vendredi 20 février 2015

Nietzsche - Aurore



Aurore
Réflexions sur les préjugés moraux

3.
C’est sur le bien et le mal que l’on a jusqu’à présent le plus pauvrement réfléchi : ce fut là toujours une chose trop dangereuse. La conscience, le bon renom, l’enfer, parfois même la police ne permettaient et ne permettent pas d’impartialité ; c’est qu’en présence de la morale, comme en regard de toute autorité, il n’est pas permis de réfléchir et, encore moins, de parler : là il faut — obéir ! Depuis que le monde existe, aucune autorité n’a encore voulu se laisser prendre pour objet de la critique ; et aller jusqu’à critiquer la morale, la morale en tant que problème, tenir la morale pour problématique : comment ? cela n’a-t-il pas été — cela n’est-il pas — immoral ? — La morale cependant ne dispose pas seulement de toute espèce de moyens d’intimidation, pour tenir à distance les investigations critiques et les instruments de torture ; sa certitude repose davantage encore sur un certain art de séduction à quoi elle s’entend — elle sait « enthousiasmer ». Elle réussit parfois avec un seul regard à paralyser la volonté critique, ou encore à attirer celle-ci de son côté, il y a même des cas où elle s’entend à la faire se tourner contre elle-même : en sorte que, pareille au scorpion, elle enfonce l’aiguillon dans son propre corps. Car la morale connaît depuis longtemps toute espèce de diablerie dans l’art de convaincre : aujourd’hui encore, il n’y a pas un orateur qui ne s’adresse à elle pour lui demander secours (que l’on écoute, par exemple, jusqu’à nos anarchistes : comme ils parlent moralement pour convaincre ! Ils finissent par s’appeler eux-mêmes « les bons et les justes ».) C’est que la morale, de tous temps, depuis que l’on parle et convainc sur la terre, s’est affirmée comme la plus grande maîtresse en séduction — et, ce qui nous importe à nous autres philosophes, comme la véritable Circé des philosophes. À quoi cela tient-il donc si, depuis Platon, tous les constructeurs philosophiques en Europe ont construit en vain ? Si tout menace de s’effondrer ou se trouve déjà perdu dans les décombres — tout ce qu’ils croyaient eux-mêmes, loyalement et sérieusement, être ære perennius ? Hélas ! combien est erronée la réponse qu’aujourd’hui encore on tient prête à une semblable question : « Puisqu’ils ont tous négligé d’admettre l’hypothèse, l’examen du fondement, une critique de toute la raison. » — C’est là cette néfaste réponse de Kant qui ne nous a certainement pas attirés, nous autres philosophes, sur un terrain plus solide et moins trompeur ! (— et, soit dit en passant, n’était-il pas un peu singulier de demander à ce qu’un instrument se mît à critiquer sa propre perfection et sa propre aptitude ? que l’intellect lui-même « connût » sa valeur, sa force, ses limites ? n’était-ce pas un peu absurde même ? —) La véritable réponse eût été, au contraire, que tous les philosophes ont construit leurs édifices sous la séduction de la morale, Kant comme les autres —, que leur intention ne se portait qu’en apparence sur la certitude, sur la « vérité », mais en réalité sur le majestueux édifice morale ; pour nous servir encore une fois de l’innocent langage de Kant qui considérait comme sa tâche et son travail, une tâche « moins brillante, mais qui n’est pas sans mérite », « d’aplanir et de rendre solide le terrain où s’édifierait ce majestueux édifice moral » (Critique de la raison pure, II, p. 257). Hélas ! il n’y a pas réussi, tout au contraire ! — il faut le dire aujourd’hui. Avec des intentions aussi exaltées, Kant était le véritable fils de son siècle qui peut être appelé, plus que tout autre, le siècle de l’exaltation : comme il l’est demeuré encore, et cela est heureux, par rapport au côté le plus précieux de son siècle (par exemple avec ce bon sensualisme qu’il introduisit dans sa théorie de la connaissance). Lui aussi avait été mordu par cette tarentule morale qu’était Rousseau, lui aussi sentait peser sur son âme le fanatisme moral, dont un autre disciple de Rousseau se croyait et se proclamait l’exécuteur, je veux dire Robespierre, qui voulait « fonder sur la terre l’empire de la sagesse, de la justice et de la vertu » (Discours du 7 juin 1794). D’autre part, avec un tel fanatisme français au cœur, on ne pouvait pas s’y prendre d’une façon moins française, plus profonde, plus solide, plus allemande — si de nos jours le mot « allemand » est encore permis dans ce sens — que ne s’y est pris Kant : pour faire de la place à son « empire moral », il se vit forcé de rajouter un monde indémontrable, un « au-delà » logique, — c’est pourquoi il lui fallut sa critique de la raison pure ! Autrement dit : il n’en aurait pas eu besoin s’il n’y avait pas eu une chose qui lui importât plus que toute autre — rendre le « monde moral » inattaquable, mieux encore insaisissable à la raison, — car il sentait trop violemment la vulnérabilité d’un ordre moral en face de la raison ! En regard de la nature et de l’histoire, en regard de la foncière immoralité de la nature et de l’histoire, Kant, comme tout bon Allemand, dès l’origine, était pessimiste ; il croyait en la morale, non parce qu’elle est démontrée par la nature et par l’histoire, mais malgré que la nature et l’histoire y contredisent sans cesse. Pour comprendre ce « malgré que », on pourra peut-être se souvenir de quelque chose de voisin chez Luther, chez cet autre grand pessimiste, qui, avec toute l’intrépidité luthérienne, voulut un jour le rendre sensible à ses amis : « Si l’on pouvait comprendre par la raison combien le Dieu qui montre tant de colère et de méchanceté peut être juste et bon, à quoi servirait alors la foi ? » Car, de tous temps, rien n’a fait une impression plus profonde sur l’âme allemande, rien ne l’a plus « tentée », que cette déduction, la plus dangereuse de toutes, une déduction qui apparaîtra à tout véritable Latin tel un péché contre l’esprit : credo quia absurdum est. Avec elle, la logique allemande entre pour la première fois dans l’histoire du dogme chrétien ; mais aujourd’hui encore, mille années plus tard, nous autres Allemands d’aujourd’hui, Allemands tard-venus à tous points de vue — nous pressentons quelque chose de la vérité, une possibilité de la vérité, derrière le célèbre principe fondamental de la dialectique, par lequel Hegel aida naguère à la victoire de l’esprit allemand sur l’Europe — « la contradiction est le moteur du monde, toutes choses se contredisent elles-mêmes » — : car nous sommes, jusque dans la logique, des pessimistes.

4.

Mais ce ne sont pas les jugements logiques qui sont les plus inférieurs et les plus fondamentaux, vers quoi puisse descendre la bravoure de notre suspicion : la confiance en la raison qui est inséparable de la validité de ces jugements, en tant que confiance, est un phénomène moral… Peut-être le pessimiste allemand a-t-il encore à faire son dernier pas ? Peut-être lui faudra-t-il, encore une fois, d’une façon terrible, mettre l’un en face de l’autre son credo et son absurdum ? Et si ce livre, jusque dans la morale, jusque par-delà la confiance en la morale, est un livre pessimiste, — ne serait-il pas, par cela même, un livre allemand ? Car il représente en effet une contradiction et ne craint pas cette contradiction : on s’y dédit de la confiance en la morale — pourquoi donc ? Par moralité ! Ou bien comment devons-nous appeler ce qui se passe dans ce livre, ce qui se passe en nous ? — car nous préférerions à notre goût des expressions plus modestes. Mais il n’y a aucun doute, à nous aussi parle un « tu dois », nous aussi nous obéissons à une loi sévère au-dessus de nous, — et c’est là la dernière morale qui se rende encore intelligible pour nous, la dernière morale que, nous aussi, nous puissions encore vivre ; si en quelque chose nous sommes encore hommes de la conscience, c’est bien en cela : car nous ne voulons pas revenir à ce que nous regardons comme surmonté et caduc, à quelque chose que nous ne considérons pas comme digne de foi, quel que soit le nom qu’on lui donne : Dieu, vertu, vérité, justice, amour du prochain ; nous ne voulons pas nous ouvrir de voie mensongère vers un idéal ancien ; nous avons une aversion profonde contre tout ce qui en nous voudrait rapprocher et servir de médiateur ; nous sommes les ennemis de toute espèce de foi et de christianisme actuels ; ennemis des demi-mesures de tout ce qui est romantisme et de tout esprit patriotard ; ennemi aussi du raffinement artiste, du manque de conscience artiste qui voudrait nous persuader qu’il faut adorer là où nous ne croyons plus — car nous sommes des artistes ; — ennemis, en un mot, de tout le féminisme européen (ou idéalisme, si l’on préfère que je dise ainsi) qui éternellement « attire en haut » et qui, par cela même, « rabaisse » éternellement. Or, en tant qu’hommes de cette conscience, nous croyons encore remonter à la droiture et la piété allemandes de milliers d’années, quoique nous en soyons les descendants incertains et ultimes, nous autres immoralistes et impies d’aujourd’hui, nous nous considérons même, en un certain sens, comme les héritiers de cette droiture et de cette piété, comme les exécuteurs de leur volonté intérieure, d’une volonté pessimiste, comme je l’ai indiqué, qui ne craint pas de se nier elle-même, parce qu’elle nie avec joie ! En nous s’accomplit, pour le cas où vous désireriez une formule, — l’autosuppression de la morale. — —
LIVRE PREMIER

3.

Toute chose a son temps. — À l’époque où l’homme prêtait un sexe à toute chose, il ne croyait pas se livrer à un jeu, mais élargir son entendement : — il ne s’est avoué que plus tard, et pas encore entièrement de nos jours, l’énormité de cette erreur. De même l’homme a attribué, à tout ce qui existe, un rapport avec la morale, jetant sur les épaules du monde le manteau d’une signification éthique. Tout cela aura un jour autant et pas plus de valeur que n’en a aujourd’hui déjà la croyance au sexe masculin ou féminin du soleil.

9.

Idée de la moralité des mœurs. — Si l’on compare notre façon de vivre à celle de l’humanité pendant des milliers d’années, on constatera que, nous autres, hommes d’aujourd’hui, vivons dans une époque très immorale ; la puissance des mœurs est affaiblie d’une façon surprenante et le sens moral s’est tellement subtilisé et élevé que l’on peut tout aussi bien le considérer comme volatilisé. C’est pourquoi, nous autres, hommes tardifs, pénétrons si difficilement les idées directrices qui ont présidé à la formation de la morale et, si nous arrivons à les découvrir, nous répugnons encore à les publier, tant elles nous paraissent grossières ! tant elles ont l’air de calomnier la moralité ! Voici déjà, par exemple, la proposition principale : la moralité n’est pas autre chose (donc, avant tout, pas plus) que l’obéissance aux mœurs, quel que soit le genre de celles-ci ; mais les mœurs, c’est la façon traditionnelle d’agir et d’évaluer. Partout où les coutumes ne commandent pas il n’y a pas de moralité ; et moins l’existence est déterminée par les coutumes, moins est grand le cercle de la moralité. L’homme libre est immoral, puisque, en toutes choses, il veut dépendre de lui-même et non d’un usage établi : dans tous les états primitifs de l’humanité « mal » est équivalent d’«  intellectuel », de « libre », d’« arbitraire », d’« inaccoutumé », d’« imprévu », d’« incalculable ». Dans ces mêmes états primitifs, toujours selon la même évaluation : si une action est exécutée, non parce que la tradition la commande, mais pour d’autres raisons (par exemple à cause de son utilité individuelle), et même pour ces mêmes raisons qui autrefois ont établi la coutume, elle est qualifiée d’immorale et considérée comme telle, même par celui qui l’exécute : car celui-ci ne s’est pas inspiré de l’obéissance envers la tradition. Qu’est-ce que la tradition ? Une autorité supérieure à laquelle on obéit, non parce qu’elle commande l’utile, mais parce qu’elle commande. — En quoi ce sentiment de la tradition se distingue-t-il d’un sentiment général de crainte ? C’est la crainte d’une intelligence supérieure qui ordonne, la crainte d’une puissance incompréhensible et indéfinie, de quelque chose qui est plus que personnel, — il y a de la superstition dans cette crainte. — Autrefois, l’éducation tout entière et les soins de la santé, le mariage, l’art médical, l’agriculture, la guerre, la parole et le silence, les rapports entre hommes et les rapports avec les dieux appartenaient au domaine de la moralité : la moralité exigeait que l’on observât des prescriptions, sans penser à soi-même en tant qu’individu. Dans les temps primitifs, tout dépendait donc de l’usage, des mœurs, et celui qui voulait s’élever au-dessus des mœurs devait se faire législateur, guérisseur et quelque chose comme un demi-dieu : c’est-à-dire qu’il lui fallait créer des mœurs, — chose épouvantable et fort dangereuse ! — Quel est l’homme le plus moral ? D’une part, celui qui accomplit la loi le plus souvent : celui donc qui, comme le brahmane, porte la conscience de la loi partout et dans la plus petite division du temps, de sorte que son esprit s’ingénie sans cesse à trouver des occasions pour accomplir la loi. D’autre part, celui qui accomplit aussi la loi dans les cas les plus difficiles. Le plus moral est celui qui sacrifie le plus souvent aux mœurs : mais quels sont les plus grands sacrifices ? En répondant à cette question l’on arrive à développer plusieurs morales distinctives : mais la différence qui sépare la moralité de l’accomplissement plus fréquent de la moralité de l’accomplissement le plus difficile est cependant la plus importante. Que l’on ne se trompe pas sur les motifs de cette morale qui exige, comme signe de la moralité, l’accomplissement d’un usage dans les cas les plus difficiles ! La victoire sur soi-même n’est pas demandée à cause des conséquences utiles qu’elle a pour l’individu, mais pour que les mœurs, la tradition apparaissent comme dominantes, malgré toutes les velléités contraires et tous les avantages individuels : l’individu doit se sacrifier — ainsi l’exige la moralité des mœurs. Par contre, ces moralistes qui, pareils aux successeurs de Socrate, recommandent à l’individu la domination de soi et la sobriété, comme ses avantages les plus particuliers, comme la clef de son bonheur le plus personnel, ces moralistes ne sont que l’exception — et s’il nous paraît en être autrement, c’est simplement parce que nous avons été élevés sous leur influence. Ils suivent tous une voie nouvelle et sont victimes de la désapprobation absolue de tous les représentants de la moralité des mœurs, — ils s’excluent de la communauté, étant immoraux, et ils sont, au sens le plus profond, des méchants. De même, un Romain vertueux de la vieille école considérait comme mauvais tout chrétien qui « aspirait, avant tout, à son propre salut ». — Partout où existe une communauté et, par conséquent, une moralité des mœurs, domine l’idée que la peine pour la violation des mœurs touche avant tout la communauté elle-même : cette peine est une peine surnaturelle, dont la manifestation et les limites sont si difficiles à saisir pour l’esprit qui les approfondit avec une peur superstitieuse. La communauté peut forcer l’individu à racheter, auprès d’un autre individu ou de la communauté même, le dommage immédiat qui est la conséquence de son acte, elle peut aussi exercer une sorte de vengeance sur l’individu parce que, à cause de lui — comme une prétendue conséquence de son acte — les nuages divins et les explosions de la colère divine se sont accumulés sur la communauté, — mais elle considère pourtant, avant tout, la culpabilité de l’individu comme sa culpabilité à elle, et elle porte la punition de l’individu comme sa punition à elle. — « Les mœurs se sont relâchées », ainsi gémit l’âme de chacun, quand de pareils actes sont possibles. Toute action individuelle, toute façon de penser individuelle font frémir ; il est tout à fait impossible de déterminer ce que les esprits rares, choisis, primesautiers, ont dû souffrir au cours des temps par le fait qu’ils ont toujours été considérés comme des êtres méchants et dangereux, par le fait qu’ils se considéraient eux-mêmes comme tels. Sous la domination de la moralité des mœurs, toute espèce d’originalité avait mauvaise conscience ; l’horizon de l’élite paraissait encore plus sombre qu’il ne devait l’être.

11.

Morale populaire et médecine populaire. — Il se fait, sur la morale qui règne dans une communauté un travail constant auquel chacun participe : la plupart des gens veulent ajouter un exemple après l’autre qui démontre le rapport prétendu entre la cause et l’effet, le crime et la punition ; ils contribuent ainsi à confirmer le bien-fondé de ce rapport et augmentent la foi que l’on y ajoute. Quelques-uns font de nouvelles observations sur les actes et les suites de ces actes, ils en tirent des conclusions et des lois : le plus petit nombre se formalise çà et là et affaiblit la croyance sur tel ou tel point. — Mais tous se ressemblent dans la façon grossière et antiscientifique de leur action ; qu’il s’agisse d’exemple, d’observations ou d’obstacles, ou qu’il s’agisse de la démonstration, de l’affirmation, de l’expression ou de la réfutation d’une loi, ce sont toujours des matériaux sans valeur, sous une expression sans valeur, comme les matériaux et l’expression de toute médecine populaire sont de même acabit et ne devraient plus, comme c’est toujours l’usage, être appréciées de façon si différente : toutes deux sont des sciences apparentes de la plus dangereuse espèce.

16.

Premier principe de la civilisation. — Chez les peuples sauvages il y a une catégorie de mœurs qui semblent viser à être une coutume générale : ce sont des ordonnances pénibles et, au fond, superflues (par exemple la coutume répandue chez les Kamtchadales de ne jamais gratter avec un couteau la neige attachée aux chaussures, de ne jamais embrocher un charbon avec un couteau, de ne jamais mettre un fer au feu — et la mort frappe celui qui contrevient à ces coutumes !) — mais ces ordonnances maintiennent sans cesse dans la conscience l’idée de la coutume, la contrainte ininterrompue d’obéir à la coutume : ceci pour renforcer le grand principe par quoi la civilisation commence : toute coutume vaut mieux que l’absence de coutumes.

18.

La morale de la souffrance volontaire. — Quelle est la jouissance la plus élevée pour les hommes en état de guerre, dans cette petite communauté sans cesse en danger, où règne la moralité la plus stricte ? Je veux dire, pour les âmes vigoureuses, assoiffées de vengeance, haineuses, perfides, prêtes aux événements les plus terribles, endurcies par les privations et la morale ? — La jouissance de la cruauté : tout comme chez de pareilles âmes, en telle situation, c’est une vertu d’être inventif et insatiable dans la vengeance. La communauté se réconforte au spectacle des actions de l’homme cruel et elle jette loin d’elle, pour une fois, l’austérité de la crainte et des continuelles précautions. La cruauté est une des plus anciennes réjouissances de l’humanité. On estime, par conséquent, que les dieux, eux aussi, se réconfortent et se réjouissent lorsqu’on leur offre le spectacle de la cruauté, — de telle sorte que l’idée du sens et de la valeur supérieure qu’il y a dans la souffrance volontaire et dans le martyre choisi librement s’introduit dans le monde. Peu à peu, la coutume dans la communauté établit une pratique conforme à cette idée : on se méfie dorénavant de tout bien-être exubérant et l’on reprend confiance chaque fois que l’on est dans un état de grande douleur ; on se dit que les dieux pourraient être défavorables à cause du bonheur et favorables à cause du malheur — être défavorables et non pas s’apitoyer ! Car la pitié est considérée comme méprisable et indigne d’une âme forte et terrible ; — mais les dieux sont favorables parce que le spectacle des misères les amuse et les met de bonne humeur : car la cruauté procure la plus haute volupté du sentiment de puissance. C’est ainsi que s’introduit dans la notion de l’« homme moral », telle qu’elle existe dans la communauté, la vertu de la souffrance fréquente, de la privation, de l’existence pénible, de la mortification cruelle, — non, pour le répéter encore, comme moyen de discipline, de domination de soi, d’aspiration au bonheur personnel, — mais comme une vertu qui dispose favorablement pour la communauté les dieux méchants, parce qu’elle élève sans cesse à eux la fumée d’un sacrifice expiatoire. Tous les conducteurs spirituels des peuples qui s’entendirent à mettre en mouvement la bourbe paresseuse et terrible des mœurs ont eu besoin, pour trouver créance, outre la folie, du martyre volontaire — et aussi, avant tout et le plus souvent, de la foi en eux-mêmes ! Plus leur esprit suivait justement des voies nouvelles, étant, par conséquent, tourmenté par les remords et la crainte, plus ils luttaient cruellement contre leur propre chair, leur propre désir et leur propre santé, — comme pour offrir à la divinité une compensation en joies, pour le cas où elle s’irriterait à cause des coutumes négligées et combattues à cause des buts nouveaux que l’on s’est tracés. Il ne faut pas s’imaginer, cependant, avec trop de complaisance, que de nos jours nous nous sommes entièrement débarrassés d’une telle logique de sentiment ! Que les âmes les plus héroïques s’interrogent à ce sujet dans leur for intérieur ! Le moindre pas fait en avant, dans le domaine de la libre pensée et de la vie individuelle, a été conquis, de tous temps, avec des tortures intellectuelles et physiques : et ce ne fut pas seulement la marche en avant, non ! toute espèce de pas, de mouvement, de changement a nécessité des martyrs innombrables, au cours de ces milliers d’années qui cherchaient leurs voies et qui édifiaient des bases, mais auxquelles on ne songe pas lorsque l’on parle de cet espace de temps ridiculement petit, dans l’existence de l’humanité, et que l’on appelle « histoire universelle » ; et même dans le domaine de cette histoire universelle qui n’est, en somme, que le bruit que l’on fait autour des dernières nouveautés, il n’y a pas de sujet plus essentiel et plus important que l’antique tragédie des martyrs qui veulent se mouvoir dans le bourbier. Rien n’a été payé plus chèrement que cette petite parcelle de raison humaine et de sentiment de la liberté dont nous sommes si fiers maintenant. Mais c’est à cause de cette fierté qu’il nous est presque impossible aujourd’hui d’avoir le sens de cet énorme laps de temps où régnait la « moralité des mœurs » et qui précède l’« histoire universelle », époque réelle et décisive, de la première importance historique, qui a fixé le caractère de l’humanité, époque où la souffrance était une vertu, la cruauté une vertu, la dissimulation une vertu, la vengeance une vertu, la négation de la raison une vertu, où le bien-être, par contre, était un danger, la soif du savoir un danger, la paix un danger, la compassion un danger, l’excitation à la pitié une honte, le travail une honte, la folie quelque chose de divin, le changement quelque chose d’immoral, gros de danger ! — Vous vous imaginez que tout cela est devenu autre et que, par le fait, l’humanité a changé son caractère ? Oh ! connaisseurs du cœur humain, apprenez à vous mieux connaître !

19.

Moralité et abêtissement. — Les mœurs représentent les expériences des hommes antérieurs sur ce qu’ils considéraient comme utile et nuisible, — mais le sentiment des mœurs (de la moralité) ne se rapporte pas à ses expériences, mais à l’antiquité, à la sainteté, à l’indiscutabilité des mœurs. Voilà pourquoi ce sentiment s’oppose à ce que l’on fasse des expériences nouvelles et à ce que l’on corrige les mœurs : ce qui veut dire que la moralité s’oppose à la formation des mœurs nouvelles et meilleures : elle abêtit.

20.

Libres agisseurs et libres penseurs. — Les libres agisseurs sont en désavantage sur les libres penseurs parce que les hommes souffrent d’une façon plus visible des conséquences des actes que des conséquences des pensées. Mais si l’on considère que les uns comme les autres cherchent leur satisfaction, et que les libres penseurs trouvent déjà cette satisfaction dans le fait de réfléchir aux choses défendues et de les exprimer, en regard des motifs il y aura confusion des deux cas : et, en regard des résultats, les libres agisseurs l’emporteront même sur les libres penseurs, en admettant que l’on ne juge pas conformément à la visibilité la plus prochaine et la plus vulgaire — c’est-à-dire comme tout le monde. Il faut en revenir sur bien des calomnies dont les hommes ont comblé tous ceux qui ont brisé par l’action l’autorité d’une coutume, — généralement on appelle ceux-ci des criminels. Tous ceux qui ont renversé la loi morale établie ont toujours été considérés d’abord comme de méchants hommes : mais lorsque l’on ne parvenait pas à rétablir cette loi et que l’on s’accommodait du changement, l’attribut se transformait peu à peu ; — l’ histoire traite presque exclusivement de ces méchants hommes qui, plus tard, ont été appelés bons !

26.

Les animaux et la morale. — Les pratiques que l’on exige dans la société raffinée : éviter avec précaution tout ce qui est ridicule, bizarre, prétentieux, réfréner ses vertus tout aussi bien que ses désirs violents, se montrer d’humeur égale, se soumettre à des règles, s’amoindrir, — tout cela, en tant que morale sociale, se retrouve jusqu’à l’échelle la plus basse de l’espèce animale, — et ce n’est qu’à ce degré inférieur que nous voyons les idées de derrière la tête de toutes ces aimables réglementations : on veut échapper à ses persécuteurs et être favorisé dans la chasse au butin. C’est pourquoi les animaux apprennent à se dominer et à se déguiser au point que certains d’entre eux parviennent à assimiler leur couleur à la couleur de leur entourage (en vertu de ce que l’on appelle les « fonctions chromatiques »), à simuler la mort, à adopter les formes et les couleurs d’autres animaux, ou encore l’aspect du sable, des feuilles, des lichens ou des éponges (ce que les naturalistes anglais appellent mimicry). [1] C’est ainsi que l’individu se cache sous l’universalité du terme générique « homme » ou parmi la « société », ou bien encore il s’adapte et s’assimile aux princes, aux castes, aux partis, aux opinions de son temps ou de son entourage. À toutes ses façons subtiles de nous faire passer pour heureux, reconnaissants, puissants, amoureux, on trouvera facilement l’équivalent animal. Le sens de la vérité lui aussi, ce sens qui, au fond, n’est pas autre chose que le sens de la sécurité, l’homme l’a en commun avec l’animal : on ne veut pas se laisser tromper, ne pas se laisser égarer par soi-même, on écoute avec méfiance les encouragements de ses propres passions, on se domine et l’on demeure méfiant à l’égard de soi-même ; tout cela, l’animal l’entend à l’égal de l’homme ; chez lui aussi la domination de soi tire son origine du sens de la réalité (de la sagesse). De même l’animal observe les effets qu’il exerce sur l’imagination des autres animaux, il apprend à faire ainsi un retour sur lui-même, à se considérer objectivement, lui aussi, à posséder, en une certaine mesure, la connaissance de soi. L’animal juge des mouvements de ses adversaires et de ses amis, il apprend par cœur leurs particularités : contre les individus d’une certaine espèce il renonce, une fois pour toutes, à la lutte, et de même il devine, à l’approche de certaines variétés d’animaux, les intentions de paix et de contrat. Les origines de la justice, comme celles de la sagesse, de la modération, de la bravoure, — en un mot de tout ce que nous désignons sous le nom de vertus socratiques — sont animales : ces vertus sont une conséquence de ces instincts qui enseigne à chercher la nourriture et à échapper aux ennemis. Si nous considérons donc que l’homme supérieur n’a fait que s’élever et s’affiner dans la qualité de sa nourriture et dans l’idée de ce qu’il considère comme opposé à sa nature, il ne sera pas interdit de qualifier d’animal le phénomène moral tout entier.

33.

Le mépris des causes, des conséquences et des réalités. — Ces hasards néfastes qui frappent une communauté, tels que les orages subits, les sécheresses ou les épidémies, éveillent chez tous les membres de la communauté le soupçon que des fautes contre les mœurs ont été commises, ou font croire qu’il faut inventer de nouvelles coutumes, pour apaiser une nouvelle puissance et une nouvelle lubie des démons. Ce genre de suspicion et de raisonnement évite donc justement d’approfondir la véritable cause naturelle et considère la cause démoniaque comme raison première. Il y a là une des sources des travers héréditaires de l’esprit humain : et l’autre source se trouve tout à côté, car, de même et tout aussi systématiquement, on accorde une attention beaucoup moindre aux conséquences véritables et naturelles d’une action que celle que l’on accorde aux conséquences surnaturelles (ce que l’on appelle les punitions et les grâces de la divinité). Il existe, par exemple, une prescription qui exige certains bains à prendre à des moments déterminés : on ne se baigne pas pour des raisons de propreté, mais parce que cela est prescrit. On n’apprend pas à fuir les véritables conséquences de la malpropreté, mais le prétendu déplaisir qu’éprouverait la divinité à vous voir négliger un bain. Sous la pression d’une crainte superstitieuse on soupçonne que ces lavages du corps malpropre ont plus d’importance qu’ils en ont l’air, on y introduit des significations de seconde et de troisième main, on se gâte la joie et le sens de la réalité, et l’on finit par n’attacher d’importance à ces lavages qu’en tant qu’ils peuvent être un symbole. De telle sorte que, sous l’empire de la moralité des mœurs, l’homme méprise premièrement les causes, en second lieu les conséquences, en troisième lieu la réalité, et il relie tous ses sentiments élevés (de vénération, de noblesse, de fierté, de reconnaissance, d’amour) à un monde imaginaire : qu’il appelle un monde supérieur. Et, aujourd’hui encore, nous en voyons les conséquences : dès que les sentiments d’un homme s’élèvent d’une façon ou d’une autre, ce monde imaginaire est en jeu. C’est triste à dire, mais provisoirement tous les sentiments élevés doivent être suspects pour l’homme de science, tant il s’y mêle d’illusions et d’extravagances. Non que ces sentiments dussent être suspects en soi et pour toujours, mais, de toutes les épurations graduelles qui attendent l’humanité, l’épuration des sentiments élevés sera une des plus lentes.

34.

Les sentiments moraux et les concepts moraux. — Il est évident que les sentiments moraux se transmettent par le fait que les enfants remarquent chez les adultes des prédilections violentes et de fortes antipathies à l’égard de certaines actions, et que ces enfants, étant des singes de naissance, imitent les prédilections et les antipathies ; plus tard, au cours de leur existence, alors qu’ils sont pleins de ces sentiments bien appris et bien exercés, ils considèrent un examen tardif, une espèce d’exposé des motifs qui justifieraient ces prédilections et ces antipathies comme affaire de convenance. Mais cet « exposé des motifs » n’a rien à voir chez eux ni avec l’origine, ni avec le degré des sentiments : on se contente de se mettre en règle avec la convenance, qui veut qu’un être raisonnable connaisse les arguments de son pour et de son contre, des arguments qu’il puisse indiquer et qui soient acceptables. En ce sens l’histoire des sentiments moraux est toute différente de l’histoire des concepts moraux. Les premiers sont puissants avant l’action, les seconds surtout après l’action, en face de la nécessité de s’expliquer à leur sujet.

35.

Les sentiments et l’origine qu’ils tirent des jugements. — « Fie-toi à ton sentiment ! » — Mais les sentiments ne sont rien de définitif, rien d’original ; derrière les sentiments il y a les jugements et les appréciations qui nous sont transmis sous forme de sentiments (prédilections, antipathies). L’inspiration qui découle d’un sentiment est petite-fille d’un jugement — souvent d’un jugement erroné ! — et, en tous les cas, pas d’un jugement qui te soit personnel. — C’est obéir plus à son grand-père, à sa grand-mère et aux grands-parents de ceux-ci, qu’aux dieux qui sont en nous, notre raison et notre expérience.

38

Les instincts transformés par les jugements moraux. — Le même instinct devient le sentiment pénible de la lâcheté, sous l’impression du blâme que les mœurs ont fait reposer sur lui : ou bien le sentiment agréable de l’humilité, si une morale, telle que la morale chrétienne, l’a pris à cœur et l’a appelé bon. Ce qui signifie que cet instinct jouira soit d’une bonne, soit d’une mauvaise conscience ! En soi, comme tout instinct, il est indépendant de la conscience, il ne possède ni un caractère, ni une désignation morale, et n’est pas même accompagné d’un sentiment de plaisir ou de déplaisir déterminé : il ne fait qu’acquérir tout cela, comme une seconde nature, lorsqu’il entre en relation avec d’autres instincts qui ont déjà reçu le baptême du bien et du mal, ou si l’on reconnaît qu’il est l’attribut d’un être que le peuple a déjà déterminé et évalué au point de vue moral. — Ainsi les anciens Grecs avaient d’autres sentiments sur l’envie que nous autres ; Hésiode la nomme parmi les effets de la bonne et bienfaisante Eris et il ne se choquait pas à la pensée que les dieux ont quelque chose d’envieux : cela se comprend dans un état de choses dont la lutte était l’âme ; la lutte cependant était considérée comme bonne et appréciée comme telle. De même les Grecs différaient de nous dans l’évaluation de l’espérance : on la considérait comme aveugle et perfide ; Hésiode a indiqué dans une fable ce que l’on peut dire de plus violent contre elle, et ce qu’il dit est si étrange qu’aucun interprète nouveau n’y a compris quelque chose, — car c’est contraire à l’esprit moderne qui a appris du christianisme à croire à l’espérance comme à une vertu. Chez les Grecs, par contre, la science de l’avenir ne paraissait pas entièrement fermée, et l’information au sujet de l’avenir était devenue, dans des cas innombrables, un devoir religieux. Alors que nous nous contentons de l’espérance, les Grecs, grâce aux prédictions de leurs devins, estimaient fort peu l’espérance et l’abaissaient à la hauteur d’un mal ou d’un danger. — Les juifs, qui considéraient la colère autrement que nous, l’ont sanctifiée : c’est pourquoi ils ont placé la sombre majesté de l’homme qui accompagnait la colère si haut qu’un Européen ne saurait l’imaginer : ils ont façonné la sainteté de leur Jéhovah en colère d’après la sainteté de leurs prophètes en colère. Les grands courroucés parmi les Européens, si on les évalue d’après une telle mesure, ne sont, en quelque sorte, que des créatures de seconde main.

43.

Combien de forces le penseur doit maintenant réunir en lui. — Devenir étranger aux considérations des sens, s’élever à l’abstraction, — c’est ce qui a véritablement été considéré autrefois comme de l’élévation : nous ne pouvons plus avoir tout à fait les mêmes sentiments. L’ivresse créée par les plus pâles images des mots et des choses, le commerce avec les êtres invisibles, imperceptibles, intangibles, étaient considérés comme existence dans un autre monde supérieur, une existence née du profond mépris pour le monde perceptible aux sens, un monde séducteur et mauvais. « Ces abstractions n’éconduisent plus, mais elles peuvent nous conduire ! » — à ces paroles on s’élançait comme si l’on voulait gravir des sommets. Ce n’est pas ce que contenaient ces jeux spirituels, ce sont ces jeux eux-mêmes qui furent « la chose supérieure » dans les temps primitifs de la science. De là l’admiration de Platon pour la dialectique, de là sa foi enthousiaste en les rapports nécessaires de celle-ci avec l’homme bon, délivré des sens. Ce ne sont pas seulement les différentes façons de connaissance qui ont été découvertes séparément et peu à peu, mais encore les moyens de connaissance en général, les conditions et les opérations, qui, dans l’homme, précèdent la connaissance. Et toujours il semblait que l’opération nouvellement découverte, ou les états d’âme nouveaux ne fussent point un moyen pour arriver à toute connaissance, mais le but désiré, la teneur et la somme de ce qu’il faut connaître. Le penseur a besoin de l’imagination, de l’élan, de l’abstraction, de la spiritualisation, du sens inventif, du pressentiment, de l’induction, de la dialectique, de la déduction, de la critique, du groupement des matériaux, de la pensée impersonnelle, de la contemplation et de la synthèse, et non au moindre degré de justice et d’amour à l’égard de tout ce qui est, — mais tous ces moyens ont été considérés une fois, chacun séparément, dans l’histoire de la vie contemplative, comme but et comme but suprême, et ils ont procuré à leurs inventeurs cette béatitude qui emplit l’âme humaine lorsqu’elle s’éclaire du rayonnement d’un but suprême.

62.

De l’origine des religions. — Comment quelqu’un peut-il considérer comme une révélation sa propre opinion sur les choses ? C’est là le problème de la formation des religions : un homme entrait chaque fois en jeu chez qui ce phénomène était possible. La condition première c’était qu’il crût déjà précédemment aux révélations. Soudain, une nouvelle idée lui vient un jour, son idée, et ce qu’il y a d’enivrant dans une grande hypothèse personnelle qui embrasse l’existence et le monde tout entier, pénètre avec tant de puissance dans sa conscience, qu’il n’ose pas se croire le créateur d’une telle béatitude, et qu’il en attribue la cause, et aussi la cause qui occasionne cette pensée nouvelle, à son Dieu : en tant que révélation de ce Dieu. Comment un homme pourrait-il être l’auteur d’un si grand bonheur ? — interroge son doute pessimiste. Mais il y a en plus d’autres leviers qui agissent en secret : on fortifie par exemple une opinion devant soi-même en la considérant comme une révélation, on lui enlève ainsi ce qu’elle a d’hypothétique, on la soustrait à la critique et même au doute, on la rend sacrée. Il est vrai que l’on s’abaisse de la sorte au rôle d’organe, mais notre pensée finit par être victorieuse sous le nom de pensée divine, — ce sentiment de demeurer vainqueur avec elle en fin de compte, ce sentiment se met à prédominer sur le sentiment d’abaissement. Un autre sentiment s’agite encore à l’arrière-plan : lorsque l’on élève son produit au-dessus de soi, faisant, en apparence, abstraction de sa propre valeur, on garde pourtant une espèce d’allégresse de l’amour paternel et de la fierté paternelle qui efface tout, qui fait encore plus qu’effacer.

76

Mal penser c’est rendre mauvais. — Les passions deviennent mauvaises et perfides lorsqu’on les considère d’une façon mauvaise et perfide. C’est ainsi que le christianisme a réussi à faire d’Éros et d’Aphrodite — sublimes puissances capables d’idéalité — des génies infernaux et des esprits trompeurs, en créant dans la conscience des croyants, à chaque excitation sexuelle, des remords qui allaient jusqu’à la torture. N’est-ce pas épouvantable de transformer des sensations nécessaires et régulières en une source de misère intérieure et de rendre ainsi, volontairement, la misère intérieure nécessaire et régulière chez tous les hommes ! De plus, cette misère demeure secrète, mais elle n’en a que des racines plus profondes : car tous n’ont pas comme Shakespeare dans ses sonnets le courage d’avouer sur ce point leur mélancolie chrétienne. — Une chose, contre quoi l’on est forcé de lutter, que l’on doit maintenir dans ses limites, ou même, dans certains cas, se sortir complètement de la tête, devra-t-elle donc toujours être appelée mauvaise ? N’est-ce pas l’habitude des âmes vulgaires de considérer toujours un ennemi comme mauvais ? A-t-on le droit d’appeler Éros un ennemi ? Les sensations sexuelles, tout comme les sensations de pitié et d’adoration, ont cela de particulier qu’en les éprouvant l’homme fait du bien à un autre homme par son plaisir — on ne rencontre déjà pas tant de ces dispositions bienfaisantes dans la nature ! Et c’est justement l’une d’elles que l’on calomnie et que l’on corrompt par la mauvaise conscience ! On assimile la procréation de l’homme à la mauvaise conscience ! — Mais cette diabolisation d’Éros a fini par avoir un dénouement de comédie : le « démon » Éros est devenu peu à peu plus intéressant pour les hommes que les anges et les saints, grâce aux cachotteries et aux allures mystérieuses de l’Église dans toutes les choses érotiques : c’est grâce à l’Église que les affaires d’amour devinrent le seul intérêt véritable commun à tous les milieux, — avec une exagération qui paraîtrait incompréhensible à l’antiquité — et qui ne manquera pas un jour de provoquer l’hilarité. Toute notre poésie, toute notre pensée, du plus haut au plus bas, est marquée et plus que marquée par l’importance diffuse que l’on donne à l’amour, présenté toujours comme événement principal. Peut-être qu’à cause de ce jugement la postérité trouvera à tout l’héritage de la civilisation chrétienne quelque chose de mesquin et de fou.

79.

Une proposition. — Si, d’après Pascal et le christianisme, notre moi est toujours haïssable, comment pouvons-nous autoriser et accepter que d’autres se mettent à l’aimer — fussent-ils Dieu ou hommes ? Ce serait contraire à toute bonne convenance de se laisser aimer alors que l’on sait fort bien que l’on ne mérite que la haine, — pour ne point parler d’autres sentiments défensifs — « Mais c’est là justement le règne de la grâce. » — Votre amour du prochain est donc une grâce ? Votre pitié est une grâce ? Eh bien ! si cela vous est possible, faites un pas de plus : aimez-vous vous-mêmes par grâce, — alors vous n’aurez plus du tout besoin de votre Dieu, et tout le drame de la chute et de la rédemption se déroulera en vous-mêmes jusqu’à sa fin !

80.

Le chrétien compatissant. — La compassion chrétienne en face de la souffrance du prochain a un revers : c’est la profonde suspicion en face de toutes les joies du prochain, de la joie que cause au prochain tout ce qu’il veut, tout ce qu’il peut.
LIVRE DEUXIÈME

97.

Si l’on agit d’une façon morale — ce n’est pas parce que l’on est moral ! — La soumission aux lois de la morale peut être provoquée par l’instinct d’esclavage ou par la vanité, par l’égoïsme ou la résignation, par le fanatisme ou l’irréflexion. Elle peut être un acte de désespoir comme la soumission à l’autorité d’un souverain : en soi elle n’a rien de moral.

101.

Digne de réflexion. — Accepter une croyance simplement parce qu’il est d’usage de l’accepter — ne serait-ce pas là être de mauvaise foi, être lâche, être paresseux ! — La mauvaise foi, la lâcheté, la paresse seraient-elles donc la condition première de la moralité ?

102.

Les plus anciens jugements moraux. — Quelle est donc notre attitude vis-à-vis des actes de notre prochain ? – Tout d’abord, nous regardons ce qui résulte pour nous de ces actes, — nous ne les jugeons qu’à ce point de vue. C’est cet effet causé sur nous que nous considérons comme l’intention de l’acte — et enfin les intentions attribuées à notre prochain deviennent chez lui des qualités permanentes, en sorte que nous en faisons, par exemple, « un homme dangereux ». Triple erreur ! Triple méprise, vieille comme le monde ! Peut-être cet héritage nous vient-il des animaux et de leur faculté de jugement. Ne faut-il pas chercher l’origine de toute morale dans ces horribles petites conclusions : « Ce qui me nuit est quelque chose de mauvais (qui porte préjudice par soi-même) ; ce qui m’est utile est bon (bienfaisant et profitable par soi-même) ; ce qui me nuit une ou plusieurs fois m’est hostile par soi-même ; ce qui m’est utile une ou plusieurs fois m’est favorable par soi-même. » O pudenda origo ! Cela ne veut-il pas dire : interpréter les relations pitoyables, occasionnelles et accidentelles qu’un autre peut avoir avec nous comme si ces relations étaient l’essence et le fond de son être, et prétendre qu’envers tout le monde et envers soi-même il n’est capable que de rapports semblables aux rapports que nous avons eus avec lui une ou plusieurs fois ? Et derrière cette véritable folie n’y a-t-il pas la plus immodeste de toutes les arrière-pensées : croire qu’il faut que nous soyons nous-mêmes le principe du bien puisque le bien et le mal se déterminent d’après nous ?

103.

Il y a deux espèces de négateurs de la moralité. — « Nier la moralité » – cela peut vouloir dire d’abord : nier que les motifs éthiques que prétextent les hommes les aient vraiment poussés à leurs actes, — cela équivaut donc à dire que la moralité est affaire de mots et qu’elle fait partie de ces duperies grossières ou subtiles (le plus souvent duperies de soi-même) qui sont le propre de l’homme, surtout peut-être des hommes célèbres par leurs vertus. Et ensuite : nier que les jugements moraux reposent sur des vérités. Dans ce cas, l’on accorde que ces jugements sont vraiment les motifs des actions, mais que ce sont des erreurs, fondements de tous les jugements moraux, qui poussent les hommes à leurs actions morales. Ce dernier point de vue est le mien : pourtant je ne nie pas que dans beaucoup de cas une subtile méfiance à la façon du premier, c’est-à-dire, dans l’esprit de La Rochefoucauld, ne soit à sa place et en tous les cas d’une haute utilité générale. – Je nie donc la moralité comme je nie l’alchimie ; et si je nie les hypothèses, je ne nie pas qu’il y ait eu des alchimistes qui ont cru en ces hypothèses et se sont basés sur elles. — Je nie de même l’immoralité : non qu’il y ait une infinité d’hommes qui se sentent immoraux, mais qu’il y ait en vérité une raison pour qu’ils se sentent ainsi. Je ne nie pas, ainsi qu’il va de soi — en admettant que je ne sois pas insensé —, qu’il faut éviter et combattre beaucoup d’actions que l’on dit immorales ; de même qu’il faut exécuter et encourager beaucoup de celles que l’on dit morales ; mais je crois qu’il faut faire l’une et l’autre chose pour d’autres raisons qu’on l’a fait jusqu’à présent. Il faut que nous changions notre façon de voir — pour arriver enfin, peut-être très tard, à changer notre façon de sentir.

104.

Nos appréciations. – Il faut ramener toutes nos actions à des façons d’apprécier ; toutes nos appréciations nous sont propres ou bien elles sont acquises. — Ces dernières sont les plus nombreuses. Pourquoi les adoptons-nous ? Par crainte : c’est-à-dire que notre prudence nous conseille d’avoir l’air de les prendre pour nôtres — et nous nous habituons à cette idée, en sorte qu’elle finit par devenir notre seconde nature. Avoir une appréciation personnelle : cela ne veut-il pas dire mesurer une chose d’après le plaisir ou le déplaisir qu’elle nous cause, à nous et à personne autre, — mais c’est là quelque chose d’extrêmement rare ! Il faudra du moins que notre appréciation au sujet d’une autre personne qui nous pousse à nous servir, dans la plupart des cas, des appréciations de cette personne, parte de nous et soit notre propre motif déterminant. Mais ces déterminations nous les créons pendant notre enfance et rarement nous changeons d’avis à leur sujet sur elles ; nous demeurons le plus souvent, durant toute notre vie, dupes de jugements enfantins auxquels nous nous sommes habitués, et cela dans la façon dont nous jugeons nos prochains (leur esprit, leur rang, leur moralité, leur caractère, ce qu’ils ont de louable ou de blâmable) en rendant hommage à leurs appréciations.

105.

L’égoïsme apparent. – La plupart des gens, quoi qu’ils puissent penser et dire de leur « égoïsme », ne font rien, leur vie durant, pour leur ego, mais seulement pour le fantôme de leur ego qui s’est formé à leur sujet dans le cerveau de leur entourage avant de se communiquer à eux ; — par conséquent, ils vivent tous dans une nuée d’opinions impersonnelles, d’appréciations fortuites et fictives, l’un à l’égard de l’autre, et ainsi de suite d’esprit en esprit. Singulier monde de fantasmes qui sait se donner une apparence si raisonnable ! Cette brume d’opinions et d’habitudes grandit et vit presque indépendamment des hommes qu’elle entoure ; c’est elle qui cause la disproportion inhérente aux jugements d’ordre général que l’on porte sur « l’homme » — tous ces hommes inconnus l’un à l’autre croient à cette chose abstraite qui s’appelle « l’homme », c’est-à-dire à une fiction ; et tout changement tenté sur cette chose abstraite par les jugements d’individualités puissantes (telles que les princes et les philosophes) fait un effet extraordinaire et insensé sur le grand nombre. — Tout cela parce que chaque individu ne sait pas opposer, dans ce grand nombre, un ego véritable, qui lui est propre et qu’il a approfondi, à la pâle fiction universelle qu’il détruirait par là même.

106.

Contre la définition du but moral. – De tous côtés on entend maintenant dire que le but de la morale est quelque chose comme la conservation et l’encouragement de l’humanité ; mais c’est là vouloir une formule et rien de plus. Conservation de quoi ? faut-il demander avant tout, encouragement à quoi ? — N’a-t-on pas oublié l’essentiel dans la formule : la réponse à ce « de quoi », à cet « à quoi » ? Qu’en résulte-t-il pour la doctrine des devoirs de l’homme qui n’ait pas été fixé déjà tacitement et sans y penser ? Cette formule dit-elle suffisamment s’il faut voir à prolonger le plus l’existence de l’espèce humaine, ou à faire sortir autant que possible l’homme de l’animalité ? Combien différents devraient être dans les deux cas les moyens, c’est-à-dire la morale pratique ! En admettant que l’on veuille donner à l’humanité son plus grand bon sens, cela ne garantirait certes pas sa plus longue durée ! Ou bien, en admettant que l’on songe à son « plus grand bonheur », pour répondre à ce « de quoi », à cet « à quoi » : songe-t-on alors au plus haut degré de bonheur que quelques individus pourraient atteindre peu à peu ? Ou bien à un dernier eudémonisme moyen, indéfinissable, mais que tous pourraient atteindre ? Et pourquoi choisirait-on la moralité pour arriver à ce but ? La moralité n’a-t-elle pas, dans son ensemble, créé une telle source de déplaisir que l’on pourrait plutôt prétendre qu’avec chaque affinement de la moralité l’homme est devenu plus mécontent de lui-même, de son prochain et de son sort dans l’existence ? L’homme qui jusqu’à présent a été le plus moral n’a-t-il pas cru que le seul état de l’homme qui puisse se justifier vis-à-vis de la morale était la plus profonde misère ?

107.

Notre droit à nos folies. — Comment doit-on agir ? Pourquoi doit-on agir ? – Pour les besoins prochains et quotidiens de l’individu il est facile de répondre à ces questions, mais plus on entre dans un domaine d’actions plus subtiles, plus étendu et plus important, plus le problème devient incertain et soumis à l’arbitraire. Cependant, il faut qu’ici précisément soit écarté l’arbitraire dans la décision ! — c’est ce qu’exige l’autorité de la morale : une crainte et un respect obscurs doivent guider l’homme sans retard dans ces actes dont il n’aperçoit pas de suite le but et les moyens ! Cette autorité de la morale lie la pensée, dans les choses où il pourrait être dangereux de penser faux : — c’est ainsi du moins que la morale a l’habitude de se justifier devant ses accusateurs. « Faux », cela veut dire ici « dangereux » —, mais dangereux pour qui ? Ce n’est généralement pas le danger de l’action que les promoteurs de la morale autoritaire ont en vue, mais leur danger à eux, la perte que pourraient subir leur puissance et leur influence, dès que le droit d’agir d’après la raison propre, grande ou petite, serait accordé à tous, follement et arbitrairement : car, pour leur propre compte, ils usent sans hésiter du droit à l’arbitraire et à la folie, — ils commandent, même quand les questions « comment dois-je agir, pourquoi dois-je agir ? » ne peuvent être résolues qu’avec peine et difficulté. Et si la raison de l’humanité grandit avec une si extraordinaire lenteur que l’on a pu nier parfois cette croissance pour toute la marche de l’humanité, à qui faut-il s’en prendre, si ce n’est à cette solennelle présence, je dirai même omniprésence, de commandements moraux qui ne permettent même pas à la question individuelle du « pourquoi » et du « comment » de se poser. Notre éducation ne s’est-elle pas faite en vue d’évoquer en nous des sentiments pathétiques, de nous faire fuir dans l’obscurité, lorsque notre raison devrait garder toute sa clarté et tout son sang-froid ? Je veux dire dans toutes les circonstances élevées et importantes.

108.

Quelques thèses. — À l’individu, en tant qu’il veut son bonheur, il ne faut pas donner de préceptes sur le chemin qui mène au bonheur : car le bonheur individuel jaillit de par des lois inconnues à tout le monde, il ne peut être qu’entravé et arrêté par des préceptes qui viennent du dehors. — Les préceptes que l’on appelle « moraux » sont en vérité dirigés contre les individus et ne veulent absolument pas le bonheur des individus. Ces préceptes se rapportent tout aussi peu « au bonheur et au bien de l’humanité » — car il est absolument impossible de donner à ces mots une signification précise et moins encore de s’en servir comme d’un fanal sur l’obscur océan des aspirations morales. — C’est un préjugé de croire que la moralité soit plus favorable au développement de la raison que l’immoralité. — C’est une erreur de croire que le but inconscient dans l’évolution de chaque être conscient (animal, homme, humanité, etc.) soit son « plus grand bonheur » : il y a, au contraire, sur toutes les échelles de l’évolution, un bonheur particulier et incomparable à atteindre, un bonheur qui n’est ni haut ni bas, mais précisément individuel. L’évolution ne veut pas le bonheur, elle veut l’évolution et rien de plus. — Ce n’est que si l’humanité avait un but universellement reconnu que l’on pourrait proposer des « impératifs », dans la façon d’agir : provisoirement un pareil but n’existe pas. Donc il ne faut pas mettre les prétentions de la morale en rapport avec l’humanité, c’est là de la déraison et de l’enfantillage. — Tout autre chose serait de recommander un but à l’humanité : ce but serait alors quelque chose qui dépend de notre gré ; en admettant qu’il convienne à l’humanité, elle pourrait alors se donner aussi une loi morale qui lui conviendrait. Mais jusqu’à présent la loi morale devait être placée au-dessus de notre gré : proprement on ne voulait pas se donner cette loi, on voulait la prendre quelque part, la découvrir, se laisser commander par elle de quelque part.

109.

L’empire sur soi-même, la modération et leurs derniers motifs. — Je ne trouve pas moins de six méthodes profondément différentes pour combattre la violence d’un instinct. Premièrement, on peut se dérober aux motifs de satisfaire un instinct, affaiblir et dessécher cet instinct en s’abstenant de le satisfaire pendant des périodes de plus en plus longues. Deuxièmement, on peut se faire une loi d’un ordre sévère et régulier dans l’assouvissement de ses appétits ; on les soumet ainsi à une règle, on enferme leur flux et leur reflux dans des limites stables, pour gagner les intervalles où ils ne gênent plus ; — en partant de là on pourra peut-être passer à la première méthode. Troisièmement, on peut s’abandonner, avec intention, à la satisfaction d’un instinct sauvage et effréné, jusqu’à en avoir le dégoût pour obtenir, par ce dégoût, une puissance sur l’instinct : en admettant toutefois que l’on ne fasse pas comme le cavalier qui, voulant éreinter son cheval, se casse le cou — ce qui est malheureusement la règle en de pareilles tentatives. Quatrièmement, il existe une pratique intellectuelle qui consiste à associer à l’idée de satisfaction une pensée pénible et cela avec tant d’intensité qu’avec un peu d’habitude l’idée de satisfaction devient chaque fois pénible elle aussi. (Par exemple lorsque le chrétien s’habitue à songer pendant la jouissance sexuelle, à la présence et au ricanement du diable, ou à l’enfer éternel pour un crime par vengeance, ou bien encore au mépris qu’il encourrait aux yeux des hommes qu’il vénère le plus, s’il commettait un vol. De même quelqu’un peut réprimer un violent désir de suicide qui lui est venu cent fois lorsqu’il songe à la désolation de ses parents et de ses amis et aux reproches qu’ils se feront, et c’est ainsi qu’il arrive à se maintenir dans la vie : — car dès lors ces représentations se succèdent dans son esprit comme la cause et l’effet.) Il faut encore mentionner ici la fierté de l’homme qui se révolte, comme firent par exemple Byron et Napoléon, qui ressentirent comme une offense la prépondérance d’une passion sur la tenue et la règle générale de la raison : de là provient alors l’habitude et la joie de tyranniser l’instinct et de le broyer en quelque sorte. (« Je ne veux pas être l’esclave d’un appétit quelconque », — écrivait Byron dans son journal.) Cinquièmement : on entreprend une dislocation de ses forces accumulées en se contraignant à un travail quelconque, difficile et fatigant, ou bien en se soumettant avec intention à des attraits et des plaisirs nouveaux, afin de diriger ainsi, dans des voies nouvelles, les pensées et le jeu des forces physiques. Il en est de même lorsque l’on favorise temporairement un autre instinct, en lui donnant de nombreuses occasions de se satisfaire, pour le rendre dispensateur de cette force que dominerait, dans l’autre cas, l’instinct qui importune, par sa violence, et que l’on veut réfréner. Tel autre saura peut-être aussi contenir la passion qui voudrait agir en maître, en accordant à tous les autres instincts, qu’il connaît, un encouragement et une licence momentanée, pour qu’ils dévorent la nourriture que le tyran voudrait accaparer. Et enfin, sixièmement, celui qui supporte et trouve raisonnable d’affaiblir et de déprimer toute son organisation physique et psychique atteint naturellement de même le but d’affaiblir un seul instinct violent : comme fait par exemple celui qui affame sa sensualité et qui détruit, il est vrai, en même temps sa vigueur et souvent aussi sa raison, comme fait l’ascète. — Donc : éviter les occasions, implanter la règle dans l’instinct, créer la satiété et le dégoût de l’instinct, amener l’association d’une idée martyrisante (comme celle de la honte, des suites néfastes ou de la fierté offensée), ensuite la dislocation des forces et enfin l’affaiblissement et l’épuisement général, — ce sont là les six méthodes. Mais la volonté de combattre la violence d’un instinct est en dehors de notre puissance, tout aussi bien que la méthode sur laquelle on tombe et le succès que l’on peut avoir dans l’application de cette méthode. Dans tout ce procès notre intellect n’est au contraire qu’instrument aveugle d’un autre instinct qui est le rival de l’instinct dont la violence nous tourmente, que ce soit le besoin de repos, ou la crainte de la honte et d’autres suites néfastes, ou bien encore l’amour. Donc, tandis que nous croyons nous plaindre de la violence d’un instinct, c’est au fond un instinct qui se plaint d’un autre instinct ; ce qui veut dire que la perception de la souffrance que nous cause une telle violence a pour condition un autre instinct tout aussi violent, ou plus violent encore et qu’une lutte se prépare où notre intellect est forcé de prendre parti.

110.

Ce qui s’oppose. — On peut observer sur soi le procès suivant et je voudrais qu’il fût observé et confirmé souvent. Il se forme en nous le flair d’une espèce de plaisir que nous ne connaissions pas encore, d’où il naît en nous un nouveau désir. Il s’agit maintenant de savoir ce qui s’oppose à ce désir : si ce sont des choses et des égards d’espèce commune, et aussi des hommes que nous estimons peu, — le but du nouveau désir prendra l’apparence d’un sentiment « noble, bon, louable, digne de sacrifice », toutes les dispositions morales héréditaires s’y glisseront, et le but deviendra un but moral — et maintenant nous ne croyons plus aspirer à un plaisir, mais à une moralité : ce qui augmente beaucoup l’assurance de notre aspiration.

112.

Pour l’histoire naturelle du devoir et du droit. — Nos devoirs — ce sont les droits que les autres ont sur nous. Comment les ont-ils acquis ? Par le fait qu’ils nous considérèrent comme capables de conclure des engagements et de les tenir, qu’ils nous tinrent pour leurs égaux et leurs semblables, qu’en conséquence ils nous ont confié quelque chose, ils nous ont éduqués, instruits et soutenus. Nous remplissons notre devoir — c’est-à-dire que nous justifions cette idée de notre puissance, l’idée qui nous a valu tout le bien que l’on nous fait, nous rendons dans la mesure où l’on nous a donné. C’est donc notre fierté qui nous ordonne de faire notre devoir, — nous voulons rétablir notre autonomie, en opposant à ce que d’autres firent pour nous quelque chose que nous faisons pour eux, — car les autres ont empiété sur l’étendue de notre pouvoir et y laisseraient la main d’une façon durable, si par le « devoir » nous n’usions de représailles, c’est-à-dire si nous n’empiétions sur leur pouvoir à eux. Ce n’est que sur ce qui est en notre pouvoir que les droits des autres peuvent se rapporter ; ce serait déraisonnable de quelqu’un de nous demander quelque chose qui ne nous appartînt pas. Il faudrait dire plus exactement : seulement sur ce qu’ils croient être en notre pouvoir, en admettant que ce soit la même chose que ce que nous considérons nous-mêmes comme étant en notre pouvoir. La même erreur pourrait facilement se produire des deux côtés. Le sentiment du devoir exige que nous ayons sur l’étendue de notre pouvoir la même croyance que les autres ; c’est-à-dire que nous puissions promettre certaines choses, nous engager à les faire (« libre-arbitre »). — Mes droits : c’est là cette partie de mon pouvoir que les autres m’ont non seulement concédée, mais qu’ils veulent aussi maintenir pour moi. Comment y arrivent-ils ? D’une part, par leur sagesse, leur crainte et leur circonspection : soit qu’ils attendent de nous quelque chose de semblable (la protection de leurs droits), soit qu’ils considèrent une lutte avec nous comme dangereuse et inopportune, soit qu’ils voient dans chaque amoindrissement de notre force un désavantage pour eux-mêmes, puisque dans ce cas nous serions inaptes à une alliance avec eux contre une troisième puissance ennemie. D’autre part, par des donations et des cessions. Dans ce cas les autres ont suffisamment de pouvoir pour être à même d’en abandonner et pour pouvoir se porter garants de donation : ou bien il faut admettre un certain sentiment du pouvoir chez celui qui se laisse gratifier. C’est ainsi que se forment les droits : des degrés de pouvoir reconnus et garantis. Si des rapports de pouvoirs se déplacent d’une façon importante, des droits disparaissent et il s’en forme d’autres, — c’est ce que démontre le droit des peuples dans son va-et-vient incessant. Si notre pouvoir diminue beaucoup, le sentiment de ceux qui garantissaient jusqu’à présent notre droit se transforme : ils pèsent les raisons qu’ils avaient à nous accorder notre ancienne possession. Si cet examen n’est pas en notre faveur, ils nient dorénavant « nos droits ». De même, si notre pouvoir augmente d’une façon considérable, le sentiment de ceux qui le reconnaissaient jusqu’à présent et dont nous n’avons plus besoin se transforme : ils essayeront bien de réduire ce pouvoir à sa dimension première, ils voudront s’occuper de nos affaires en s’appuyant sur leur devoir, — mais ce ne sont là que paroles inutiles. Partout où règne le droit on maintient un état et un certain degré de pouvoir, on repousse toute augmentation et toute diminution. Le droit des autres est une concession de notre sentiment du pouvoir, au sentiment du pouvoir des autres. Quand notre pouvoir se montre profondément ébranlé et brisé, nos droits cessent : par contre, quand nous sommes devenus beaucoup plus puissants, les droits des autres cessent pour nous d’être ce qu’ils ont été jusqu’à présent. — L’« homme équitable » a donc besoin sans cesse du toucher subtil d’une balance pour évaluer les degrés de pouvoir et de droit qui, avec la vanité des choses humaines, ne resteront en équilibre que très peu de temps et ne feront que descendre ou monter : — être équitable est donc difficile et exige beaucoup d’expérience, de la bonne volonté et énormément d’esprit.

113.

L’aspiration à la distinction. – Celui qui aspire à la distinction a sans cesse l’œil sur le prochain et veut savoir quels sont les sentiments de celui-ci : mais la sympathie et l’abandon dont ce penchant a besoin pour se satisfaire sont bien éloignés d’être inspirés par l’innocence, la compassion ou la bienveillance. On veut au contraire percevoir ou deviner de quelle façon le prochain souffre intérieurement ou extérieurement à notre aspect, comment il perd sa puissance sur lui-même et cède à l’impression que notre main ou notre aspect fait sur lui ; et quand même celui qui aspire à la distinction ferait ou voudrait faire une impression joyeuse, exaltante ou rassérénante, il ne jouirait cependant pas de ce succès en tant qu’il réjouirait, exalterait ou rassérénerait le prochain, mais en tant qu’il laisserait son empreinte dans l’âme de celui-ci, qu’il en changerait la forme et la dominerait selon sa volonté. L’aspiration à la distinction c’est l’aspiration à subjuguer le prochain, ne fût-ce que d’une façon indirecte, rien que par le sentiment ou même seulement en rêve. Il y a une longue série de degrés dans cette secrète volonté d’asservir, et pour en épuiser la nomenclature il faudrait presque écrire une histoire de la civilisation, depuis la première barbarie grimaçante jusqu’à la grimace du raffinement et de l’idéalité maladive. L’aspiration à la distinction procure successivement au prochain — pour désigner par leurs noms quelques degrés de cette longue échelle : d’abord la torture, puis des coups, puis de l’épouvante, puis de l’étonnement angoissé, puis de la surprise, puis de l’envie, puis de l’admiration, puis de l’édification, puis du plaisir, puis de la joie, puis des rires, puis des railleries, puis des ricanements, puis des insultes, puis des coups donnés, puis des tortures infligées : — là, au bout de l’échelle, se trouvent placés l’ascète et le martyr ; il éprouve la plus grande jouissance, justement par suite de son aspiration à la distinction, à subir lui-même ce que son opposé sur le premier degré de l’échelle, le barbare, fait souffrir à l’autre, devant qui il veut se distinguer. Le triomphe de l’ascète sur lui-même, son œil dirigé vers l’intérieur, apercevant l’homme dédoublé en un être souffrant et un spectateur et qui, dès lors, ne regarde plus le monde extérieur que pour y ramasser, en quelque sorte, du bois pour son propre bûcher, cette dernière tragédie de l’instinct de distinction, où il ne reste plus qu’une seule personne qui se carbonise en elle-même, — c’est là le digne dénouement qui complète les origines : dans les deux cas un indicible bonheur à l’aspect des tortures ! En effet, le bonheur considéré comme sentiment de puissance développé à l’extrême ne s’est peut-être jamais rencontré sur la terre d’une façon aussi intense que dans l’âme des ascètes superstitieux. Les Brahmanes expriment cela dans l’histoire du roi Viçvamitra qui puisa dans les exercices de pénitence de mille années une telle force qu’il entreprit de construire un nouveau ciel. Je crois que, dans toute cette catégorie d’événements intérieurs, nous sommes maintenant de grossiers novices et de tâtonnants devineurs d’énigmes ; il y a quatre mille ans on était mieux au fait de cette maudite subtilisation de la jouissance de soi. La création du monde fut peut-être alors figurée par un rêveur hindou comme une opération ascétique qu’un dieu entreprend sur lui-même. Peut-être ce dieu voulut-il s’enfermer dans la nature mobile comme dans un instrument de torture, pour sentir ainsi doublées sa félicité et sa puissance ! Et, en admettant que ce fût même un dieu d’amour : quelle jouissance pour lui de créer des hommes souffrants, de souffrir très divinement et surhumainement à l’aspect des continuelles tortures de ceux-ci et de se tyranniser ainsi lui-même ! Plus encore, en admettant que ce Dieu soit non seulement un Dieu d’amour, mais encore un Dieu de sainteté et d’innocence : se doute-t-on du délire qu’éprouve cet ascète divin, lorsqu’il crée le péché, et les pécheurs, et la damnation éternelle, et encore sous son ciel, au pied de son trône, une demeure énorme de tortures éternelles, d’éternels gémissements ! — Il n’est pas tout à fait impossible que l’âme d’un saint Paul, d’un Dante, d’un Calvin et de leurs semblables, n’ait une fois pénétré dans les terrifiants mystères d’une telle volupté de la puissance ; — en regard de semblables états d’âme on peut se demander si le mouvement circulaire dans l’aspiration à la distinction est véritablement revenu à son point de départ, si, avec l’ascète, il a atteint sa dernière extrémité. Ce cercle ne pourrait-il pas être parcouru pour la seconde fois en maintenant l’idée fondamentale de l’ascète et en même temps du dieu compatissant ? Je veux dire : faire mal aux autres pour se faire mal à soi-même et pour triompher ainsi de soi et de sa compassion, pour jouir de l’extrême volupté de la puissance ! — Pardonnez ces digressions qui se présentent à mon esprit tandis que je songe à toutes les possibilités sur le vaste champ des débauches psychiques auxquelles s’est livré le désir de puissance.

114.

La connaissance de celui qui souffre. — La condition des hommes malades que leur souffrance torture longtemps et horriblement et dont, malgré cela, la raison ne se trouble point, n’est pas sans valeur pour la connaissance, — abstraction faite des bienfaits intellectuels que toute profonde solitude, toute libération soudaine et permise des devoirs et des habitudes apportent avec elles. Celui qui souffre profondément, enfermé en quelque sorte dans sa souffrance, jette un regard glacial au-dehors, sur les choses : tous ces petits enchantements mensongers où se meuvent généralement les choses, lorsque le regard de l’homme bien-portant s’y arrête, ont disparu pour lui : il s’aperçoit lui-même couché devant lui, sans éclat et sans couleurs. Pour le cas où il aurait vécu jusque-là dans une espèce de rêverie dangereuse : ce suprême désenchantement par la douleur sera le moyen pour l’en tirer, et peut-être est-ce le seul moyen. (Il est possible qu’il en advint ainsi du fondateur du christianisme suspendu à la croix, car les paroles les plus amères qui furent jamais prononcées « mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ! » contiennent, lorsqu’on les interprète dans toute leur profondeur, comme on en a le droit, le témoignage d’une complète désillusion, de la plus grande clairvoyance sur le mirage de la vie ; au moment de la souffrance suprême, le Christ devint clairvoyant sur lui-même, tout comme le fut aussi, ainsi que le conte le poète, ce pauvre Don Quichotte mourant.) La formidable tension de l’intellect qui veut s’opposer à la douleur illumine dès lors tout ce qu’il regarde d’une lumière nouvelle : et l’indicible charme que prêtent tous les nouveaux éclairages est souvent assez puissant pour résister à toutes les séductions du suicide et pour faire paraître très désirable à celui qui souffre la continuation de la vie. Il songe avec mépris au monde vague, chaud et confortable où l’homme bien-portant séjourne sans scrupule ; il songe avec mépris aux illusions les plus nobles et les plus chéries, où jadis il se jouait de lui-même ; c’est pour lui une véritable jouissance d’évoquer ce mépris comme s’il venait des profondeurs de l’enfer et d’infliger ainsi à l’âme les plus amères souffrances : c’est par ce contre-poids qu’il tient tête à la souffrance physique, — il sent que maintenant ce contre-poids est nécessaire ! Avec une épouvantable clairvoyance au sujet de sa propre nature, il s’écrie : « Sois une fois ton propre accusateur et ton propre bourreau, prends ta souffrance comme une punition que tu t’es infligée à toi-même ! Jouis de ta supériorité en tant que juge ; mieux encore : jouis de ton bon plaisir, de ton arbitraire tyrannie ! Élève-toi au-dessus de ta vie, comme au-dessus de ta souffrance, regarde au fond des raisons et des déraisons ! » Notre fierté se révolte comme jamais elle n’a fait : elle éprouve une séduction incomparable à défendre la vie contre un tyran tel que la souffrance et contre toutes les insinuations de ce tyran qui voudrait nous pousser à rendre témoignage contre la vie, — à représenter la vie justement en face du tyran. Dans cet état on se défend avec amertume contre toute espèce de pessimisme, pour que celui-ci n’apparaisse pas comme une conséquence de notre état et qu’il ne nous humilie pas en notre qualité de vaincus. Jamais non plus la tentation d’être juste dans nos jugements n’est plus grande que maintenant, car maintenant la justice est un triomphe sur nous-mêmes et sur l’état le plus irritable que l’on puisse imaginer, un état qui excuserait tout jugement injuste ; — mais nous ne voulons pas être excusés, nous voulons montrer maintenant que nous pouvons être « sans tache ». Nous passons par de véritables crises d’orgueil. — Et maintenant survient la première aurore de l’adoucissement, de la guérison — c’est presque son premier effet que nous défendions contre la prépondérance de notre orgueil : — nous nous appelons niais et vaniteux, — comme s’il nous était arrivé quelque chose d’unique ! Nous humilions sans reconnaissance la fierté toute-puissante qui nous fit supporter la douleur, et nous réclamons avec violence un antidote contre la fierté : nous voulons devenir étrangers à nous-mêmes et être dégagés de notre personne, après que trop longtemps la douleur nous avait rendus personnels avec violence. « Loin de nous cette fierté, nous écrions-nous, elle était une maladie et une crise de plus ! » Nous regardons de nouveau les hommes et la nature — avec un œil de désir : nous nous souvenons, en souriant avec tristesse, que nous avons maintenant, à leur sujet, certaines idées nouvelles et différentes de celles d’autrefois, qu’un voile est tombé. — Mais nous sommes réconfortés de revoir les lumières tempérées de la vie, et de sortir de ce jour terriblement cru, sous lequel, lorsque nous souffrions, nous voyions les choses, nous regardions à travers les choses. Nous ne nous mettons pas en colère si la magie de la santé recommence son jeu, — nous contemplons ce spectacle comme si nous étions transformés, bienveillants et fatigués encore. Dans cet état on ne peut pas entendre de musique sans pleurer. —

115.

Ce que l’on appelle le « moi ». — Le langage et les préjugés sur quoi s’édifie le langage forment souvent obstacle à l’approfondissement des phénomènes intérieurs et des instincts : par le fait qu’il n’existe de mots que pour les degrés superlatifs de ces phénomènes et de ces instincts. — Or nous sommes habitués à ne plus observer exactement dès que les mots nous manquent, puisqu’il est alors pénible de penser avec précision ; on allait même autrefois jusqu’à décréter involontairement que là où cesse le règne des mots, cesse aussi le règne de l’existence. Colère, haine, amour, pitié, désir, connaissance, joie, douleur, — ce ne sont là que des noms pour des conditions extrêmes ; les degrés plus pondérés, plus moyens nous échappent, plus encore les degrés inférieurs, sans cesse en jeu, et c’est pourtant eux qui tissent la toile de notre caractère et de notre destinée. Il arrive souvent que ces explosions extrêmes — et le plaisir ou le déplaisir les plus médiocres, dont nous sommes conscients, soit en mangeant un mets, soit en écoutant un son, constituent peut-être encore, selon une évaluation exacte, des explosions extrêmes — déchirent la toile et forment alors des exceptions violentes, le plus souvent par suite de surrections : — et combien, comme telles, peuvent-elles induire l’observateur en erreur ! Tout comme elles trompent, d’ailleurs, l’homme actif. Tous, tant que nous sommes, nous ne sommes pas ce que nous paraissons être selon les conditions en vue desquelles nous avons seuls la conscience et les paroles — et, par conséquent, le blâme et la louange ; nous nous méconnaissons d’après ces explosions grossières qui nous sont seules connues, nous tirons des conclusions d’après une matière où les exceptions l’emportent sur la règle, nous nous trompons en lisant ce grimoire de notre moi, clair en apparence. Cependant, l’opinion que nous avons de nous-mêmes, cette opinion que nous nous sommes formée par cette fausse voie, ce que l’on appelle le « moi », travaille dès lors à former notre caractère et notre destinée. —

116.

Le monde inconnu du « sujet ». — Ce qui est si difficile à comprendre pour les hommes, c’est leur ignorance au sujet d’eux-mêmes, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours ! Non seulement au sujet du bien et du mal, mais encore au sujet de choses bien plus importantes. Conformément à une illusion ancienne on se figure toujours que l’on sait exactement comment s’effectue l’action humaine dans chaque cas particulier. Non seulement « Dieu qui voit au fond du cœur », non seulement l’homme qui agit et qui réfléchit à son action, — mais encore n’importe quelle autre personne ne doute pas qu’elle ne comprenne le phénomène de l’action chez toute autre personne. « Je sais ce que je veux, ce que j’ai fait, je suis libre et responsable de mon acte, je rends les autres responsables de ce qu’ils font, je puis nommer par leur nom toutes les possibilités morales, tous les mouvements intérieurs qui précèdent un acte ; quelle que soit la façon dont vous agissez, — je m’y comprends moi-même et je vous y comprends tous ! » – C’est ainsi que tout le monde pensait autrefois, c’est ainsi que pense encore presque tout le monde. Socrate et Platon qui, en cette matière, furent de grands sceptiques et d’admirables novateurs, furent cependant innocemment crédules pour ce qui en est de ce préjugé néfaste, de cette profonde erreur, qui prétend que « le juste entendement doit être suivi forcément par l’action juste ». — Avec ce principe ils étaient toujours les héritiers de la folie et de la présomption universelles qui prétendent que l’on connaît l’essence d’une action. « Ce serait affreux, si la compréhension de l’essence d’un acte véritable n’était pas suivie par cet acte véritable », — c’est là la seule façon dont ces grands hommes jugèrent nécessaire de démontrer cette idée, le contraire leur semblait inimaginable et fou — et pourtant ce contraire répond à la réalité toute nue, démontrée quotidiennement et à toute heure, de toute éternité. N’est-ce pas là précisément la vérité « terrible » que ce que l’on peut savoir d’un acte ne suffit jamais pour l’accomplir, que le passage qui va de l’entendement à l’acte n’a été établi jusqu’à présent dans aucun cas ? Les actions ne sont jamais ce qu’elles nous paraissent être ! Nous avons eu tant de peine à apprendre que les choses extérieures ne sont pas telles qu’elles nous paraissent — eh bien ! il en est de même du monde intérieur ! Les actes sont en réalité « quelque chose d’autre », — nous ne pouvons pas en dire davantage : et tous les actes sont essentiellement inconnus. Le contraire est et demeure la croyance habituelle ; nous avons contre nous le plus ancien réalisme ; jusqu’à présent l’humanité pensait : « Une action est telle qu’elle nous paraît être. » (En relisant ces paroles il me vient en mémoire un très expressif passage de Schopenhauer que je veux citer pour démontrer que, lui aussi, était encore resté accroché sans aucune espèce de scrupule à ce réalisme moral : « En réalité, chacun de nous est un juge moral, compétent et parfait, connaissant exactement le bien et le mal, sanctifié en aimant le bien et en détestant le mal, — chacun est tout cela, tant que ce ne sont pas ses propres actes, mais des actes étrangers qui sont en cause, et qu’il peut se contenter d’approuver ou de désapprouver, tandis que le poids de l’exécution est porté par des épaules étrangères. Chacun peut, par conséquent, tenir comme confesseur la place de Dieu. »)

117.

En prison. – Mon œil, qu’il soit perçant ou qu’il soit faible, ne voit qu’à une certaine distance. Je vis et j’agis dans cet espace, cette ligne d’horizon est ma plus proche destinée, grande ou petite, à laquelle je ne puis échapper. Autour de chaque être s’étend ainsi un cercle concentrique qui lui est particulier. De même notre oreille nous enferme dans un petit espace, de même notre sens du toucher. C’est d’après ces horizons, où nos sens enferment chacun de nous, comme dans les murs d’une prison, que nous mesurons le monde, en disant que telle chose est près, telle autre loin, telle chose grande, telle autre petite, telle chose dure et telle autre molle : nous appelons « sensation » cette façon de mesurer, — et tout cela est erreur en soi ! D’après le nombre des événements et des émotions qui sont, en moyenne, possibles pour nous, dans un espace de temps donné, on mesure sa vie, on la dit courte ou longue, riche ou pauvre, remplie ou vide : et d’après la moyenne de la vie humaine, on mesure celle de tous les autres êtres, — et tout cela, tout cela est erreur en soi ! Si nous avions un œil cent fois plus perçant pour les choses proches, l’homme nous semblerait énorme ; on pourrait même imaginer des organes au moyen desquels l’homme nous apparaîtrait incommensurable. D’autre part, certains organes pourraient être conformés de façon à réduire et à rétrécir des systèmes solaires tout entiers, pour les rendre pareils à une seule cellule : et pour des êtres de l’ordre inverse une seule cellule du corps humain pourrait apparaître, dans sa construction, son mouvement et son harmonie, tel un système solaire. Les habitudes de nos sens nous ont enveloppés dans un tissu de sensations mensongères qui sont, à leur tour, la base de tous nos jugements et de notre « entendement », — il n’y a absolument pas d’issue, pas d’échappatoire, pas de sentier détourné vers le monde réel ! Nous sommes dans notre toile comme des araignées, et quoi que nous puissions y prendre, ce ne sera toujours que ce qui se laissera prendre à notre toile.

118.

Qu’est-ce donc que notre prochain ? — Qu’est-ce donc que nous considérons chez notre prochain comme ses limites, je veux dire ce par quoi il met en quelque sorte son empreinte sur nous ? Tout ce que nous comprenons de lui ce sont les changements qui ont lieu sur notre personne et dont il est la cause — ce que nous savons de lui ressemble à un espace creux modelé. Nous lui prêtons les sentiments que ses actes provoquent en nous et nous lui donnons ainsi le reflet d’un faux positif. Nous le formons d’après la connaissance que nous avons de nous-mêmes, pour en faire un satellite de notre propre système : et lorsqu’il s’éclaire ou s’obscurcit pour nous et que c’est nous, dans les deux cas, qui en sommes la cause dernière, — nous nous figurons cependant le contraire ! Monde de fantômes où nous vivons ! Monde renversé, tourné à rebours et vide, et que pourtant nous voyons comme en rêve sous un aspect droit et plein !

120.

Pour tranquilliser le sceptique. — « Je ne sais absolument pas ce que je fais ! Je ne sais absolument pas ce que je dois faire ! » — Tu as raison, mais n’aie à ce sujet aucun doute : c’est toi que l’on fait ! Dans chaque moment de ta vie ! L’humanité a, de tous temps, confondu l’actif et le passif, ce fut là son éternelle faute de grammaire.

124.

Qu’est-ce que vouloir ? — Nous rions de celui qui passe le seuil de sa porte au moment où le soleil passe le seuil de la sienne et qui dit : « Je veux que le soleil se lève. » Et de celui qui ne peut pas arrêter une roue et qui dit : « Je veux qu’elle roule. » Et de celui qui est terrassé dans une lutte et qui dit : « Me voici couché là, mais je veux être couché là ! » Mais, en dépit des plaisanteries, agissons-nous jamais autrement que l’un de ces trois, lorsque nous employons le mot : « Je veux » ?

129.

La prétendue lutte des motifs. — On parle de la « lutte des motifs », mais on désigne ainsi une lutte qui n’est pas la lutte des motifs. Je veux dire que, dans notre conscience délibérative, avant une action, se présentent les conséquences d’actions différentes que nous croyons pouvoir exécuter toutes, et nous comparons ces conséquences. Nous croyons être décidés à une action lorsque nous avons établi que les conséquences de celles-ci seront les plus favorables ; avant d’être arrivé à cette conclusion de notre examen, nous nous tourmentons souvent loyalement à cause des grandes difficultés qu’il y a à deviner les conséquences, à les apercevoir dans toute leur force, toutes, sans exception : après quoi il faudrait d’ailleurs encore diviser le compte par le hasard. Mais c’est alors que vient le plus difficile : toutes les conséquences que nous avons déterminées séparément, avec tant de difficulté, doivent être pesées les unes contre les autres sur la même balance ; et trop souvent nous manquons, pour cette casuistique de l’avantage, de balance, tout autant que de poids, à cause de la différence dans la qualité de toutes ces conséquences imaginables. En admettant cependant que nous nous en tirions de cette opération comme des autres, et que le hasard ait mis sur notre chemin des conséquences réciproquement pesables : il nous restera alors effectivement, dans l’image des conséquences d’une action déterminée, un motif d’accomplir cette action — oui ! Un motif ! Mais au moment où nous nous décidons à agir, nous sommes souvent déterminés par une catégorie de motifs différente de celle de la catégorie décrite ici, celle qui fait partie de l’« image des conséquences ». Alors agit l’ habitude du jeu de nos forces, ou bien la petite impulsion d’une personne que nous craignons, vénérons ou aimons, ou bien encore la nonchalance qui préfère exécuter ce qui est sous la main, ou bien enfin l’éveil de l’imagination provoqué au moment décisif par un petit événement quelconque — alors agit aussi l’élément corporel qui se présente sans que l’on puisse le déterminer, ou encore l’humeur du moment, le saut d’une passion quelconque qui est, par hasard, prête à sauter : en un mot, des motifs agissent que nous connaissons mal ou que nous ne connaissons point, et que nous ne pouvons jamais faire entrer d’avance dans notre calcul. Il est probable qu’entre eux aussi il y ait une lutte, un chassé-croisé, un soulèvement et une répression d’unités — et c’est là ce qui serait la véritable « lutte des motifs » : — quelque chose qui, pour nous, est tout à fait invisible et inconscient. J’ai calculé les successions et les succès et j’ai rangé ainsi un instinct très important dans l’ordre de bataille des motifs, — mais cet ordre de bataille je l’établis tout aussi peu que je le vois : la lutte elle-même est cachée et la victoire, en tant que victoire, également ; car j’apprends bien ce que je finis par faire, mais je n’apprends pas quel est le motif qui finalement a été victorieux. Nous sommes, en effet, habitués à ne pas faire entrer en ligne de compte tous ces phénomènes inconscients et à ne nous imaginer la préparation d’un acte qu’en tant qu’elle est inconsciente : et c’est pourquoi nous confondons la lutte des motifs avec la comparaison des conséquences possibles de différentes actions, — une des confusions les plus riches en conséquences et les plus néfastes pour le développement de la morale !

130.

Causes finales ? volonté ? – Nous nous sommes habitués à croire à deux royaumes, le royaume des causes finales et de la volonté, et le royaume du hasard. Dans ce dernier royaume, tout est vide de sens, tout s’y passe, va et vient, sans que quelqu’un puisse dire pourquoi, à quoi bon. — Nous craignons ce puissant royaume de la grande bêtise cosmique, car nous apprenons généralement à le connaître lorsqu’il tombe dans l’autre monde, celui des causes finales et des intentions, comme une tuile d’un toit, assommant toujours un quelconque de nos buts sublimes. Cette croyance aux deux royaumes provient d’un vieux romantisme et d’une légende : nous autres nains malins, avec notre volonté et nos causes finales, nous sommes importunés, foulés aux pieds, souvent assommés, par des géants imbéciles, archi-imbéciles : les hasards, — mais malgré tout cela nous n’aimerions pas être privés de l’épouvantable poésie de ce voisinage, car ces monstres surviennent souvent, lorsque l’existence dans la toile d’araignée des causes finales est devenue trop ennuyeuse et trop pusillanime, et ils provoquent une diversion supérieure en déchirant soudain de leurs mains la toile tout entière. — Non que ce soit là l’intention de ces êtres déraisonnables ! Ils ne s’en aperçoivent même pas. Mais leurs mains grossièrement osseuses passent à travers la toile comme si c’était de l’air pur. — Les Grecs appelaient Moira ce royaume des impondérables et de la sublime et éternelle étroitesse d’esprit et ils le plaçaient comme un horizon autour de leurs dieux, un horizon hors duquel ceux-ci ne pouvaient ni voir, ni agir. Chez plusieurs peuples cependant, on rencontre une secrète mutinerie contre les dieux : on voulait bien les adorer, mais on gardait contre eux un dernier atout entre les mains ; chez les Hindous et les Perses, par exemple, on se les imaginait dépendants du sacrifice des mortels, de sorte que, le cas échéant, les mortels pouvaient laisser mourir les dieux de faim et de soif ; chez les Scandinaves, durs et mélancoliques, on se créait, par l’idée d’un futur crépuscule des dieux, la jouissance d’une vengeance silencieuse, en compensation de la crainte perpétuelle que provoquaient les dieux. Il en est autrement du christianisme, dont les idées fondamentales ne sont ni hindoues, ni persanes, ni grecques, ni scandinaves. Le christianisme qui enseigna à adorer, dans la poussière, l’esprit de puissance voulut encore que l’on embrassât la poussière après : il fit comprendre que ce tout-puissant « royaume de la bêtise » n’est pas aussi bête qu’il en a l’air, que c’est au contraire nous qui sommes les imbéciles, nous qui ne nous apercevons pas que, derrière ce royaume, il y a — le bon Dieu, qui jusqu’à présent fut méconnu sous le nom de race de géants ou de Moira, et qui tisse lui-même la toile des causes finales, cette toile plus fine encore que celle de notre intelligence, — en sorte qu’il fallut que notre intelligence la trouvât incompréhensible et même déraisonnable. — Cette légende était un renversement si audacieux et un paradoxe si osé que le monde antique, devenu trop fragile, ne put y résister, tant la chose parut folle et contradictoire ; — car, soit dit entre nous, il y avait là une contradiction : si notre raison ne peut pas deviner la raison et les fins de Dieu, comment fit-elle pour deviner la conformation de sa raison, la raison de la raison, et la conformation de la raison de Dieu ? — Dans les temps les plus récents, on s’est en effet demandé, avec méfiance, si la tuile qui tombe du toit a été jetée par l’« amour divin » — et les hommes commencent à revenir sur les traces anciennes du romantisme des géants et des nains. Apprenons donc, parce qu’il en est grand temps, que dans notre royaume particulier des causes finales et de la raison ce sont aussi les géants qui gouvernent ! Et nos propres toiles sont tout aussi souvent déchirées par nous-mêmes et, tout aussi grossièrement, que par la fameuse tuile. Et n’est pas finalité tout ce que l’on appelle ainsi, et moins encore volonté tout ce qui est ainsi nommé. Et, si vous vouliez conclure : « Il n’y a donc qu’un seul royaume, celui de la bêtise et du hasard ? » — il faudrait ajouter : oui, peut-être n’y a-t-il qu’un seul royaume, peut-être n’y a-t-il ni volonté, ni causes finales, et peut-être est-ce nous qui nous les sommes imaginées. Ces mains de fer de la nécessité qui secouent le cornet du hasard continuent leur jeu indéfiniment : il arrivera donc forcément que certains coups ressemblent parfaitement à la finalité et à la sagesse. Peut-être nos actes de volonté, nos causes finales ne sont-ils pas autre chose que de tels coups — et nous sommes seulement trop bornés et trop vaniteux pour comprendre notre extrême étroitesse d’esprit qui ne sait pas que c’est nous-mêmes qui secouons, avec des mains de fer, le cornet des dés, que, dans nos actes les plus intentionnels, nous ne faisons pas autre chose que de jouer le jeu de la nécessité. Peut-être ! — Pour aller au-delà de ce peut-être, il faudrait avoir été déjà l’hôte de l’enfer, assis à la table de Perséphone, et avoir parié et joué aux dés avec l’hôtesse elle-même.
exception : après quoi il faudrait d’ailleurs encore diviser le compte par le hasard. Mais c’est alors que vient le plus difficile : toutes les conséquences que nous avons déterminées séparément, avec tant de difficulté, doivent être pesées les unes contre les autres sur la même balance ; et trop souvent nous manquons, pour cette casuistique de l’avantage, de balance, tout autant que de poids, à cause de la différence dans la qualité de toutes ces conséquences imaginables. En admettant cependant que nous nous en tirions de cette opération comme des autres, et que le hasard ait mis sur notre chemin des conséquences réciproquement pesables : il nous restera alors effectivement, dans l’image des conséquences d’une action déterminée, un motif d’accomplir cette action — oui ! Un motif ! Mais au moment où nous nous décidons à agir, nous sommes souvent déterminés par une catégorie de motifs différente de celle de la catégorie décrite ici, celle qui fait partie de l’« image des conséquences ». Alors agit l’ habitude du jeu de nos forces, ou bien la petite impulsion d’une personne que nous craignons, vénérons ou aimons, ou bien encore la nonchalance qui préfère exécuter ce qui est sous la main, ou bien enfin l’éveil de l’imagination provoqué au moment décisif par un petit événement quelconque — alors agit aussi l’élément corporel qui se présente sans que l’on puisse le déterminer, ou encore l’humeur du moment, le saut d’une passion quelconque qui est, par hasard, prête à sauter : en un mot, des motifs agissent que nous connaissons mal ou que nous ne connaissons point, et que nous ne pouvons jamais faire entrer d’avance dans notre calcul. Il est probable qu’entre eux aussi il y ait une lutte, un chassé-croisé, un soulèvement et une répression d’unités — et c’est là ce qui serait la véritable « lutte des motifs » : — quelque chose qui, pour nous, est tout à fait invisible et inconscient. J’ai calculé les successions et les succès et j’ai rangé ainsi un instinct très important dans l’ordre de bataille des motifs, — mais cet ordre de bataille je l’établis tout aussi peu que je le vois : la lutte elle-même est cachée et la victoire, en tant que victoire, également ; car j’apprends bien ce que je finis par faire, mais je n’apprends pas quel est le motif qui finalement a été victorieux. Nous sommes, en effet, habitués à ne pas faire entrer en ligne de compte tous ces phénomènes inconscients et à ne nous imaginer la préparation d’un acte qu’en tant qu’elle est inconsciente : et c’est pourquoi nous confondons la lutte des motifs avec la comparaison des conséquences possibles de différentes actions, — une des confusions les plus riches en conséquences et les plus néfastes pour le développement de la morale !

131.

Les modes morales. – Comme l’ensemble des jugements moraux s’est déplacé ! Ces chefs-d’œuvre de la moralité antique, les plus grands de tous, par exemple le génie d’Épictète, ne savaient rien de la glorification maintenant coutumière de l’esprit de sacrifice, de la vie pour les autres ; d’après nos modes morales, il faudrait littéralement les taxer d’immoralité, car ils ont lutté de toutes leurs forces pour leur ego et contre la compassion que nous inspirent les autres (surtout leurs souffrances et leurs faiblesses morales). Peut-être nous répondraient-ils : « Si vous êtes pour vous-mêmes un tel objet d’ennui ou un spectacle si laid, vous faites bien de penser aux autres plutôt qu’à vous ! »

132.

Les derniers échos du christianisme dans la morale. – « On n’est bon que par la pitié : il faut donc qu’il y ait quelque pitié dans tous nos sentiments » — c’est la morale du jour ! Et d’où cela vient-il ? — Le fait que l’homme qui accomplit des actions sociales sympathiques, désintéressées, d’un intérêt commun, est considéré maintenant comme homme moral, — c’est peut-être là l’effet le plus général, la transformation la plus complète que le christianisme ait produit en Europe : bien malgré lui peut-être et sans que ce soit là sa doctrine. Mais ce fut le résidu des sentiments chrétiens qui prévalut lorsque la croyance fondamentale, très opposée et foncièrement égoïste, à la « seule chose nécessaire », à l’importance absolue du salut éternel et personnel, ainsi que les dogmes sur quoi reposait cette croyance se retirèrent peu à peu, et que la croyance accessoire à « l’amour », à « l’amour du prochain », en conformité de vue avec la pratique monstrueuse de la charité ecclésiastique, fut ainsi poussée au premier plan. Plus on se séparait des dogmes, plus on cherchait en quelque sorte la justification de cette séparation dans un culte de l’amour de l’humanité : ne point rester en arrière en cela sur l’idéal chrétien, mais surenchérir encore sur lui, si cela est possible, ce fut là le secret aiguillon des libres penseurs français, depuis Voltaire jusqu’à Auguste Comte : et ce dernier, avec sa célèbre formule morale « vivre pour autrui », a, en effet, surchristianisé le christianisme. Sur le terrain allemand, c’est Schopenhauer, sur le terrain anglais John Stuart Mill qui ont donné la plus grande célébrité à la doctrine des affections sympathiques et de la pitié, ou de l’utilité pour les autres, comme principe de l’action : mais ils ne furent eux-mêmes que des échos, — ces doctrines ont surgi partout en même temps, sous des formes subtiles ou grossières, avec une vitalité extraordinaire, depuis l’époque de la Révolution française à peu près, et tous les systèmes socialistes se sont placés comme involontairement sur le terrain commun de ces doctrines. Il n’existe peut-être pas aujourd’hui de préjugé plus répandu que celui de croire que l’on sait ce qui constitue véritablement la chose morale. Chacun semble maintenant entendre avec satisfaction que la société est en train d’adapter l’individu aux besoins généraux, et que c’est en même temps le bonheur et le sacrifice de chacun de se considérer comme membre utile et comme instrument d’un tout : cependant on hésite encore beaucoup en ce moment pour savoir où il faut chercher ce tout, si c’est dans l’ordre établi ou dans un ordre à fonder, si c’est dans la nation ou dans la fraternité des peuples, ou encore dans de nouvelles petites communautés économiques. Il y a maintenant, à ce sujet, beaucoup de réflexions, d’hésitations, de luttes, beaucoup d’excitation et de passion : mais singulière et unanime est l’harmonie dans l’exigence que l’ego doit s’effacer jusqu’à ce qu’il reçoive de nouveau, sous forme d’adaptation au tout, son cercle fixe de droits et de devoirs, — jusqu’à ce qu’il soit devenu quelque chose de nouveau et de tout différent. On ne veut rien moins — qu’on se l’avoue ou non — qu’une transformation foncière, qu’un affaiblissement même, qu’une suppression de l’individu : on ne se fatigue point d’énumérer et d’accuser tout ce qu’il y a de mauvais, d’hostile, de prodigue, de dispendieux, de luxueux dans l’existence individuelle, pratiquée jusqu’à ce jour, on espère diriger la société à meilleur compte, avec moins de danger et plus d’unité, lorsqu’il n’y aura plus que de grands corps et les membres de ceux-ci. On considère comme bon tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, correspond à cet instinct de groupement et à ses sous-instincts, c’est là le courant fondamental dans la morale de notre époque ; la sympathie et les sentiments sociaux s’y confondent. (Kant se trouve encore en dehors de ce mouvement : il enseigne expressément que nous devons être insensibles vis-à-vis de la souffrance étrangère, si nos bienfaits doivent avoir une valeur morale, — ce que Schopenhauer appelle, avec une colère très concevable de sa part, l’absurdité kantienne.)

133.

« Ne plus penser à soi ». – Il faudrait y réfléchir sérieusement : pourquoi saute-t-on à l’eau pour repêcher quelqu’un que l’on voit s’y noyer, quoique l’on n’ait aucune sympathie pour sa personne ? Par pitié : l’on ne pense plus qu’à son prochain, — répond l’étourderie. Pourquoi éprouve-t-on la douleur et le malaise de celui qui crache du sang, tandis qu’en réalité on lui veut même du mal ? Par pitié : on ne pense plus à soi, — répond la même étourderie. La vérité c’est que dans la pitié, — je veux dire dans ce que l’on a l’habitude d’appeler pitié, d’une façon erronée — nous ne pensons plus à nous consciemment, mais que nous y pensons encore très fortement d’une manière inconsciente, comme quand notre pied glisse, nous faisons, inconsciemment maintenant, les mouvements contraires qui rétablissent l’équilibre, à quoi nous employons visiblement toute notre raison. L’accident d’une autre personne nous offense, il nous ferait sentir notre impuissance, peut-être notre lâcheté, si nous n’y portions remède. Ou bien il amène déjà, par lui-même, un amoindrissement de notre honneur devant les autres ou devant nous-mêmes. Ou bien encore nous trouvons dans l’accident et la souffrance un avertissement du danger qui nous guette aussi ; et ne fût-ce que comme indices de l’incertitude et de la fragilité humaines ils peuvent produire sur nous un effet pénible. Nous repoussons ce genre de misère et d’offense et nous y répondons par un acte de compassion, où il peut y avoir une subtile défense et aussi de la vengeance. On devine que nous pensons au fond beaucoup à nous-mêmes en voyant la décision que nous prenons dans tous les cas où nous pouvons éviter l’aspect de ceux qui souffrent, gémissent et sont dans la misère : nous nous décidons à ne pas éviter cet aspect lorsque nous pouvons nous approcher en hommes puissants et secourables, certains des approbations, voulant éprouver ce qui est l’opposé de notre bonheur, ou bien encore espérant divertir notre ennui de vivre. Nous prêtons à confusion en appelant compassion (Mittleid) la souffrance (Leid) que l’on nous cause par un tel aspect et qui peut être d’espèce très variée, car en tous les cas, c’est là une souffrance dont est indemne celui qui souffre devant nous : elle nous est propre comme lui est particulière sa souffrance à lui. Nous ne nous délivrons donc que de cette souffrance personnelle, en nous livrant à des actes de compassion. Cependant, nous n’agissons jamais ainsi pour un seul motif : de même qu’il est certain que nous voulons nous délivrer d’une souffrance, il est certain aussi que, pour la même action, nous cédons à une impulsion de joie, — la joie est provoquée par l’aspect d’une situation contraire à la nôtre, car l’idée de pouvoir aider à condition que nous le voulions, par la pensée des louanges et de la reconnaissance que nous récolterions, dans le cas où nous aiderions, par l’activité du secours lui-même, à condition que l’acte réussisse (et comme il réussit progressivement il fait plaisir par lui-même à l’exécutant), mais surtout par le sentiment que notre intervention met un terme à une injustice révoltante (donner cours à son indignation suffit déjà pour soulager). Tout cela, y compris des choses plus subtiles encore, est de la « pitié » : — combien lourdement le langage assaille avec ce mot un organisme aussi complexe ! – Que par contre la pitié soit identique à la souffrance dont l’aspect la provoque, ou qu’elle ait pour celle-ci une compréhension particulièrement pénétrante et subtile — cela est en contradiction avec l’expérience, et celui qui a glorifié la pitié sous ces deux rapports manque d’expérience suffisante dans le domaine de la morale. C’est pourquoi j’élève des doutes en lisant les choses incroyables que Schopenhauer rapporte sur la morale : lui qui voudrait par là nous amener à croire à la grande nouveauté de son invention, que la pitié — cette pitié qu’il observe si imparfaitement et qu’il décrit si mal — est la source de toute action morale présente et future — justement à cause des attributions qu’il a dû commencer par inventer pour elle. — Qu’est-ce qui distingue, en fin de compte, les hommes sans pitié des hommes compatissants ? Avant tout, pour ne donner encore qu’une esquisse à gros traits, ils n’ont pas l’imagination irritable de la crainte, la subtile faculté de pressentir le danger ; aussi leur vanité est-elle blessée moins vite s’il arrive quelque chose qu’ils auraient pu éviter (la précaution de leur fierté leur ordonne de ne pas se mêler inutilement des affaires des autres, ils aiment même, puisqu’ils agissent ainsi, que chacun s’aide soi-même et joue de ses propres cartes). De plus, ils sont généralement plus habitués à supporter les douleurs que les hommes compatissants, et il ne leur semble pas injuste que d’autres souffrent puisqu’ils ont souffert eux-mêmes. Enfin l’aspect des cœurs sensibles leur fait de la peine, comme l’aspect de la stoïque impassibilité aux hommes compatissants ; ils n’ont, pour les cœurs sensibles, que des paroles dédaigneuses et craignent que leur esprit viril et leur froide bravoure ne soient en danger, ils cachent leurs larmes devant les autres et ils les essuient, irrités contre eux-mêmes. Ils font partie d’une autre espèce d’égoïstes que les compatissants ; — mais les appeler méchants dans un sens distinctif, et, appeler les hommes compatissants bons, ce n’est là qu’une mode morale qui a son temps : tout comme la mode contraire a eu son temps, un temps très long.

134.

En quelle mesure il faut se garder de la compassion. — La compassion, pour peu qu’elle crée véritablement de la souffrance — et cela doit être ici notre seul point de vue — est une faiblesse comme tout abandon à une passion préjudiciable. Elle augmente la souffrance dans le monde : si, çà et là, par suite de la compassion, une souffrance est indirectement amoindrie ou supprimée, il ne faut pas se servir de ses conséquences occasionnelles, tout à fait insignifiantes dans leur ensemble, pour justifier les façons de la pitié qui portent dommage. En admettant que ces façons prédominassent, ne fût-ce que pendant un seul jour, elles pousseraient immédiatement l’humanité à sa perte. Par elle-même la compassion ne possède pas plus un caractère bienfaisant que tout autre instinct : c’est seulement quand on l’exige et la vante — et cela arrive lorsqu’on ne comprend pas ce qui porte préjudice en elle, mais que l’on y découvre une source de joie — qu’elle revêt une sorte de bonne conscience ; seulement alors on s’abandonne volontiers à elle et on ne craint pas ses conséquences. Dans d’autres circonstances, où l’on comprendra facilement qu’elle est dangereuse, elle est considérée comme une faiblesse : ou bien, ainsi que c’était le cas chez les Grecs, comme un périodique accès maladif, auquel on pouvait enlever son caractère nuisible par des décharges momentanées et volontaires. — Celui qui obéit une fois à l’essai et avec intention, aux occasions de la pitié qu’il rencontre dans la vie pratique et qui se représente, dans son for intérieur, toute la misère dont son entourage peut lui offrir le spectacle, devient inévitablement malade et mélancolique. Mais celui qui, dans un sens ou dans un autre, veut servir de médecin à l’humanité, devra être plein de précautions à l’égard de ce sentiment — qui le paralyse dans tous les moments décisifs, entrave sa science et sa main subtile et secourable.

136.

Le bonheur dans la compassion. – Lorsque, comme les Hindous, on place le but de toute activité intellectuelle dans la connaissance de la misère humaine, et lorsque, à travers plusieurs générations, on demeure fidèle à cet épouvantable précepte, la compassion finit par avoir, aux yeux de tels hommes du pessimisme héréditaire, une valeur nouvelle en tant que valeur conservatrice de la vie, qui aide à supporter l’existence bien qu’elle paraisse digne d’être rejetée avec dégoût et effroi. La compassion devient l’antidote du suicide, étant un sentiment qui contient de la joie et qui procure le goût de la supériorité à petites doses ; elle détourne de nous-mêmes, fait déborder le cœur, chasse la crainte et l’engourdissement, incite aux paroles, aux plaintes et aux actions, — elle est un bonheur relatif, si on la compare à la misère de la connaissance qui met, de tous les côtés, l’individu à l’étroit, le pousse dans l’obscurité, et lui enlève l’haleine. Le bonheur, cependant, quel qu’il soit, donne de l’air, de la lumière et de libres mouvements.

138.

Devenir plus tendre. — Lorsque nous aimons, vénérons et admirons quelqu’un et que nous nous apercevons après coup qu’il souffre, — et c’est toujours avec beaucoup d’étonnement, parce qu’il nous paraît inadmissible que le bonheur qui jaillit de lui sur nous ne parte pas d’une source de bonheur personnel — notre sentiment d’amour, de vénération et d’admiration se transforme dans son essence : il devient plus tendre, c’est-à-dire que le gouffre qui nous sépare semble se combler, un rapprochement d’égal à égal semble avoir lieu. Maintenant il nous semble possible de lui donner en retour, tandis que nous nous le figurions autrefois supérieur à notre reconnaissance. Cette faculté de donner en retour nous émeut et nous cause un grand plaisir. Nous cherchons à deviner ce qui peut calmer la douleur de notre ami et nous le lui donnons ; s’il veut des paroles, des regards, des attentions, des services, des présents consolants, — nous les lui donnons ; mais avant tout, s’il nous veut souffrants à l’aspect de sa souffrance, nous nous donnons pour souffrants, car tout cela nous procure avant tout les délices de la reconnaissance active : ce qui équivaut, en un mot, à la bonne vengeance. S’il ne veut rien accepter et n’accepte rien de nous, nous nous en allons refroidis et tristes, presque blessés : c’est comme si l’on rejetait notre reconnaissance, — et, sur ce point d’honneur, le meilleur homme est chatouilleux. — De tout cela il faut conclure que, même au meilleur cas, il y a quelque chose d’abaissant dans la souffrance et, dans la compassion, quelque chose qui élève et donne de la supériorité ; ce qui sépare éternellement l’un de l’autre les deux sentiments.

142.

Sympathie. — Si, pour comprendre notre prochain, c’est-à-dire pour reproduire ses sentiments en nous, nous revenons souvent au fond de ses sentiments, déterminés de telle ou telle façon, nous demandant par exemple : pourquoi est-il triste ? — afin de devenir tristes nous-mêmes pour la même raison —, il est beaucoup plus fréquent que nous négligions d’agir ainsi et que nous provoquions ces sentiments en nous d’après les effets qui se font sentir et en sont visibles chez notre prochain, en imitant sur notre corps l’expression de ses yeux, de sa voix, de sa démarche, de son attitude (au moins jusqu’à une légère ressemblance du jeu des muscles et de l’innervation —) ou même la figuration de tout cela dans la parole, la peinture, la musique. Alors naît en nous un sentiment analogue, par suite d’une vieille association de mouvements et de sentiments qui est dressée à s’étendre en avant et en arrière. Nous sommes allés très loin dans cette habileté à comprendre les sentiments des autres, et, en présence de quelqu’un, nous exerçons toujours presque involontairement cette habileté : que l’on examine surtout le jeu des traits, sur un visage féminin, comme il frémit et rayonne entièrement sous l’empire d’une constante imitation, reproduisant sans cesse les sentiments qui s’agitent autour de lui. Mais c’est la musique qui nous montre le plus distinctement quels maîtres nous sommes dans la divination rapide et subtile des sentiments et dans la sympathie : car, si la musique est l’imitation d’une imitation de sentiments et si, malgré ce qu’il y a là d’éloigné et de vague, elle nous fait participer souvent encore de ces sentiments, en sorte que nous devenons tristes sans avoir aucun prétexte à la tristesse, comme font les fous, simplement parce que nous entendons des sons et des rythmes qui rappellent d’une façon quelconque l’intonation et le mouvement de ceux qui sont en deuil ou même les usages de ceux-ci. On raconte d’un roi danois qu’il fut transporté par la musique d’un ménestrel dans un tel enthousiasme guerrier qu’il se précipita de son trône et qu’il tua cinq personnes de sa cour assemblée autour de lui : il n’y avait là ni guerre ni ennemi, et plutôt le contraire de tout cela, mais la force concluant en arrière du sentiment à la cause était assez violente pour surmonter l’évidence et la raison. Or, c’est là presque toujours l’effet de la musique (en admettant, bien entendu, qu’elle ait un effet —), et l’on n’a pas besoin de cas aussi paradoxaux pour s’en rendre compte : l’état de sentiments où nous transporte la musique est presque toujours en contradiction avec l’évidence de notre situation réelle et de la raison qui reconnaît cette situation réelle. — Si nous interrogeons pour savoir comment l’imitation des sentiments des autres nous est devenue si courante, il n’y aura aucun doute sur la réponse : l’homme étant la créature la plus craintive de toutes, grâce à sa nature subtile et fragile, a trouvé dans sa disposition craintive l’initiatrice à cette sympathie, à cette rapide compréhension des sentiments des autres (même des animaux). À travers des milliers d’années, il a vu un danger dans tout ce qui lui était étranger, dans tout ce qui était vivant : dès qu’un semblable spectacle s’offrait à ses yeux il imitait les traits et l’attitude qu’il voyait devant lui, et il tirait une conclusion sur le genre des mauvaises intentions qu’il y avait derrière ces traits et cette attitude. Cette interprétation de tous les mouvements et de tous les traits dans le sens des intentions, l’homme l’a même reportée à la nature des choses inanimées — porté comme il l’était par l’illusion qu’il n’existe rien d’inanimé. Je crois que tout ce que nous appelons sentiment de la nature et qui nous saisit à l’aspect du ciel, des prairies, des rochers, des forêts, des orages, des étoiles, des mers, des paysages, du printemps, trouve ici son origine. Sans la vieille pratique de la crainte qui nous forçait à voir tout cela sous un sens secondaire et lointain, nous serions privés maintenant des joies de la nature, tout comme l’homme et les animaux nous laisseraient sans plaisir, si nous n’avions pas eu cette initiatrice de toute compréhension, la crainte. D’autre part, la joie et la surprise agréable, et enfin le sentiment du ridicule, sont les enfants de la sympathie, enfants derniers-nés et frères beaucoup plus jeunes de la crainte. — La faculté de compréhension rapide — qui repose donc sur la faculté de dissimuler rapidement — diminue chez les hommes et les peuples fiers et souverains, puisqu’ils sont moins craintifs : par contre toutes les catégories de la compréhension et de la dissimulation sont familières aux peuples craintifs ; là encore se trouve la véritable patrie des arts imitatifs et de l’intelligence supérieure. — Si, en regard de cette théorie de la sympathie, telle que je la propose ici, je songe à cette théorie d’un processus mystique, théorie très aimée maintenant et sacro-sainte, au moyen de quoi la pitié, de deux êtres, n’en fait qu’un seul et rend ainsi possible, pour l’un d’eux, la compréhension immédiate de l’autre : si je me souviens qu’un cerveau aussi clair que celui de Schopenhauer prenait son plaisir à de telles billevesées exaltées et misérables, et qu’il a transmis ce plaisir à d’autres cerveaux lucides et demi-lucides : mon étonnement et ma tristesse sont sans fin. Combien doit être grand le plaisir que nous font les incompréhensibles sottises ! Combien près de l’insensé se trouve encore l’homme lorsqu’il écoute ses secrets désirs intellectuels ! — (Qu’est-ce donc qui disposait Schopenhauer à une telle reconnaissance à l’égard de Kant, à de si profondes obligations ? Il l’a révélé une fois sans équivoque. Quelqu’un avait parlé de la façon dont la qualitas occulta pouvait être enlevée à l’impératif catégorique pour rendre celui-ci intelligible. Sur ce, Schopenhauer de s’écrier : « Intelligibilité de l’impératif catégorique ! Idée profondément erronée ! Ténèbres d’Égypte ! Plaise au ciel qu’il ne devienne intelligible ! C’est justement qu’il y ait quelque chose d’inintelligible, que cette misère de la raison et de ses concepts soit quelque chose de limité, de conditionné, de fini, de trompeur : c’est cette certitude qui est le grand résultat de Kant. » — Je laisse à penser, si quelqu’un possède la bonne volonté de connaître les choses morales, lorsque, de prime-abord il s’exalte sur la croyance en l’inintelligibilité de ces choses ! Quelqu’un qui croit encore loyalement aux illuminations d’en haut, à la magie et aux apparitions et à la laideur métaphysique du crapeau !).

144.

Nous abstraire de la misère des autres. – Si nous nous laissons assombrir par la misère et les souffrances des autres mortels et si nous couvrons de nuages notre propre ciel, qui donc portera les conséquences d’un tel assombrissement ? Certainement les autres mortels, et ce sera un poids à ajouter à leurs autres charges ! Nous ne pouvons être pour eux ni secourables, ni réconfortants, si nous voulons être l’écho de leur misère, et aussi si nous voulons sans cesse prêter l’oreille à cette misère, — à moins que nous n’apprenions l’art des Olympiens et que nous ne cherchions dorénavant à nous édifier du malheur des hommes au lieu d’en être malheureux. Mais pour nous cela est un peu trop à la façon de l’Olympe : quoique, par la jouissance de la tragédie, nous ayons déjà fait un pas en avant vers ce cannibalisme idéal des dieux.

145.

« Non égoïste ! ». – Celui-ci est vide et voudrait être plein, et celui-là est comblé et voudrait se vider, — tous deux se sentent poussés à se chercher un individu qui puisse les aider à cela. Et ce phénomène, interprété dans un sens supérieur, porte dans les deux cas le même nom : Amour. — Comment ? l’amour serait-il quelque chose de non égoïste ?

146.

Regarder au-delà du prochain. – Comment ? L’essence de ce qui est véritablement moral consisterait, pour nous, à envisager les conséquences prochaines et immédiates que peuvent avoir nos actions pour les autres, et à nous décider d’après ces conséquences ? Ceci n’est qu’une morale étroite et bourgeoise, bien que cela soit encore une morale : mais il me semble que ce serait d’une pensée supérieure et plus subtile de regarder au delà de ces conséquences immédiates pour le prochain, afin d’encourager des desseins plus lointains, au risque de faire souffrir les autres, — par exemple d’encourager la connaissance, malgré la certitude que notre liberté d’esprit commencera d’abord par jeter les autres dans le doute, le chagrin et quelque chose de pire encore. N’avons-nous pas le droit de traiter notre prochain au moins de la même façon dont nous nous traitons nous-mêmes ? Et, si nous ne pensons pas pour nous-mêmes, d’une façon aussi étroite et bourgeoise, aux conséquences et aux souffrances immédiates, pourquoi serions-nous forcés d’agir ainsi pour notre prochain ? En admettant que nous ayons pour nous-mêmes le sens du sacrifice : qu’est-ce qui nous interdirait de sacrifier le prochain avec nous ? – comme firent jusqu’à présent l’État et les souverains, en sacrifiant un citoyen aux autres citoyens, « pour l’intérêt général ! » comme l’on disait. Mais nous aussi, nous avons des intérêts généraux et peut-être sont-ce des intérêts plus généraux encore : pourquoi n’aurait-on pas le droit de sacrifier quelques individus de la génération actuelle en faveur des générations futures ? en sorte que leurs peines, leurs inquiétudes, leurs désespoirs, leurs méprises et leurs hésitations fussent jugés nécessaires, parce qu’un nouveau soc de charrue doit fouiller le sol et le rendre fécond pour tous ? — Et finalement nous communiquons au prochain un sentiment qui le fait se considérer comme victime, nous le persuadons d’accepter la tâche à quoi nous l’employons. Sommes-nous donc sans pitié ? Si pourtant, par-delà notre pitié, nous voulions remporter une victoire sur nous-mêmes, ne serait-ce pas là une attitude morale plus haute et plus libre que celle où l’on se sent à couvert, qu’une action fasse du bien ou du mal au prochain ? Car, par le sacrifice — où nous sommes compris, nous tout aussi bien que les prochains — nous fortifierions et nous élèverions le sentiment général de la puissance humaine, en admettant que nous n’atteignions pas davantage. Mais cela serait déjà une augmentation positive du bonheur. — Et en fin de compte, si cela était même… mais pas un mot de plus ! Un regard suffit, vous m’avez compris.
Regard dans le lointain. – Si seules sont appelées morales, ainsi que le veut une définition, les actions que l’on fait à cause du prochain et rien qu’à cause du prochain, il n’y a pas d’actions morales ! Si seules sont appelées morales, ainsi que le veut une autre définition, les actions faites sous l’influence de la volonté libre, il n’y a encore pas d’actions morales ! — Et qu’est-ce donc que l’on nomme ainsi, qu’est-ce ceci qui existe donc certainement et veut par conséquent être expliqué ? Ce sont les effets de quelques méprises intellectuelles. — Et, en admettant que l’on se délivrât de ces erreurs, que deviendraient les « actions morales » ? — Au moyen de ces erreurs, nous avons jusqu’à présent prêté à quelques actions une valeur supérieure à celle qu’elles ont en réalité : nous les avons séparées des actions « égoïstes » et des actions « non affranchies ». Si maintenant nous les adjoignons de nouveau à celles-ci, comme nous devons faire, nous en diminuons certainement la valeur (leur sentiment de valeur), et cela au-dessous de la mesure raisonnable, puisque les actions « égoïstes » et « non affranchies » ont été évaluées trop bas jusqu’à présent, à cause de cette prétendue différence intime et profonde. — Seraient-elles donc, dès lors, exécutées moins souvent, puisque, dès lors on les estime de moindre valeur ? — Inévitablement ! Du moins pour un certain temps, aussi longtemps que la balance du sentiment de valeur se trouve sous la réaction de fautes anciennes ! Mais nous calculons que nous rendrons aux hommes le bon courage pour les actions décriées comme égoïstes et que nous en rétablirons ainsi la valeur, — nous leur enlevons la mauvaise conscience ! Et puisque, jusqu’à présent, les actions égoïstes furent les plus fréquentes et qu’elles le seront encore pour toute éternité, nous enlevons à l’image des actions et de la vie leur apparence mauvaise ! C’est là un résultat supérieur. Lorsque l’homme ne se considérera plus comme mauvais, il cessera de l’être !
LIVRE TROISIÈME

149.

De petites actions divergentes sont nécessaires ! – Sur le chapitre des mœurs, agir une fois contre son meilleur jugement ; céder ici, en pratique et se réserver la liberté intellectuelle ; se comporter comme tout le monde et faire ainsi, à tout le monde, une amabilité et un bienfait, pour les dédommager en quelque sorte des divergences de nos opinions : — tout cela est considéré, chez les hommes quelque peu indépendants, non seulement comme admissible, mais encore comme « honnête », « humain », « tolérant », « point pédant », et quels que soient les termes dont on se sert pour endormir la conscience intellectuelle : et c’est ainsi qu’un tel fait baptiser chrétiennement son enfant et n’en est pas moins athée, tel autre fait du service militaire, comme tout le monde, bien qu’il condamne sévèrement la haine des peuples, et un troisième se présente à l’église avec une femme parce qu’il a une parenté pieuse, et il fait des promesses devant un prêtre sans avoir honte de son inconséquence. « Cela n’a pas d’importance si quelqu’un de nous fait ce que tout le monde fait et a toujours fait. » — Ainsi parle le préjugé grossier ! Et l’erreur grossière ! Car rien n’est plus important que de confirmer encore une fois ce qui est déjà puissant, traditionnel et reconnu sans raison, par l’acte de quelqu’un de notoirement raisonnable : c’est ainsi que l’on donne à cette chose, aux yeux de tous ceux qui en entendent parler, la sanction de la raison même ! Respect à vos opinions ! Mais les petites actions divergentes ont plus de valeur !

151.

Il y a ici un nouvel idéal à inventer. — Il ne devrait pas être permis, lorsque l’on est amoureux, de prendre une décision sur sa vie, et de fixer une fois pour toutes, à cause d’un caprice violent, le caractère de sa société : on devrait, publiquement, déclarer invalables les serments des amoureux et leur refuser le mariage : — et cela parce que l’on devrait attacher au mariage une importance beaucoup plus grande ! en sorte que, dans les cas où il se concluait jusqu’à présent, il ne se conclurait justement pas ! La plupart des mariages ne sont-ils pas faits de telle sorte que l’on ne désire pas avoir pour témoin une troisième personne ? Et cette troisième personne ne manque généralement pas — c’est l’enfant — elle est plus que le témoin, elle est le bouc émissaire !

152.

Formule de serment. — « Si je mens maintenant, je ne suis plus un honnête homme et chacun doit avoir le droit de me le dire en plein visage. » — Je recommande cette formule en lieu et place du serment juridique et de l’usuelle invocation de Dieu : elle est plus forte. L’homme pieux, lui aussi, n’a pas de raison de s’y soustraire : car dès que le serment habituel ne sert plus suffisamment, il faut que l’homme pieux écoute son catéchisme qui lui prescrit : « Tu n’invoqueras pas en vain le nom du Seigneur, ton Dieu ! »

159.

Les évocateurs des morts. — Certains hommes vaniteux apprécient plus haut un fragment du passé à partir du moment où ils peuvent le revivre en imagination (surtout si cela est difficile), ils voudraient même, au besoin, le faire ressusciter des morts. Mais, puisque le nombre des vaniteux est toujours considérable, le danger que présentent les études historiques, dès que toute une époque leur est soumise, n’est pas mince : on gaspille alors trop de force pour toutes les résurrections imaginables. Peut-être comprendra-t-on mieux tout le mouvement du romantisme en partant de ce point de vue.

162.

L’ironie des hommes actuels. – Actuellement c’est la façon des Européens de traiter tous les grands intérêts avec ironie, parce que, à force d’être affairé au service de ceux-ci, on n’a pas le temps de les prendre au sérieux.

163.

Contre Rousseau. – S’il est vrai que notre civilisation est, par elle-même, quelque chose de déplorable : vous avez le choix de poursuivre dans vos conclusions avec Rousseau : « cette civilisation déplorable est cause de notre mauvaise moralité », ou de conclure en arrière contre Rousseau : « Notre bonne moralité est cause de cette déplorable civilisation. Nos conceptions sociales du bien et du mal, faibles et efféminées, leur énorme prépondérance sur le corps et l’âme, ont fini par affaiblir tous les corps et toutes les âmes et par briser les hommes indépendants, autonomes, sans préjugés, les véritables piliers d’une civilisation forte : partout où l’on rencontre aujourd’hui encore la mauvaise moralité, on voit les dernières ruines de ces piliers. » Il y a donc paradoxe contre paradoxe ! La vérité ne peut, à aucun prix, être des deux côtés : est-elle en général de l’un ou de l’autre côté ? Qu’on examine !

168.

Un modèle. – Qu’est-ce que j’aime en Thucydide, qu’est-ce qui fait que je l’estime plus que Platon ? Il a le plaisir le plus étendu et le plus désintéressé à tout ce qui est typique chez l’homme et dans les événements, et il trouve qu’à chaque type appartient une quantité de bon sens : c’est ce bon sens qu’il cherche à découvrir. Il possède une plus grande justice pratique que Platon ; il ne calomnie et ne rapetisse pas les hommes qui ne lui plaisent pas ou bien qui lui ont fait mal dans la vie. Au contraire : il ajoute et introduit quelque chose de grand dans toutes les choses et toutes les personnes, en ne voyant partout que des types. Que ferait aussi toute la postérité, à quoi il voue son œuvre, avec ce qui n’est pas typique ! C’est ainsi que cette culture de la connaissance désintéressée du monde arrive en lui, le penseur-homme, à une floraison merveilleuse, cette culture qui a son poète en Sophocle, son homme d’État en Périclès, son médecin en Hippocrate, son savant naturaliste en Démocrite : cette culture qui mérite d’être baptisée du nom de ses maîtres, les sophistes, et qui malheureusement, dès le moment de son baptême, commence à devenir soudain pâle et insaisissable pour nous, — car dès lors nous soupçonnons que cette culture, qui fut combattue par Platon et par toutes les écoles socratiques, devait être bien immorale ! La vérité est ici si compliquée et si enchevêtrée que l’on répugne à la démêler : que la vieille erreur (error veritate simplicior) suive donc son vieux chemin !

173.

Les louangeurs du travail. — Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours de la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges des actes impersonnels et d’un intérêt général : l’arrière-pensée de la crainte de tout ce qui est individuel. On se rend maintenant très bien compte, à l’aspect du travail — c’est-à-dire de cette dure activité du matin au soir — que c’est là la meilleure police, qu’elle tient chacun en bride et qu’elle s’entend vigoureusement à entraver le développement de la raison, des convoitises, des envies d’indépendance. Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, il retire cette force à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l’amour et à la haine, il place toujours devant les yeux un but minime et accorde des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société, où l’on travaille sans cesse durement, jouira d’une plus grande sécurité : et c’est la sécurité que l’on adore maintenant comme divinité suprême. — Et voici (ô épouvante !) que c’est justement le « travailleur » qui est devenu dangereux ! Les « individus dangereux » fourmillent ! Et derrière eux il y a le danger des dangers — l’individuum !

176.

La critique des pères. — Pourquoi supporte-t-on maintenant déjà la vérité sur le passé le plus récent ? Parce qu’il existe toujours une nouvelle génération qui se sent en contradiction avec ce passé, et qui jouit, dans cette critique, des prémices du sentiment de puissance. Autrefois, la génération nouvelle voulait, au contraire, se fonder sur l’ancienne et elle commençait à avoir conscience d’elle-même, non seulement en acceptant les opinions des pères, mais en les défendant plus sévèrement encore, si cela était possible. Critiquer l’autorité paternelle était autrefois un vice : maintenant les jeunes idéalistes commencent par là.

181.

Gouverner. — Les uns gouvernent par joie de gouverner, les autres pour ne pas être eux-mêmes gouvernés : — Entre deux maux celui-ci n’est que le moindre.

182.

La logique grossière. — On dit d’un homme, avec le plus profond respect : « C’est un caractère ! » — Oui ! s’il étale une logique grossière, une logique qui saute aux yeux les moins clairvoyants ! Mais dès qu’il s’agit d’un esprit plus subtil et plus profond, conséquent à sa manière, la manière supérieure, les spectateurs nient l’existence du caractère. C’est pourquoi les hommes d’État rusés jouent généralement leur comédie sous le couvert de la conséquence grossière.

185.

Mendiants. — Il faut supprimer les mendiants, car on se fâche lorsqu’on leur donne l’aumône et l’on se fâche lorsqu’on ne la leur donne point.

189.

De la grande politique. — Quelle que soit la part que prennent, dans la grande politique, l’utilitarisme et la vanité des individus comme des peuples : la force la plus vivace qui les pousse en avant est le besoin de puissance, qui, non seulement dans l’âme des princes et des puissants, mais encore, et non pour la moindre part, dans les couches inférieures du peuple, jaillit, de temps en temps, de sources inépuisables. L’heure revient toujours à nouveau, l’heure où les masses sont prêtes à sacrifier leur vie, leur fortune, leur conscience, leur vertu pour se créer cette jouissance supérieure et pour régner, en nation victorieuse et tyranniquement arbitraire, sur d’autres nations (ou du moins pour se figurer qu’elles règnent). Alors les sentiments de prodigalité, de sacrifice, d’espérance, de confiance, d’audace extraordinaire, d’enthousiasme jaillissent si abondamment que le souverain ambitieux ou prévoyant avec sagesse, peut saisir le premier prétexte à une guerre et substituer à son injustice la bonne conscience du peuple. Les grands conquérants ont toujours tenu le langage pathétique de la vertu : ils avaient toujours autour d’eux des masses qui se trouvaient en état d’exaltation et ne voulaient entendre que des discours exaltés. Singulière folie des jugements moraux ! Lorsque l’homme a le sentiment de la puissance, il se croit et s’appelle bon : et c’est alors justement que les autres, sur lesquels il lui faut épancher sa puissance, l’appellent méchant ! Hésiode, dans sa fable des âges de l’homme, a peint deux fois de suite la même époque, celle des héros d’Homère, et c’est ainsi que d’une seule époque il en a fait deux : vue par l’esprit de ceux qui se trouvaient sous une contrainte épouvantable, sous la contrainte d’airain de ces héros aventureux de la force ou qui en avaient entendu parler par leurs ancêtres, cette époque apparaissait comme mauvaise : mais les descendants de ces générations chevaleresques vénéraient en elle le bon vieux temps, presque bienheureux. C’est pourquoi le poète ne sut point s’en tirer autrement que comme il fit, — car il avait probablement autour de lui des auditeurs des deux espèces !

195.

Ce que l’on appelle l’éducation classique. — Découvrir que notre vie est vouée à la connaissance ; que nous la gaspillerions, non ! que nous l’aurions gaspillée, si cette consécration ne nous protégeait pas devant nous-mêmes ; se répéter ces vers, souvent et avec émotion :
Destinée, je te suis ! Si je ne le voulais point,
Il me faudrait le faire, même parmi les larmes !

— Et maintenant, en faisant un retour sur le chemin de la vie, découvrir également qu’il y a quelque chose qui est irréparable : la dissipation de notre jeunesse, lorsque nos éducateurs n’ont point employé ces années ardentes et avides de savoir, pour nous mener au-devant de la connaissance des choses, mais qu’ils les ont usées à l’ « éducation classique » ! La dissipation de notre jeunesse, lorsque l’on nous inculqua, avec autant de maladresse que de barbarie, un savoir imparfait, concernant les Grecs et les Romains, ainsi que leurs langues, agissant à l’encontre du principe supérieur de toute culture, qu’il ne faut donner un aliment qu’à celui qui a faim de cet aliment ! Lorsqu’on nous imposa par la force, les mathématiques, au lieu de nous amener d’abord au désespoir de l’ignorance et de réduire notre petite vie quotidienne, nos mouvements et tout ce qui se passe du matin au soir dans l’atelier, au ciel et dans la nature, à des milliers de problèmes, de problèmes suppliciants, humiliants, irritants, — pour montrer alors à notre désir que nous avons avant tout besoin d’un savoir mathématique et mécanique, et nous enseigner ensuite le premier ravissement scientifique que procure la logique absolue de ce savoir ! Que ne nous a-t-on enseigné, ne fût-ce que le respect devant ces sciences ; que n’a-t-on fait trembler d’émotion notre âme, rien qu’une seule fois, devant les luttes, les défaites, les reprises de combat des grands hommes, devant le martyrologe qu’est l’histoire de la science pure ! Au contraire, nous étions saisis d’un certain mépris en face des sciences véritables, en faveur des études « historiques », de l’ « instruction propre à développer l’esprit » et du « classicisme » ! Et nous nous sommes laissés tromper si facilement ! Instruction propre à développer l’esprit ! N’aurions-nous pas pu montrer du doigt les meilleurs professeurs de nos lycées et demander en riant : « Où est donc là l’instruction propre à développer l’esprit ? Et si elle manque, comment sauraient-ils l’enseigner ? » Et le classicisme ! Avons-nous appris quelque chose de ce que justement les Grecs enseignaient à leur jeunesse ? Avons-nous appris à parler comme eux, à écrire comme eux ? Nous sommes-nous exercés, sans trêve, dans l’escrime de la conversation, dans la dialectique ? Avons-nous appris à nous mouvoir avec beauté et fierté, comme eux, à exceller dans la lutte, au jeu, au pugilat, comme eux ? Avons-nous appris quelque chose de l’ ascétisme pratique de tous les philosophes grecs ? Avons-nous été exercés dans une seule vertu antique, et à la façon dont les Anciens s’y exerçaient ? Notre éducation tout entière ne manquait-elle pas de toutes méditations au sujet de la morale, et combien davantage de la seule critique possible de celle-ci, ces tentatives courageuses de vivre dans telle ou telle morale ? Provoquait-on en nous un sentiment quelconque que les Anciens estimaient plus que les modernes ? Nous montrait-on la division du jour et de la vie et les fins qu’un esprit antique plaçait au-dessus de la vie ? Avons-nous appris les langues anciennes comme nous apprenons celles des peuples vivants, — c’est-à-dire pour parler, pour parler commodément et bien ? Nulle part un savoir-faire véritable, une faculté nouvelle, résultat des années pénibles ! Mais des renseignements sur ce que les hommes savaient et pouvaient faire autrefois ! Et quels renseignements ! Rien ne m’apparaît d’année en année plus distinctement, que le monde grec et antique, malgré la simplicité et la notoriété où il semble s’étaler devant nous, est très difficile à comprendre et à peine accessible, et que la facilité habituelle dont on parle des Anciens est, ou bien de la légèreté, ou bien la vieille vanité héréditaire de l’étourderie. Les mots et les idées semblables nous trompent : mais derrière eux se cache toujours un sentiment qui devrait paraître étrange et incompréhensible au sentiment moderne. Voilà des domaines où des enfants avaient le droit de s’agiter ! Il suffit que nous l’ayons fait quand nous étions des enfants, et que nous y ayons presque gagné une antipathie définitive contre l’antiquité, l’antipathie d’une familiarité en apparence trop grande ! Car la fatuité de nos éducateurs classiques, qui prétendent être en quelque sorte en possession des anciens, qui veulent transmettre cette possession à ceux qu’ils éduquent avec l’idée que, bien qu’elle ne soit pas faite pour rendre bienheureux, elle peut du moins suffire à de pauvres vieux rats de bibliothèque, braves et fous. « Qu’ils gardent leur trésor, il est certainement digne d’eux ! » — Avec cette silencieuse arrière-pensée s’achève notre éducation classique. — Il n’y a rien à réparer à cela — du moins pas sur nous ! Mais ne pensons pas à nous !

196.

Les questions les plus personnelles de la vérité. — « Qu’est-ce au fond ce que je fais ? Et à quoi veux-je en venir, moi ? — c’est là la question de la vérité, que l’on n’enseigne pas dans l’état actuel de notre culture et que, par conséquent, l’on ne pose point, car on n’en trouverait pas le temps. Par contre, dire des bêtises aux enfants et non point leur parler de la vérité, dire des amabilités aux femmes qui seront plus tard des mères, et non point leur parler de la vérité, parler aux jeunes gens de leur avenir et de leurs plaisirs, et non point de la vérité, — à cela on trouve toujours du temps et du plaisir ! — Mais qu’est-ce que soixante-dix ans à passer ! — cela finit bientôt ; il est tellement indifférent que la vague sache où la porte la mer ! Il pourrait même y avoir de la sagesse à ne pas le savoir. — « Convenu : mais c’est un manque de fierté de ne pas même s’en informer ; notre civilisation ne rend pas les hommes fiers. » — Tant mieux ! — « Est-ce vraiment tant mieux ? »
LIVRE QUATRIÈME

208.

Question de conscience. — « Et, en résumé, que voulez-vous au fond de nouveau ? » — Nous ne voulons plus que les causes soient des péchés et les effets des bourreaux.

219.

La supercherie dans l’humiliation. — Tu as causé, par ta déraison, une peine infinie à ton prochain, et tu as détruit un bonheur sans retour, maintenant tu surmontes ta vanité, tu vas t’humilier auprès de lui, tu voues, devant lui, ta déraison au mépris et tu t’imagines qu’après cette scène difficile extrêmement pénible pour toi, tout est arrangé, que le dommage volontaire de ton honneur compense le dommage involontaire du bonheur de l’autre : rempli de ce sentiment, tu t’éloignes, réconforté, avec le sentiment d’avoir réparé ta vertu. Mais l’autre a gardé la profonde douleur qu’il avait précédemment, il n’y a rien du tout de consolant pour lui dans le fait que tu es déraisonnable et que tu le lui as dit, il se souvient même du spectacle pénible que tu lui as procuré en te méprisant devant lui, comme d’une nouvelle blessure qu’il te devrait, il ne songe cependant pas à la vengeance et ne comprend pas comment, entre toi et lui, quelque chose pourrait être aplani. Au fond, tu as joué cette scène devant toi-même, pour toi-même : tu y avais invité un témoin, encore à cause de toi et non à cause de lui, — ne sois pas ta propre dupe !

227.

Porteurs de chaînes. — Gardez-vous de tous les esprits enchaînés ! Par exemple des femmes intelligentes que leur destinée a bannies dans un entourage mesquin et borné, et qui y vieillissent. Elles sont couchées là au soleil, en apparence paresseuses et à moitié aveugles : mais chaque pas étranger, toute espèce d’imprévu les fait sursauter et montrer les dents ; elles se vengent de tout ce qui a su s’échapper de leur chenil.

237.

Danger dans un parti. — Il y a presque dans chaque parti une affliction ridicule, mais qui n’est pas sans danger : tous ceux-là en souffrent qui furent pendant de longues années les défenseurs fidèles et vénérables de l’opinion du parti, et qui s’aperçoivent soudain un jour que quelqu’un de beaucoup plus puissant s’est emparé de la trompette. Comment supporteraient-ils d’être réduits au silence ? Et c’est pourquoi ils se mettent à parler haut, et parfois dans des notes nouvelles.

248.

Simulation par devoir. — La bonté a été le mieux développée par une simulation persistante qui cherche à être de la bonté : partout où existait une grande puissance on se rendait compte de la nécessité particulière de cette espèce de simulation, — elle inspire la sécurité et la confiance, et centuple la somme réelle de puissance physique. Le mensonge est, sinon le père, du moins le nourricier de la bonté. De même l’honnêteté a été formée le plus par l’exigence d’un semblant d’honnêteté et de probité : dans l’aristocratie héréditaire. De l’exercice persistant d’une simulation finit par naître la nature : la simulation, à la longue, se supprime elle-même, des organes et des instincts sont les fruits inattendus dans le jardin de l’hypocrisie.

255.

Conversation sur la musique. — A : Que dites-vous de cette musique ? — B : Elle m’a subjugué, je n’ai rien à dire du tout. Écoutez ! La voici qui reprend ! — A : Tant mieux ! Veillons à ce que ce soit cette fois nous qui la subjuguions. Puis-je écrire quelques paroles sur cette musique ? Et aussi vous montrer un drame que vous ne vouliez peut-être pas voir à la première audition ? — B : Je vous écoute ! J’ai deux oreilles et davantage si cela est nécessaire. Approchez-vous tout près de moi ! — A : Ce n’est pas encore cela qu’il veut nous dire, jusqu’à présent, il promet seulement qu’il veut dire quelque chose, quelque chose d’inouï, ainsi qu’il le donne à entendre par ces gestes. Car ce sont des gestes. Comme il fait signe ! comme il se redresse ! comme il gesticule ! Et voilà que le moment de tension suprême lui semble arrivé : encore deux fanfares et il présentera son thème superbe et paré, comme ruisselant de pierres précieuses. Est-ce une belle femme ? Ou bien un beau cheval ? Bref, il regarde autour de lui, ravi, car il a des coups d’œil de ravissement à rassembler ; — ce n’est qu’à présent que son thème lui plaît entièrement, maintenant seulement il devient inventif, il ose des traits nouveaux et audacieux. Comme il fait ressortir son thème ! Ah ! prenez garde ! — il ne s’entend pas seulement à orner, mais aussi à farder ! Il sait bien quelle est la couleur de la santé, il s’entend à la faire apparaître, — il est plus fin dans sa connaissance de soi que je ne le pensais. Et maintenant il est persuadé qu’il a convaincu ses auditeurs, il présente ses inventions comme si elles étaient les choses les plus importantes sous le soleil, il indique son thème d’un doigt insolent, comme s’il était trop bon pour ce monde. — Ah ! comme il est méfiant ! Il a peur que nous ne nous fatiguions ! C’est pourquoi il enfouit ses mélodies sous des choses doucereuses, — le voici qui fait même appel à nos sens plus grossiers, pour nous émouvoir et nous tenir de nouveau sous sa puissance. Écoutez comme il évoque la force élémentaire des rythmes, de la tempête et de l’orage ! Et maintenant qu’il s’aperçoit que ceux-ci nous saisissent, nous étranglent et sont prêts à nous écraser, il ose mêler de nouveau son thème au jeu des éléments, pour nous convaincre, nous qui sommes à moitié assourdis et ébranlés, que notre assourdissement et notre émotion sont les effets de son thème miraculeux. Et désormais les auditeurs lui prêtent foi : dès que le thème retentit un souvenir de ces émouvants effets élémentaires naît dans leur mémoire, — et le thème profite maintenant de ce souvenir, — le voici devenu « démoniaque » ! Quel connaisseur de l’âme humaine est ce musicien ! Il nous domine avec les artifices d’un orateur populaire. — Mais la musique se tait ! — B : Et elle fait joliment bien ! car je ne puis plus supporter de vous entendre ! Je préfère dix fois me laisser tromper que de connaître une fois la vérité à votre façon ! — A : Voilà ce que je voulais entendre de vous. Les meilleurs sont maintenant faits à votre image : vous êtes satisfaits de vous laisser tromper ! Vous venez ici avec des oreilles grossières et pleines de convoitise, vous n’apportez pas la conscience de l’art d’écouter. En route, vous avez jeté loin de vous votre plus subtile bonne foi. Et ainsi vous corrompez l’art et les artistes. Toujours, lorsque vous applaudissez et jubilez, vous avez, entre les mains, la conscience de l’artiste — et malheur à eux, s’ils s’aperçoivent que vous ne savez pas discerner la musique innocente de la musique coupable ! Je ne veux vraiment pas parler de « bonne » et de « mauvaise » musique, — il y en a de celle-ci et de celle-là dans les deux espèces ! Mais j’appelle musique innocente celle qui ne pense absolument qu’à soi, ne croit qu’à soi et qui, à cause d’elle-même, aura oublié le monde, — la plus profonde solitude, qui élève sa voix, qui se parle d’elle-même, à elle-même, et qui ne sait plus qu’il y a là dehors des auditeurs qui prêtent l’oreille, des effets, des malentendus et des insuccès. — En fin de compte : la musique que nous venons d’entendre est précisément de cette espèce noble et rare, et tout ce que j’ai dit d’elle était mensonger, — excusez ma méchanceté, si l’ envie vous en prend ! — B : Ah ! vous aimez donc aussi cette musique ? Alors beaucoup de péchés vous sont pardonnés.

258.

Flatter le chien. — Il suffit de caresser une fois le poil de ce chien : de suite il se met à vibrer et à lancer des étincelles comme ferait tout autre flatteur — et il est spirituel à sa façon. Pourquoi ne le supporterions-nous pas ?

269.

Les malades et l’art. — Contre toute espèce de tristesse et de misère de l’âme il faut avant tout essayer un changement de régime et un dur travail corporel. Mais les hommes ont l’habitude dans ce cas de recourir à des procédés d’enivrement : par exemple à l’art, — pour leur malheur et aussi pour celui de l’art ! Ne remarquez-vous pas que si vous recourez à l’art, en tant que malades, vous rendez l’art malade ?

276.

Souvent ! sans que l’on s’y attende ! — Combien d’hommes mariés ont vu venir le matin où ils s’apercevaient que leur jeune femme était ennuyeuse et se figurait le contraire ! Pour ne point parler de ces femmes dont la chair est prompte, mais l’esprit faible !

279.

En quoi nous devenons des artistes. — Celui qui fait de quelqu’un son idole essaie de se justifier devant lui-même en l’élevant dans l’idéal ; il se fait artiste, sur la personne de son idole, pour avoir une bonne conscience. S’il souffre il ne souffre, pas de son ignorance, mais du mensonge qu’il se fait à soi-même en affectant l’ignorance. — La misère et la joie intérieures d’un pareil homme (— et tous ceux qui aiment avec passion son ainsi faits —) ne peuvent s’épuiser avec des seaux de dimension normale.

281.

Le « moi » veut tout avoir. — Il semble que l’homme n’agisse en général que pour posséder : du moins les langues qui ne considèrent toute action passée que comme aboutissant à une possession permettent-elles cette supposition (« j’ai parlé, lutté, vaincu », cela veut dire : je suis maintenant en possession de ma parole, de ma lutte, de ma victoire). Comme l’homme apparaît avide ! Ne pas se laisser arracher le passé, désirer l’avoir encore, lui aussi !

282.

Danger dans la beauté. — Cette femme est belle et intelligente ; hélas ! combien elle serait devenue plus intelligente si elle n’était pas belle.

302.

Une fois, deux fois et trois fois vrai. — Les hommes mentent indiciblement beaucoup, mais ils n’y pensent plus après coup et n’y croient pas en général.

309.

Crainte et amour. — La crainte a fait progresser la connaissance générale des hommes plus que l’amour, car la crainte veut deviner qui est l’autre, ce qu’il sait, ce qu’il veut : en se trompant dans ce cas on créerait un danger ou un préjudice. Par contre, l’amour est porté secrètement à voir dans l’autre des choses aussi belles que possible, ou bien à élever l’autre autant qu’il se peut : ce serait pour lui une joie et un avantage de s’y tromper, — c’est pourquoi il le fait.

311.

Ce que l’on appelle l’âme. — La somme des mouvements intérieurs qui sont faciles à l’homme, et qu’il fait par conséquent volontiers et avec grâce, cette somme est appelée âme ; — l’homme passe pour être dépourvu d’âme lorsqu’il laisse voir que les mouvementsde l’âme lui sont pénibles et durs.

312.

Les oublieux. — Dans les explosions de la passion et dans les délires du rêve et de la folie, l’homme reconnaît son histoire primitive et celle de l’humanité : il reconnaît l’animalité et ses grimaces sauvages ; alors sa mémoire revient assez loin en arrière, tandis qu’au contraire son état civilisé s’était développé de l’oubli de ces expériences primitives, c’est-à-dire du relâchement de cette mémoire. Celui qui, homme oublieux d’espèce supérieure, est toujours resté très loin de ces choses, ne comprend pas les hommes, — mais c’est un avantage si, de temps en temps, il y a des individus qui « ne les comprennent pas », des individus engendrés en quelque sorte par la semence divine et mis au monde par la raison.

317.

Le jugement du soir. — Celui qui réfléchit à sa tâche de la journée ou de la vie, lorsqu’il est arrivé au bout et qu’il est fatigué, se livre généralement à des considérations mélancoliques : mais il ne faut s’en prendre ni au jour ni à la vie, mais à la fatigue. — Au milieu du travail fécond nous ne prenons généralement pas le temps de juger la vie et l’existence, et pas davantage au milieu de la jouissance : mais si d’aventure nous nous y arrêtons quand même, nous ne donnons plus raison à celui qui attend le septième jour et le repos, pour trouver bien tout ce qui est, — il a laissé passer le moment le meilleur.

321.

Danger dans l’innocence. —Les hommes innocents deviennent des victimes en toutes choses, puisque leur innocence les empêche de distinguer entre la mesure et l’exagération, d’être, en temps voulus, sur leurs gardes vis-à-vis d’eux-mêmes. C’est ainsi que les jeunes femmes innocentes, c’est-à-dire ignorantes, s’habituent aux jouissances fréquentes des aphrodisies, et, plus tard, ces jouissances leur manquent beaucoup, quand leurs maris tombent malades ou vieillissent avant l’âge ; c’est justement parce que, candides et confiantes, elles s’imaginent que les rapports fréquents sont la règle et un droit, qu’elles sont amenées à un besoin qui les expose plus tard aux tentations les plus violentes et à pis que cela. Mais, pour se placer à un point de vue plus général et plus élevé : celui qui aime un homme ou une chose, sans les connaître, devient la proie de quelque chose qu’il n’aimerait pas s’il pouvait le voir. Partout où l’expérience, les précautions et les démarches prudentes sont nécessaires, l’innocent pâtit le plus cruellement, car il faut qu’il boive aveuglément la lie et le poison le plus secret d’une chose. Que l’on considère les procédés de tous les princes, des églises, des sectes, des partis, des corporations : n’emploie-t-on pas toujours l’innocent comme amorce désignée, dans les cas les plus difficiles et les plus décriés ? — comme Ulysse se servit de cet innocent Néoptolémos pour dérober son arc et ses flèches au vieil ermite malade de Lemnos. — Le christianisme, avec son mépris du monde, a fait de l’ignorance une vertu chrétienne, peut-être parce que le résultat le plus fréquent de cette innocence se trouve être, comme je l’ai indiqué, la faute, le sentiment de la faute, le désespoir, donc une vertu qui mène au ciel par le détour de l’enfer : car maintenant seulement les sombres propylées du salut chrétien peuvent s’ouvrir, maintenant seulement agit la promesse d’une seconde innocence posthume : — c’est une des plus belles inventions du christianisme !

324.

Philosophie des comédiens. — Une illusion qui fait le bonheur des grands comédiens, c’est celle de croire que les personnages historiques qu’ils interprètent étaient véritablement dans le même état d’esprit que celui où ils se trouvent pendant leur interprétation ; — mais en cela ils se trompent grandement : leur force imitatrice et divinatrice qu’ils aimeraient bien faire passer pour une puissance lucide, pénètre tout juste assez loin pour expliquer les gestes, les intonations, les regards et, en général, tout ce qui est extérieur ; ce qui veut dire qu’ils saisissent l’ombre de l’âme d’un grand héros, d’un homme d’État, d’un guerrier, d’un ambitieux, d’un jaloux, d’un désespéré, ils pénètrent jusque tout près de l’âme, mais non pas jusque dans l’esprit de leur sujet. Ce serait là vraiment une belle découverte, s’il suffisait du comédien clairvoyant, au lieu du penseur, du connaisseur, du spécialiste, pour éclairer l’essence même d’un état moral quelconque ! N’oublions donc jamais, chaque fois que de pareilles prétentions se font entendre, que le comédien n’est qu’un singe idéal et qu’il est tellement singe qu’il n’est même pas capable de croire à l’« essence » et à l’« essentiel » : tout devient pour lui jeu, intonation, attitude, scène, coulisse et public.

329.

Les calomniateurs de la sérénité. — Les hommes qui ont reçu de la vie une blessure profonde ont mis en suspicion toute sérénité, comme si elle était toujours enfantine et puérile, et si elle révélait une déraison dont l’aspect ne pourrait provoquer que la pitié et l’attendrissement, tel le sentiment que l’on éprouve lorsqu’un enfant tout près de la mort caresse encore ses jouets sur son lit. De tels hommes voient, sous toutes les roses des tombes cachées et dissimulées ; les réjouissances, le bruit, la musique joyeuse leur apparaissent comme les illusions volontaires d’un homme dangereusement malade qui veut encore s’abreuver, pendant une minute, à l’ivresse de la vie. Mais ce jugement sur la sérénité n’est pas autre chose que la réfraction de celle-ci sur le fond obscur de la fatigue et de la maladie : il est lui-même quelque chose de touchant, de déraisonnable qui incite à la pitié, quelque chose d’enfantin, de puéril même, mais qui vient de cette seconde confiance qui suit la vieillesse et qui précède la mort.

330.

Pas encore assez ! — Il ne suffit pas de démontrer une chose, il faut encore y induire les hommes ou les élever jusqu’à elle. C’est pourquoi l’initié doit apprendre à dire sa sagesse : et souvent de façon à ce qu’elle sonne comme une folie !

335.

Pour que l’on considère l’amour comme de l’amour. — Nous avons besoin d’être francs à l’égard de nous-mêmes et de bien nous connaître pour pouvoir exercer à l’égard des autres cette simulation bienveillante que l’on appelle amour et bonté.

338.

Compensation de conscience. — Tel homme peut être la conscience de tel autre homme, et cela est surtout important quand l’autre n’en a pas.

354.

Courage de souffrir. — Tels que nous sommes faits maintenant, nous sommes capables de supporter une certaine dose de déplaisir et notre estomac est habitué à ces nourritures indigestes. Peut-être que sans elles nous trouverions fade le repas de la vie : et sans la bonne volonté de souffrir nous serions forcés de laisser échapper beaucoup trop de joies.

375.

Parler trop distinctement. — Il y a plusieurs raisons pour articuler distinctement en parlant : d’une part la méfiance à l’égard de soi-même dans l’usage d’une langue nouvelle qui ne vous est pas courante, d’autre part aussi la méfiance à l’égard des autres à cause de leur bêtise ou de leur lenteur de compréhension. Et il en est de même des choses spirituelles : notre communication est parfois trop appuyée, trop pénible, parce que, s’il en était autrement, ceux à qui nous nous communiquons ne nous entendraient pas. Par conséquent le style parfait et léger n’est permis que devant un auditoire parfait.

376.

Dormir beaucoup. — Que faire pour se stimuler lorsque l’on est fatigué et que l’on a assez de soi-même ? L’un recommande la table de jeu, l’autre le christianisme, un troisième l’électricité. Mais ce qu’il y a de meilleur, mon cher mélancolique, c’est encore de beaucoup dormir, au sens propre et au figuré ! C’est ainsi que l’on finira par avoir de nouveau son matin ! Un tour de force dans la sagesse de la vie, c’est de savoir intercaler à temps le sommeil sous toutes ses formes.

379.

Vraisemblable et invraisemblable. — Une femme aimait secrètement un homme, l’élevait bien au-dessus d’elle et se disait cent fois en secret : « Si un pareil homme m’aimait ce serait comme une grâce devant laquelle il faudrait que je me prosterne dans la poussière ! » Et il en était de même pour l’homme, précisément pour la même femme, et à part lui, dans le secret de son être, il se répétait des paroles semblables. Lorsque enfin il se trouva que la langue de tous deux fut déliée et qu’ils purent se dire ce que tous deux avaient sur le cœur de profondément secret, il y eut un silence et une certaine hésitation. Puis la femme reprit d’une voix refroidie : « Mais il est tout à fait clair que nous ne sommes pas tous deux pareils à ce que nous avons aimé ! Si tu es ce que tu dis, et si tu n’es pas davantage je me suis abaissée en vain pour t’aimer ; le démon m’a égarée tout comme toi. » — Cette histoire très vraisemblable n’arrive jamais, — pourquoi ?

383.

La comédie de la pitié. — Quelle que soit la part que nous prenions au sort d’un malheureux, en sa présence nous jouons toujours un peu la comédie, nous ne disons pas beaucoup de choses que nous pensons et telles que nous les pensons, avec la circonspection d’un médecin au lit d’un malade qui est en danger de mort.

385.

Les vaniteux. — Nous sommes comme des étalages de magasins, où nous passons notre temps à disposer, à cacher, à mettre en lumière les prétendues qualités que les autres nous prêtent — pour nous tromper nous-mêmes.

387.

Comment on réfléchit avant le mariage. — En admettant qu’elle m’aime, comme elle m’importunerait à la longue ! Et, en admettant qu’elle ne m’aime pas, comme il y aurait des raisons plus grandes encore pour qu’à la longue elle me devienne importune ! — Il n’y a là en présence que deux façons d’être importun - marions-nous donc !

401.

Oubli dangereux. — On commence par désapprendre d’aimer les autres et l’on finit par ne plus rien trouver chez soi-même qui soit digne d’être aimé.

412.

Spirituel et borné. — Il ne sait rien apprécier en dehors de lui-même ; et lorsqu’il veut estimer d’autres gens, il faut toujours qu’il commence par les transformer en lui-même. En cela il est spirituel.

415.

Remedium amoris. — Il n’y a encore d’efficace contre l’amour, dans la plupart des cas, que ce vieux remède radical : l’amour en retour.

418.

Le jeu de la vérité. — Il y en a qui sont véridiques, — non parce qu’ils détestent de simuler des sentiments, mais parce qu’ils réussiraient mal à faire accorder créance à leur dissimulation. Bref ils n’ont pas confiance en leur talent de comédien et ils préfèrent la probité, la « fin de la vérité ».

420.

Astuce de la victime. — Il y a une triste astuce à vouloir se tromper sur quelqu’un à qui l’on s’est sacrifié, en lui fournissant l’occasion de nous apparaître tel que nous désirons qu’il fût.

421.

À travers d’autres. — Il y a des hommes qui ne veulent pas du tout être vus autrement que projetant leurs rayons à travers d’autres. Et il y a beaucoup d’habileté à cela.

422.

Faire plaisir à d’autres. — Pourquoi le fait de faire plaisir est-il supérieur à tous les autres plaisirs ? — Parce que de cette manière on peut faire plaisir en une fois aux cinquante instincts qui vous sont propres. Ce seront peut-être quelques très petites joies : mais si on les réunit toutes dans une seule main, on aura la main plus pleine que jamais, — et le cœur aussi ! —
LIVRE CINQUIÈME

424

Pour qui la vérité ? — Jusqu’à présent, les erreurs ont été les puissances les plus riches en consolations : maintenant on attend les mêmes services des vérités reconnues et l’on attend un peu longtemps. Comment, les vérités ne seraient-elles peut-être justement pas à même de consoler ? — Serait-ce donc là un argument contre les vérités ? Qu’ont-elles de commun avec l’état maladif des hommes souffrants et dégénérés, pour que l’on puisse exiger qu’elles fussent utiles à ceux-ci ? On ne prouve rien contre la vérité d’une plante si l’on établit qu’elle ne saurait contribuer, en aucune façon, à la guérison des hommes malades. Mais jadis on était convaincu que l’homme était le but de la nature, au point que l’on admettait, sans plus, que la connaissance ne pouvait rien révéler qui ne fût salutaire et utile à l’homme, et même qu’il ne saurait, à aucun prix, y avoir autre chose au monde. Peut-être pourra-t-on conclure de tout cela que la vérité, comme entité et ensemble, n’existe que pour les âmes à la fois puissantes et désintéressées, joyeuses et apaisées (telle qu’était celle d’Aristote), de même que ces âmes aussi seront seules à même de la chercher : car les autres cherchent des remèdes à leur usage, quel que soit d’ailleurs l’orgueil qu’ils mettent à vanter leur intellect et la liberté de cet intellect, — ils ne cherchent point la vérité. Voilà pourquoi la science procure si peu de joie véritable à ces autres hommes qui lui font un reproche de sa froideur, de sa sécheresse et de son inhumanité : c’est là le jugement des malades sur les jeux de ceux qui se portent bien. — Les dieux de la Grèce, eux aussi, ne s’entendaient pas à consoler ; lorsque l’humanité grecque finit par tomber malade, elle aussi, ce fut une raison pour que périssent de pareils dieux.

438.

L’homme et les choses. — Pourquoi l’homme ne voit-il pas les choses ? Il se trouve lui-même dans le chemin : il cache les choses.

439.

Signes distinctifs du bonheur. — Toutes les sensations de bonheur ont deux choses en commun, la plénitude du sentiment et la pétulance qui en résulte ; en sorte que l’on se sent dans son élément comme un poisson dans l’eau et que l’on s’y agite. De bons chrétiens comprendront ce que c’est que l’exubérance chrétienne.

440.

Ne point abdiquer ! — Renoncer au monde sans le connaître, comme une nonne, — c’est aboutir à une solitude stérile, peut-être mélancolique. Cela n’a rien de commun avec la solitude de la vie contemplative chez le penseur : lorsqu’il choisit cette solitude il ne veut nullement renoncer ; ce serait tout au contraire pour lui du renoncement, de la mélancolie, la destruction de soi-même, de devoir persister dans la vie pratique : il renonce à celle-ci, puisqu’il la connaît, puisqu’il se connaît. C’est ainsi qu’il fait un bond dans son eau, c’est ainsi qu’il gagne sa sérénité.

441.

Pourquoi le prochain devient pour nous de plus en plus lointain. — Plus nous songeons à tout ce qui était, à tout ce qui sera, plus nous apparaît atténué ce qui fortuitement se trouve dans le présent. Si nous vivons avec les morts et si nous mourons de leur agonie, que sont encore pour nous les « prochains » ? Nous devenons plus solitaires, — et cela parce que le flot de l’humanité tout entière bruit autour de nous. L’ardeur qui est en nous, l’ardeur qui embrase tout ce qui est humain, augmente sans cesse — c’est pourquoi nous regardons tout ce qui nous entoure comme si c’était devenu plus indifférent, plus semblable à un fantôme. — Mais la froideur de notre regard offense !

449.

Où sont ceux qui ont besoin de l’ esprit ? — Hélas ! comme il me répugne d’imposer à un autre mes propres pensées. Je veux me réjouir de chaque pensée qui me vient, de chaque retour secret qui s’opère en moi, où les idées des autres se font valoir contre les miennes propres ! Mais, de temps en temps, survient une fête plus grande encore, lorsqu’il est permis de répandre son bien spirituel, semblable au confesseur assis dans un coin, avide de voir arriver quelqu’un qui ait besoin de consolation, qui parle de la misère de ses pensées, afin de lui remplir, à nouveau, le cœur et la main, et d’alléger son âme inquiète ! Non seulement le confesseur ne veut point en avoir de gloire : il voudrait aussi échapper à la reconnaissance, car elle est indiscrète et sans pudeur devant la solitude et le silence. Mais vivre sans nom ou doucement raillé, trop obscurément pour éveiller l’envie ou l’inimitié, armé d’un cerveau sans fièvre, d’une poignée de connaissances, et d’une poche pleine d’expériences, être en quelque sorte un médecin des pauvres d’esprit et aider à l’un ou l’autre, quand sa tête est troublée par des opinions, sans qu’il s’aperçoive au juste qui lui à aidé ! Ne point vouloir garder raison devant lui et célébrer une victoire, mais lui parler de façon à ce que, après une petite indication imperceptible, ou une objection, il trouve de lui-même ce qui est vrai et qu’il s’en aille fièrement à cause de cela ! Être comme une auberge médiocre qui ne repousse personne qui est dans le besoin, mais que l’on oublie après coup et dont on se moque ! N’avoir l’avantage en rien, ni la nourriture meilleure, ni l’air plus pur, ni l’esprit plus joyeux, — mais toujours donner, rendre, communiquer, devenir plus pauvre ! Savoir être petit pour être accessible à beaucoup de monde et n’humilier personne ! Prendre sur soi beaucoup d’injustice et avoir rampé comme des vers à travers toute espèce d’erreurs, pour pouvoir pénétrer, sur des chemins secrets, auprès de beaucoup d’âmes cachées ! Toujours dans une même façon d’amour et toujours dans un même égoïsme et une même jouissance de soi ! Être en possession d’un pouvoir et demeurer cependant caché, renonciateur ! Être sans cesse couché au soleil de la douceur et de la grâce et savoir cependant que l’accès du sublime est à portée de la main ! — Voilà qui serait une vie ! Voilà qui serait une raison pour vivre longtemps !

453.

Interrègne moral. — Qui serait capable de décrire maintenant déjà ce qui remplacera un jour les sentiments et les jugements moraux ? — bien que l’on soit à même de se rendre compte que ceux-ci sont entachés d’erreurs dès leur base, et que leur édifice ne se peut réparer : leur sanction diminue forcément de jour en jour, dans la mesure où la sanction de la raison ne diminue pas. Édifier à nouveau les lois de la vie et de l’action, — pour accomplir cette tâche, nos sciences de la physiologie, de la médecine, de la société et de la solitude ne sont pas encore assez sûres d’elles-mêmes : et ce n’est qu’à ces sciences que l’on peut emprunter les pierres fondamentales d’un idéal nouveau (si ce n’est cet idéal lui-même). Nous vivons donc d’une existence provisoire ou d’une existence de traînards, selon notre goût et selon nos talents, et ce que nous faisons de mieux, dans cet interrègne, c’est d’être, autant que possible, nos propres reges et de ne point fonder de petits États à l’essai. Nous sommes des expériences. Ayons la volonté d’en être !

454.

Interruption. — Un livre comme celui-ci n’est pas fait pour être lu hâtivement d’un bout à l’autre, ni pour en faire la lecture à haute voix. Il faut l’ouvrir souvent, surtout en se promenant ou en voyage ; il faut pouvoir s’y plonger, puis regarder ailleurs et ne rien trouver d’habituel autour de soi.

462.

Cures lentes. — Les maladies chroniques du corps se forment, comme celles de l’âme, très rarement à la suite d’un seul manquement grossier à la raison du corps et de l’âme, mais généralement par d’innombrables petites négligences imperceptibles. — Celui qui, par exemple, jour par jour, à un degré insignifiant, respire trop faiblement, et aspire trop peu d’air dans les poumons, en sorte que, dans leur ensemble, il ne leur demande pas un effort suffisant et ne les exerce pas assez, finit par s’attirer une pneumonie chronique : dans un cas pareil, la guérison ne peut être atteinte autrement qu’en corrigeant, insensiblement, les mauvaises habitudes par des habitudes contraires et des petits exercices, en se faisant, par exemple, pour règle d’aspirer une fois tous les quarts d’heure, fortement et profondément (si possible en se couchant par terre à plat ; il faudrait alors se servir d’une montre à secondes qui sonne les quarts d’heure). Toutes ces cures sont lentes et minutieuses, et celui qui veut guérir son âme doit, lui aussi, songer à changer les plus petites habitudes. Certain adresse dix fois par jour une parole froide et mauvaise à son entourage et il s’en préoccupe fort peu, ne songeant surtout pas qu’au bout de quelques années il a créé, au-dessus de lui, une loi de l’habitude qui le force dès lors à indisposer son entourage dix fois par jour. Mais il peut aussi s’habituer à lui faire dix fois du bien ! —

472.

Ne point se justifier. — A : Mais pourquoi ne veux-tu pas te justifier ? — B : Je le pourrais en cela et en mille autres choses, mais je méprise le plaisir qu’il y a dans la justification : car tout cela importe peu pour moi, et je préfère porter sur moi des taches que de procurer à ces gens mesquins le plaisir perfide de se dire : « Il accorde beaucoup d’importance à ces choses ! » C’est là justement ce qui n’est pas vrai ! Peut-être faudrait-il que j’accorde plus d’importance à moi-même pour avoir le devoir de rectifier les idées fausses que l’on se fait à mon sujet ; — je suis trop indifférent et trop indolent à l’égard de moi-même et, par conséquent aussi à l’égard de ce qui est provoqué par moi.

476.

La fête de la moisson de l’esprit. — Cela augmente et s’accumule de jour en jour, les expériences, les événements de la vie, les réflexions à leur sujet, les rêves que provoquent ces réflexions, — une richesse immense et ravissante ! L’aspect de cette richesse donne le vertige ; je ne comprends plus comment on peut appeler bienheureux les pauvres d’esprit ! — Mais je les envie parfois, alors que je suis fatigué : car la gestion d’une pareille richesse est une chose difficile et il n’est pas rare que sa difficulté écrase toute espèce de bonheur. — Hélas ! si l’on pouvait se contenter de contempler sa richesse ! Si l’on était que l’avare de sa connaissance !

483.

Être rassasié de l’homme. — A : Cherche la connaissance ! Oui ! Mais toujours comme homme ! Comment ? Être toujours spectateur de la même comédie, jouer toujours un rôle dans la même comédie ? Ne jamais pouvoir contempler les choses autrement qu’avec ces mêmes yeux ? Et combien doit-il y avoir d’êtres innombrables dont les organes sont plus aptes à la connaissance ! Qu’est-ce que l’humanité aura fini par reconnaître au bout de toute sa connaissance ? — ses organes ! Et cela veut peut-être dire : impossibilité de la connaissance ! Misère et dégoût ! — B : Tu es pris d’un mauvais accès, — la raison t’assaille ! Mais demain tu seras de nouveau en plein dans la connaissance, et, par cela même, en plein dans la déraison, je veux dire dans la joie que te cause tout ce qui est humain. Allons au bord de la mer ! —

485.

Perspectives lointaines. — A : Mais pourquoi donc cette solitude ? — B : Je ne suis fâché avec personne. Lorsque je suis seul cependant, il me semble que je vois mieux mes amis, que je les vois sous un jour plus favorable que lorsque je me trouve auprès d’eux et lorsque j’aimais le plus la musique, lorsque j’en avais le sentiment le plus exact, je vivais loin d’elle. Il semble qu’il me faille les perspectives lointaines pour bien penser des choses.

488.

Contre la prodigalité en amour. — Ne rougissons-nous pas lorsque nous nous surprenons en flagrant délit d’une aversion violente ? Mais nous devrions rougir également de nos sympathies violentes, à cause de l’injustice qu’il y a aussi en elles. Plus encore : il y a des hommes dont le cœur se serre et qui se sentent comme à l’étroit lorsque quelqu’un ne leur prodigue sa sympathie qu’en en retirant une part aux autres. Lorsqu’ils entendent à la voix que c’est eux que l’on choisit, préfère ! Hélas ! je ne suis pas reconnaissant pour ce genre de choix, je m’aperçois que j’en veux à celui qui veut me distinguer ainsi : il ne doit pas m’aimer aux dépens des autres ! J’ai déjà de la peine à me contenir moi-même ! Et souvent encore mon cœur déborde et il y a des raisons à ma pétulance. — À quelqu’un qui possède cela il ne faut pas apporter ce qui, à d’autres est nécessaire, amèrement nécessaire !

489.

Amis dans la misère. — Il nous arrive parfois de remarquer qu’un de nos amis s’accorde mieux avec un autre de nos amis qu’avec nous-mêmes, que sa délicatesse se tourmente de ce choix à faire et que son égoïsme n’est pas à la hauteur de cette décision : alors il nous faut lui faciliter la séparation et l’offenser pour l’éloigner de nous. — Cela est également nécessaire lorsque nous passons à une façon de penser qui lui serait néfaste : il faut que notre affection pour lui nous pousse à lui créer, par une injustice que nous prenons sur nous, une bonne conscience qui lui permette de se séparer de nous.

500.

À rebrousse-poil. — Un penseur peut se contraindre pendant des années de penser à rebrousse-poil : je veux dire de ne pas suivre les pensées qui s’offrent à lui, venant de son intérieur, mais celles à quoi semblent l’obliger un emploi, une division prescrite du temps, une façon arbitraire de s’appliquer. Mais il finit par tomber malade : car cette apparente contrainte morale détruit sa force nerveuse aussi radicalement que pourrait le faire une débauche dont il se serait fait une règle.

501

Âmes mortelles ! — Par rapport à la connaissance, la plus utile conquête qui ait peut-être été faite, c’est d’avoir renoncé à la croyance en l’âme immortelle. Maintenant l’humanité a le droit d’attendre, maintenant elle n’a plus besoin de se précipiter et d’accepter des idées mal examinées, comme il lui fallait faire autrefois. Car alors le salut de la pauvre « âme immortelle » dépendait de ses convictions durant une courte existence, il lui fallait se décider d’aujourd’hui à demain, — la « connaissance » avait une importance épouvantable ! Nous avons reconquis le bon courage à errer, à essayer, à prendre provisoirement — tout cela a moins d’importance ! — et c’est justement pour cela que des individus et des générations entières peuvent envisager des tâches si grandioses qu’elles seraient apparues au temps jadis comme de la folie et un jeu impie avec le ciel et l’enfer. Nous avons le droit de faire des expériences avec nous-mêmes ! L’humanité tout entière en a même le droit ! Les plus grands sacrifices n’ont pas encore été portés à la connaissance, — soupçonner de pareilles pensées, telles qu’elles précèdent maintenant nos actes, cela aurait déjà constitué jadis un sacrilège et l’abandon de notre salut éternel.

516.

Ne pas faire entrer son démon dans le prochain. — Restons-en toujours pour ces temps-ci à l’opinion que la bienveillance et les bienfaits constituent l’homme bon ; mais ne manquons pas d’ajouter : « à condition qu’il commence par se servir de sa bienveillance et de ses bienfaits à l’égard de lui-même ! » Car autrement — s’il fuit devant lui-même, s’il se déteste et se fait du mal — il ne sera certainement pas un homme bon. Alors il ne fera que se sauver de lui-même dans les autres : que les autres prennent garde à ce qu’il ne leur advienne rien de mal, malgré tout le bien qu’il semble leur vouloir ! — Mais c’est justement cela : fuir et haïr son moi, vivre dans et pour les autres — que l’on a appelé jusqu’à présent, avec autant de déraison que d’assurance, « non-égoïste », et, par conséquent, « bon » !

528.

Abstinence plus rare. — C’est souvent un signe d’humanité qui n’est pas sans importance que de ne pas vouloir juger quelqu’un et de se refuser à faire des réflexions à son sujet.

531.

Avoir un autre sentiment en face de l’art. — À partir du moment où l’on se met à vivre en ermite, dévorant et dévoré, avec la seule compagnie de ses pensées profondes et fécondes, on ne veut plus rien savoir du tout de l’art, ou bien on lui demande tout autre chose que jadis, — c’est-à-dire que l’on change son goût. Car autrefois, par le moyen de l’art, on voulait, pour un moment, pénétrer dans l’élément où l’on vit maintenant d’une façon stable ; alors on évoquait en rêve le ravissement d’une possession, maintenant on possède. Au contraire, jeter loin de soi ce que l’on tient à présent, et rêver que l’on est pauvre, enfant, mendiant et fou — cela peut maintenant nous faire plaisir à l’occasion.

532.

« L’amour rend égaux ». — L’amour veut épargner à celui à qui il se voue tout sentiment d’être étranger, il est par conséquent plein de dissimulation et d’assimilation, il trompe sans cesse et il joue une égalité qui n’existe pas en réalité. Et cela se fait si instinctivement que des femmes aimantes nient cette dissimulation et cette duperie douce et continuelle et prétendent avec audace que l’amour rend égaux (ce qui veut dire qu’il fait un miracle !) — Ce phénomène est très simple lorsqu’une personne se laisse aimer, et ne juge pas nécessaire de feindre, laissant cela à l’autre personne aimante : mais il n’y a pas comédie plus embrouillée et plus inextricable que lorsque tous deux sont en pleine passion l’un pour l’autre, et que, par conséquent, chacun renonce à soi-même et se met sur le pied de l’autre, voulant partout faire comme lui : alors aucun des deux ne sait plus ce qu’il doit imiter, ce qu’il doit feindre, pour quoi il doit se donner. La belle folie de ce spectacle est trop belle pour ce monde et trop subtile pour l’œil humain.

539.

Savez-vous aussi ce que vous voulez ? — N’avez-vous jamais été tourmentés par la crainte de ne pas être aptes du tout à reconnaître ce qui est vrai ? La crainte que votre sens est encore trop émoussé et votre subtilité visuelle encore beaucoup trop grossière ? Si vous pouviez remarquer une fois quelle volonté domine derrière votre vision ! Par exemple comme hier vous vouliez voir plus qu’un autre, aujourd’hui autrement que cet autre, ou bien comme, dès l’abord, vous aspiriez à voir quelque chose qui se trouve en conformité ou en opposition avec ce que l’on a cru remarquer jusqu’à présent ! Ô honteuses envies ! Comme vous êtes souvent à l’affût de l’effet violent, ou encore de ce qui tranquillise, — puis que vous voici fatigués ! Toujours pleins de pressentiments secrets sur la façon dont la vérité devrait être conformée pour que vous, justement vous, puissiez l’accepter ! Ou bien croyez-vous qu’aujourd’hui, parce que vous avez gelé et que vous êtes maintenant secs comme un matin clair en hiver et que rien ne vous oppresse le cœur, croyez-vous que vos yeux sont meilleurs ? Ne faut-il pas de la chaleur et de l’enthousiasme pour rendre justice à une chose de la pensée ? — et c’est cela que l’on appelle voir ! Comme s’il vous était possible d’avoir avec les choses de la pensée des rapports différents de ceux que vous avez avec les hommes ! Il y a dans ces relations la même moralité, la même honorabilité, la même arrière-pensée, le même relâchement, la même crainte, — il y a là tout votre moi aimable et haïssable ! Vos affaiblissements physiques prêteront aux choses des couleurs ternes, vos fièvres en feront des monstres ! Votre matin n’éclaire-t-il pas autrement les choses que votre soir ? Ne craignez-vous pas de retrouver dans la caverne de tout ce qui est la connaissance votre propre fantôme, filet où s’enveloppe la vérité pour se déguiser devant vous ? N’est-ce pas une comédie épouvantable où vous voulez jouer si étourdiment votre rôle ?

549.

La fuite devant soi-même. — Ces hommes des luttes intellectuelles qui sont impatients à l’égard d’eux-mêmes et assombris, comme Byron ou Alfred de Musset, et qui, dans tout ce qu’ils font, ressemblent à des chevaux qui s’emportent, ces hommes qui dans leur propre œuvre ne trouvent qu’une courte joie et une ardeur qui fait presque éclater les veines, et ensuite la froide stérilité et le désenchantement : — comment ces hommes supporteraient-ils de s’approfondir sur eux-mêmes ? Ils ont soif de s’anéantir dans un « en dehors de soi » ; si, avec une pareille soif, on est chrétien, on visera à s’anéantir en Dieu, à s’identifier avec lui ; si l’on est Shakespeare on se contentera de s’anéantir dans les images de la vie passionnée ; si l’on est Byron on aura soif d’actions parce que celles-ci nous détournent de nous-mêmes plus encore que les pensées, les sentiments et les œuvres. Le besoin d’action serait-il donc au fond le besoin de fuite devant soi-même ? — ainsi demanderait Pascal. Et, en effet, les représentants les plus nobles du besoin d’action prouveraient cette assertion : il suffirait de considérer, avec la science et l’expérience d’un aliéniste, bien entendu — que les quatre hommes qui, dans tous les temps, furent les plus assoiffés d’action ont été des épileptiques (j’ai nommé Alexandre, César, Mahomet et Napoléon) : tout comme Byron lui aussi a été affligé de ce mal.
L’égoïsme idéaliste. — Il y a-t-il un état plus sacré que celui de la grossesse ? Faire tout ce que l’on fait avec la conviction intime que, d’une façon ou d’une autre, cela profitera à ce qui est en nous en état de devenir ! que cela augmentera la valeur secrète, à quoi nous pensons avec ravissement du mystère que nous portons en nous. C’est alors que l’on évite bien des choses sans être forcé de se contraindre durement ! On étouffe une parole violente, on donne la main conciliante d’une façon : l’enfant doit naître de ce qu’il y a de meilleur et de plus doux. Nous nous épouvantons de notre violence et de notre brusquerie, comme si elles versaient, au cher inconnu, une goutte de malheur dans le gobelet de sa vie ! Tout est voilé, rempli de pressentiments, on ne sait pas comment cela se passe, on attend et on cherche à être prêt. Pendant ce temps, un sentiment pur et purifiant de profonde irresponsabilité domine en nous, un sentiment pareil à celui du spectateur devant le rideau baissé. — Cela grandit, cela vient au jour, nous n’avons rien entre les mains pour déterminer sa valeur ou l’heure de sa venue. Nous en sommes entièrement réduits aux influences indirectes bienfaisantes et défensives. « Il y a là quelque chose qui grandit, quelque chose de plus grand que nous » — Tel est notre plus secret espoir : nous préparons tout en vue de sa naissance et de sa prospérité : non seulement tout ce qui est utile, mais encore le superflu, les réconfortants et les couronnes de notre âme. — Il faut vivre avec ce feu sacré ! On peut vivre ainsi ! Et soit que nous soyons dans l’attente d’une pensée ou d’une action, — en face de tout accomplissement essentiel nous ne pouvons nous comporter autrement que devant une grossesse, et nous devrions chasser à tous les vents les prétentieux discours qui parlent de « vouloir » et de « création » ! C’est le véritable égoïsme idéaliste de toujours avoir soin, de veiller et de tenir l’âme en repos, pour que notre fécondité aboutisse avec succès. Ainsi nous veillons et nous prenons soin, d’une façon indirecte, pour le bien de tous et l’état d’esprit où nous vivons, cet état d’esprit altier et doux est une huile qui se répand au loin autour de nous, même sur les âmes inquiètes. — Mais les femmes enceintes sont bizarres ! Soyons donc comme elles bizarres et ne faisons pas nos reproches aux autres de devoir l’être aussi ! Et même quand ce phénomène devient grave et dangereux : dans notre vénération devant tout ce qui est en état de devenir ne demeurons pas en reste sur la justice terrestre qui ne permet pas à un juge ou à un bourreau de toucher une femme enceinte.

563.

L’illusion de l’ordre moral. — Il n’y a pas de nécessité éternelle qui exige que toute faute soit expiée et payée, — croire à cette nécessité, c’était là une terrible illusion, à peine utile : — de même que c’est une illusion de croire que tout ce qui est considéré comme une faute en est une en réalité. Ce ne sont pas les choses qui ont tellement troublé les hommes, mais les opinions que l’on se fait des choses qui n’existent pas.

573.

Changer de peau. — Le serpent périt lorsqu’il ne peut pas changer de peau. De même les esprits que l’on empêche de changer leurs opinions cessent d’être des esprits.

574.

Ne pas oublier ! — Plus nous nous élevons, plus nous paraissons petits aux regards de ceux qui ne savent pas voler.