vendredi 20 février 2015

Nietzsche - seconde considération



De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie


Préface
On y exposera pourquoi l’enseignement, sans la vivification, pourquoi la science qui paralyse l’activité, pourquoi l’histoire, précieux superflu de la connaissance et article de luxe, doivent être sérieusement, selon le mot de Gœthe, un objet de haine, — parce que nous manquons encore actuellement de ce qu’il y a de plus nécessaire, car le superflu est l’ennemi du nécessaire.
I
Celui qui ne sait pas se reposer sur le seuil du moment, oubliant tout le passé, celui qui ne sait pas se dresser, comme le génie de la victoire, sans vertige et sans crainte, ne saura jamais ce que c’est que le bonheur, et, ce qui pis est, il ne fera jamais rien qui puisse rendre heureux les autres. Imaginez l’exemple le plus complet : un homme qui serait absolument dépourvu de la faculté d’oublier et qui serait condamné à voir, en toute chose, le devenir. Un tel homme ne croirait plus à son propre être, ne croirait plus en lui-même. Il verrait toutes choses se dérouler en une série de points mouvants, il se perdrait dans cette mer du devenir. En véritable élève d’Héraclite il finirait par ne plus oser lever un doigt. Toute action exige l’oubli, comme tout organisme a besoin, non seulement de lumière, mais encore d’obscurité. Un homme qui voudrait ne sentir que d’une façon purement historique ressemblerait à quelqu’un que l’on aurait forcé de se priver de sommeil, ou bien à un animal qui serait condamné à ruminer sans cesse les mêmes aliments. Il est donc possible de vivre sans presque se souvenir, de vivre même heureux, à l’exemple de l’animal, mais il est absolument impossible de vivre sans oublier. Si je devais m’exprimer, sur ce sujet, d’une façon plus simple encore, je dirais : il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation.
le point de vue historique aussi bien que le point de vue non historique sont nécessaires à la santé d’un individu, d’un peuple et d’une civilisation.
Nous avons vu qu’au contraire l’animal, entièrement dépourvu de conceptions historiques, limité par un horizon en quelque sorte composé de points, vit pourtant dans un bonheur relatif et pour le moins sans ennui, ignorant la nécessité de simuler
Ces hommes historiques s’imaginent que le sens de la vie leur apparaîtra à mesure qu’ils apercevront le développement de celle-ci ; ils regardent en arrière pour comprendre le présent, par la contemplation du passé, pour apprendre à désirer l’avenir avec plus de violence. Ils ne savent pas combien ils pensent et agissent d’une façon non-historique, malgré leur Histoire, et combien leurs études historiques, au lieu d’être au service de la connaissance pure, se trouvent être à celui de la vie.
II
La vie a besoin des services de l’histoire, il est aussi nécessaire de s’en convaincre que de cette autre proposition qu’il faudra démontrer plus tard, à savoir que l’excès d’études historiques est nuisible aux vivants. L’histoire appartient au vivant sous trois rapports : elle lui appartient parce qu’il est actif et qu’il aspire ; parce qu’il conserve et qu’il vénère ; parce qu’il souffre et qu’il a besoin de délivrance. À cette trinité de rapports correspondent trois espèces d’histoire, s’il est permis de distinguer, dans l’étude de l’histoire, un point de vue monumental, un point de vue antiquaire et un point de vue critique.
L’histoire appartient avant tout à l’actif et au puissant, à celui qui participe à une grande lutte et qui, ayant besoin de maîtres, d’exemples, de consolateurs, ne saurait les trouver parmi ses compagnons et dans le présent.
Par quoi donc la contemplation monumentale du passé, l’intérêt pour ce qui est classique et rare dans les temps écoulés, peut-il être utile à l’homme d’aujourd’hui ? L’homme conclut que le sublime qui a été autrefois a certainement été possible autrefois et sera par conséquent encore possible un jour. Il suit courageusement son chemin, car maintenant il a écarté le doute qui l’assaillait aux heures de faiblesse et lui faisait se demander s’il ne voulait pas l’impossible.
Ce que l’on célèbre dans les fêtes populaires, aux anniversaires religieux ou militaires, c’est en somme un de ces « effets en soi ». C’est ce qui empêche les ambitieux de dormir, qui, pour les heureux entreprenants, est comme une amulette qu’ils portent sur leur cœur, mais ce n’est pas la véritable connexion historique de cause à effet qui, si elle était connue dans son ensemble, démontrerait seulement que jamais plus quelque chose d’absolument identique ne peut sortir du coup de dé de l’avenir et du hasard.
Donc, quand la considération monumentale du passé domine les autres façons de considérer les choses, je veux dire les façons antiquaire et critique, le passé lui-même en pâtit. On oublie des périodes tout entières, on les méprise, on les laisse s’écouler comme un grand flot gris dont seuls émergent quelques faits semblables à des îlots parés.
L’histoire monumentale est le travestissement que prend leur haine des grands et des puissants de leur temps, le travestissement qu’ils essaient de faire passer pour de l’admiration saturée des grands et des puissants d’autrefois. Ce masque leur permet de changer le véritable sens de cette conception de l’histoire en un sens absolument opposé. Qu’ils s’en rendent bien compte ou non, ils agissent en tous les cas comme si leur devise était : « Laissez les morts enterrer les vivants. »
Chacune des trois façons d’étudier l’histoire n’a de raison d’être que sur un seul terrain, sous un seul climat. Partout ailleurs ce n’est qu’ivraie envahissante et destructrice. Quand l’homme qui veut créer quelque chose de grand a besoin de prendre conseil du passé, il s’empare de celui-ci au moyen de l’histoire monumentale ; quand, au contraire, il veut s’attarder à ce qui est convenu, à ce que la routine a admiré de tous temps, il s’occupe du passé en historien antiquaire. Celui-là seul que torture une angoisse du présent et qui, à tout prix, veut se débarrasser de son fardeau, celui-là seul ressent le besoin d’une histoire critique, c’est-à-dire d’une histoire qui juge et qui condamne.
III
Il est incapable de s’en tenir aux mesures et à cause de cela il accorde à tout une égale importance et à chaque détail une importance trop grande. Alors, pour les choses du passé, les différences de valeur et les proportions n’existent plus, qui sauraient rendre justice aux choses, les unes par rapport aux autres ; les mesures et les évaluations des choses ne se font plus que par rapport à l’individu ou au peuple qui veut regarder en arrière, au point de vue antiquaire
Il y a toujours un danger qui est tout près. Tout ce qui est ancien, tout ce qui appartient au passé et que l’horizon peut embrasser, finit par être considéré comme également vénérable ; par contre, tout ce qui ne reconnaît pas le caractère vénérable de toutes ces choses d’autrefois, donc tout ce qui est nouveau, tout ce qui est dans son devenir, est rejeté et combattu.
V
Cette sursaturation d’une époque par l’histoire sera hostile à la vie et lui sera dangereuse, de cinq manières. L’excès des études historiques engendre le contraste analysé plus haut entre l’être intime et le monde extérieur, et affaiblit ainsi la personnalité. L’excès des études historiques fait naître dans une époque l’illusion qu’elle possède cette vertu la plus rare, la justice, plus que toute autre époque. L’excès des études historiques trouble les instincts du peuple et empêche l’individu aussi bien que la totalité d’atteindre la maturité. L’excès des études historiques implante la croyance toujours nuisible à la caducité de l’espèce humaine, l’idée que nous sommes des êtres tardifs, des épigones. L’excès des études historiques développe dans une époque un état d’esprit dangereux, le scepticisme, et cet état d’esprit plus dangereux encore, le cynisme ; et ainsi l’époque s’achemine toujours plus vers une pratique sage et égoïste qui finit par paralyser la force vitale et la détruire.
C’est ainsi que l’individu devient incertain et hésitant et ne peut plus avoir foi en son jugement. Il s’affaisse sur lui-même, il se plie sur son être intime, c’est-à-dire qu’il se plaît à contempler le chaos accumulé de tout ce qu’il a appris et qui ne saurait agir au-dehors, de l’instruction qui ne saurait devenir de la vie.
Si l’on s’avise d’attaquer de pareils hommes, avec l’illusion qu’ils prennent les choses au sérieux et qu’il ne s’agit pas pour eux d’un jeu de marionnettes — attendu qu’ils font tous parade de sérieux — on s’aperçoit, au bout d’un moment, qu’on n’a plus entre les mains que des loques et des chiffons bariolés. C’est pourquoi il ne faut plus se laisser tromper, et leur enjoindre d’enlever leur déguisement ou d’être véritablement ce qu’ils paraissent être. L’homme d’esprit sérieux ne doit pas être forcé de faire le Don Quichotte, car il a mieux à faire que de se battre avec ces prétendues réalités. En tous les cas, chaque fois qu’il aperçoit le masque il doit jeter un coup d’œil perçant et crier gare. Qu’il arrache donc le masque !
L’individu s’est retiré dans l’intimité de l’être ; à l’extérieur on n’en aperçoit plus rien. Ce qui permet de douter qu’il puisse y avoir des causes sans effets.
Toute philosophie moderne est politique ou policière, elle est réduite à une apparence savante par les gouvernements, les églises, les mœurs et les lâchetés des hommes. On s’en tient à un soupir de regret et à la connaissance du passé.
La philosophie, dans les limites de la culture historique, est dépourvue de droits, si elle veut être plus qu’un savoir, retenue par l’être intime, sans action au-dehors. Si, d’une façon générale, l’homme moderne était seulement courageux et décidé, s’il n’était pas lui-même un être intérieur plein d’inimitiés et d’antinomies, il proscrirait la philosophie, il se contenterait de voiler pudiquement sa nudité. À vrai dire, on pense, on écrit, on imprime, on parle, on enseigne philosophiquement, — jusque-là tout est à peu près permis. Mais il en est autrement en action, dans ce que l’on appelle la vie réelle. Là une seule chose est permise et tout le reste est simplement impossible : ainsi le veut la culture historique. Ceux-là sont-ils encore des hommes ? se demandera-t-on alors, ou peut-être simplement des machines à penser, à écrire, à parler ?
Et c’est ainsi qu’il faut comprendre et considérer mon affirmation : l’histoire ne peut être supportée que par les fortes personnalités ; pour les personnalités faibles, elle achève de les effacer.
Cela tient à ce que l’histoire brouille le sentiment et la sensibilité, dès que ceux-ci ne sont pas assez vigoureux pour évaluer le passé à leur mesure. Celui qui n’ose pas avoir confiance en lui-même et qui, involontairement, pour fixer son sentiment, demande conseil à l’histoire — « comment dois-je ressentir? » — celui-là, par crainte, finit par devenir comédien. Il joue un rôle, la plupart du temps même plusieurs rôles, et c’est pourquoi il les joue tous si mal et avec tant de banalité. Peu à peu disparaît toute congruence entre l’homme et son domaine historique.
De suite un écho retentit, mais c’est toujours sous forme de « critique », alors qu’il y a peu de temps encore le critiqueur ne songeait même pas en rêve à la possibilité de l’événement qu’il censure. Jamais il ne se produit un effet, mais encore et toujours une « critique ». Et la critique elle-même est dépourvue d’effet, car elle ne se traduit que par de nouvelles critiques. On est convenu de considérer un grand nombre de critiques comme un effet produit, un petit nombre ou l’absence complète de critiques, au contraire, comme un insuccès. Au fond, qu’il y ait pareil « effet » ou non, toutes choses demeurent en état. On se livre simplement pendant un certain temps à un nouveau bavardage, puis à un bavardage encore plus nouveau et, dans l’intervalle, on fait ce que l’on a toujours fait.

VI
Tournons-nous plutôt vers une force souvent vantée de l’homme moderne, en nous demandant si son « objectivité » historique bien connue lui donne le droit de se dire fort, c’est-à-dire juste, plus juste que les hommes des autres époques.
En vérité, personne n’a à un plus haut degré droit à notre vénération que celui qui possède l’instinct de la justice et la force de réaliser celle-ci. Car, dans la justice, s’unissent et s’abritent les vertus les plus hautes et les plus rares, comme dans une mer insondable qui reçoit des fleuves de tous les côtés et les absorbe en elle. La main du juste qui est autorisé à rendre la justice ne tremble plus quand elle tient la balance. Inflexible pour lui-même, le juste ajoute un poids à un autre poids. Son œil ne se trouble pas quand les plateaux montent et descendent et sa voix n’est ni dure ni brisée, lorsqu’il proclame la sentence. S’il était un froid démon de la connaissance, il répandrait autour de lui l’atmosphère glaciale d’une majesté surhumaine et épouvantable, qu’il nous faudrait craindre et non point vénérer. Mais il est un homme, et pourtant il essaie de s’élever du doute indulgent à l’austère certitude, d’une indulgente tolérance à l’impératif « tu dois », de la rare vertu de la générosité à la vertu plus rare encore de la justice ; il ressemble à ce démon, sans être à l’origine autre chose qu’un pauvre homme ; à chaque moment il expie sur lui-même son humanité, il est rongé par ce qu’il y a de tragique dans une impossible vertu. — Tout cela l’élève dans une hauteur solitaire, comme s’il était l’exemple le plus vénérable de l’espèce humaine ; car il veut la vérité, non point sous forme de froide connaissance, sans enchaînement, mais comme la justicière qui ordonne et qui punit ; la vérité non point comme propriété égoïste de l’individu, mais comme un droit sacré à déplacer toutes les bornes de la propriété égoïste ; bref, la vérité comme jugement de l’humanité et nullement comme une proie saisie au vol et un plaisir de chasseur. Ce n’est que dans la mesure où le véridique possède la volonté absolue d’être juste qu’il y a quelque chose de grand dans cette aspiration à la vérité glorifiée partout si étourdiment. Toute une série d’instincts très différents, tels que la curiosité, la crainte de l’ennui, la jalousie, la vanité, le goût du jeu, qui n’ont rien à voir du tout avec la vérité, aux yeux de certains observateurs moins sagaces, seraient identiques à cet instinct de vérité qui a sa racine dans l’esprit de justice. De telle sorte que le monde semble être plein de gens qui sont « au service de la vérité », alors que la vertu de la justice est extrêmement rare, qu’elle est reconnue plus rarement encore et que presque toujours elle est détestée à mort. Au contraire, l’armée des vertus apparentes est vénérée à toutes les époques et elle étale ses fastes. Il y en a peu qui servent la vérité, en vérité, parce qu’il y en a peu qui sont animés de la pure volonté d’être justes, et, parmi ceux-là, le plus petit nombre seulement possède assez de force pour pouvoir être juste. Il ne suffit nullement d’en avoir la volonté, et précisément les maux les plus épouvantables sont descendus sur les hommes à cause de l’instinct de justice qui n’était pas doublé de faculté de jugement. C’est pourquoi le bien public n’exigerait qu’une seule chose, que la semence du jugement fût semée autant que possible, pour que l’on distingue le fanatique du juge, l’envie aveugle d’être juge de la force consciente du droit au jugement. Mais où donc trouverait-on un moyen pour implanter la faculté de jugement ? C’est pourquoi ces hommes, dès qu’il leur sera parlé de vérité et de justice, s’arrêteront toujours dans l’hésitation, ne sachant pas si c’est un fanatique ou un juge qui leur parle. Il faut donc leur pardonner s’ils ont toujours salué, avec une bienveillance particulière, ces serviteurs de la vérité qui n’ont ni la volonté ni la force de juger, et qui ont pris pour tâche de chercher la connaissance « pure et sans conséquence », ou, plus exactement, la vérité qui n’aboutit à rien. Il y a beaucoup de vérités indifférentes ; il y a des problèmes auxquels on peut trouver une solution juste, sans qu’il y ait besoin de victoire sur soi-même, à plus forte raison de sacrifice. Dans ce domaine indifférent et sans danger, il sera peut-être aisé, pour un homme, de devenir un froid démon de la connaissance. Et pourtant ! Quand, à des époques particulièrement favorisées, des cohortes entières de savants et de chercheurs sont transformées en de semblables démons, il reste néanmoins malheureusement possible que de telles époques soient privées du sévère et magnifique esprit de justice, c’est-à-dire du plus noble germe de ce que l’on appelle instinct de vérité.
Donc, c’est l’homme supérieur et expérimenté qui écrit l’histoire. Celui qui n’a pas eu dans sa vie des événements plus grands et plus sublimes que n’en ont eu ses semblables ne sera pas à même d’interpréter ce qu’il y a dans le passé de grand et de sublime. La parole du passé est toujours parole d’oracle. Vous ne l’entendrez que si vous êtes les constructeurs de l’avenir et les interprètes du présent.
VII
Ce qui s’est passé avec le christianisme, à savoir que, sous l’influence du traitement historique, il est devenu falot et anti-naturel (au point que cette pratique juste poussée à l’extrême en a fait une simple histoire de la religion, de religion qu’il était), on peut l’étudier sur tout ce qui possède de la vie. Ce qui vit cesse de vivre quand on a achevé de le disséquer. L’état douloureux et maladif commence quand commencent les exercices de dissection historique.
Mais tout peuple aussi, tout homme qui veut arriver à maturité, a besoin d’une de ces illusions protectrices, d’un nuage qui l’abrite et l’enveloppe. Aujourd’hui cependant on a horreur de la maturité, parce que l’on fait plus de cas de l’histoire que de la vie. Bien plus, on se glorifie de ce que « la science commence à régner sur la vie ». Il est possible que l’on finisse par en arriver là, mais il est certain qu’une vie ainsi régentée ne vaut pas grand-chose, parce qu’elle est beaucoup moins « vie »
Cela revient à dire que les hommes doivent être dressés en vue des besoins de notre temps, afin qu’ils soient en mesure de mettre la main à la pâte qu’ils doivent travailler à la grande usine des « utilités » communes avant d’être mûrs, et même afin qu’ils ne deviennent jamais mûrs, — car ce serait là un luxe qui soustrairait au « marché du travail » une quantité de force. On aveugle certains oiseaux pour qu’ils chantent mieux : je ne crois pas que les hommes d’aujourd’hui chantent mieux que leurs grands-parents, mais ce que je sais, c’est qu’on les aveugle tout jeunes. Et le moyen, le moyen scélérat qu’on emploie pour les aveugler, c’est une lumière trop intense, trop soudaine et trop variable. Le jeune homme est promené, à grands coups de fouet, à travers les siècles : des adolescents qui n’entendent rien à la guerre, aux négociations diplomatiques, à la politique commerciale, sont jugés dignes d’être initiés à l’histoire politique.
Je regrette que l’on soit obligé de se servir déjà de l’argot des propriétaires d’esclaves et des employeurs, pour décrire des conditions de vie qui devraient être imaginées pures de tout utilitarisme et à l’abri des nécessités de l’existence. Mais involontairement des expressions comme « usine », « marché du travail », « offre et demande », « exploitation » — et quels que soient les autres termes qui qualifient les auxiliaires de l’égoïsme — vous viennent aux lèvres, lorsque l’on veut décrire la plus jeune génération des savants. L’honnête médiocrité devient toujours plus médiocre, la science, au point de vue économique, toujours plus utilitaire. Les savants dernier modèle ne sont, en réalité, instruits que sur un seul point — sur ce point là, il est vrai, ils sont plus instruits que tous les hommes du passé, mais sur tous les autres points ils sont — pour parler avec prudence — seulement infiniment différents de tous les savants de l’ancien modèle.
Créez donc vous-même la conception du « peuple », vous ne pourrez l’imaginer assez noble ni assez haute. Si vous aviez une haute idée du peuple, vous auriez aussi pitié de lui et vous vous garderiez bien de lui offrir votre mixture historique comme un breuvage de vie. Or, au fond, vous pensez peu du chose au sujet du peuple, parce que vous ne pouvez pas avoir de son avenir une estime véritable et bien fondée, et vous agissez comme des pessimistes pratiques, je veux dire comme des hommes guidés par le pressentiment de la décadence, et qui, par conséquent, deviennent indifférents au bien des autres et même à leur propre bien.
Pourvu que la glèbe sur laquelle nous vivons nous porte encore ! Et si elle ne nous porte plus ce sera également « tant mieux ». Tel est leur sentiment, et ainsi ils vivent d’une existence ironique.
IX
À côté de la fierté de l’homme moderne se dresse son ironie à l’égard de lui-même, la conscience qu’il lui faut vivre dans un état d’esprit rétrospectif, inspiré par le soleil couchant, la crainte de ne rien pouvoir reporter sur l’avenir de ses espérances de jeunesse, de ses forces juvéniles. Çà et là, on va plus loin encore, dans le sens du cynisme, et l’on justifie la marche de l’histoire, même toute l’évolution du monde, pour l’ajuster à l’usage de l’homme moderne, selon le canon cynique : On dira qu’il fallait qu’il en fût ainsi, qu’il fallait que les choses allassent comme elles vont aujourd’hui, que l’homme devînt tel que les hommes sont maintenant. Personne n’a le droit de s’opposer à cette nécessité. Celui-là se réfugie dans le bien-être d’un pareil cynisme qui ne peut s’accommoder de l’ironie. C’est à lui que ces dix dernières années offrent, de plus, une de leurs plus belles inventions, c’est une formule complète et arrondie pour ce cynisme. Il appelle sa façon de vivre — façon conforme à l’époque et sans inconvénients — « le complet abandon de la personnalité au processus universel » ! La personnalité et le processus universel ! Le processus universel et la personnalité de la puce terrestre ! Hélas ! Pourquoi faut-il entendre sans cesse l’hyperbole des hyperboles, le mot univers, alors que chacun ne devrait sincèrement parler que de l’homme !
De fait, il est grandement temps d’entrer en campagne, avec le ban et l’arrière-ban des méchancetés satiriques, contre les débauches du sens historique, contre le goût excessif pour le processus, au détriment de l’être et de la vie, contre le déplacement insensé de toutes les perspectives.
Pour préparer ces créations, il suffira de continuer à écrire l’histoire au point de vue des masses et de chercher, dans l’histoire, ces lois que l’on peut déduire des besoins de ces masses, c’est-à-dire les mobiles des couches les plus basses du limon social. Pour ma part, les masses ne me semblent mériter d’attention qu’à trois points de vue. Elles sont d’une part des copies diffuses des grands hommes, exécutées sur du mauvais papier et avec des plaques usées ; elles sont ensuite la résistance que rencontrent les grands et enfin les instruments dans la main des grands. Pour le reste, que le diable et la statistique les emportent ! Comment la statistique démontrerait-elle qu’il y a des lois dans l’histoire ? Des lois ? Certes, elle montre combien la masse est vulgaire et uniforme jusqu’à la répugnance. Faut-il appeler lois les effets des forces de gravité que sont la bêtise, la singerie, l’amour et la faim ? Fort bien ! Convenons-en ! Mais alors une chose est certaine, c’est que, pour autant qu’il y a des lois dans l’histoire, ces lois ne valent rien et l’histoire ne vaut pas davantage.
Pour m’exprimer au point de vue chrétien, je dirai que le diable gouverne le monde et qu’il est le maître du succès et du progrès. Dans toutes les puissances historiques, il est la véritable puissance, et, en somme, il en sera toujours ainsi, bien qu’il soit désagréable de se l’entendre dire, pour une époque habituée à diviniser le succès et la puissance historique.
Avec cette foi nouvelle, on s’apprête, sans dissimuler ses intentions, à édifier l’histoire future sur l’égoïsme, on exige seulement que ce soit un égoïsme sage, un égoïsme qui s’impose quelques restrictions pour jeter des bases solides, un égoïsme qui étudie l’histoire précisément pour apprendre à connaître l’égoïsme peu sage. Cette étude a permis d’apprendre qu’à l’État incombe une mission toute particulière dans ce système universel de l’égoïsme qui est à fonder. L’État doit devenir le patron de tous les égoïsmes salués, pour protéger ceux-ci, par sa puissance militaire et policière, contre les excès de l’égoïsme peu sage. C’est pour réaliser le même but que l’histoire — sous forme d’histoire des hommes et d’histoire des animaux — est introduite soigneusement dans les couches populaires et dans les masses ouvrières, lesquelles sont dangereuses parce que sans raison, car l’on sait qu’un petit grain de culture historique est capable de briser les instincts et les appétits obscurs, ou de les amener dans la voie de l’égoïsme affiné.
Non, à l’âge viril d’un pareil égoïsme astucieux et de culture historique correspond une vieillesse attachée à la vie, avec une avidité répugnante et sans dignité, et, enfin, comme dernier acte qui termine « cette histoire singulièrement accidentée, ainsi qu’une seconde enfance, l’oubli complet, sans yeux, sans dents, sans goût et le reste ».
Et, ce qui est plus grave, on l’utilise contre la jeunesse, pour dresser celle-ci à cette maturité de l’égoïsme vers quoi l’on tend partout, on l’utilise pour briser la répugnance naturelle de la jeunesse par une explication lumineuse, c’est-à-dire scientifico-magique de cet égoïsme, à la fois viril et peu viril.
X
j’ai confiance en la jeunesse et je crois qu’elle m’a bien guidé en me poussant maintenant à écrire une protestation contre l’éducation historique que les hommes modernes donnent à la jeunesse.
On s’apercevra, avec étonnement et déplaisir, combien, malgré toutes les variations dans les programmes, malgré la violence des contradictions, les intentions générales de l’éducation sont uniformes, combien l’ « homme cultivé », tel qu’on l’entend aujourd’hui, est considéré, sans hésitation, comme le fondement nécessaire et raisonnable de toute éducation future. Voici, à peu près, les termes de ce canon uniforme : le jeune homme commencera son éducation en apprenant ce que c’est que la culture, il n’apprendra pas ce que c’est que la vie, à plus forte raison, il ignorera l’expérience de la vie. Cette science de la culture sera infusée au jeune homme sous forme de science historique, c’est-à-dire que son cerveau sera rempli d’une quantité énorme de notions tirées de la connaissance très indirecte des époques passées et des peuples évanouis et non pas de l’expérience directe de la vie. Le désir du jeune homme d’apprendre quelque chose par lui-même et de faire grandir en lui un système vivant et complet d’expériences personnelles, un tel désir est assourdi et, en quelque sorte, grisé par la vision d’un mirage opulent, comme s’il était possible de résumer en soi, en peu d’années, les connaissances les plus sublimes et les plus merveilleuses de tous les temps et en particulier des plus grandes époques.
Platon tenait pour nécessaire que la première génération de sa nouvelle société (dans l’État parfait) fût élevée à l’aide d’un vigoureux mensonge pieux ; les enfants devaient apprendre à croire qu’ils avaient tous déjà vécu en rêve sous terre, pendant un certain temps, et qu’ils y avaient été pétris et formés par le maître de la nature. Impossible de s’insurger contre ce passé, impossible de l’opposer à l’œuvre des dieux. Une loi inviolable de la nature affirme que celui qui est né philosophe a de l’or dans son corps, s’il est né garde ce sera de l’argent, s’il est né ouvrier, du fer et de l’airain.
Ce ne sera ni un dieu ni un homme : mais seulement leur propre jeunesse. Déchaînez-la et, par elle, vous aurez délivré la vie. Car la vie était seulement cachée et emprisonnée, elle n’est pas encore desséchée et flétrie — demandez-le donc à vous-mêmes !
Or, la vie doit-elle dominer la connaissance et la science, ou bien la connaissance doit-elle dominer la vie ? Laquelle des deux puissances est la puissance supérieure et déterminante ? Personne n’aura de doutes, la vie est la puissance supérieure et dominatrice, car la connaissance, en détruisant la vie, se serait en même temps détruite elle-même. La connaissance présuppose la vie, elle a donc, à la conservation de la vie, le même intérêt que tout être à sa propre continuation. Dès lors la connaissance a besoin d’une instance et d’une surveillance supérieures ; une thérapeutique de la vie devrait se placer immédiatement à côté de la science, et l’une des règles de cette thérapeutique devrait enseigner précisément : l’antihistorique et le supra-historique sont les antidotes naturels contre l’envahissement de la vie par l’histoire, contre la maladie historique. Il est possible que nous qui sommes malades de l’histoire nous ayons aussi à souffrir des antidotes. Mais ce n’est pas là une preuve contre la justesse du traitement choisi.
Et ici je reconnais la mission de cette jeunesse, de cette première génération de lutteurs et de tueurs de serpents qui souhaite une culture et une humanité plus heureuses et plus belles, sans posséder plus qu’un pressentiment de ce bonheur futur, de cette beauté de l’avenir. Cette jeunesse souffrira à la fois du mal et de l’antidote. Et pourtant, elle croit pouvoir se vanter de posséder une santé plus vigoureuse et, en général, une nature plus naturelle, que la génération qui la précède, celle des « hommes » et des « vieillards » cultivés d’à présent.
Et comment arrivons-nous à ce but ? Me demanderez-vous. Le dieu delphique vous jette, dès le début de votre voyage vers ce but, sa sentence : « Connais-toi toi-même ! » C’est une douce sentence, car ce dieu « ne cache point et ne proclame point, mais ne fait qu’indiquer », comme a dit Héraclite. Où donc vous conduit-il ?
Les Grecs apprirent peu à peu à organiser le Chaos, en se souvenant, conformément à la doctrine delphique, d’eux-mêmes, c’est-à-dire de leurs besoins véritables, en laissant dépérir les besoins apparents. C’est ainsi qu’ils rentrèrent en possession d’eux-mêmes. Ils ne restèrent pas longtemps les héritiers surchargés et les épigones de tout l’Orient ; ils devinrent, après une lutte difficile contre eux-mêmes, par l’interprétation pratique de cette sentence, les heureux héritiers de ce trésor, sachant l’augmenter et le faire fructifier, précurseurs et modèles de tous les peuples civilisés à venir.
Ceci est une parabole pour chacun de nous. Il faut qu’il organise le chaos qui est en lui, en faisant un retour sur lui-même pour se rappeler ses véritables besoins. Sa loyauté, son caractère sérieux et véridique s’opposeront à ce que l’on se contente de répéter, de réapprendre et d’imiter. Il apprendra alors à comprendre que la culture peut être autre chose encore que la décoration de la vie, ce qui ne serait encore, au fond, que de la simulation et de l’hypocrisie. Car toute parure cache ce qui est paré.

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