La fugitive (Albertine
disparue) – Marcel Proust
Mais ces mots :
« Mademoiselle Albertine est partie » venaient de produire dans mon
cœur une souffrance telle que je ne pourrais pas y résister plus longtemps.
Ainsi ce que j’avais cru n’être rien pour moi, c’était tout simplement toute ma
vie. Comme on s’ignore ! Il fallait faire cesser immédiatement ma
souffrance.
Je m’étais trompé en
croyant voir clair dans mon cœur.
J’avais une telle
habitude d’avoir Albertine auprès de moi, et je voyais soudain un nouveau
visage de l’Habitude. Jusqu’ici je l’avais considérée surtout comme un pouvoir
annihilateur qui supprime l’originalité et jusqu’à la conscience des perceptions ;
maintenant je la voyais comme une divinité redoutable, si rivée à nous, son
visage insignifiant si incrusté dans notre cœur que si elle se détache, ou si
elle se détourne de nous, cette déité que nous ne distinguions presque pas nous
inflige des souffrances plus terribles qu’aucune et qu’alors elle est aussi
cruelle que la mort.
Certes, ce coup physique
au cœur que donne une telle séparation et qui, par cette terrible puissance
d’enregistrement qu’a le corps, fait de la douleur quelque chose de
contemporain à toutes les époques de notre vie où nous avons souffert, certes,
ce coup au cœur sur lequel spécule peut-être un peu — tant on se soucie peu de
la douleur des autres — la femme qui désire donner au regret son maximum
d’intensité, soit que, n’esquissant qu’un faux départ, elle veuille seulement
demander des conditions meilleures, soit que, partant pour toujours — pour
toujours ! — elle désire frapper, ou pour se venger, ou pour continuer
d’être aimée, ou dans l’intérêt de la qualité du souvenir qu’elle laissera,
briser violemment ce réseau de lassitudes, d’indifférences, qu’elle avait senti
se tisser, — certes, ce coup au cœur, on s’était promis de l’éviter, on
s’était dit qu’on se quitterait bien. Mais il est vraiment rare qu’on se quitte bien, car, si on
était bien, on ne se quitterait pas ! Et puis la femme avec qui
on se montre le plus indifférent sent tout de même obscurément qu’en se
fatiguant d’elle, en vertu d’une même habitude, on s’est attaché de plus en
plus à elle, et elle songe que l’un des éléments les plus essentiels pour se
quitter bien est de partir en prévenant l’autre. Or elle a peur en prévenant
d’empêcher.
La femme se dit :
« Non, cela ne peut plus durer ainsi », justement parce que l’homme
ne parle que de la quitter, ou y pense ; et c’est elle qui quitte.
Quand on se voit au bord
de l’abîme et qu’il semble que Dieu vous ait abandonné, on n’hésite plus à
attendre de lui un miracle.
On
se souvient que quand je résolus de vivre avec Albertine et même de l’épouser,
c’était pour la garder, savoir ce qu’elle faisait, l’empêcher de reprendre ses
habitudes avec Mlle
Vinteuil.
Or cet amour né surtout
d’un besoin d’empêcher Albertine de faire le mal, cet amour avait gardé dans la
suite la trace de son origine.
Il y a beaucoup de
chances pour que la femme qui fait souffrir celui qui l’aime ait toujours été
bonne fille avec quelqu’un qui ne se souciait pas d’elle, comme Odette, si
cruelle pour Swann, avait été la prévenante « dame en rose » de mon
grand-oncle,
Laissons les jolies
femmes aux hommes sans imagination.
Je
ne me trompais pas du reste absolument ; le spécifique pour guérir un
événement malheureux (les trois quarts des événements le sont) c’est une
décision ; car elle a pour effet, par un brusque renversement de nos
pensées, d’interrompre le flux de celles qui viennent de l’événement passé et
en prolongent la vibration, de le briser par un flux inverse de pensées
inverses, venu du dehors, de l’avenir. Mais ces pensées nouvelles nous sont
surtout bienfaisantes (et c’était le cas pour celles qui m’assiégeaient en ce
moment) quand du fond de cet avenir c’est une espérance qu’elles nous
apportent.
Ma décision, ma remise à
lui de mes pleins pouvoirs, n’étaient donc pas la cause de ma joie qui sans
cela eût duré, mais le « la réussite est sûre » que j’avais pensé
quand je disais : « Advienne que pourra. » Et la pensée, éveillée
par son retard, qu’en effet autre chose que la réussite pouvait advenir,
m’était si odieuse que j’avais perdu ma gaîté.
C’est en réalité notre
prévision, notre espérance d’événements heureux qui nous gonfle d’une joie que
nous attribuons à d’autres causes et qui cesse pour nous laisser retomber dans
le chagrin si nous ne sommes plus si assurés que ce que nous désirons se
réalisera. C’est toujours cette invisible croyance qui soutient l’édifice de
notre monde sensitif, et privé de quoi il chancelle. Nous avons vu qu’elle faisait pour nous la valeur ou la nullité des
êtres, l’ivresse ou l’ennui de les voir.
Nous avons beau aimer les êtres, la souffrance de les perdre, quand
dans l’isolement nous ne sommes plus qu’en face d’elle, à qui notre esprit donne
dans une certaine mesure la forme qu’il veut, cette souffrance est supportable
et différente de celle moins humaine, moins nôtre, aussi imprévue et bizarre
qu’un accident dans le monde moral et dans la région du cœur, — qui a pour
cause moins directement les êtres eux-mêmes que la façon dont nous avons appris
que nous ne les verrions plus.
Car si j’avais pensé que
même une petite fille inconnue pût avoir, par l’arrivée d’un homme de la
police, une idée honteuse de moi, combien j’aurais mieux aimé me tuer.
Et en pensant que je
n’avais pas vécu chastement avec elle, je trouvai, dans la punition qui m’était
infligée pour avoir forcé une petite fille inconnue à accepter de l’argent,
cette relation qui existe presque toujours dans les châtiments humains et qui
fait qu’il n’y a presque jamais ni condamnation juste, ni erreur judiciaire,
mais une espèce d’harmonie entre l’idée fausse que se fait le juge d’un acte
innocent et les faits coupables qu’il a ignorés.
mais le soir, si je parvenais à m’endormir, alors c’était comme si
le souvenir d’Albertine avait été le médicament qui m’avait procuré le sommeil,
et dont l’influence en cessant m’éveillerait. Je pensais tout le temps à
Albertine en dormant.
De sorte que si le bonheur,
ou du moins l’absence de souffrances, peut être trouvé, ce n’est pas la
satisfaction, mais la réduction progressive, l’extinction finale du désir qu’il
faut chercher.
Et ainsi, disant des
vérités dans son livre, il mentirait dans sa dédicace, car il ne tiendra à ce
que le livre soit à cette femme que comme à cette pierre qui vient d’elle et
qui ne lui sera chère qu’autant qu’il aimera la femme. Les liens entre un être et nous n’existent
que dans notre pensée. La mémoire en
s’affaiblissant les relâche, et malgré l’illusion dont nous voudrions être
dupes, et dont par amour, par amitié, par politesse, par respect humain, par
devoir, nous dupons les autres, nous existons seuls. L’homme est l’être qui ne peut sortir de soi,
qui ne connaît les autres qu’en soi, et, en disant le contraire, ment.
nous n’arrivons pas à changer les choses selon notre désir, mais peu
à peu notre désir change. La situation que nous espérions changer parce qu’elle
nous était insupportable nous devient indifférente.
Je
savais qu’on ne peut lire un roman sans donner à l’héroïne les traits de celle
qu’on aime. Mais le dénouement a beau en être heureux, notre amour n’a pas fait
un pas de plus et, quand nous avons fermé le livre, celle que nous aimons et
qui est enfin venue à nous dans le roman ne nous aime pas davantage dans la
vie.
« Mon ami, vous avez
envoyé votre ami Saint-Loup à ma tante, ce qui était insensé. Mon cher ami, si
vous aviez besoin de moi pourquoi ne pas m’avoir écrit directement ?
J’aurais été trop heureuse de revenir ; ne recommencez plus ces démarches
absurdes. » « J’aurais été trop heureuse de revenir ! » Si
elle disait cela, c’est donc qu’elle regrettait d’être partie, qu’elle ne cherchait
qu’un prétexte pour revenir.
Et
pourtant, l’amour, l’être aimé, ses lettres, sont peut-être tout de même des
traductions (si insatisfaisant qu’il soit de passer de l’un à l’autre) de la
même réalité, puisque la lettre ne nous semble insuffisante qu’en la lisant,
mais que nous suons mort et passion tant qu’elle n’arrive pas, et qu’elle
suffit à calmer notre angoisse, sinon à remplir, avec ses petits signes noirs,
notre désir qui sait qu’il n’y a là tout de même que l’équivalence d’une
parole, d’un sourire, d’un baiser, non ces choses mêmes.
Il y a dans notre âme des
choses auxquelles nous ne savons pas combien nous tenons.
Le
temps passe, et peu à peu tout ce qu’on disait par mensonge devient vrai, je
l’avais trop expérimenté avec Gilberte ; l’indifférence que j’avais feinte
quand je ne cessais de sangloter avait fini par se réaliser ; peu à peu la
vie, comme je le disais à Gilberte en une formule mensongère et qui
rétrospectivement était devenue vraie, la vie nous avait séparés.
En la nommant sans cesse,
je voulais enfin faire rentrer, comme un peu d’air, quelque chose d’elle dans
cette chambre où son départ avait fait le vide et où je ne respirais plus. Puis
on cherche à diminuer les proportions de sa douleur en la faisant entrer dans
le langage parlé entre la commande d’un costume et des ordres pour le dîner.
. C’est ainsi qu’ils
mentent aux autres et à eux-mêmes. Ils ne mentent pas tout à fait ; ils
ont avec cette femme des heures vraiment douces ; mais songez à tout ce
que cette gentillesse qu’elles ont pour eux devant leurs amis et qui leur
permet de se glorifier,
J’ai dit que l’oubli
commençait à faire son œuvre. Mais un des effets de l’oubli était précisément —
en faisant que beaucoup des aspects déplaisants d’Albertine, des heures
ennuyeuses que je passais avec elle, ne se représentaient plus à ma mémoire, cessaient
donc d’être des motifs à désirer qu’elle ne fût plus là comme je le souhaitais
quand elle y était encore — de me donner d’elle une image sommaire, embellie de
tout ce que j’avais éprouvé d’amour pour d’autres. Sous cette forme
particulière, l’oubli, qui pourtant travaillait à m’habituer à la séparation,
me faisait, en me montrant Albertine plus douce, souhaiter davantage son
retour.
La suppression de la
souffrance ? Ai-je pu vraiment le croire ? croire que la mort ne fait
que biffer ce qui existe et laisser le reste en état ; qu’elle enlève la
douleur dans le cœur de celui pour qui l’existence de l’autre n’est plus qu’une
cause de douleurs ; qu’elle enlève la douleur et n’y met rien à la
place ? La suppression de la douleur !
Je laissai toute fierté
vis-à-vis d’Albertine, je lui envoyai un télégramme désespéré lui demandant de
revenir à n’importe quelles conditions, qu’elle ferait tout ce qu’elle
voudrait, que je demandais seulement à l’embrasser une minute trois fois par
semaine avant qu’elle se couche. Et elle eût dit une fois seulement, que
j’eusse accepté une fois.
« Mon pauvre ami,
notre petite Albertine n’est plus, pardonnez-moi de vous dire cette chose
affreuse, vous qui l’aimiez tant. Elle a été jetée par son cheval contre un
arbre pendant une promenade. Tous nos efforts n’ont pu la ranimer. Que ne
suis-je morte à sa place ? » Non, pas la suppression de la
souffrance, mais une souffrance inconnue, celle d’apprendre qu’elle ne
reviendrait pas.
Pour
entrer en nous, un être a été obligé de prendre la forme, de se plier au cadre
du temps ; ne nous apparaissant que par minutes successives, il n’a jamais
pu nous livrer de lui qu’un seul aspect à la fois, nous débiter de lui qu’une
seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être
de consister en une simple collection de moments ; grande force
aussi ; il relève de la mémoire, et la mémoire d’un moment n’est pas
instruite de tout ce qui s’est passé depuis ; ce moment qu’elle a
enregistré dure encore, vit encore, et avec lui l’être qui s’y profilait. Et
puis cet émiettement ne fait pas seulement vivre la morte, il la multiplie.
Pour me consoler ce n’est pas une, ce sont d’innombrables Albertine que
j’aurais dû oublier. Quand j’étais arrivé à supporter le chagrin d’avoir perdu
celle-ci, c’était à recommencer avec une autre, avec cent autres.
Alors
ma vie fut entièrement changée. Ce qui en avait fait, et
non à cause d’Albertine, parallèlement à elle, quand j’étais seul, la douceur,
c’était justement, à l’appel de moments identiques, la perpétuelle renaissance
de moments anciens. Par le bruit de la pluie m’était rendue l’odeur des lilas
de Combray ; par la mobilité du soleil sur le balcon, les pigeons des
Champs-Elysées ; par l’assourdissement des bruits dans la chaleur de la
matinée, la fraîcheur des cerises ; le désir de la Bretagne ou de Venise
par le bruit du vent et le retour de Pâques.
Que le jour est lent à
mourir par ces soirs démesurés de l’été ! Un pâle fantôme de la maison
d’en face continuait indéfiniment à aquareller sur le ciel sa blancheur
persistante.
Je
n’avais plus qu’un espoir pour l’avenir — espoir bien plus déchirant qu’une
crainte, — c’était d’oublier Albertine. Je savais que je l’oublierais un jour,
j’avais bien oublié Gilberte, Mme
de Guermantes, j’avais bien oublié ma grand’mère. Et c’est notre plus juste et
plus cruel châtiment de l’oubli si total, paisible comme ceux des cimetières,
par quoi nous nous sommes détachés de ceux que nous n’aimons plus, que nous
entrevoyions ce même oubli comme inévitable à l’égard de ceux que nous aimons
encore. À vrai dire nous savons qu’il est un état non douloureux, un état
d’indifférence. Mais ne pouvant penser à la fois à ce que j’étais et à ce que
je serais, je pensais avec désespoir à tout ce tégument de caresses, de
baisers, de sommeils amis, dont il faudrait bientôt me laisser dépouiller pour
jamais. L’élan de ces souvenirs si tendres, venant se briser contre l’idée
qu’Albertine était morte, m’oppressait par l’entrechoc de flux si contrariés
que je ne pouvais rester immobile ; je me levais, mais tout d’un coup je
m’arrêtais, terrassé ; le même petit jour que je voyais, au moment où je
venais de quitter Albertine, encore radieux et chaud de ses baisers, venait
tirer au-dessus des rideaux sa lame maintenant sinistre, dont la blancheur
froide, implacable et compacte entrait, me donnant comme un coup de couteau.
Seule, me disais-je, une
véritable mort de moi-même serait capable (mais elle est impossible) de me
consoler de la sienne. Je ne songeais pas que la mort de soi-même n’est ni
impossible, ni extraordinaire ; elle se consomme à notre insu, au besoin
contre notre gré, chaque jour, et je souffrirais de la répétition de toutes
sortes de journées que non seulement la nature, mais des circonstances factices,
un ordre plus conventionnel introduisent dans une saison.
Même dans mon amour
l’état changeant de mon atmosphère morale, la pression modifiée de mes
croyances n’avaient-ils pas, tel jour, diminué la visibilité de mon propre
amour, ne l’avaient-ils pas, tel jour, indéfiniment étendue, tel jour embellie
jusqu’au sourire, tel jour contractée jusqu’à l’orage ? On n’est que par ce
qu’on possède, on ne possède que ce qui vous est réellement présent, et tant de
nos souvenirs, de nos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin de
nous-même, où nous les perdons de vue ! Alors nous ne pouvons
plus les faire entrer en ligne de compte de ce total qui est notre être.
Puis, brusquement, le nom
d’Albertine, sa mort avaient changé de sens ; ses trahisons avaient
soudain repris toute leur importance.
C’est mal dire puisque
pour la jalousie il n’est ni passé ni avenir et que ce qu’elle imagine est
toujours le présent.
Parfois je me heurtais
dans les rues obscures du sommeil à un de ces mauvais rêves, qui ne sont pas
bien graves pour une première raison, c’est que la tristesse qu’ils engendrent
ne se prolonge guère qu’une heure après le réveil, pareille à ces malaises que
cause une manière d’endormir artificielle.
J’avais rêvé d’être
compris d’Albertine, de ne pas être méconnu par elle, croyant que c’était pour
le grand bonheur d’être compris, de ne pas être méconnu, alors que tant
d’autres eussent mieux pu le faire. On désire être compris parce qu’on désire être aimé, et on
désire être aimé parce qu’on aime. La
compréhension des autres est indifférente et leur amour importun.
Tous ces instants si doux
que rien ne me rendrait jamais, je ne peux même pas dire que ce que me faisait
éprouver leur perte fût du désespoir. Pour être désespérée, cette vie qui ne
pourra plus être que malheureuse, il faut encore y tenir.
J’avais voulu aussi me
persuader que nos rapports étaient l’amour, que nous pratiquions mutuellement
les rapports appelés amour, parce qu’elle me donnait docilement les baisers que
je lui donnais, et, pour avoir pris l’habitude de le croire, je n’avais pas
perdu seulement une femme que j’aimais mais une femme qui m’aimait, ma sœur,
mon enfant, ma tendre maîtresse.
J’avais eu beau, en
cherchant à connaître Albertine, puis à la posséder tout entière, n’obéir qu’au
besoin de réduire par l’expérience à des éléments mesquinement semblables à
ceux de notre « moi » le mystère de tout être, je ne l’avais pu sans
influer à mon tour sur la vie d’Albertine.
La femme dont nous avons
le visage devant nous plus constamment que la lumière elle-même, puisque, même
les yeux fermés, nous ne cessons pas un instant de chérir ses beaux yeux, son
beau nez, d’arranger tous les moyens pour les revoir, cette femme unique, nous
savons bien que c’eût été une autre qui l’eût été pour nous si nous avions été
dans une autre ville que celle où nous l’avons rencontrée, si nous nous étions
promenés dans d’autres quartiers, si nous avions fréquenté un autre salon.
Unique, croyons-nous ? elle est innombrable. Et pourtant elle est
compacte, indestructible devant nos yeux qui l’aiment, irremplaçable pendant
très longtemps par une autre. C’est que cette femme n’a fait que susciter par
des sortes d’appels magiques mille éléments de
tendresse existant en nous à l’état fragmentaire et qu’elle a assemblés, unis,
effaçant toute cassure entre eux, c’est nous-même qui en lui donnant ses traits
avons fourni toute la matière solide de la personne aimée.
Or à partir d’un certain âge nos amours, nos maîtresses sont filles
de notre angoisse ; notre passé, et les lésions physiques où il s’est
inscrit, déterminent notre avenir.
Car
bien souvent pour que nous découvrions que nous sommes amoureux, peut-être même
pour que nous le devenions, il faut qu’arrive le jour de la séparation.
Et, en effet, à ce
moment-là, si on n’était pas relancé par l’infidèle, de bonnes distractions qui
nous calmeraient physiquement le cœur suffiraient pour faire avorter l’amour.
« cet
instant, deux fois crépusculaire puisque le jour tombait et que nous allions
nous quitter, ne s’effacera de mon esprit que quand il sera envahi par la nuit
complète »
Mais à quoi bon, puisque
si même, alors, elle avait eu le temps de se reconnaître, nous n’avions compris
l’un et l’autre où était notre bonheur, ce que nous aurions dû faire, que quand
ce bonheur, que parce que ce bonheur n’était plus possible, que nous ne
pouvions plus le réaliser. Tant que les choses sont possibles on les diffère,
et elles ne peuvent prendre cette puissance d’attraits et cette apparente
aisance de réalisation que quand, projetées dans le vide idéal de
l’imagination, elles sont soustraites à la submersion alourdissante,
enlaidissante du milieu vital. L’idée qu’on mourra est plus cruelle que mourir,
mais moins que l’idée qu’un autre est mort ; que, redevenue plane après
avoir englouti un être, s’étend, sans même un remous à cette place-là, une
réalité d’où cet être est exclu, où n’existe plus aucun vouloir, aucune
connaissance, et de laquelle il est aussi difficile de remonter à l’idée que
cet être a vécu, qu’il est difficile, du souvenir encore tout récent de sa vie,
de penser qu’il est assimilable aux images sans consistance, aux souvenirs
laissés par les personnages d’un roman qu’on a lu.
Quelle tristesse d’avoir
à me rappeler qu’elle m’avait ainsi menti en me jurant, trois jours avant de me
quitter, qu’elle n’avait jamais eu avec l’amie de Mlle
Vinteuil ces relations qu’au moment où Albertine me le jurait sa rougeur avait
confessées.
Mais comme on voudrait
s’abstenir d’infidélités, si secrètes fussent-elles, tant on craint que celle
qu’on aime ne s’en abstienne pas, j’étais effrayé de penser que, si les morts
vivent quelque part, ma grand’mère connaissait aussi bien mon oubli
qu’Albertine mon souvenir.
Inversement, quand on a
cessé d’aimer, les curiosités que l’être excite meurent avant que lui-même soit
mort.
Mon
imagination la cherchait dans le ciel, par les soirs où nous l’avions regardé
encore ensemble, au delà de ce clair de lune qu’elle aimait, je tâchais de
hisser jusqu’à elle ma tendresse pour qu’elle lui fût une consolation de ne
plus vivre, et cet amour pour un être devenu si lointain était comme une
religion, mes pensées montaient vers elle comme des prières.
Le désir est bien fort, il engendre la croyance, j’avais cru qu’Albertine ne
partirait pas parce que je le désirais. Parce que je le désirais je crus
qu’elle n’était pas morte ; je me mis à lire des livres sur les tables
tournantes, je commençai à croire possible l’immortalité de l’âme. Mais elle ne
me suffisait pas. Il fallait qu’après ma mort je la retrouvasse avec son corps,
comme si l’éternité ressemblait à la vie. Que dis-je à la vie !
Et ainsi, sa mort étant
une espèce de rêve, mon amour lui semblerait un bonheur inespéré ; je ne
retenais de la mort que la commodité et l’optimisme d’un dénouement qui
simplifie, qui arrange tout.
Non, pour Albertine,
c’était des questions d’essence : En son fond qu’était-elle ? À quoi
pensait-elle ? Qu’aimait-elle ? Me mentait-elle ? Ma vie avec
elle a-t-elle été aussi lamentable que celle de Swann avec Odette ?
que le reste de la vie,
des plaisirs pour elle qu’elle n’avait pas eu le courage de se refuser, des
peines pour moi qu’elle avait cherché à éviter de me faire en me les cachant,
mais des plaisirs et des peines qui pouvaient figurer au milieu des autres
plaisirs et peines de la vie.
Et la douleur est un
aussi puissant modificateur de la réalité qu’est l’ivresse.
échappées sur une vie de
mensonges et de fautes telle que je ne l’avais jamais conçue — ma souffrance
les avait immédiatement altérées en leur matière même, je ne les voyais pas
dans la lumière qui éclaire les spectacles de la terre, c’était le fragment
d’un autre monde, d’une planète inconnue et maudite, une vue de l’Enfer. L’Enfer
c’était tout ce Balbec, tous ces pays
avoisinants d’où, d’après la lettre d’Aimé, elle faisait venir souvent les
filles plus jeunes qu’elle amenait à la douche.
C’est un des pouvoirs de
la jalousie de nous découvrir combien la réalité des faits extérieurs et les
sentiments de l’âme sont quelque chose d’inconnu qui prête à mille
suppositions.
Mais dès que nous avons
le désir de savoir, comme a le jaloux, alors c’est un vertigineux kaléidoscope
où nous ne distinguons plus rien. Albertine m’avait-elle trompé ? avec
qui ? dans quelle maison ? quel jour ? celui où elle m’avait dit
telle chose ? où je me rappelais que j’avais dans la journée dit ceci ou
cela ? je n’en savais rien. Je ne savais pas davantage quels étaient ses
sentiments pour moi, s’ils étaient inspirés par l’intérêt, par la tendresse.
C’était là encore une des
conséquences de cette impossibilité où nous sommes, quand nous avons à
raisonner sur la mort, de nous représenter autre chose que la vie.
Si Albertine aimait les
plaisirs qu’une femme prend avec les femmes, si c’est pour n’être pas plus
longtemps privée d’eux qu’elle m’avait quitté, elle avait dû, aussitôt libre,
essayer de s’y livrer et y réussir, dans un pays qu’elle
connaissait et où elle n’aurait pas choisi de se retirer si elle n’avait pas
pensé y trouver plus de facilités que chez moi.
Maintenant Albertine,
lâchée de nouveau, avait repris son vol ; des hommes, des femmes la
suivaient. Elle vivait en moi. Je me rendais compte que ce grand amour prolongé
pour Albertine était comme l’ombre du sentiment que j’avais eu pour elle, en
reproduisait les
diverses parties et obéissait aux mêmes lois que la réalité sentimentale qu’il
reflétait au-delà de la mort. Car je sentais bien que si je pouvais entre mes
pensées pour Albertine mettre quelque intervalle, d’autre part, si j’en avais
mis trop, je ne l’aurais plus aimée ; elle me fût par cette coupure
devenue indifférente, comme me l’était maintenant ma grand’mère. Trop de temps
passé sans penser à elle eût rompu dans mon souvenir la continuité, qui est le
principe même de la vie, qui pourtant peut se ressaisir après un certain
intervalle de temps. N’en avait-il pas été ainsi de mon amour pour Albertine
quand elle vivait, lequel avait pu se renouer après un assez long intervalle
dans lequel j’étais resté sans penser à elle ? Or mon souvenir devait
obéir aux mêmes lois, ne pas pouvoir supporter de plus longs intervalles, car
il ne faisait, comme une aurore boréale, que refléter après la mort d’Albertine
le sentiment que j’avais eu pour elle, il était comme l’ombre de mon amour.
D’ailleurs, dans
l’histoire d’un amour et de ses luttes contre l’oubli, le rêve ne tient-il pas
une place plus grande même que la veille, lui qui ne tient pas compte des
divisions infinitésimales du temps, supprime les transitions, oppose les grands
contrastes, défait en un instant le travail de consolation si lentement tissé
pendant le jour et nous ménage, la nuit, une rencontre avec celle que nous
aurions fini par oublier à condition toutefois de ne pas la revoir ? Car,
quoi qu’on dise, nous pouvons avoir parfaitement en rêve l’impression que ce
qui se passe est réel. Cela ne serait impossible que pour des raisons tirées de
notre expérience qui à ce moment-là nous est cachée. De sorte que cette vie invraisemblable nous semble vraie.
Dans la souffrance
physique au moins nous n’avons pas à choisir nous-même notre douleur. La
maladie la détermine et nous l’impose. Mais dans la jalousie il nous faut
essayer en quelque sorte des souffrances de tout genre et de toute grandeur,
avant de nous arrêter à celle qui nous paraît pouvoir convenir.
Certes nous ignorons la sensibilité particulière de chaque être,
mais d’habitude nous ne savons même pas que nous l’ignorons, car
cette sensibilité des autres nous est indifférente.
elles n’avaient pas joué
à mêler leurs cils aux miens, toutes choses importantes parce qu’elles
permettent, semble-t-il, de rêver autour de l’acte sexuel lui-même et de se
donner l’illusion de l’amour, mais en réalité parce qu’elles faisaient partie
du souvenir d’Albertine et que c’était elle que j’aurais voulu trouver.
je ne me contentais pas
de les voir avec les yeux de la mémoire, ils m’intéressaient, me touchaient
comme ces pages purement descriptives au milieu desquelles un artiste, pour les
rendre plus complètes, introduit une fiction, tout un roman ; et cette
nature prenait ainsi le seul charme de mélancolie qui pouvait aller jusqu’à mon
cœur. La raison
de ce charme me parut être que j’aimais toujours autant Albertine, tandis que
la raison véritable était au contraire que l’oubli continuait à faire en moi
des progrès que le souvenir d’Albertine ne m’était plus cruel, c’est-à-dire
avait changé ; mais nous avons beau voir clair dans nos impressions, comme
je crus alors voir clair dans la raison de ma mélancolie, nous ne savons pas
remonter jusqu’à leur signification plus éloignée.
« Ah ! oui,
mais vous êtes un homme. Aussi nous ne pouvons pas faire ensemble tout à fait
les mêmes choses que je faisais avec Albertine. » Et soit qu’elle pensât
que cela accroissait mon désir (dans l’espoir de confidences je lui avais dit
que j’aimerais avoir des relations avec une femme en ayant eu avec Albertine)
ou mon chagrin, ou peut-être détruisait un sentiment de supériorité sur elle
qu’elle pouvait croire que j’éprouvais d’avoir été le seul à entretenir des
relations avec Albertine : « Ah ! nous avons passé toutes les
deux de bonnes heures, elle était si caressante, si passionnée.
On voudrait que la vérité
nous fût révélée par des signes nouveaux, non par une phrase pareille à celles
qu’on s’était dites tant de fois. L’habitude de penser empêche parfois
d’éprouver le réel, immunise contre lui, le fait paraître de la pensée encore.
On ment pour protéger son
plaisir ou son honneur si la divulgation du plaisir est
contraire à l’honneur. On ment toute sa vie, même surtout, peut-être seulement,
à ceux qui nous aiment. Ceux-là seuls, en effet, nous font craindre pour notre
plaisir et désirer leur estime.
Quant à la troisième fois
où je me souviens d’avoir eu conscience que j’approchais de l’indifférence
absolue à l’égard d’Albertine (et, cette dernière fois, jusqu’à sentir que j’y
étais tout à fait arrivé), ce fut un jour, à Venise, assez longtemps après la
dernière visite d’Andrée.
La mort n’agit que comme
l’absence. Le monstre à l’apparition duquel mon amour avait frissonné, l’oubli,
avait bien, comme je l’avais cru, fini par le dévorer.
Ma solitude irrévocable
était si prochaine qu’elle me semblait déjà commencée et totale. Car je me
sentais seul. Les choses m’étaient devenues étrangères. Je n’avais plus assez
de calme pour sortir de mon cœur palpitant et introduire en elles quelque
stabilité. La ville que j’avais devant moi avait cessé d’être Venise. Sa
personnalité, son nom, me semblaient comme des fictions menteuses que je
n’avais plus le courage d’inculquer aux pierres. Les palais m’apparaissaient
réduits à leurs simples parties, quantités de marbre pareilles à toutes les
autres, et l’eau comme une combinaison d’hydrogène et d’oxygène, éternelle,
aveugle, antérieure et extérieure à Venise, ignorante des Doges et de Turner.
Tout ce qui nous semble
impérissable tend à la destruction ; une situation mondaine, tout comme
autre chose, n’est pas créée une fois pour toutes, mais, aussi bien que la
puissance d’un empire, se reconstruit à chaque instant par une sorte de
création perpétuellement continue, ce qui explique les anomalies apparentes de
l’histoire mondaine ou politique au cours d’un demi-siècle.
Car un amour a beau
s’oublier, il peut déterminer la forme de l’amour qui le suivra. Déjà au sein
même de l’amour précédent des habitudes quotidiennes existaient, et dont nous
ne nous rappelions pas nous-même l’origine.
Mais ces habitudes
survivent à la femme, même au souvenir de la femme. Elles deviennent la forme,
sinon de tous nos amours, du moins de certains de nos amours qui alternent
entre eux.
Opinion que justifiait
l’amour-propre, le désir de tromper les autres, de se tromper soi-même, la
connaissance d’ailleurs imparfaite des trahisons, qui est celle de tous les
êtres trompés, d’autant plus que Robert, en vrai neveu de M. de Charlus,
s’affichait avec des femmes qu’il compromettait, que le monde croyait et qu’en
somme Gilberte supposait être ses maîtresses.
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