croire un instant à l’amour d’Albertine j’avais vingt fois voulu me tuer pour elle, je m’étais ruiné, j’avais détruit ma santé pour elle.

Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l’empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort.

L’écrivain ne doit pas s’offenser que l’inverti donne à ses héroïnes un visage masculin.

L’écrivain ne dit que par une habitude prise dans le langage insincère des préfaces et des dédicaces : « mon lecteur ». En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même.

Je m’étais rendu compte que seule la perception grossière et erronée place tout dans l’objet, quand tout est dans l’esprit ; j’avais perdu ma grand’mère en réalité bien des mois après l’avoir perdue en fait, j’avais vu les personnes varier d’aspect selon l’idée que moi ou d’autres s’en faisaient, une seule être plusieurs selon les personnes qui la voyaient

Le rêve était encore un de ces faits de ma vie qui m’avait toujours le plus frappé, qui avait dû le plus servir à me convaincre du caractère purement mental de la réalité, et dont je ne dédaignerais pas l’aide dans la composition de mon œuvre. Quand je vivais, d’une façon un peu moins désintéressée, pour un amour, un rêve venait rapprocher singulièrement de moi, lui faisant parcourir de grandes distances de temps perdu, ma grand’mère, Albertine que j’avais recommencé à aimer parce qu’elle m’avait fourni, dans mon sommeil, une version, d’ailleurs atténuée, de l’histoire de la blanchisseuse. Je pensai qu’ils viendraient quelquefois rapprocher ainsi de moi des vérités, des impressions, que mon effort seul, ou même les rencontres de la nature ne me présentaient pas ; qu’ils réveilleraient en moi du désir, du regret de certaines choses inexistantes, ce qui est la condition pour travailler, pour s’abstraire de l’habitude, pour se détacher du concret. Je ne dédaignerais pas cette seconde muse, cette muse nocturne qui suppléerait parfois à l’autre.

J’avais vu les nobles devenir vulgaires quand leur esprit (comme celui du duc de Guermantes, par exemple) était vulgaire : « Vous n’êtes pas gêné », disait-il, comme eût pu dire Cottard. J’avais vu dans la médecine, dans l’affaire Dreyfus, pendant la guerre, croire que la vérité c’est un certain fait, que les ministres, le médecin possèdent, un oui ou non qui n’a pas besoin d’interprétation, qui font qu’un cliché radiographique indiquerait sans interprétation ce qu’a le malade, que les gens au pouvoir savaient si Dreyfus était coupable, savaient (sans avoir besoin d’envoyer pour cela Roques enquêter sur place) si Sarrail avait ou non les moyens de marcher en même temps que les Russes.

Et maintenant je comprenais ce qu’était la vieillesse — la vieillesse qui, de toutes les réalités, est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie une notion purement abstraite, regardant les calendriers, datant nos lettres, voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans comprendre, soit par peur, soit par paresse, ce que cela signifie, jusqu’au jour où nous apercevons une silhouette inconnue, comme celle de M. d’Argencourt,

Car si les noms avaient perdu pour moi de leur individualité, les mots me découvraient tout leur sens. La beauté des images est logée à l’arrière des choses, celle des idées à l’avant. De sorte que la première cesse de nous émerveiller quand on les a atteintes, mais qu’on ne comprend la seconde que quand on les a dépassées.
Or, à toutes ces idées, la cruelle découverte que je venais de faire relativement au Temps qui s’était écoulé ne pourrait que s’ajouter et me servir en ce qui concernait la matière même de mon livre. Puisque j’avais décidé qu’elle ne pouvait être uniquement constituée par les impressions véritablement pleines, celles qui sont en dehors du Temps, parmi les vérités avec lesquelles je comptais les sertir, celles qui se rapportent au Temps, au Temps dans lequel baignent et s’altèrent les hommes, les sociétés, les nations, tiendraient une place importante.

les choses même les plus simples recommencent à nous donner des sensations dont l’habitude fait faire l’économie à notre système nerveux. Que ce fût justement et uniquement ce genre de sensations qui dût conduire à l’œuvre d’art, j’allais essayer d’en trouver la raison objective, en continuant les pensées que je n’avais cessé d’enchaîner dans la bibliothèque, car je sentais que le déchaînement de la vie spirituelle était assez fort en moi maintenant pour pouvoir continuer aussi bien dans le salon, au milieu des invités, que seul dans la bibliothèque ; il me semblait qu’à ce point de vue même, au milieu de cette assistance si nombreuse, je saurais réserver ma solitude. Car pour la même raison que de grands événements n’influent pas du dehors sur nos puissances d’esprit, et qu’un écrivain médiocre vivant dans une époque épique restera un tout aussi médiocre écrivain, ce qui était dangereux dans le monde c’étaient les dispositions mondaines qu’on y apporte.

Alors moi qui, depuis mon enfance, vivais au jour le jour, ayant reçu d’ailleurs de moi-même et des autres une impression définitive, je m’aperçus pour la première fois, d’après les métamorphoses qui s’étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu’il avait passé aussi pour moi.

Mais une raison plus grave expliquait mon angoisse ; je découvrais cette action destructrice du Temps au moment même où je voulais entreprendre de rendre claires, d’intellectualiser dans une œuvre d’art, des réalités extra-temporelles.

D’autres hommes, d’autres femmes ne semblaient pas non plus avoir vieilli ; leur tournure était aussi svelte, leur visage aussi jeune. Mais si pour leur parler on se mettait tout près de leur figure lisse de peau et fine de contours, alors elle apparaissait tout autre, comme il arrive pour une surface végétale, une goutte d’eau, de sang, si on la place sous le microscope.

Chose curieuse, le phénomène de la vieillesse semblait, dans ses modalités, tenir compte de quelques habitudes sociales. Certains grands seigneurs, mais qui avaient toujours été revêtus du plus simple alpaga, coiffés de vieux chapeaux de paille que les petits bourgeois n’auraient pas voulu porter, avaient vieilli de la même façon que les jardiniers, que les paysans au milieu desquels ils avaient vécu. Des taches brunes avaient envahi leurs joues, et leur figure avait jauni, s’était foncée comme un livre.

Ces erreurs qui scindent une vie et en isolant le présent font de l’homme dont on parle un autre homme, un homme différent, une création de la veille, un homme qui n’est que la condensation de ses habitudes actuelles

Et combien de fois ces personnes étaient revenues devant moi, au cours de leur vie dont les diverses circonstances semblaient présenter les mêmes êtres, mais sous des formes et pour des fins variées ; et la diversité des points de ma vie par où avait passé le fil de celle de chacun de ces personnages avait fini par mêler ceux qui semblaient le plus éloignés, comme si la vie ne possédait qu’un nombre limité de fils pour exécuter les dessins les plus différents.

À plus forte raison est-il compréhensible que pour des gens qu’on connaît peu on se rappelle à peine qui ils sont, ou on s’en rappelle autre chose, mais de plus ancien, que ce qu’on en pensait autrefois, quelque chose qui est suggéré par les gens au milieu de qui on les retrouve, qui ne les connaissent que depuis peu, parés de qualités et d’une situation qu’ils n’avaient pas autrefois mais que l’oublieux accepte d’emblée.
Sans doute la vie, en mettant à plusieurs reprises ces personnes sur mon chemin, me les avait présentées dans des circonstances particulières qui, en les entourant de toutes parts, m’avaient rétréci la vue que j’avais eue d’elles, et m’avait empêché de connaître leur essence. Ces Guermantes mêmes, qui avaient été pour moi l’objet d’un si grand rêve, quand je m’étais approché d’abord de l’un d’eux, m’étaient apparus sous l’aspect, l’une d’une vieille amie de grand’mère, l’autre d’un monsieur qui m’avait regardé d’un air si désagréable à midi dans les jardins du casino.


À quoi eût servi que, pendant des années encore, j’eusse perdu des soirées à faire glisser sur l’écho à peine expiré de leurs paroles le son tout aussi vain des miennes, pour le stérile plaisir d’un contact mondain qui exclut toute pénétration ?

Et bien loin de me croire malheureux de cette vie sans amis, sans causerie, comme il est arrivé aux plus grands de le croire, je me rendais compte que les forces d’exaltation qui se dépensent dans l’amitié sont une sorte de porte-à-faux visant une amitié particulière qui ne mène à rien et se détournent d’une vérité vers laquelle elles étaient capables de nous conduire.

Mais enfin, quand des intervalles de repos et de société me seraient nécessaires, je sentais que, plutôt que les conversations intellectuelles que les gens du monde croient utiles aux écrivains, de légères amours avec des jeunes filles en fleurs seraient un aliment choisi que je pourrais à la rigueur permettre à mon imagination semblable au cheval fameux qu’on ne nourrissait que de roses !

Je souffrais d’être obligé de moi-même à atteindre celles-là, car le temps qui change les êtres ne modifie pas l’image que nous avons gardée d’eux. Rien n’est plus douloureux que cette opposition entre l’altération des êtres et la fixité du souvenir, quand nous comprenons que ce qui a gardé tant de fraîcheur dans notre mémoire n’en peut plus avoir dans la vie, que nous ne pouvons, au dehors, nous rapprocher de ce qui nous paraît si beau au-dedans de nous, de ce qui excite en nous un désir, pourtant si individuel, de le revoir. Ce violent désir que la mémoire excitait en moi pour ces jeunes filles vues jadis, je sentais que je ne pourrais espérer l’assouvir qu’à condition de le chercher dans un être du même âge, c’est-à-dire dans un autre être.

Je me rendais compte que le temps qui passe n’amène pas forcément le progrès dans les arts. Et de même que tel auteur du xviie siècle, qui n’a connu ni la Révolution française, ni les découvertes scientifiques, ni la guerre, peut être supérieur à tel écrivain d’aujourd’hui, et que peut-être même Fagon était un aussi grand médecin que du Boulbon (la supériorité du génie compensant ici l’infériorité du savoir), de même la Berma était, comme on dit, à cent pics au-dessus de Rachel, et le temps, en la mettant en vedette en même temps qu’Elstir, avait consacré son génie.

Combien peu de personnes, d’ailleurs, s’en apercevaient, la continuité du procédé leur faisant croire à la survivance de l’esprit, comme il arrive à ces gens qui, superstitieusement attachés à une marque de pâtisserie, continuent à faire venir leurs petits fours d’une même maison sans s’apercevoir qu’ils sont devenus détestables. Déjà, pendant la guerre, la duchesse avait donné des marques de cet affaiblissement. Si quelqu’un disait le mot culture, elle l’arrêtait, souriait, allumait son beau regard, et lançait : « la KKKKultur », ce qui faisait rire les amis, qui croyaient retrouver là l’esprit des Guermantes.

Une femme qui est notre genre est rarement dangereuse, car ou elle ne veut pas de nous, ou nous contente et nous quitte vite, ne s’installe pas dans notre vie, et ce qui est dangereux et procréateur de souffrances dans l’amour, ce n’est pas la femme elle-même, c’est sa présence de tous les jours, la curiosité de ce qu’elle fait à tous moments ; ce n’est pas la femme, c’est l’habitude.

Le temps incolore et insaisissable s’était, afin que, pour ainsi dire, je puisse le voir et le toucher, matérialisé en elle et l’avait pétrie comme un chef-d’œuvre, tandis que parallèlement sur moi, hélas !

Enfin cette idée de temps avait un dernier prix pour moi, elle était un aiguillon, elle me disait qu’il était temps de commencer si je voulais atteindre ce que j’avais quelquefois senti au cours de ma vie, dans de brefs éclairs, du côté de Guermantes, dans mes promenades en voiture avec Mme de Villeparisis et qui m’avait fait considérer la vie comme digne d’être vécue. Combien me le semblait-elle davantage, maintenant qu’elle me semblait pouvoir être éclaircie, elle qu’on vit dans les ténèbres ; ramenée au vrai de ce qu’elle était, elle qu’on fausse sans cesse, en somme réalisée dans un livre. Que celui qui pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je ; quel labeur devant lui ! Pour en donner une idée, c’est aux arts les plus élevés et les plus différents qu’il faudrait emprunter des comparaisons ; car cet écrivain, qui, d’ailleurs, pour chaque caractère, aurait à en faire apparaître les faces les plus opposées, pour faire sentir son volume comme celui d’un solide devrait préparer son livre minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme pour une offensive, le supporter comme une fatigue, l’accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde, sans laisser de côté ces mystères qui n’ont probablement leur explication que dans d’autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l’art. Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n’ont eu le temps que d’être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de l’ampleur même du plan de l’architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées. Longtemps, un tel livre, on le nourrit, on fortifie ses parties faibles, on le préserve, mais ensuite c’est lui qui grandit, qui désigne notre tombe, la protège contre les rumeurs et quelque peu contre l’oubli. Mais, pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, comme je l’ai déjà montré, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray, mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c’est bien cela, si les mots qu’ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j’ai écrits

je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe.

Oui, à cette œuvre, cette idée du temps, que je venais de former, disait qu’il était temps de me mettre. Il était grand temps, cela justifiait l’anxiété qui s’était emparée de moi dès mon entrée dans le salon, quand les visages grimés m’avaient donné la notion du temps perdu ; mais était-il temps encore ? L’esprit a ses paysages dont la contemplation ne lui est laissée qu’un temps. J’avais vécu comme un peintre montant un chemin qui surplombe un lac dont un rideau de rochers et d’arbres lui cache la vue. Par une brèche il l’aperçoit, il l’a tout entier devant lui, il prend ses pinceaux. Mais déjà vient la nuit, où l’on ne peut plus peindre, et sur laquelle le jour ne se relèvera plus !
Une condition de mon œuvre telle que je l’avais conçue tout à l’heure dans la bibliothèque était l’approfondissement d’impressions qu’il fallait d’abord recréer par la mémoire. Or celle-ci était usée. Puis, du moment que rien n’était commencé, je pouvais être inquiet, même si je croyais avoir encore devant moi, à cause de mon âge, quelques années, car mon heure pouvait sonner dans quelques minutes.

La crainte de n’être plus moi m’avait fait jadis horreur et à chaque nouvel amour que j’éprouvais — pour Gilberte, pour Albertine — parce que je ne pouvais supporter l’idée qu’un jour l’être qui les aimait n’existerait plus, ce qui serait comme une espèce de mort. Mais à force de se renouveler cette crainte s’était naturellement changée en un calme confiant.

Si l’idée de la mort, dans ce temps-là, m’avait ainsi assombri l’amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l’amour m’aidait à ne pas craindre la mort. Car je comprenais que mourir n’était pas quelque chose de nouveau, mais qu’au contraire depuis mon enfance j’étais déjà mort bien des fois. Pour prendre la période la moins ancienne, n’avais-je pas tenu à Albertine plus qu’à ma vie ? Pouvais-je alors concevoir ma personne sans qu’y continuât mon amour pour elle ? Or je ne l’aimais plus, j’étais, non plus l’être qui l’aimait, mais un être différent qui ne l’aimait pas, j’avais cessé de l’aimer quand j’étais devenu un autre.

L’accident cérébral n’était même pas nécessaire. Des symptômes, sensibles pour moi par un certain vide dans la tête, et par un oubli de toutes choses que je ne retrouvais plus que par hasard, comme quand, en rangeant des affaires, on en trouve une qu’on avait oubliée, qu’on n’avait même pas pensé à chercher, faisaient de moi un thésauriseur dont le coffre-fort crevé eût laissé fuir au fur et à mesure ses richesses.

Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l’herbe ».

Cette idée de la mort s’installa définitivement en moi comme fait un amour. Non que j’aimasse la mort, je la détestais. Mais, après y avoir songé sans doute de temps en temps, comme à une femme qu’on n’aime pas encore, maintenant sa pensée adhérait à la plus profonde couche de mon cerveau si complètement que je ne pouvais m’occuper d’une chose

Or la recréation par la mémoire d’impressions qu’il fallait ensuite approfondir, éclairer, transformer en équivalents d’intelligence, n’était-elle pas une des conditions, presque l’essence même de l’œuvre d’art telle que je l’avais conçue tout à l’heure dans la bibliothèque ? Ah ! si j’avais encore eu les forces qui étaient intactes dans la soirée que j’avais alors évoquée en apercevant François le Champi ?

Certes, il est bien d’autres erreurs de nos sens — on a vu que divers épisodes de ce récit me l’avaient prouvé — qui faussent pour nous l’aspect réel de ce monde. Mais enfin, je pourrais, à la rigueur, dans la transcription plus exacte que je m’efforcerais de donner, ne pas changer la place des sons, m’abstenir de les détacher de leur cause, à côté de laquelle l’intelligence les situe après coup, bien que faire chanter la pluie au milieu de la chambre et tomber en déluge dans la cour l’ébullition de notre tisane ne doit pas être, en somme, plus déconcertant que ce qu’ont fait si souvent les peintres quand ils peignent, très près ou très loin de nous, selon que les lois de la perspective, l’intensité des couleurs et la première illusion du regard nous les font apparaître, une voile ou un pic que le raisonnement déplacera ensuite de distances quelquefois énormes.

D’ailleurs, que nous occupions une place sans cesse accrue dans le Temps, tout le monde le sent, et cette universalité ne pouvait que me réjouir puisque c’est la vérité, la vérité soupçonnée par chacun, que je devais chercher à élucider. Non seulement tout le monde sent que nous occupons une place dans le Temps, mais, cette place, le plus simple la mesure approximativement comme il mesurerait celle que nous occupons dans l’espace. Sans doute, on se trompe souvent dans cette évaluation, mais qu’on ait cru pouvoir la faire signifie qu’on concevait l’âge comme quelque chose de mesurable.

Car après la mort le Temps se retire du corps et les souvenirs — si indifférents, si pâlis — sont effacés de celle qui n’est plus et le seront bientôt de celui qu’ils torturent encore, eux qui finiront par périr quand le désir d’un corps vivant ne les entretiendra plus.

Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes — entre lesquelles tant de jours sont venus se placer — dans le Temps.