vendredi 20 février 2015

Nietzsche - Naissance de la Tragédie



ESSAI D’UNE CRITIQUE DE SOI-MÊME

Le christianisme fut, dès l’origine, essentiellement et radicalement, satiété et dégoût de la vie pour la vie, qui se dissimulent, se déguisent seulement sous le travesti de la foi en une « autre » vie, en une vie « meilleure ». La haine du « monde », l’anathème aux passions, la peur de la beauté et de la volupté, un au-delà futur inventé pour mieux dénigrer le présent, au fond un désir de néant, de mort, de repos, jusqu’au « sabbat des sabbats », — tout cela, aussi bien que la prétention absolue du christianisme à ne tenir compte que des valeurs morales, me parut toujours la forme la plus dangereuse, la plus inquiétante d’une « volonté d’anéantissement », tout au moins un signe de lassitude morbide, de découragement profond, d’épuisement, d’appauvrissement de la vie, — car, au nom de la morale (en particulier de la morale chrétienne, c’est-à-dire absolue), nous devons toujours et inéluctablement donner tort à la vie, parce que la vie est quelque chose d’essentiellement immoral, — nous devons enfin étouffer la vie sous le poids du mépris et de l’éternelle négation, comme indigne d’être désirée et dénuée en soi de la valeur d’être vécue. La morale elle-même — quoi ? la morale ne serait-elle pas une « volonté de négation de la vie », un secret instinct d’anéantissement, un principe de ruine, de déchéance, de dénigrement, un commencement de fin ? et par conséquent le danger des dangers ?… C’est contre la morale que, dans ce livre, mon instinct se reconnut comme défenseur de la vie, et qu’il se créa une doctrine et une théorie de la vie absolument contraires, une conception purement artistique, anti-chrétienne. Comment la nommer ? Comme philologue et ouvrier dans l’art d’exprimer, je la baptisai, non sans quelque liberté, — qui pourrait dire le vrai nom de l’Antéchrist ? — du nom d’un dieu grec : je la nommai dionysienne.

ESSAI D’UNE CRITIQUE DE SOI-MÊME

I
Nous aurons fait un grand pas en ce qui concerne la science esthétique, quand nous en serons arrivés non seulement à l’induction logique, mais encore à la certitude immédiate de cette pensée : que l’évolution progressive de l’art est le résultat du double caractère de l’esprit apollinien et de l’esprit dionysien, de la même manière que la dualité des sexes engendre la vie au milieu de luttes perpétuelles et par des rapprochements seulement périodiques.

C’est à leurs deux divinités des arts, Apollon et Dionysos, que se rattache notre conscience de l’extraordinaire antagonisme, tant d’origine que de fins, qui exista dans le monde grec entre l’art plastique apollinien et l’art dénué de formes, la musique, l’art de Dionysos

comme Hans Sachs dans les Maîtres Chanteurs :
Ami, l’ouvrage véritable du poète
Est de noter et de traduire ses rêves.
Croyez-moi, l’illusion la plus sûre de l’homme,
S’épanouit pour lui dans le rêve :
Tout l’art des vers et du poète
N’est que l’expression de la vérité du rêve.

L’apparence pleine de beauté des mondes du rêve, dans la production desquels tout homme est un artiste complet, est la condition préalable de tout art plastique, et certainement aussi, comme nous le verrons, d’une partie essentielle de la poésie. Nous éprouvons de la jouissance à la compréhen­sion immédiate de la forme, toutes les formes nous parlent, nulle n’est indifférente, aucune n’est inutile. Et pourtant la vie la plus intense de cette réalité de rêve nous laisse encore le sentiment confus qu’elle n’est qu’une apparence. C’est du moins le résultat de ma propre expérience et je pourrais citer maints témoignages et aussi les déclarations des poètes pour montrer combien cette impression est nor­male et répandue
Eh bien, l’homme doué d’une sensibilité artistique se comporte à l’égard de la réalité du rêve de la même manière que le philosophe en face de la réalité de l’existence ; l l’examine minutieusement et volontiers ; car, dans ces tableaux, il découvre une interprétation de la vie ; à l’aide de ces exemples, il s’exerce pour la vie.
Oui, on pourrait dire que l’inébranlable confiance en ce principe et la calme sécurité de celui qui en est pénétré ont trouvé dans Apollon leur expression la plus sublime, et on pourrait même reconnaître en Apollon l’image divine et splendide du principe d’individuation, par les gestes et les regards de laquelle nous parlent toute la joie et la sagesse de « l’apparence », en même temps que sa beauté.
Si, outre cette horreur, nous considé­rons l’extase transportée qui, devant cet effondre­ment du principe d’individuation, s’élève du plus profond de l’homme, du plus profond de la nature elle-même, alors nous commençons à entrevoir en quoi consiste l’état dionysiaque, que nous compren­drons mieux encore par l’analogie de l’ivresse.
L’homme n’est plus artiste, il est devenu œuvre d’art : la puissance esthétique de la nature entière, pour la plus haute béatitude et la plus noble satis­faction de l’Un-primordial, se révèle ici sous le frémissement de l’ivresse.
II
nous viennent les témoignages de l’existence de fêtes dionysiennes, dont les spé­cimens les plus élevés sont, au regard des fêtes dionysiennes grecques, ce que le satyre barbu em­pruntant au bouc son nom et ses attributs est à Dionysos lui-même. Presque partout l’objet de ces réjouissances est une licence sexuelle effrénée, dont le flot exubérant brise les barrières de la consan­guinité et submerge les lois vénérables de la famille : c’est vraiment la plus sauvage bestialité de la nature qui se déchaîne ici, en un mélange horrible de jouissance et de cruauté, qui m’est toujours apparu comme le véritable « philtre de Circé ».
Dans le dithyrambe dionysien, l’homme est entraîné à l’exaltation la plus haute de toutes ses facultés symboliques 
Alors, avec une véhémence soudaine, les autres forces symboliques, celles de la musique, s’accroissent en rythme, dynamique et harmonie. Pour com­prendre ce déchaînement simultané de toutes les forces symboliques, l’homme doit avoir atteint déjà ce haut degré de renoncement qui veut se proclamer symboliquement dans ces forces : l’adepte dithy­rambique de Dionysos n’est plus alors compris que de ses pairs !
IV
L’un de ces immortels « naïfs », Raphaël, nous a rendu manifeste, dans un tableau quasi symbolique, cette réduction exponentielle de l’apparence en apparence qui est le procédé pri­mordial de l’artiste naïf, et en même temps de la culture apollinienne
Mais Apollon nous apparaît, de rechef, comme l’image divinisée du principe d’individuation dans lequel seul s’accomplissent les fins éternelles de l’Un-primordial, sa libération par la vision, par l’apparence
J’ai développé dans ce qui précède ce que j’avais avancé au commencement de cette étude : j’ai mon­tré comment l’esprit dionysien et l’esprit apollinien, par des manifestations successives, par des créa­tions toujours nouvelles et se renforçant mutuelle­ment, ont dominé l’âme hellène 
V
et l’esthétique moderne ne saurait guère ajou­ter à ce tableau que cette réflexion : qu’à l’artiste « objectif » est ici opposé le premier artiste « sub­jectif ». Cette explication a pour nous peu d’utilité, parce que l’artiste subjectif n’est, à nos yeux, qu’un mauvais artiste, et que nous exigeons, dans toute manifestation artistique et à tous les degrés de l’art, avant tout et en premier lieu la victoire sur le subjectif, l’affranchissement de la tyrannie du « moi », l’abolition de toute volonté et de tout désir individuel ; parce que, sans objectivité, sans con­templation pure et désintéressée, nous ne pouvons même croire jamais à une activité créatrice vérita­blement artistique, fût-ce la plus infime. C’est pour­quoi notre esthétique doit d’abord résoudre le pro­blème de la possibilité du « lyrique » en tant qu’artiste : le « lyrique », d’après l’expérience de tous les temps, disant toujours « je » et vocalisant devant nous toute la gamme chromatique de ses passions et de ses désirs. Et justement cet Archiloque, à côté d’Homère, nous épouvante par le cri de sa haine et de son mépris insultant, par les explo­sions délirantes de ses appétits ; n’est-il pas, lui, le premier artiste subjectif, par cela même le vérita­ble non-artiste ?

en même temps que la joie primordiale de l’apparence. Le « je » du lyrique résonne donc du plus profond abîme de l’Être ; sa « subjectivité », au sens des esthéticiens modernes est une illusion.
L’artiste plastique, aussi bien que l’artiste épique qui lui ressemble, s’abîme dans la contemplation des images. Sans le secours d’aucune image, le musicien dionysien est à lui seul et lui-même la souffrance primordiale et l’écho primordial de cette souffrance. Le génie lyrique sent naître en soi, sous l’influence mystique du renoncement à l’individualité et de l’état d’identification, un monde d’images et de symboles dont l’aspect, la causalité et la rapidité sont tout autres que ceux du monde de l’artiste plastique ou épique. Tandis que ce der­nier ne vit, n’est heureux qu’au milieu de ces images, et ne se lasse jamais de les contempler amou­reusement dans leurs plus petits détails ; alors que même l’évocation d’Achille furieux n’est pour lui qu’une image dont il savoure l’expression violente avec le plaisir qu’il ressent à l’apparence perçue dans le rêve, — et qu’ainsi, par ce miroir de l’appa­rence, il est protégé contre la tentation de se con­fondre en ses figures, de s’identifier à elles d’une manière absolue, — les images du lyrique, au contraire, ne sont autre chose que lui-même, et, en quelque sorte, seulement des objectivations diverses de soi-même. C’est pourquoi, en tant que moteur central de ce monde, il peut se permettre de dire « je » : mais ce Moi n’est pas celui de l’homme éveillé, de l’homme de la réalité empirique, mais bien l’unique Moi existant véritablement et éternel­lement au fond de toutes choses et, par les images à l’aide desquelles il le manifeste, le poète lyrique pénètre jusqu’au fond de toutes choses. Représentons-nous maintenant celui-ci lorsqu’il s’aperçoit aussi lui-même parmi ces images, non pas comme génie évocateur, mais comme « sujet » avec toute la cohue de ses passions et de ses aspirations subjec­tives, dirigées vers un but déterminé qui lui paraît réel ;
Nous sommes bien plutôt d’avis que tout ce contraste, qui paraît être, pour Schopenhauer, une sorte de mesure de valeur, à l’aide de laquelle il jauge les arts, ce contraste du subjectif et de l’ob­jectif, est d’une façon générale étranger à l’ esthétique, puisque le sujet, l’individu voulant et pour­suivant ses desseins égoïstes, ne peut être conçu que comme adversaire, et non comme cause créa­trice de l’art.
VI
En ce qui concerne Archiloque, les investigations des savants ont établi qu’il introduisit la chanson populaire dans la littérature, et dut à ce fait la place unique qui lui fut accordée à côté d’Homère dans l’universelle vénération des Grecs. Mais, opposée à l’épopée exclusivement apollinienne, qu’est la chanson populaire, sinon le perpetuum vestigium d’un mélange de l’apollinien et du dionysien ? Son extraordinaire et croissante diffusion parmi tous les peuples, en des manifestations toujours nouvelles, nous est un témoignage de la force de ce double instinct artistique de la nature ; ins­tinct qui laisse son empreinte dans la chanson populaire de la même façon que les impulsions orgiastiques d’un peuple se perpétuent éternelle­ment dans sa musique. Oui, il serait historiquement possible de démontrer que toute époque féconde en chansons populaires fut aussi au plus haut point tourmentée par des agitations et des entraînements dionysiens que nous devons toujours considérer comme cause latente et condition préala­ble de la chanson populaire.
Mais la chanson populaire nous apparaît avant tout comme miroir musical du monde, comme mé­lodie primordiale qui se cherche une image de rêve parallèle et exprime celle-ci dans le poème.
En ce sens, nous pouvons diviser l’histoire de la langue du peuple grec en deux courants principaux, suivant que le langage s’applique à imiter le monde des apparences et des images, ou celui de la musique.
Il nous arrive tous les jours de constater que, pour traduire l’impression ressentie d’une symphonie de Beethoven, chacun des auditeurs se voit contraint d’employer des phrases imagées, un langage plein de métaphores, que cela soit peut-être parce qu’une interprétation des mondes d’images différents suscités par un morceau de musique se présente sous une apparence d’une très fantastique diversité, et même sous une apparence contradictoire. Il est tout à fait dans la nature de ces esthéticiens d’exercer leur pauvre esprit à railler des comparaisons de ce genre, et de passer sous silence le phénomène qui, seul, mérite réellement d’être expliqué. Oui, même lorsque le musicien a spécifié par des images poétiques le sens de sa composition, s’il qualifie une symphonie de « pastorale », s’il en intitule une des parties « scène au bord d’un ruisseau » et une autre « réunion joyeuse des villageois », toutes ces indications ne sont que des représentations symboliques, nées de la musique,— et non pas quelque chose comme une imitation de réalités extérieures étrangères à la musique, — et ces représentations ne peuvent en aucune façon nous fournir le moindre éclaircissement sur le contenu dionysien de la musique ; elles n’ont même, comparées à d’autres interprétations, aucune valeur exclusive absolue. Il nous faut alors appliquer ce processus de métamorphose de la musique en images à l’âme populaire, à une foule pleine de sève et de jeunesse, verbalement créatrice, pour arriver enfin à comprendre comment naquit la chanson populaire en couplets et comment toutes les ressources de la langue furent révolutionnées par le principe nouveau de l’imitation de la musique.
Tel est le phénomène du poète lyrique : en tant que génie apollinien, il interprète la musique par l’image de la Volonté, tandis que lui-même, entièrement affranchi de l’appétence de la Volonté, est un pur regard qui contemple, imperturbable et radieux comme l’œil du soleil.

VII
Cette tradition déclare, de la façon la plus formelle, que la Tragédie est sortie du chœur tragique, et n’était à son origine que choeur et rien que chœur.
Le Grecs s’est bâti, par ce chœur, l’échafaudage aérien d’un ordre naturel imaginaire et l’a peuplé d’entités naturelles imaginaires. C’est sur ces fondations que s’est élevée la tragédie, et, justement à cause de cette origine, elle fut, dès le début, affranchie d’une servile imitation de la réalité. Cependant, il ne s’agit aucunement ici d’un monde de fantaisie flottant arbitrairement entre le ciel et la terre, mais bien plutôt d’un monde doué d’une réalité et d’une vraisemblance égales à celles que l’Olympe et ses habitants possédaient aux yeux des Hellènes croyants.
Pendant l’ivresse extatique de l’état dionysiaque, abolissant les entraves et les limites ordinaires de l’existence, il y a en effet un moment léthargique, où s’évanouit tout souvenir personnel du passé. Entre le monde de la réalité dionysienne et celui de la réalité journalière se creuse ce gouffre de l’oubli qui les sépare l’un de l’autre. Mais aussitôt que réapparaît dans la conscience cette quotidienne réalité, elle y est ressentie comme telle avec dégoût, et une disposition ascétique, contemptrice de la volonté, est le résultat de cette impression. En ce sens, l’homme dionysien est semblable à Hamlet : tous deux ont plongé dans l’essence des choses un regard décidé ; ils ont vu, et ils sont dégoûtés de l’action, parce que leur activité ne peut rien changer à l’éternelle essence des choses ; il leur paraît ridicule ou honteux que ce soit leur affaire de remettre d’aplomb un monde disloqué. La connaissance tue l’action, il faut à celle-ci le mirage de l’illusion — c’est là ce que nous enseigne Hamlet ; ce n’est pas cette sagesse à bon compte de Hans le rêveur, qui, par trop de réflexion, et comme par un superflu de possibilités, ne peut plus en arriver à agir ; ce n’est pas la réflexion, non ! — c’est la vraie connaissance, la vision de l’horrible vérité, qui anéantit toute impulsion, tout motif d’agir, chez Hamlet aussi bien que chez l’homme dionysien. Alors aucune consolation ne peut plus prévaloir, le désir s’élance par-dessus tout un monde vers la mort, et méprise les dieux eux-mêmes ; l’existence est reniée, et avec elle le reflet trompeur de son image dans le monde des dieux ou dans un immortel au-delà. Sous l’influence de la vérité contemplée, l’homme ne perçoit plus maintenant de toutes parts que l’horrible et l’absurde de l’ existence ; il comprend maintenant ce qu’il y a de symbolique dans le sort d’Ophélie ; maintenant il reconnaît la sagesse de Silène, le dieu des forêts : le dégoût lui monte à la gorge.
Et, en ce péril imminent de la volonté, l’art s’avance alors comme un dieu sauveur, apportant le baume secourable : lui seul a le pouvoir de transmuer ce dégoût de ce qu’il y a d’horrible et d’absurde dans l’existence en images idéales, à l’aide desquelles la vie est rendue possible. Ces images sont le sublime, où l’art dompte et assujettit l’horrible, et le comique, où l’art nous délivre du dégoût de l’absurde. Le chœur de satyres du dithyrambe fut le salut de l’art grec ; les accès de désespoir évoqués tout à l’heure s’évanouirent grâce au monde intermédiaire de ces compagnons de Dionysos.
 VIII
Sous l’influence d’un tel état d’âme, la troupe rêveuse des serviteurs de Dionysos se sent transportée d’allégresse ; la puissance de ce sentiment les transforme eux-mêmes à leurs propres yeux, de telle sorte qu’ils s’imaginent renaître comme génies de la nature, comme satyres. La constitution postérieure du chœur tragique est l’imitation artistique de ce phénomène naturel 
Si nous parlons de la poésie d’une manière si abstraite, c’est que nous sommes d’ordinaire tous mauvais poètes. Au fond, le phénomène esthétique est simple ; celui-là est poète qui possède la faculté de voir sans cesse des phalanges aériennes, vivant et se jouant autour de lui ; celui-là est dramaturge qui ressent une irrésistible impulsion à se métamorphoser soi-même, à vivre et agir par d’autres corps et d’autres âmes.
L’excitation dionysiaque a le pouvoir de communiquer à toute une foule cette faculté artistique de se voir entourée d’une semblable phalange aérienne, avec laquelle elle a conscience de ne faire qu’un. Ce processus du chœur tragique est le phénomène dramatique primordial : se voir soi-même métamorphosé devant soi et agir alors comme si l’on vivait réellement dans un autre corps, avec un autre caractère.
L’enchantement de la métamorphose est la condition préalable de tout art dramatique. Sous ce charme magique, le rêveur dionysien se voit transformé en satyre, et en tant que satyre il contemple à son tour le dieu, c’est-à-dire, dans sa métamorphose, il voit, hors de lui, une nouvelle vision, parachèvement apollinien de sa condition nouvelle. Dès l’apparition de cette vision, le drame est complet.
D’après ces données, nous devons considérer la tragédie grecque comme le chœur dionysien, dont les effusions débordantes s’épanouissent sans cesse en images apolliniennes.
Ce chœur contemple dans sa vision son maître et seigneur Dionysos et, à cause de cela, il est éternellement le chœur obéissant et serf : il voit comment le dieu souffre et se transfigure et, à cause de cela, il n’agit pas lui-même.
il est en même temps celui qui sait et qui, du fond de l’âme du monde, annonce et proclame la vérité. Ainsi prend naissance cette fantastique et d’abord si choquante figure du satyre enthousiaste et possédant la sagesse, qui est aussi, en même temps, en opposition et contraste avec le dieu, « la créature brute » : image de la nature et de ses plus puissants instincts, oui, symbole de cette nature et en même temps héraut de sa sagesse et de son art : musicien, poète, danseur, visionnaire en une personne.
IX
L’origine de ce mythe de Prométhée est la valeur inestimable qu’une humanité naïve accorde au feu, comme au véritable palladium de toute civilisation qui naît. Mais que l’homme pût disposer librement du feu, qu’il ne le reçût pas comme un présent du ciel, éclair qui enflamme ou rayon de soleil qui réchauffe, cela paraissait, à l’âme contemplative de ces hommes primitifs, un sacrilège, un vol fait à la nature divine. Et ainsi le premier problème philosophique établit entre l’homme et le dieu un douloureux et insoluble conflit, et le pousse, comme un bloc de rochers, en travers du seuil de toute civilisation. Ce que l’humanité pouvait acquérir de plus précieux et de plus haut, elle l’obtient par un crime, et il lui faut en accepter désormais les conséquences, c’est-à dire tout le torrent de maux et de tourments dont les immortels courroucés — doivent affliger la race humaine dans sa noble ascension. C’est là une âpre pensée qui, par la dignité qu’elle confère au crime, contraste étrangement avec le mythe sémitique de la chute de l’homme, où la curiosité, le mensonge, la convoitise, bref un cortège de sentiments plus spécialement féminins sont regardés comme l’origine du mal. Ce qui distingue la conception aryenne, c’est l’idée sublime du péché efficace considéré comme la véritable vertu prométhéenne ; et ceci nous livre en même temps le fondement éthique de la tragédie pessimiste : la justification de la souffrance humaine, justification non seulement de la faute de l’homme, mais aussi des maux qui en sont la conséquence. Le mal dans l’essence des choses, — dont l’aryen contemplatif n’est pas enclin à détourner sa pensée, — le conflit dans le cœur du monde, se manifeste à lui comme un chaos de mondes différents, d’un monde divin et d’un monde humain, par exemple, dont chacun est dans son droit en tant qu’ « individu », mais, comme tel en face d’un autre, doit souffrir pour son individuation. Par l’héroïque élan de l’individu dans l’universel, par sa tentative de rompre le réseau de l’individuation et de vouloir être lui-même l’unique essence de l’univers, il fait sien le conflit primordial caché dans les choses, c’est-à-dire il devient criminel et souffre. Et ainsi l’aryen symbolise le crime par un homme et le sémite personnifie le péché par une femme ; de même aussi le crime originel fut consommé par un homme et le péché originel fut commis par une femme. D’ailleurs le chœur des sorcières chante[4] :
Nous n’y regardons pas de si près :
À la femme, il faut mille pas pour l’accomplir ;
Mais si vite qu’elle se puisse dépêcher,
À l’homme il suffit d’un saut.

Celui qui comprend ce sens profond de la légende de Prométhée — c’est-à-dire la nécessité du crime imposée à l’individu qui veut s’élever jusqu’au Titan — doit ressentir en même temps combien cette conception pessimiste est anti-apollinienne ; car Apollon veut apaiser les individualités précisément en les séparant, en traçant entre elles des lignes de démarcation dont il fait les lois du monde les plus sacrées, en exigeant la connaissance de soi-même et la mesure. Mais pour que cette influence apollinienne n’immobilisât pas la forme en une rigidité et une froideur égyptiennes, afin que la préoccupation d’assigner aux vagues individuelles leur route et leur carrière ne finît pas par anéantir dans la mer tout mouvement, le puissant flux dionysien vint apporter périodiquement le trouble dans chacun de tous les petits courants où l’exclusive « Volonté » apollinienne cherchait à endiguer l’hellénisme. Ce torrent de la haute mer dionysienne se précipite alors soudain et soulève les remous ondulés des vagues individuelles, comme le frère de Prométhée, le Titan Atlas, souleva la terre. Ce désir de Titan, d’être l’Atlas de toutes les individualités, et de les porter en même temps sur ses épaules toujours plus haut et plus loin, est ce qu’il y a de commun entre le génie prométhéen et l’esprit dionysien. Le Prométhée d’Eschyle est, à ce point de vue, un masque dionysien, tandis que, par le sentiment profond d’équité dont nous avons parlé plus haut, Eschyle trahit sa descendance ancestrale d’Apollon, le dieu clairvoyant, le dieu de l’individuation et des limites imposées par l’esprit de justice. Et ainsi la double nature du Prométhée eschyléen, son essence à la fois dionysienne et apollinienne, pourrait être condensée dans cette formule sommaire : « Tout ce qui existe est juste et injuste, et dans les deux cas également justifiable. »
C’est là ton monde ! Cela s’appelle un monde ! —
XI
La tragédie grecque ne finit pas comme tous les autres arts de l’antiquité : elle périt par le sui­cide, conséquence d’un conflit insoluble, donc tragi­quement, tandis que ceux-ci s’éteignirent dans un âge avancé, de la mort la plus belle et la plus se­reine
La mort de la tragédie, au con­traire, produisit une impression universelle et pro­fonde de vide monstrueux. Comme au temps de Tibère des navigateurs grecs égarés dans une île solitaire entendirent un jour cette terrifiante cla­meur : « Le grand Pan est mort ! » — ainsi retentit alors, à travers le monde hellène, comme un cri d’angoisse et de douleur : « La Tragédie est morte ! Perdue, avec elle, la poésie ! Silence ! Taisez-vous, épigones étiolés et pâles ! Aux Enfers ! afin que vous puissiez là-bas vous gaver des miettes des vieux maîtres ! »
Et lorsqu’apparut enfin une nouvelle forme d’art, qui saluait dans la tragédie son ancêtre et sa suze­raine, on dut constater avec effroi que cette forme reproduisait bien les traits de sa mère, mais juste­ment ceux que celle-ci avait montrés au cours de sa longue agonie. Cette agonie de la tragédie avait été l’œuvre d’Euripide ; cette forme d’art tardive est connue sous le nom de nouvelle Comédie attique. En elle survécut l’image dégénérée de la tragédie, comme l’emblème commémoratif de sa fin pénible et violente.
XII
Tel est le nouvel antagonisme : l’instinct dionysiaque et l’esprit socratique
Qu’est l’œuvre d’Euripide au regard de cet idéal du drame apollinien ?
Son dogme su­prême est à peu près ceci : « Tout doit être con­forme à la raison pour être beau », argument parallèle à l’axiome socratique : « Celui-là seul est vertueux, qui possède la connaissance. » Armé de cet étalon, Euripide mesura tous les éléments de la tragédie, la langue, les caractères, la construc­tion dramaturgique, la musique du chœur, et il les corrigea d’après ce principe.
Cette véracité divine, Euripide l’emploie encore une fois à la fin de son drame, pour informer le public, en toute certitude, des destinées futures de ses héros ; ceci est le rôle du fameux deus ex machina. Entre la vision épique du passé et celle de l’avenir se trouve le présent dramatico-lyrique, le véritable « Drame ».
XIII
Il est à remar­quer notamment que Socrate, en sa qualité de con­tempteur de l’art tragique, s’abstenait d’assister aux représentations de la tragédie et ne se mêlait aux spectateurs que lorsqu’il s’agissait d’une nou­velle œuvre d’Euripide. Mais l’exemple le plus cé­lèbre de l’association de ces deux noms nous est fourni par l’oracle de Delphes, qui proclama Socrate le plus sage des hommes, et ajouta en même temps qu’Euripide devait être classé immédiatement après lui.
XVI
Ici la pensée philosophique recouvre l’art de ses végétations, et le contraint à s’enlacer étroitement au tronc de la dialectique. La tendance apollinienne s’est changée en schématisation logique
Il n’ose plus confier au chœur le rôle émotif principal, et res­treint son action à un tel point, que ce chœur semble à présent assimilé aux acteurs, comme s’il eût été transporté de l’orchestre sur la scène ; et, en dépit de l’approbation d’Aristote, son carac­tère est définitivement altéré. Cette perturbation dans le rôle du chœur, mise en pratique par So­phocle, et même, d’après la tradition, recomman­dée par lui dans un de ses écrits, est la pre­mière étape de cet annihilation du chœur, dont les phases se succèdent avec une effrayante rapidité dans Euripide, Agathon et la comédie nouvelle. Armée du fouet de ses syllogismes, la dialectique optimiste chasse la musique de la tragédie
XV
Lorsque l’on observe le spectacle offert depuis Socrate, ce mystagogue de la science, par les di­vers systèmes philosophiques qui, semblables aux vagues de la mer, se poursuivent et se succèdent sans trêve ; en présence de cette universelle avidité de savoir qui s’est manifestée, avec une puissance que l’on n’eût jamais soupçonnée, dans toutes les sphères du monde civilisé, et qui, s’imposant à tous comme le véritable devoir de l’homme intelligent, a porté la science à la place suprême qu’elle occupe encore, et dont on n’a pu jamais complètement parvenir à la déposséder ; devant cet universel désir de connaître, enlaçant tout le globe terrestre d’un réseau de communes pensées et rêvant même de soumettre à ses lois un système solaire tout entier ; — et si l’on considère en même temps la co­lossale pyramide de la science moderne, on ne peut se défendre de voir en Socrate l’axe et le pivot de ce qui constitue l’histoire du monde. Qu’on imagine, en effet, la somme incalculable des forces absorbées par cette tendance universelle, consacrée, non pas au service de la connaissance, mais à la réalisation des désirs pratiques, c’est-à-dire égoïstes, des in­dividus et des peuples ; il est probable qu’alors, au milieu des perpétuelles migrations des peuples et des luttes exterminatrices, l’amour instinctif de la vie serait tellement affaibli, et l’habitude du suicide devenue si générale, que l’individu croi­rait, comme l’habitant des îles Fidji, accomplir son devoir suprême de fils en tuant son père, et d’ami en égorgeant son ami : pessimisme pratique qui pourrait même susciter l’épouvantable morale de l’anéantissement de peuples par pitié, — et qui, d’ailleurs, existe et a existé dans le monde, partout où l’art n’est pas apparu sous une forme quelcon­que, particulièrement sous celle de la religion ou de la science, comme remède et protection contre ce souffle empoisonné.
En face de ce pessimisme pratique, Socrate est le premier modèle de l’optimiste théorique, qui attribue à la foi dans la possibilité d’approfondir la nature des choses, au savoir, à la connaissance, la vertu d’une panacée universelle, et tient l’erreur pour le mal en soi. Pénétrer les causes et distinguer de l’apparence et de l’erreur la véritable con­naissance, parut à l’homme socratique la vocation la plus noble, la seule digne de l’humanité
XVI
j’entends désigner la science, optimiste au plus profond de son essence, avec son ancêtre Socrate en tête. Et ces forces seront aussi appelées par leur nom, qui me semblent le gage d’une renaissance de la tra­gédie — et quelles autres bienheureuses espérances pour l’esprit allemand !
Avant de nous précipiter au milieu de ces com­bats, couvrons-nous de l’armure des connaissances que nous venons de conquérir. À l’encontre de ceux qui s’appliquent à faire dériver les arts d’un prin­cipe unique, comme la source de vie nécessaire de toute œuvre d’art, je contemple ces deux divinités artistiques des Grecs, Apollon et Dionysos, et je reconnais en eux les représentants vivants et évi­dents de deux mondes d’art qui diffèrent essentiel­lement dans leur nature et leurs fins respectives. Apollon se dresse devant moi, comme le génie du principe d’individuation, qui seul peut réellement susciter la félicité libératrice dans l’apparence trans­figurée ; tandis qu’au cri d’allégresse mystique de Dionysos, le joug de l’individuation est brisé, et la route est ouverte vers les causes génératrices de l’Être, vers le fond le plus secret des choses. Ce contraste inouï, qui sépare comme un abîme l’art plastique, en tant qu’apollinien, et la musique, en tant qu’art dionysien, n’a été discerné que d’un seul parmi les grands penseurs, et cela si nettement que, sans le secours de la symbolique divine des Hellè­nes, il accorda à la musique le privilège d’une ori­gine et d’un caractère particuliers la distinguant de tous les autres arts, pour la raison qu’elle ne serait pas, comme tous ceux-ci, une reproduction de l’apparence, mais bien une image immédiate de la Volonté elle-même, et représenterait ainsi, en face de l’élé­ment physique, l’élément métaphysique du monde, à côté de toute apparence, la chose en soi

L’art dionysien exerce ainsi deux sor­tes d’effets sur les ressources artistiques apolliniennes : la musique excite à la perception symbolique de la généralité dionysienne, et la musique confère alors à l’image allégorique sa portée la plus haute.
« Nous croyons à la vie éternelle, » proclame la tragédie ; tandis que la musique est l’Idée immé­diate de cette vie. L’art plastique a un but tout différent : ici, Apollon triomphe de la souffrance de l’individu à l’aide de la glorification radieuse de l’éternité de l’apparence ; ici la beauté l’emporte sur le mal inhérent à la vie, la douleur est, dans un certain sens, mensongèrement supprimée des traits de la nature. Dans l’art dionysien et dans sa symbolique tragique, cette même nature nous parle d’une voix non déguisée, de sa voix véritable, et nous dit : « Sois tel que je suis moi-même ! Parmi la perpétuelle métamorphose des apparences, l’aïeule primordiale, l’éternelle créatrice, l’impulsion de vie éternellement coactive, s’assouvissant éternel­lement à cette variabilité de l’apparence ! »
XVII
Si l’ancienne tragédie était détournée de sa voie par une tendance dialectique orientée vers le sa­voir et l’optimisme de la science, il faudrait conclure de ce fait à une lutte éternelle entre la con­ception théorique et la conception tragique du monde ; et seulement après que l’esprit scientifique, arrivé jusqu’aux limites qu’il lui est impossible de franchir, eût dû reconnaître, par la cons­tatation de ces limites, le néant de sa prétention à une aptitude universelle,
XVIII
C’est un phénomène éternel : toujours l’insa­tiable Volonté trouve un moyen pour attacher ses créatures à l’existence et les forcer à continuer de vivre, à l’aide d’une illusion répandue sur les choses. Celui-ci est retenu par le bonheur socratique de la connaissance et par le rêve chimérique de pouvoir guérir grâce à elle la plaie éternelle de la vie ; celui-là est fasciné par le voile de beauté de l’art, qui flotte prestigieux devant ses yeux ; cet autre, à son tour, est pénétré de cette consolation méta­physique que, sous le tourbillon des apparences, l’éternelle vie poursuit son immuable cours ; sans parler des illusions plus basses et presque plus puissantes encore, ménagées à tout instant par la Volonté. Ces trois degrés d’illusions sont d’ailleurs réservés aux plus nobles natures, chez lesquelles le poids et la misère de l’existence suscite un dégoût plus profond et qui peuvent échapper à ce dégoût par le secours de stimulants choisis. C’est de ces stimulants qu’est constitué tout ce que nous nom­mons « culture » : suivant la proportion des mélanges, il résulte une culture plus spécialement socratique, ou artistique, ou tragique, ou bien, si l’on veut autoriser des symbolisations historiques, une culture alexandrine, ou hellénique, ou boud­dhique.
XIX
Le postulat de l’opéra est basé sur une conception erronée de la nature de l’art, à savoir sur cette hypothèse idyllique que, en réalité, tout homme doué de sensibilité est un artiste. Dans cette acception, l’opéra est l’expression du dilettantisme dans l’art, la manifestation du dilettantisme qui dicte ses lois avec la sérénité optimiste de l’homme théorique.
L’optimisme latent, inhérent à la genèse de l’opéra et à l’esprit de la culture qu’il représente, a réussi, avec une rapidité inquiétante, à dépouiller la musique de son carac­tère d’expression dionysiaque du monde et à lui inculquer les qualités d’un art agréable, s’amusant aux arabesques des formes. Et l’on ne saurait peut-être comparer cette transformation qu’à la métamorphose qui fit de l’homme eschyléen, l’homme de la sérénité alexandrine.
XXI
Le rapport complexe de l’esprit apollinien et de l’instinct dionysiaque dans la tragédie devrait ainsi, en réalité, être symbolisé par une alliance frater­nelle de ces deux divinités. Dionysos parle la langue d’Apollon, mais Apollon parle finalement le lan­gage de Dionysos : et par là est atteint le but su­prême de la tragédie et de l’art.
XXII
Les plus nobles esprits parmi les artistes escomptaient, auprès d’un tel public, l’excitation des facultés morales et reli­gieuses, et l’évocation vicariante de la « loi morale universelle » intervenait à l’endroit précis où le spectateur devait être fasciné par un effet artistique d’une puissance irrésistible.

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