Sodome et Gomorrhe –
Marcel Proust
PREMIÈRE PARTIE
Qui sait si ce n’était
pas celui attendu depuis si longtemps par l’orchidée, et qui venait lui
apporter le pollen si rare sans lequel elle resterait vierge ? Mais je fus
distrait de suivre les ébats de l’insecte, car au bout de quelques minutes,
sollicitant davantage mon attention,
Pour les jeunes gens du
monde par exemple, je ne désire aucune possession physique, mais je ne suis
tranquille qu’une fois que je les ai touchés, je ne veux pas dire matériellement,
mais touché leur corde sensible.
Maintenant l’abstrait s’était matérialisé, l’être
enfin compris avait aussitôt perdu son pouvoir de rester invisible, et la
transmutation de M. de Charlus en une personne nouvelle était si complète, que
non seulement les contrastes de son visage, de sa voix, mais rétrospectivement
les hauts et les bas eux-mêmes de ses relations avec moi, tout ce qui avait
paru jusque-là incohérent à mon esprit, devenaient intelligibles, se montraient
évidents, comme une phrase, n’offrant aucun sens tant qu’elle reste décomposée
en lettres disposées au hasard, exprime, si les caractères se trouvent replacés
dans l’ordre qu’il faut, une pensée que l’on ne pourra plus oublier.
De plus je comprenais maintenant pourquoi tout à
l’heure, quand je l’avais vu sortir de chez Mme de Villeparisis,
j’avais pu trouver que M. de Charlus avait l’air d’une femme : c’en était
une !
mais peut-on appeler
amitiés ces relations qui ne végètent qu’à la faveur d’un mensonge et d’où le
premier élan de confiance et de sincérité qu’ils seraient tentés d’avoir les
ferait rejeter avec dégoût, à moins qu’ils n’aient à faire à un esprit
impartial, voire sympathique, mais qui alors, égaré à leur endroit par une
psychologie de convention, fera découler du vice confessé l’affection même qui
lui est la plus étrangère, de même que certains juges supposent et excusent
plus facilement l’assassinat chez les invertis et la trahison chez les Juifs
pour des raisons tirées du péché originel et de la fatalité de la race.
le défaut d’expérience,
la saturation par la rêverie où ils sont réduits, ont marqué plus fortement en
eux ces caractères particuliers d’efféminement que les professionnels ont
cherché à effacer.
Laissons pour le moment
de côté ceux qui, le caractère exceptionnel de leur penchant les faisant se
croire supérieurs à elles, méprisent les femmes, font de l’homosexualité le
privilège des grands génies et des époques glorieuses, et quand ils cherchent à
faire partager leur goût, le font moins à ceux qui leur semblent y être
prédisposés, comme le morphinomane fait pour la morphine, qu’à ceux qui leur en
semblent dignes, par zèle d’apostolat, comme d’autres prêchent le sionisme, le
refus du service militaire, le saint-simonisme, le végétarisme et l’anarchie.
Qu’elle le regarde comme
nous venons de le montrer, couché dans un lit, en pyjama, les bras nus, le cou
nu sous les cheveux noirs. Le pyjama est devenu une camisole de femme, la tête
celle d’une jolie Espagnole. La maîtresse s’épouvante de ces confidences faites
à ses regards, plus vraies que ne pourraient être des paroles, des actes mêmes,
et que les actes mêmes, s’ils ne l’ont déjà fait, ne pourront manquer de
confirmer, car tout être suit son plaisir, et si cet être n’est pas trop
vicieux, il le cherche dans un sexe opposé au sien. Et pour l’inverti le vice
commence, non pas quand il noue des relations (car trop de raisons peuvent les
commander), mais quand il prend son plaisir avec des femmes. Le jeune homme que
nous venons d’essayer de peindre était si évidemment une femme, que les femmes
qui le regardaient avec désir étaient vouées (à moins d’un goût particulier) au
même désappointement que celles qui, dans les comédies de Shakespeare, sont
déçues par une jeune fille déguisée qui se fait passer pour un adolescent. La
tromperie est égale, l’inverti même le sait, il devine la désillusion que, le
travestissement ôté, la femme éprouvera, et sent combien cette erreur sur le
sexe est une source de fantaisiste poésie.
Alors le solitaire
languit seul. Il n’a d’autre plaisir que d’aller à la station de bain de mer
voisine demander un renseignement à un certain employé de chemin de fer. Mais
celui-ci a reçu de l’avancement, est nommé à l’autre bout de la France ;
le solitaire ne pourra plus aller lui demander l’heure des trains, le prix des
premières, et avant de rentrer rêver dans sa tour, comme Grisélidis, il
s’attarde sur la plage, telle une étrange Andromède qu’aucun Argonaute ne
viendra délivrer, comme une méduse stérile qui périra sur le sable, ou bien il
reste paresseusement, avant le départ du train, sur le quai, à jeter sur la
foule des voyageurs un regard qui semblera indifférent, dédaigneux ou distrait,
à ceux d’une autre race, mais qui, comme l’éclat lumineux dont se parent
certains insectes pour attirer ceux de la même espèce, ou comme le nectar
qu’offrent certaines fleurs pour attirer les insectes qui les féconderont, ne
tromperait pas l’amateur presque introuvable d’un plaisir trop singulier, trop
difficile à placer, qui lui est offert, le confrère avec qui notre spécialiste
pourrait parler la langue insolite ; tout au plus, à celle-ci quelque
loqueteux du quai fera-t-il semblant de s’intéresser, mais pour un bénéfice
matériel seulement, comme ceux qui au Collège de France, dans la salle où le
professeur de sanscrit parle sans auditeur, vont suivre le cours, mais
seulement pour se chauffer. Méduse ! Orchidée ! quand je ne suivais
que mon instinct, la méduse me répugnait à Balbec ; mais si je savais la
regarder, comme Michelet, du point de vue de l’histoire naturelle et de
l’esthétique, je voyais une délicieuse girandole d’azur. Ne sont-elles pas,
avec le velours transparent de leurs pétales, comme les mauves orchidées de la
mer ? Comme tant de créatures du règne animal et du règne végétal, comme
la plante qui produirait la vanille, mais qui, parce que, chez elle, l’organe
mâle est séparé par une cloison de l’organe femelle, demeure stérile si les
oiseaux-mouches ou certaines petites abeilles ne transportent le pollen des
unes aux autres ou si l’homme ne les féconde artificiellement, M. de Charlus
ce Roméo et cette
Juliette peuvent croire à bon droit que leur amour n’est pas le caprice d’un
instant, mais une véritable prédestination préparée par les harmonies de leur
tempérament, non pas seulement par leur tempérament propre, mais par celui de
leurs ascendants, par leur plus lointaine hérédité, si bien que l’être qui se
conjoint à eux leur appartient avant la naissance, les a attirés par une force
comparable à celle qui dirige les mondes où nous avons passé nos vies antérieures.
contrairement à ce que je
croyais dans la cour, où je venais de voir Jupien tourner autour de M. de
Charlus comme l’orchidée faire des avances au bourdon, ces êtres d’exception
que l’on plaint sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage,
pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin, et se plaignent eux-mêmes
d’être plutôt trop nombreux que trop peu. Car les deux anges qui avaient été
placés aux portes de Sodome pour savoir si ses habitants, dit la Genèse,
avaient entièrement fait toutes ces choses dont le cri était monté jusqu’à
l’Éternel, avaient été, on ne peut que s’en réjouir, très mal choisis par le
Seigneur, lequel n’eût dû confier la tâche qu’à un Sodomiste.
SODOME ET GOMORRHE II
je restais oisif
dehors ; mais le jour d’été ne semblait pas avoir plus de hâte que moi à
bouger.
La lune était maintenant
dans le ciel comme un quartier d’orange pelé délicatement quoique un peu
entamé. Mais elle devait plus tard être faite de l’or le plus résistant.
Blottie toute seule derrière elle, une pauvre petite étoile allait servir
d’unique compagne à la lune solitaire, tandis que celle-ci, tout en protégeant
son amie, mais plus hardie et allant de l’avant, brandirait comme une arme
irrésistible, comme un symbole oriental, son ample et merveilleux croissant
d’or.
Un véritable écrivain,
dépourvu du sot amour-propre de tant de gens de lettres, si, lisant l’article
d’un critique qui lui a toujours témoigné la plus grande admiration, il voit
cités les noms d’auteurs médiocres mais pas le sien, n’a pas le loisir de
s’arrêter à ce qui pourrait être pour lui un sujet d’étonnement, ses livres le
réclament.
Un homme qui chaque soir
tombe comme une masse dans son lit et ne vit plus jusqu’au moment de s’éveiller
et de se lever, cet homme-là songera-t-il jamais à faire, sinon de grandes
découvertes, au moins de petites remarques sur le sommeil ? À peine
sait-il s’il dort. Un peu d’insomnie n’est pas inutile pour apprécier le
sommeil, projeter quelque lumière dans cette nuit. Une mémoire sans défaillance
n’est pas un très puissant excitateur à étudier les phénomènes de mémoire.
Elles sont utiles à ces
sortes de représentations qui s’appellent une soirée, un raout, et où elles se
feraient traîner, moribondes, plutôt que d’y manquer. Elles sont les figurantes
sur qui on peut toujours compter, ardentes à ne jamais manquer une fête. Aussi,
les sots jeunes gens, ignorant que ce sont de fausses étoiles, voient-ils en
elles les reines du chic, tandis qu’il faudrait une leçon pour leur expliquer
en vertu de quelles raisons Mme Standish, ignorée d’eux et peignant
des coussins, loin du monde, est au moins une aussi grande dame que la duchesse
de Doudeauville.
Les gens du monde se
représentent volontiers les livres comme une espèce de cube dont une face est enlevée,
si bien que l’auteur se dépêche de « faire entrer » dedans les
personnes qu’il rencontre. C’est déloyal évidemment, et ce ne sont que des gens
de peu.
Dans l’attente, on souffre tant de l’absence de ce qu’on désire
qu’on ne peut supporter une autre présence.
Je renonçai à poser à
Albertine des questions sur sa soirée, je sentais que je lui ferais des
reproches et que nous n’aurions plus le temps, vu l’heure qu’il était, de nous
réconcilier suffisamment pour passer aux baisers et aux caresses. Aussi ce fut
par eux que je voulais dès la première minute commencer.
Le portefeuille, la bille d’agate de Gilberte,
tout cela n’avait reçu jadis son importance que d’un état purement inférieur,
puisque maintenant c’était pour moi un portefeuille, une bille quelconques.
Je demandai à Albertine si elle voulait boire.
Les images choisies par
le souvenir sont aussi arbitraires, aussi étroites, aussi insaisissables, que
celles que l’imagination avait formées et la réalité détruites. Il n’y a pas de
raison pour qu’en dehors de nous, un lieu réel possède plutôt les tableaux de
la mémoire que ceux du rêve.
À n’importe quel moment
que nous la considérions, notre âme totale n’a qu’une valeur presque fictive,
malgré le nombreux bilan de ses richesses, car tantôt les unes, tantôt les
autres sont indisponibles, qu’il s’agisse d’ailleurs de richesses effectives
aussi bien que de celles de l’imagination, et pour moi, par exemple, tout
autant que de l’ancien nom de Guermantes, de celles, combien plus graves, du
souvenir vrai de ma grand’mère. Car aux troubles de la mémoire sont liées les
intermittences du cœur. C’est sans doute l’existence de notre corps, semblable
pour nous à un vase où notre spiritualité serait enclose, qui nous induit à
supposer que tous nos biens intérieurs, nos joies passées, toutes nos douleurs
sont perpétuellement en notre possession. Peut-être est-il aussi inexact de
croire qu’elles s’échappent ou reviennent. En tout cas, si elles restent en
nous c’est, la plupart du temps, dans un domaine inconnu où elles ne sont de
nul service pour nous, et où même les plus usuelles sont refoulées par des
souvenirs d’ordre différent et qui excluent toute simultanéité avec elles dans
la conscience.
Le moi que j’étais alors,
et qui avait disparu si longtemps, était de nouveau si près de moi qu’il me
semblait encore entendre les paroles qui avaient immédiatement précédé et qui
n’étaient pourtant plus qu’un songe, comme un homme mal éveillé croit percevoir
tout près de lui les bruits de son rêve qui s’enfuit.
la brusque révélation de
la mort, avait, comme la foudre, creusée en moi, selon un graphique surnaturel
et inhumain, un double et mystérieux sillon. (Quant à l’oubli de ma grand’mère
où j’avais vécu jusqu’ici, je ne pouvais même pas songer à m’attacher à lui
pour en tirer de la vérité ; puisque en lui-même il n’était rien qu’une
négation, l’affaiblissement de la pensée incapable de recréer un moment réel de
la vie et obligée de lui substituer des images conventionnelles et
indifférentes.) Peut-être pourtant, l’instinct de conservation, l’ingéniosité
de l’intelligence à nous préserver de la douleur, commençant déjà à construire
sur des ruines encore fumantes, à poser les premières assises de son œuvre
utile et néfaste, goûtais-je trop la douceur de me rappeler tels et tels
jugements de l’être chéri, de me les rappeler comme si elle eût pu les porter
encore, comme si elle existait, comme si je continuais d’exister pour elle.
Monde du sommeil, où la
connaissance interne, placée sous la dépendance des troubles de nos organes,
accélère le rythme du cœur ou de la respiration, parce qu’une même dose
d’effroi, de tristesse, de remords agit, avec une puissance centuplée si elle
est ainsi injectée dans nos veines ; dès que, pour y parcourir les artères
de la cité souterraine, nous nous sommes embarqués sur les flots noirs de notre
propre sang comme sur un Léthé intérieur aux sextuples replis, de grandes
figures solennelles nous apparaissent, nous abordent et nous quittent, nous
laissant en larmes.
Peut-être le grand
chagrin qui suit, chez une fille telle qu’était maman, la mort de sa mère, ne
fait-il que briser plus tôt la chrysalide, hâter la métamorphose et
l’apparition d’un être qu’on porte en soi et qui, sans cette crise qui fait
brûler les étapes et sauter d’un seul coup des périodes, ne fût survenu que
plus lentement. Peut-être dans le regret de celle qui n’est plus y a-t-il une
espèce de suggestion qui finit par amener sur nos traits des similitudes que
nous avions d’ailleurs en puissance, et y a-t-il surtout arrêt de notre
activité plus particulièrement individuelle
Puis aux rayons du soleil
succédèrent subitement ceux de la pluie ; ils zébrèrent tout l’horizon,
enserrèrent la file des pommiers dans leur réseau gris. Mais ceux-ci
continuaient à dresser leur beauté, fleurie et rose, dans le vent devenu
glacial sous l’averse qui tombait : c’était une journée de printemps.
Dans ma crainte que le
plaisir trouvé dans cette promenade solitaire n’affaiblît en moi le souvenir de
ma grand’mère, je cherchais à le raviver en pensant à telle grande souffrance
morale qu’elle avait eue ; à mon appel cette souffrance essayait de se
construire dans mon cœur, elle y élançait ses piliers immenses ; mais mon
cœur, sans doute, était trop petit pour elle, je n’avais la force de porter une
douleur si grande, mon attention se dérobait au moment où elle se reformait
tout entière, et ses arches s’effondraient avant de s’être rejointes, comme
avant d’avoir parfait leur voûte s’écroulent les vagues.
Je crois que je mentirais
en disant que commença déjà la douloureuse et perpétuelle méfiance que devait
m’inspirer Albertine, à plus forte raison le caractère particulier, surtout
gomorrhéen, que devait revêtir cette méfiance. Certes, dès ce jour-là — mais ce
n’était pas le premier — mon attente fut un peu anxieuse. Françoise, une fois
partie, resta si longtemps que je commençai à désespérer.
L’amour naît dans ce cas
comme certaines maladies nerveuses de l’explication inexacte d’un malaise
pénible. Explication qu’il n’est pas utile de rectifier, du moins en ce qui
concerne l’amour, sentiment qui (quelle qu’en soit la cause) est toujours
erroné.
Il y a des morceaux de
Turner dans l’œuvre de Poussin, une phrase de Flaubert dans Montesquieu. Et
quelquefois aussi ce bruit de la prédilection du Maître était le résultat d’une erreur, née on ne sait où et colportée dans
l’école. Mais le nom cité bénéficiait alors de la firme sous la protection de
laquelle il était entré juste à temps, car s’il y a quelque liberté, un goût
vrai, dans le choix du maître, les écoles, elles, ne se dirigent plus que
suivant la théorie.
D’ailleurs, en appuyant
ainsi devant Albertine sur ces protestations de froideur pour elle, je ne
faisais — à cause d’une circonstance et en vue d’un but particuliers — que
rendre plus sensible, marquer avec plus de force, ce rythme binaire qu’adopte
l’amour chez tous ceux qui doutent trop d’eux-mêmes pour croire qu’une femme
puisse jamais les aimer, et aussi qu’eux-mêmes puissent l’aimer véritablement.
Aussi, tout en ayant besoin d’épancher vers elle
tous ces sentiments, si différents des sentiments simplement humains que notre
prochain nous inspire, ces sentiments si spéciaux que sont les sentiments amoureux,
après avoir fait un pas en avant, en avouant à celle que nous aimons notre
tendresse pour elle, nos espoirs, aussitôt craignant de lui déplaire, confus
aussi de sentir que le langage que nous lui avons tenu n’a pas été formé expressément pour elle, qu’il nous a servi, nous servira pour
d’autres, que si elle ne nous aime pas elle ne peut pas nous comprendre, et que
nous avons parlé alors avec le manque de goût, l’impudeur du pédant adressant à
des ignorants des phrases subtiles qui ne sont pas pour eux, cette crainte,
cette honte, amènent le contre-rythme, le reflux, le besoin, fût-ce en reculant
d’abord, en retirant vivement la sympathie précédemment confessée, de reprendre
l’offensive et de ressaisir l’estime, la domination ; le rythme double est
perceptible dans les diverses périodes d’un même amour, dans toutes les
périodes correspondantes d’amours similaires, chez tous les êtres qui
s’analysent mieux qu’ils ne se prisent haut. S’il était pourtant un peu plus
vigoureusement accentué qu’il n’est d’habitude, dans ce discours que j’étais en
train de faire à Albertine, c’était simplement pour me permettre de passer plus
vite et plus énergiquement au rythme opposé que scanderait ma tendresse.
Comme si Albertine avait dû avoir de la peine à
croire ce que je lui disais de mon impossibilité de l’aimer de nouveau, à cause
du trop long intervalle, j’étayais ce que j’appelais une bizarrerie de mon
caractère d’exemples tirés de personnes avec qui j’avais, par leur faute ou la
mienne, laissé passer l’heure de les aimer, sans pouvoir, quelque désir que
j’en eusse, la retrouver après. J’avais ainsi l’air à la fois de m’excuser
auprès d’elle, comme d’une impolitesse, de cette incapacité de recommencer à
l’aimer, et de chercher à lui en faire comprendre les raisons psychologiques
comme si elles m’eussent été particulières.
En se rappelant plus tard
le total de tout ce qu’on a fait pour une femme, on se rend compte souvent que
les actes inspirés par le désir de montrer qu’on aime, de se faire aimer, de
gagner des faveurs, ne tiennent guère plus de place que ceux dus au besoin
humain de réparer les torts envers l’être qu’on aime, par simple devoir moral,
comme si on ne l’aimait pas.
Je finis par oser lui
dire ce qu’on m’avait raconté de son genre de vie, et que, malgré le profond
dégoût que m’inspiraient les femmes atteintes du même vice, je ne m’en étais
pas soucié jusqu’à ce qu’on m’eût nommé sa complice, et qu’elle pouvait
comprendre facilement, au point où j’aimais Andrée, quelle douleur j’en avais ressentie.
Il faut aimer pour prendre souci qu’il n’y ait pas que des honnêtes femmes,
autant dire pour s’en aviser, et il faut aimer aussi pour souhaiter,
c’est-à-dire pour s’assurer qu’il y en a. Il est humain de chercher la douleur
et aussitôt à s’en délivrer.
Et puis, si multiple que soit l’être que nous aimons, il peut en
tout cas nous présenter deux personnalités essentielles, selon qu’il nous
apparaît comme nôtre ou comme tournant ses désirs ailleurs que vers nous. La
première de ces personnalités possède la puissance particulière qui nous
empêche de croire à la réalité de la seconde, le secret spécifique pour apaiser
les souffrances que cette dernière a causées. L’être aimé est successivement le
mal et le remède qui suspend et aggrave le mal.
Alors j’entrais chez le
pâtissier-limonadier, je buvais l’un après l’autre sept à huit verres de porto.
Aussitôt, au lieu de l’intervalle impossible à combler entre mon désir et
l’action, l’effet de l’alcool traçait une ligne qui les conjoignait tous deux.
Plus de place pour l’hésitation ou la crainte. Il me semblait que la jeune
fille allait voler jusqu’à moi. J’allais jusqu’à elle, d’eux-mêmes sortaient de
mes lèvres : « J’aimerais me promener avec vous. Vous ne voulez pas
qu’on aille sur la falaise, on n’y est dérangé par personne derrière le petit
bois qui protège du vent la maison démontable actuellement
inhabitée ? » Toutes les difficultés de la vie étaient aplanies, il
n’y avait plus d’obstacles à l’enlacement de nos deux corps. Plus d’obstacles
pour moi du moins. Car ils n’avaient pas été volatilisés pour elle qui n’avait
pas bu de porto. L’eût-elle fait, et l’univers eût-il perdu quelque réalité à
ses yeux, le rêve longtemps chéri qui lui aurait alors paru soudain réalisable
n’eût peut-être pas été du tout de tomber dans mes bras.
On ne peut pas, au début
d’une amitié pour une femme, et même si elle ne doit pas se réaliser par la
suite, se séparer de ces premières lettres reçues. On les veut avoir tout le
temps auprès de soi, comme de belles fleurs reçues, encore toutes fraîches, et
qu’on ne s’interrompt de regarder que pour les respirer de plus près.
Je redoutais
naturellement davantage encore celles dont on remarquait le mauvais genre ou
connaissait la mauvaise réputation ; je tâchais de persuader à mon amie
que cette mauvaise réputation n’était fondée sur rien, était calomnieuse,
Il était de ces êtres qui
savent se refuser un plaisir pour épargner à leur ami des souffrances qu’ils
ressentiraient encore si elles étaient les leurs.
Elles suffisaient pour
qu’Elstir, qui avait une fois rencontré Ski, eût pour lui la répulsion profonde
que nous inspirent, plus encore que les êtres tout à fait opposés à nous, ceux
qui nous ressemblent en moins bien, en qui s’étale ce que nous avons de moins
bon,
On peut quelquefois
retrouver un être, mais non abolir le temps. Tout cela jusqu’au jour imprévu et
triste comme une nuit d’hiver, où on ne cherche plus cette jeune fille-là, ni
aucune autre, où trouver vous effraierait même. Car on ne se sent plus assez d’attraits
pour plaire, ni de force pour aimer. Non pas, bien entendu, qu’on soit, au sens
propre du mot, impuissant. Et quant à aimer, on aimerait plus que jamais. Mais
on sent que c’est une trop grande entreprise pour le peu de forces qu’on garde.
Le repos éternel a déjà mis des intervalles où l’on ne peut sortir, ni parler.
Mettre un pied sur la marche qu’il faut, c’est une réussite comme de ne pas
manquer le saut périlleux. Être vu dans cet état par une jeune fille qu’on aime, même si l’on a gardé son
visage et tous ses cheveux blonds de jeune homme ! On ne peut plus assumer
la fatigue de se mettre au pas de la jeunesse. Tant pis si le désir charnel
redouble au lieu de s’amortir ! On fait venir pour lui une femme à qui
l’on ne se souciera pas de plaire, qui ne partagera qu’un soir votre couche et
qu’on ne reverra jamais.
Mais franchir celle qui
bornait ses propres relations, s’élever jusqu’à la fréquentation de duchesses, était le but de tous ses
efforts, tant le traitement spirituel auquel elle se soumettait, par le moyen
de l’étude des chefs-d’œuvre, restait inefficace contre le snobisme congénital
et morbide qui se développait chez elle.
À
demi seulement, Elstir ne pouvant regarder une fleur qu’en la transplantant
d’abord dans ce jardin intérieur où nous sommes forcés de rester toujours.
Peut-être chaque soir
acceptons-nous le risque de vivre, en dormant, des souffrances que nous
considérons comme nulles et non avenues parce qu’elles seront ressenties au
cours d’un sommeil que nous croyons sans conscience.
Tantôt son cours est
beaucoup plus rapide, un quart d’heure semble une journée ; quelquefois
beaucoup plus long, on croit n’avoir fait qu’un léger somme, on a dormi tout le
jour. Alors, sur le char du sommeil, on descend dans des profondeurs où le
souvenir ne peut plus le rejoindre et en deçà desquelles l’esprit a été obligé
de rebrousser chemin.
Alors de ces sommeils
profonds on s’éveille dans une aurore, ne sachant qui on est, n’étant personne, neuf, prêt à
tout, le cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était la vie jusque-là. Et
peut-être est-ce plus beau encore quand l’atterrissage du réveil se fait
brutalement et que nos pensées du sommeil, dérobées par une chape d’oubli,
n’ont pas le temps de revenir progressivement avant que le sommeil ne cesse.
Alors du noir orage qu’il nous semble avoir traversé (mais nous ne disons même
pas nous) nous sortons gisants, sans pensées, un « nous » qui
serait sans contenu.
Or ces matins-là (et
c’est ce qui me fait dire que le sommeil ignore peut-être la loi du temps), mon
effort pour m’éveiller consistait surtout en un effort pour faire entrer le
bloc obscur, non défini, du sommeil que je venais de vivre, aux cadres du
temps. Ce n’est pas tâche facile ; le sommeil, qui ne sait si nous avons dormi
deux heures ou deux jours, ne peut nous fournir aucun point de repère. Et si
nous n’en trouvons pas au dehors, ne parvenant pas à rentrer dans le temps,
nous nous rendormons pour cinq minutes, qui nous semblent trois heures.
J’ai toujours dit — et expérimenté — que le plus
puissant des hypnotiques est le sommeil. Après avoir dormi profondément deux
heures, s’être battu avec tant de géants, et avoir noué pour toujours tant
d’amitiés, il est bien plus difficile de s’éveiller qu’après avoir pris plusieurs
grammes de véronal. Aussi, raisonnant de l’un à l’autre, je fus surpris
d’apprendre par le philosophe norvégien, qui le tenait de M. Boutroux, « son éminent collègue — pardon, son
confrère », — ce que M. Bergson pensait des altérations particulières de la
mémoire dues aux hypnotiques. « Bien entendu, aurait dit M. Bergson à M.
Boutroux, à en croire le philosophe norvégien, les hypnotiques pris de temps en
temps, à doses modérées, n’ont pas d’influence sur cette solide mémoire de
notre vie de tous les jours, si bien installée en nous. Mais il est d’autres
mémoires, plus hautes, plus instables aussi. Un de mes collègues fait un cours
d’histoire ancienne. Il m’a dit que si, la veille, il avait pris un cachet pour
dormir, il avait de la peine, pendant son cours, à retrouver les citations
grecques dont il avait besoin. Le docteur qui lui avait recommandé ces cachets
lui assura qu’ils étaient sans influence sur la mémoire. « C’est peut-être
que vous n’avez pas à faire de citations grecques », lui avait répondu l’historien,
non sans un orgueil moqueur. »
Je ne sais si cette conversation entre M. Bergson
et M. Boutroux est exacte. Le philosophe norvégien, pourtant si profond et si
clair, si passionnément attentif, a pu mal comprendre. Personnellement mon
expérience m’a donné des résultats opposés.
Les moments d’oubli qui suivent, le lendemain,
l’ingestion de certains narcotiques ont une ressemblance partielle seulement,
mais troublante, avec l’oubli qui règne au cours d’une nuit de sommeil naturel
et profond. Or, ce que j’oublie dans l’un et l’autre cas, ce n’est pas tel vers
de Baudelaire qui me fatigue plutôt, « ainsi qu’un tympanon », ce
n’est pas tel concept d’un des philosophes cités, c’est la réalité elle-même
des choses vulgaires qui m’entourent — si je dors — et dont la non-perception
fait de moi un fou ; c’est, si je suis éveillé et sors à la suite d’un
sommeil artificiel, non pas le système de Porphyre ou de Plotin, dont je puis
discuter aussi bien qu’un autre jour, mais la réponse que j’ai promis de donner à une invitation, au souvenir de laquelle s’est
substitué un pur blanc. L’idée élevée est restée à sa place ; ce que
l’hypnotique a mis hors d’usage c’est le pouvoir d’agir dans les petites
choses, dans tout ce qui demande de l’activité pour ressaisir juste à temps,
pour empoigner tel souvenir de la vie de tous les jours. Malgré tout ce qu’on
peut dire de la survie après la destruction du cerveau, je remarque qu’à chaque
altération du cerveau correspond un fragment de mort. Nous possédons tous nos
souvenirs, sinon la faculté de nous les rappeler, dit d’après M. Bergson le
grand philosophe norvégien, dont je n’ai pas essayé, pour ne pas ralentir
encore, d’imiter le langage. Sinon la faculté de se les rappeler. Mais
qu’est-ce qu’un souvenir qu’on ne se rappelle pas ? Ou bien, allons plus
loin. Nous ne nous rappelons pas nos souvenirs des trente dernières
années ; mais ils nous baignent tout entiers ; pourquoi alors
s’arrêter à trente années, pourquoi ne pas prolonger jusqu’au delà de la naissance
cette vie antérieure ? Du moment que je ne connais pas toute une partie
des souvenirs qui sont derrière moi, du moment qu’ils me sont invisibles, que
je n’ai pas la faculté de les appeler à moi, qui me dit que, dans cette masse
inconnue de moi, il n’y en a pas qui remontent à bien au delà de ma vie
humaine ? Si je puis avoir en moi et autour de moi tant de souvenirs dont
je ne me souviens pas, cet oubli (du moins oubli de fait puisque je n’ai pas la
faculté de rien voir) peut porter sur une vie que j’ai vécue dans le corps d’un
autre homme, même sur une autre planète. Un même oubli efface tout. Mais alors
que signifie cette immortalité de l’âme dont le philosophe norvégien affirmait
la réalité ? L’être que je serai après la mort n’a pas plus de raisons de
se souvenir de l’homme que je suis depuis ma naissance que ce dernier ne se
souvient de ce que j’ai été avant elle.
Sans doute l’amour d’un
homme normal peut aussi, quand l’amoureux, par l’intervention successive de ses
désirs, de ses regrets, de ses déceptions, de ses projets, construit tout un
roman sur une femme qu’il ne connaît pas, permettre de mesurer un assez notable
écartement de deux branches de compas.
J’avais peut-être de
l’amour pour Albertine, mais n’osant pas le lui laisser apercevoir, bien que, s’il existait
en moi, ce ne pût être que comme une vérité sans valeur jusqu’à ce qu’on ait pu
la contrôler par l’expérience ; or il me semblait irréalisable et hors du
plan de la vie.
. J’aurais pu me passer
de la voir tous les jours ; j’allais la quitter heureux, je sentais que
l’effet calmant de ce bonheur pouvait se prolonger plusieurs jours. Mais alors
j’entendais Albertine, en me quittant, dire à sa tante ou à une amie :
« Alors, demain à 8 heures ½. Il ne faut pas être en retard, ils seront
prêts dès 8 heures ¼. » La conversation d’une femme qu’on aime ressemble à
un sol qui recouvre une eau souterraine et dangereuse ; on sent à tout
moment derrière les mots la présence, le froid pénétrant d’une nappe
invisible ; on aperçoit çà et là son suintement perfide, mais elle-même reste cachée. Aussitôt la phrase d’Albertine entendue,
mon calme était détruit. Je voulais lui demander de la voir le lendemain matin,
afin de l’empêcher d’aller à ce mystérieux rendez-vous de 8 heures ½ dont on
n’avait parlé devant moi qu’à mots couverts.
Certes il est légitime
que l’homme qui rédige des rapports, aligne des chiffres, répond à des lettres
d’affaires, suit les cours de la bourse, éprouve, quand il vous dit en
ricanant : « C’est bon pour vous qui n’avez rien à faire », un agréable
sentiment de sa supériorité. Mais celle-ci s’affirmerait tout aussi
dédaigneuse, davantage même (car dîner en ville, l’homme occupé le fait aussi),
si votre divertissement était d’écrire Hamlet ou seulement de le lire.
En quoi les hommes occupés manquent de réflexion. Car la culture désintéressée,
qui leur paraît comique passe-temps d’oisifs quand ils la surprennent au moment
qu’on la pratique, ils devraient songer que c’est la même qui, dans leur propre
métier, met hors de pair des hommes qui ne sont peut-être pas meilleurs
magistrats ou administrateurs qu’eux, mais devant l’avancement rapide desquels
ils s’inclinent en disant : « Il paraît que c’est un grand lettré, un
individu tout à fait distingué. »
Car moi qui n’éprouvais
plus de jalousie ni guère d’amour pour elle, ne pensais pas à ce qu’elle
faisait les jours où je ne la voyais pas, en revanche, quand j’étais là, une
simple cloison, qui eût pu à la rigueur dissimuler une trahison, m’était
insupportable, et si elle allait avec les dames dans le compartiment voisin, au
bout d’un instant, ne pouvant plus tenir en place, au risque de froisser celui
qui parlait,
L’amour cause ainsi de véritables soulèvements géologiques de la
pensée.
Ce n’est pas que je
t’admire moins que la bande de chiens avides avec lesquels on m’avait invité.
Mais moi, je t’admire parce que je te comprends, et eux t’admirent sans te
comprendre. Pour bien dire, je t’admire trop pour parler de toi ainsi au
public, cela m’eût semblé une profanation de louer à haute voix ce que je porte
au plus profond de mon cœur.
Je prenais conscience de
mes propres transformations en les confrontant à l’identité des choses. On
s’habitue pourtant à elles comme aux personnes et quand, tout d’un coup, on se
rappelle la signification différente qu’elles comportèrent, puis, quand elles
eurent perdu toute signification, les événements bien différents de ceux
d’aujourd’hui qu’elles encadrèrent, la diversité des actes joués sous le même plafond,
entre les mêmes bibliothèques vitrées, le changement dans le cœur et dans la
vie que cette diversité implique, semblent encore accrus par la permanence
immuable du décor, renforcés par l’unité du lieu.
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