vendredi 20 février 2015

Nietzsche - Humain, trop humain



HUMAIN, TROP HUMAIN

PRÉFACE

I
Il suffit, je vis encore : et la vie n’est pas après tout une invention de la morale : elle veut de la tromperie, elle vit de la tromperie… mais n’est-ce pas ?
III
« Ne peut-on pas tourner toutes les médailles ? et le bien ne peut-il être le mal ? et Dieu n’être qu’une invention et une rouerie du diable ? Tout ne peut-il être faux en dernière analyse ? Et si nous sommes trompés, ne sommes-nous pas par là aussi trompeurs ? Ne faut-il pas aussi que nous soyons trompeurs ? » — Voilà les pensées qui le guident et l’égarent, toujours plus avant, toujours plus loin. La solitude le tient dans son cercle et dans ses anneaux, toujours plus menaçante, plus étouffante, plus poignante, cette redoutable déesse et mater sœva cupidinum — mais qui sait aujourd’hui ce que c’est que la solitude ?…
VII
C’est de cette façon que l’esprit libre se donne une réponse à l’égard de cette énigme du coup de partie et il finit, en généralisant son cas, par se décider ainsi sur ce qui s’est produit dans sa vie.
CHAPITRE PREMIER

DES CHOSES PREMIÈRES ET DERNIÈRES
I.
Chimie des idées et des sentiments. — Les problèmes philosophiques reprennent aujourd’hui presque de toutes pièces la même forme qu’il y a deux mille ans : comment une chose peut-elle naître de son contraire, par exemple, le raisonnable du déraisonnable, le sensible du mort, la logique de l’illogisme, la contemplation désintéressée du vouloir cupide, la vie pour autrui de l’égoïsme, la vérité des erreurs ? La philosophie métaphysique s’arrangeait jusqu’ici pour franchir cette difficulté en niant que l’un naquît de l’autre et en admettant pour les choses d’une haute valeur une origine miraculeuse, la sortie du noyau et de l’essence de la « chose en soi ». La philosophie historique, au contraire, qui ne se peut plus du tout concevoir séparée de la science naturelle, la plus récente de toutes les méthodes philosophiques, découvrit dans des cas particuliers (et vraisemblablement, ce sera là sa conclusion dans tous) qu’il n’y a point de contraires, excepté dans l’exagération habituelle de la conception populaire ou métaphysique, et qu’une erreur de la raison est à la base de cette mise en opposition : d’après son explication, il n’y a, strictement entendu, ni conduite non égoïste, ni contemplation entièrement désintéressée ; toutes deux ne sont que des sublimations, dans lesquelles l’élément fondamental paraît presque volatilisé et ne révèle plus sa présence qu’à l’observation la plus fine. — Tout ce dont nous avons besoin, et qui peut pour la première fois nous être donné, grâce au niveau actuel des sciences particulières, est une chimie des représentations et des sentiments moraux, religieux, esthétiques, ainsi que de toutes ces émotions que nous ressentons dans les grandes et petites relations de la civilisation et de la société, même dans l’isolement : mais quoi, si cette chimie aboutit à la conclusion que dans ce domaine encore les couleurs les plus magnifiques sont faites de matières viles, même méprisées ? Beaucoup de gens auront-ils du plaisir à suivre de telles recherches ? L’humanité aime à chasser de sa pensée les questions d’origine et de commencements : ne faut-il pas être presque déshumanisé pour sentir en soi le penchant opposé ? —
5.
Mésentente du rêve. — Dans le rêve, l’homme, aux époques de civilisation informe et rudimentaire, croyait apprendre à connaître un second monde réel ; là est l’origine de toute métaphysique. Sans le rêve, on n’aurait pas trouvé l’occasion de distinguer le monde. La division en âme et corps se rattache aussi à la plus ancienne conception du rêve, de même que la croyance à une enveloppe apparente de l’âme, partant l’origine de toute croyance aux esprits, et vraisemblablement aussi de la croyance aux dieux. « Le mort continue à vivre ; car il apparaît aux vivants dans le rêve » : c’est ainsi qu’on raisonna jadis, durant beaucoup de milliers d’années.
11.
C’est parce que l’homme a cru, durant de longs espaces de temps, aux idées et aux noms des choses comme à des æternæ veritates, qu’il s’est donné cet orgueil avec lequel il s’élevait au-dessus de la bête : il pensait réellement avoir dans le langage la connaissance du monde.
12.
Rêve et civilisation. — La fonction du cerveau qui est le plus altérée par le sommeil est la mémoire : non qu’elle s’arrête entièrement, — mais elle est ramenée à un état d’imperfection pareil à ce qu’elle peut avoir été chez chacun, dans les premiers temps de l’humanité, de jour et dans la veille. Capricieuse et confuse comme elle est, elle confond perpétuellement les choses en raison des ressemblances les plus fugitives ; mais c’est avec le même caprice, la même confusion que les peuples inventaient leurs mythologies, et maintenant encore les voyageurs ont coutume d’observer quelle pente il y a, chez le sauvage, à oublier, comme son esprit, après une courte tension de mémoire, commence à tituber et comme, par pur affaissement, il produit le mensonge et l’absurdité. Mais nous ressemblons tous dans le rêve à ce sauvage ; la reconnaissance imparfaite et l’assimilation erronée sont la cause du mauvais raisonnement dont nous nous rendons coupables dans le rêve : au point qu’à la claire représentation d’un rêve nous avons peur de nous-mêmes, de ce que nous cachons en nous tant de folie. — La parfaite clarté de toutes les représentations en rêve, qui repose sur la croyance absolue à leur réalité, nous fait ressouvenir d’états de l’humanité antérieure où l’hallucination était extrêmement fréquente et s’emparait de temps en temps à la fois de communautés entières, de peuples entiers. Ainsi : dans le sommeil et le rêve, nous refaisons, encore une fois, la tâche de l’humanité antérieure.
13.
Logique du rêve.
mais le rêve est la recherche et la représentation des causes des impressions ainsi éveillées, c’est-à-dire des causes supposées. Celui qui par exemple entoure ses pieds de deux bandes peut rêver que deux serpents entourent ses pieds de leurs replis
Ainsi le rêve est une récréation pour le cerveau, qui, dans le jour, doit satisfaire aux sévères exigences de la pensée, telles qu’elles sont établies par la civilisation supérieure.
16.
Apparence et chose en soi.Les philosophes ont accoutumé de se mettre devant la vie et l’expérience devant ce qu’ils appellent le monde de l’expérience — comme devant un tableau, qui a été déroulé une fois pour toutes et représente immuablement, invariablement, la même scène : cette scène pensent-ils, doit être bien expliquée pour en tirer une conclusion sur l’être qui a produit le tableau : de cet effet donc à la cause, partant à l’inconditionné, qui est toujours regardé comme la raison suffisante du monde de l’apparence. Contre cette idée, l’on doit, en prenant le concept du métaphysique exactement pour celui de l’inconditionné, conséquemment aussi de l’inconditionnant, tout au rebours nier toute dépendance entre l’inconditionné (le monde métaphysique) et le monde connu de nous : si bien que dans l’apparence n’apparaisse absolument pas la chose en soi, et que toute conclusion de l’une à l’autre soit à repousser. D’un côté, on ne tient pas compte de ce fait, que ce tableau — ce qui, pour nous, hommes, s’appelle actuellement vie et expérience — est devenu peu à peu ce qu’il est, même est encore entièrement dans le devenir, et par cette raison ne saurait être considéré comme une grandeur stable, de laquelle on aurait le droit de tirer ou même seulement d’écarter une conclusion sur le créateur (la cause suffisante). C’est parce que nous avons, depuis des milliers d’années, regardé le monde avec des prétentions morales, esthétiques, religieuses, avec une aveugle inclination, passion ou crainte, et pris tout notre saoul des impertinences de la pensée illogique, que ce monde est devenu peu à peu si merveilleusement bariolé, terrible,profond de sens, plein d’âme ; il a reçu des couleurs — mais c’est nous qui avons été les coloristes : l’intelligence humaine, à cause des appétits humains, des affections humaines, a fait apparaître cette « apparence » et transporté dans les choses ses conceptions fondamentales erronées. Tard, très tard, elle se prend à réfléchir : et alors le monde de l’expérience et la chose en soi lui paraissent si extraordinairement divers et séparés qu’elle repousse la conclusion de celui-là à celle-ci — ou réclame, d’une manière mystérieuse à faire frémir, l’abdication de notre intelligence, de notre volonté personnelle : pour arriver à l’essence par cette voie, que l’on devienne essentiel. Inversement, d’autres ont recueilli tous les traits caractéristiques de notre monde de l’apparence — c’est-à-dire de la représentation du monde sortie d’erreurs intellectuelles et à nous transmise par l’hérédité — et, au lieu d’accuser l’intelligence comme coupable, ont rendu responsable l’essence des choses, à titre de cause de ce caractère réel très inquiétant du monde, et prêché l’affranchissement de l’Être. — De toutes ces conceptions, la marche constante et pénible de la science, célébrant enfin une bonne fois son plus haut triomphe dans une histoire de la genèse de la pensée, viendra à bout d’une manière définitive, dont le résultat pourrait peut-être aboutir à cette proposition : ce que nous nommons actuellement le monde est le résultat d’une foule d’erreurs et de fantaisies, qui sont nées peu à peu dans l’évolution d’ensemble des êtres organisés, se sont entrelacées dans leur croissance, et nous arrivent maintenant par héritage comme un trésor accumulé de tout le passé, — comme un trésor : car la valeur de notre humanité repose là-dessus. De ce monde de la représentation, la science sévère peut effectivement délivrer seulement dans une mesure minime — quoique cela ne soit pas d’ailleurs à souhaiter, — par le fait qu’elle ne peut rompre radicalement la force des habitudes antiques de sentiment : mais elle peut éclairer très progressivement et pas à pas l’histoire de la genèse de ce monde comme représentation — et nous élever, au moins pour quelques instants, au-dessus de toute la série des faits. Peut-être reconnaîtrons-nous alors que la chose en soi est digne d’un rire homérique : qu’elle paraissait être tant, même tout, et qu’elle est proprement vide, notamment vide de sens.
28.
Termes décriés. — À bas les termes, usés jusqu’au dégoût, d’Optimisme et de Pessimisme ! Car le motif de les employer manque de jour en jour davantage ; aux seuls bavards aujourd’hui ils sont encore inévitablement nécessaires. Car pour quel motif au monde quelqu’un serait-il encore optimiste, s’il n’a plus à faire l’apologie d’un Dieu, qui doit avoir créé le meilleur des mondes, du moment qu’il est lui-même le bon et le parfait, — mais quel être pensant a besoin encore de l’hypothèse d’un Dieu ? — Or, on n’a plus le moindre motif d’une profession de foi pessimiste, si l’on n’a pas intérêt à vexer les avocats de Dieu, les théologiens ou les philosophes théologisants et à exposer fortement l’affirmation contraire : que le mal gouverne, que la peine est plus grande que le plaisir, que le monde est un bousillage, l’apparition à la vie d’une méchante volonté. Mais qui s’inquiète encore aujourd’hui de théologiens — en dehors des théologiens ? — Abstraction faite de toute théologie et de la guerre contre elle, il va de soi que le monde n’est pas bon et n’est pas mauvais, bien éloigné d’être le meilleur ou le pire, et que ces idées de « bon » et de « mauvais » n’ont de sens que, par rapport au sens des hommes, et là même peut-être, à la manière dont ils sont employés, d’ordinaire ne sont pas justifiés : la conception du monde injurieuse ou panégyriste est chose à laquelle il nous faut en tout cas renoncer.
29.
Enivré du parfum des fleurs. — Le vaisseau de l’humanité, pense-t-on, a un tirage toujours plus fort, à mesure qu’il est plus chargé ; on croit que plus la pensée de l’homme est profonde, plus son sentiment est tendre, plus l’estime qu’il fait de soi est élevée, plus est grand son éloignement des autres animaux, — plus il apparaît comme le génie parmi les bêtes, — plus il se rapproche de l’essence réelle du monde et de sa connaissance ; c’est bien ce qu’il fait en réalité par la science, mais il croit le faire plus encore par ses religions et ses arts. Elles sont bien, il est vrai, une floraison du monde, mais qui n’est absolument pas plus proche de la racine du monde que ne l’est la tige : on ne peut du tout tirer d’elles une meilleure intelligence de l’essence des choses, quoique presque chacun le croie. L’erreur a fait l’homme assez profond, tendre, créateur, pour en faire venir une fleur telle que sont les religions et les arts. La pure connaissance eût été hors d’état de le faire. Qui nous dévoilerait l’essence du monde, nous donnerait à tous là plus fâcheuse désillusion. Ce n’est pas le monde comme chose en soi, mais le monde comme représentation (comme erreur), qui est si riche de sens, si profond, si merveilleux, portant dans son sein bonheur et malheur. Ce résultat conduit à une philosophie de négation logique du monde : laquelle du reste peut s’unir aussi bien à une affirmation pratique du monde qu’à son contraire.
31.
L’illogique nécessaire. — Entre les choses qui peuvent porter un penseur au désespoir, il faut compter le fait de reconnaître que l’illogique est nécessaire aux hommes et que de l’illogique prend naissance beaucoup de bien. Il est si solidement ancré dans les passions, dans le langage, dans l’art, dans la religion, et généralement dans tout ce qui prête du prix à la vie, que l’on ne peut l’en retirer sans porter ainsi à ces belles choses un incurable préjudice. Seuls des hommes par trop naïfs peuvent croire que la nature de l’homme puisse être changée en une nature purement logique ; mais s’il devait y avoir des degrés d’approche vers le but, quelles pertes ne ferait-on pas sur ce chemin ! Même l’homme le plus raisonnable a besoin de temps en temps de retourner à la nature, c’est-à-dire à sa relation fondamentale illogique avec toutes choses.
32.
Injustice nécessaire. — Tous les jugements sur le prix de la vie sont développés illogiquement, et par là injustes. L’inexactitude du jugement réside premièrement dans la manière dont se présentent les matières, à savoir très incomplètement ; deuxièmement dans la manière dont la somme en est faite, et troisièmement en ce que chaque pièce isolée de ces matières est à son tour le résultat d’une connaissance inexacte, et cela de toute nécessité. Aucune expérience, par exemple, touchant un homme, fût-il même le plus proche de nous, ne peut être complète, en sorte que nous eussions un droit logique à en faire une appréciation d’ensemble ; toutes les appréciations sont hâtives et doivent l’être. Enfin l’unité qui nous sert de mesure, notre être, n’est pas une grandeur invariable, nous avons des tendances et des fluctuations, et cependant nous devrions nous connaître nous-mêmes pour une unité fixe, pour faire du rapport de quelque chose à nous une appréciation juste. Peut-être suivra-t-il de tout cela que l’on ne devrait pas juger du tout ; si seulement l’on pouvait vivre sans faire d’appréciations, sans avoir d’inclination et d’aversion ! — car toute aversion est liée à une appréciation, aussi bien que toute inclination. Une impulsion à s’approcher de quelque chose ou à se détourner de quelque chose, sans un sentiment de vouloir l’avantageux, d’éviter Le nuisible, une impulsion sans une sorte d’appréciation par la connaissance touchant la valeur du but, n’existe pas chez l’homme. Nous sommes par destination des êtres illogiques et partant injustes, et nous pouvons le reconnaître : c’est là une des plus grandes et des plus insolubles désharmonies de l’existence.
33.
L’erreur sur la vie, nécessaire à la vie. — Toute croyance au prix et à la dignité de la vie repose sur une pensée inexacte ; elle est possible seulement parce que la sympathie pour la vie et les souffrances d’ensemble de l’humanité est très faiblement développée dans l’individu. Même les rares hommes dont les pensées s’élèvent en général au-dessus d’eux-mêmes n’embrassent pas du regard cette vie d’ensemble, mais seulement des parties limitées. Si l’on est capable de diriger son observation sur des exceptions, je veux dire sur les grands talents et les âmes pures, si l’on prend leur production pour but de toute l’évolution de l’univers et que l’on prenne plaisir à leur action, on peut alors croire au prix de la vie, parce qu’on ne prend pas alors en considération les autres hommes : ainsi l’on pense inexactement. Et de même, si l’on embrasse du regard, à la vérité, tous les hommes, mais qu’on n’attache d’importance en eux qu’à une espèce d’instincts, aux moins égoïstes, et qu’on les justifie à l’égard des autres instincts ; alors encore une fois on peut espérer quelque chose de l’humanité dans son ensemble et, dans cette mesure, croire au prix de la vie : c’est ainsi, en ce cas encore, par l’inexactitude de la pensée. Mais que l’on se comporte d’une manière ou d’une autre, on est par cette manière une exception parmi les hommes. Or, la grande majorité des hommes précisément supportent la vie sans se plaindre trop fort, et croient ainsi au prix de l’existence, mais c’est justement parce que chacun ne veut et n’affirme que soi et ne sort pas de lui-même comme ces exceptions : tout ce qui n’est pas personnel est pour eux inaperçu ou aperçu tout au plus comme une ombre faible. Ainsi là-dessus seulement repose le prix de la vie pour l’homme ordinaire, commun, qu’il attribue plus d’importance à soi qu’au monde. Le grand manque d’imagination dont il souffre fait qu’il ne peut pénétrer par le sentiment dans d’autres êtres et par là prend aussi peu que possible de part à leur sort et à leurs souffrances. Celui au contraire qui pourrait véritablement y prendre part, devrait désespérer du prix de la vie ; s’il réussissait à comprendre et à sentir en soi la conscience totale de l’humanité, il éclaterait en malédiction contre l’existence, car l’humanité n’a dans l’ensemble aucun but, et conséquemment l’homme, en examinant sa marche totale, ne peut y trouver sa consolation, son repos, mais sa désespérance. S’il considère dans tout ce qu’il fait l’absence finale de but pour les hommes, sa propre action prend à ses yeux le caractère de la prodigalité. Mais se sentir en tant qu’humanité (et non seulement qu’individu) prodigué tout de même que nous voyons les fleurs isolées prodiguées par la nature, est un sentiment au-dessus de tous les sentiments. — Qui en est d’ailleurs capable ? Assurément un poète seul : et les poètes savent toujours se consoler.
34.
Pour tranquilliser. — si l’on peut consciemment rester dans la contre-vérité ? ou bien, au cas où il faudrait le faire, si la mort n’est pas alors préférable ?
CHAPITRE II

POUR SERVIR À L’HISTOIRE DES SENTIMENTS MORAUX
36.
tandis que la connaissance de la vérité.gagne toujours de plus en plus par la force excitante d’une hypothèse que La Rochefoucauld exposait ainsi dans la première édition de ses Sentences et maximes morales : « Ce que le monde nomme vertu n’est d’ordinaire qu’un fantôme formé par nos passions, à qui on donne un nom honnête pour faire impunément ce qu’on veut. »
37.
Quand même.Quoi qu’il en soit du compte et du décompte : dans l’état présent de la philosophie, lé réveil de l’observation psychologique est nécessaire. L’aspect cruel de la table de dissection psychologique, de ses couteaux et de ses pinces, ne peut être épargné à l’humanité. Car c’est là le domaine de cette science qui se demande l’origine et l’histoire des sentiments dits moraux et qui dans sa marche doit poser et résoudre les problèmes compliqués de la sociologie : — l’ancienne philosophie ne connaît pas ces derniers et s’est toujours dérobée à là recherche de l’origine et de l’histoire des estimations humaines sous l’ombre de pauvres faux-fuyants : c’est ce que l’on peut voit aujourd’hui fort clairement, la preuve étant faite, par de nombreux exemples, que les erreurs des plus grands philosophes sont d’ordinaire leur point de départ dans une explication fausse de certaines actions et de certains sentiments humains,de même que sur la base d’’une analyse erronée, par exemple celle des actions dites altruistes, une éthique fausse se fonde, puis, pour l’amour d’elle, on appelle à la rescousse la religion et le néant mythologique, et enfin les ombres de ces fantômes troubles s’introduisent même dans la physique et dans la considération du monde tout entier. Mais s’il est assuré que le manque de profondeur dans l’observation psychologique a tendu et continue à tendre de nouveau les pièges les plus dangereux aux jugements et aux raisonnements humains, ce qui est aujourd’hui nécessaire, c’est cette austère persévérance de travail qui ne se lasse jamais d’entasser pierre sur pierre, caillou sur caillou, c’est la vaillance qui permet de ne pas rougir d’une besogne si modeste et de braver tout le dédain qu’elle peut inspirer. Enfin voici qui est encore une vérité: nombre de remarques isolées sur l’humain et le trop humain ont été d’abord découvertes et exposées dans des sphères de la société qui étaient accoutumées à faire par là toutes sortes de sacrifices, non pas à la recherche scientifique, mais à un spirituel désir de plaisir ; et l’odeur de cette ancienne patrie de la maxime morale — odeur très séduisante — s’est presque indissolublement attachée au genre tout entier : si bien que, pour son compte, l’homme de science laisse involontairement voir quelque méfiance contre ce genre et sa valeur sérieuse. Mais il suffit d’indiquer les conséquences : car dès maintenant on commence à voir quels résultats de la nature la plus sérieuse naissent sur le sol de l’observation psychologique. Qu’est-ce, après tout, que le principe auquel est arrivé un des penseurs les plus hardis et les plus froids, l’auteur du livré Sur l’origine des sentiments moraux [3], grâce à ses analyses incisives et décisives de la conduite humaine? « L’homme moral, dit-il, n’est pas plus proche du monde intelligible (métaphysique) que l’homme physique. » Cette proposition, née avec sa dureté et son tranchant sous le coup de marteau de la science historique, pourra peut-être enfin, dans un avenir quelconque, être la hache qui sera mise à la racine du « besoin métaphysique » de l’homme, — si c’est plutôt pour le bien que pour la malédiction du bien-être général, qui pourrait le dire ? mais en tout cas elle reste une proposition de la plus grave conséquence, féconde et terrible à la fois, regardant le monde avec ce double visage qu’ont toutes les grandes sciences.
39.
La fable de la liberté intelligible. — L’histoire des sentiments en vertu desquels nous rendons quelqu’un responsable, partant des sentiments dits moraux, parcourt les phases principales suivantes. D’abord on nomme des actions isolées bonnes ou mauvaises sans aucun égard à leurs motifs, mais exclusivement par les conséquences utiles ou fâcheuses qu’elles ont pour la communauté. Mais bientôt on oublie l’origine de ces désignations, et l’on s’imagine que les actions en soi, sans égard à leurs conséquences, enferment la qualité de « bonnes » ou de « mauvaises » : commettant la même erreur qui fait que la langue désigne la pierre même comme dure, l’arbre lui-même comme vert — par conséquent en prenant la conséquence pour cause. Ensuite on reporte.le fait d’être bon ou mauvais aux motifs, et l’on considère les actes en soi comme moralement indifférents. On va plus loin, et l’on donne l’attribut de bon ou de mauvais non plus au motif isolé, mais à l’être tout entier d’un homme, lequel produit le motif comme le terrain produit la plante. Ainsi l’on rend successivement l’homme responsable de son influence, puis de ses actes, puis de ses motifs, enfin de son être. Alors on découvre finalement que cet être lui-même ne peut être responsable, étant une conséquence absolument nécessaire et formée des éléments et des influences d’objets passés et présents: partant, que l’homme n’est à rendre responsable de rien, ni de son être, ni de ses motifs, ni de ses actes, ni de son influence. On est ainsi amené à reconnaître que l’histoire des appréciations morales est aussi l’histoire d’une erreur, de l’erreur de la responsabilité : et cela, parce qu’elle repose sur l’erreur du libre arbitre. — Schopenhauer opposait à cela le raisonnement suivant : puisque certains actes entraînent après eux du regret (« conscience de la faute »), il faut qu’il y ait responsabilité : car ce regret n’aurait aucune raison, si non seulement toutes les actions de l’homme se produisaient nécessairement — comme elles se produisent en effet d’après l’opinion même de ce philosophe, — mais que l’homme lui-même fût, avec la même nécessité, justement l’homme qu’il est — ce que Schopenhauer nie. Du fait de ce regret, Schopenhauer croit pouvoir prouver une liberté que l’homme doit avoir eue de quelque manière, non pas à l’égard des actes, mais à l’égard de l’être : liberté, par conséquent, d’être de telle ou telle façon, non d'agir de telle ou telle façon. L’esse, la sphère de la liberté et de la responsabilité, a pour conséquence, suivant lui, l’operari, la sphère de la stricte causalité, de la nécessité et de l’irresponsabilité. Ce regret se rapporterait bien en apparence à l’operari — et en ce sens il serait erroné, — mais en réalité à l’esse, qui serait l’acte d’une volonté libre, la cause fondamentale d’existence d’un individu : l’homme deviendrait ce qu’il voudrait devenir, son vouloir serait antérieur à son existence. — Il y a ici, abstraction faite de l’absurdité de cette dernière affirmation, une faute de logique, à savoir que du fait du regret on conclut d’abord la justification, l’admissibilité rationnelle de ce regret, ce n’est qu’à la suite de cette faute de logique que Schopenhauer arrive à sa conséquence fantaisiste de la soi-disant liberté intelligible. (Dans la naissance de cette fable, Platon et Kant ont parts égales de complicité.) Mais le regret après l’action n’a pas besoin d’être fondé en raison : même il ne l’est pas du tout, car il repose sur la supposition erronée que l’action n’aurait pas dû se produire nécessairement. En conséquence : c’est seulement parce que l’homme se tient pour libre, non parce qu’il est libre, qu’il ressent le repentir et le remords. — En outre, ce regret est chose dont on peut se déshabituer ; chez beaucoup d’hommes, il n’existe pas du tout pour des actes à propos desquels beaucoup d’autres hommes le ressentent. C’est une chose très variable, liée à l’évolution de la morale et de la civilisation, et qui peut-être n’existe que dans un temps relativement court de l’histoire du monde. — Personne n’est responsable de ses actes ; personne ne l’est de son être ; juger a la même valeur qu’être injuste. Cela est vrai aussi lorsque l’individu se juge lui-même. Cette proposition est aussi claire que la lumière du soleil, et cependant tout homme aime mieux alors retourner aux ténèbres et à l’erreur : par crainte des conséquences.
40.
Le sur-animal. — La bête en nous veut être trompée ; la morale est un mensonge nécessaire, pour que nous n’en soyons pas déchirés. Sans les erreurs qui résident dans les données de la morale, l’homme serait resté animal. Mais de cette façon il s’est pris pour quelque chose de supérieur et s’est imposé des lois plus sévères. Il a par là de la haine contre les degrés restés plus voisins de l’animalité ; c’est par cette raison qu’il faut expliquer l’antique mépris de l’esclave, comme de l’être qui n’est pas encore homme, comme d’une chose.
41.
Le caractère immuable. — Que le caractère soit immuable, ce n’est pas une vérité au sens strict ; en réalité, cette proposition favorite signifie seulement que, pendant la courte existence d’un homme, les nouveaux motifs qui agissent sur lui ne peuvent pas d’ordinaire marquer assez profondément pour détruire les linéaments imprimés de milliers d’années. Mais si l’on se figurait un homme de quatre-vingt mille ans, on aurait chez lui un caractère absolument muable : si bien qu’une foule d’individus divers prendraient de lui tour à tour leur développement, La brièveté de la vie humaine conduit à maintes affirmations erronées sur les qualités de l’homme.

42.
L’ordre des biens et la morale. — La hiérarchie des biens admise une fois pour toutes, selon qu’un égoïsme, bas, supérieur, très élevé, désire l’un ou l’autre, décide maintenant du caractère de moralité ou d’immoralité. Préférer un bien bas (par exemple la jouissance des sens) à un bien plus haut prisé (par exemple la santé) passe pour immoral, tout comme préférer le bien-être à la liberté. Mais là hiérarchie des biens n’est pas en tout temps stable et identique ; quand un homme préfère la vengeance à la justice, il est moral suivant l’échelle d’appréciation d’une civilisation antérieure, immoral d’après celle du temps présent. « Immoral » signifie donc qu’un individu ne sent pas ou pas encore assez les motifs intellectuels supérieurs et délicats que la civilisation nouvelle du moment a introduits : il désigne un individu arriéré, mais toujours seulement d’après une différence relative. — La hiérarchie des biens elle-même n’est pas édifiée et modifiée selon des points de vue moraux ; c’est, au contraire, d’après sa fixation du moment qu’on décide si une action est morale ou immorale.
44.
Reconnaissance et vengeance. — La raison pour laquelle un puissant montre de la reconnaissance est celle-ci. Son bienfaiteur a, par son bienfait violé, pour ainsi dire, le domaine du puissant et s’y est introduit : à son tour, il viole en compensation le domaine du bienfaiteur par l’acte de reconnaissance. C’est une forme adoucie de la vengeance. S’il n’avait la satisfaction de la reconnaissance, le puissant se serait montré impuissant et désormais passerait pour tel. Voilà pourquoi toute société de bons, c’est-à-dire originairement de puissants, place la reconnaissance au nombre des premiers devoirs. — Swift a hasardé cette proposition, que les hommes sont reconnaissants dans la proportion où ils cultivent la vengeance.
46.
Compassion, plus forte que passion. — Il y a des cas où la compassion est plus forte que la passion elle-même. Nous ressentons par exemple plus de chagrin quand un de nos amis se rend coupable de quelque ignominie, que quand nous le faisons nous-mêmes. C’est que d’abord nous avons plus de foi que lui en la pureté de son caractère ; puis notre amour pour lui est, sans doute, à cause justement de cette foi, plus fort que l’amour qu’il a pour lui-même. Bien que par le fait son égoïsme en souffre plus que notre égoïsme, étant donné qu’il doit subir plus fortement les conséquences fâcheuses de son crime, ce qu’il y a en nous de non-égoïste — ce mot ne doit jamais s’entendre strictement, mais seulement comme une facilité d’expression — est tout de même atteint plus fort par sa faute que ce qu’il y a de non-égoïste en lui.
50.
Vouloir exciter la pitié. — La Rochefoucauld met certainement le doigt sur le vrai dans le passage le plus remarquable de son Portrait fait par lui-même (imprimé pour la première fois en 1658), lorsqu’il met en garde toutes les personnes qui ont de la raison contre la pitié, lorsqu’il conseille de la laisser aux gens du peuple, qui ont besoin des passions (n’étant pas déterminés par la raison) pour être portés à venir en aide à celui qui souffre et à intervenir fortement en présence d’un malheur ; cependant que la pitié, selon son jugement (et celui de Platon), énerve l’âme. On devrait, dit-il, à la vérité témoigner de la pitié, mais se garder d’en avoir ; car les malheureux sont en un mot si sots, que le témoignage de pitié fait chez eux le plus grand bien du monde. — Peut-être peut-on mettre plus fortement encore en garde contre ce sentiment de pitié, si au lieu de concevoir ce besoin des malheureux, non pas comme une sottise et un défaut d’intelligence, comme une espèce de dérangement d’esprit que le malheur porte avec soi (et c’est ainsi que La Rochefoucauld semble le concevoir), on y voit quelque chose de tout autre et de plus digne de réflexion. Que l’on observe plutôt des enfants qui pleurent et crient afin d’être objets de pitié, et pour cela guettent le moment où leur situation peut tomber sous les yeux ; qu’on vive dans l’entourage de malades et d’esprit déprimés et qu’on se demande si les plaintes et les phrases de lamentation, la mise en vue de l’infortune, ne poursuivent pas au fond le but de faire mal aux spectateurs : la pitié que ceux-ci expriment alors est une consolation pour les faibles et les souffrants en tant qu’ils y reconnaissent avoir au moins encore un pouvoir, en dépit de leur faiblesse : le pouvoir de faire mal. Le malheureux prend une espèce de plaisir à ce sentiment de supériorité dont lui donne conscience le témoignage de pitié ; son imagination s’exalte, il est toujours assez puissant encore pour causer de la douleur au monde. Ainsi, la soif de pitié est une soif de jouissance de soi-même, et cela aux dépens de ses semblables ; elle montre l’homme dans toute la brutalité de son cher moi : mais non pas précisément dans sa «sottise », comme le pense La Rochefoucauld. — Dans la conversation de la société, les trois quarts des questions sont posées, les trois quarts des réponses sont données pour faire un petit peu de mal à l’interlocuteur ; c’est pourquoi bien des hommes ont soif de la société : elle leur donne le sentiment de la force. À ces doses infinies en nombre, mais très petites, où la méchanceté se fait sentir, elle est un puissant moyen d’excitation de la vie : tout comme la bienveillance, répandue dans la société humaine sous une forme analogue, est le moyen de salut toujours prêt. — Mais y aura-t -il beaucoup d’honnêtes gens pour confesser qu’il y a plaisir à faire mal ? qu’il n’est pas rare qu’on vive — et qu’on vive bien — de causer des déboires à d’autres hommes, au moins en pensée, et de tirer sur eux cette grenaille de menue méchanceté. La plupart sont trop malhonnêtes et quelques-uns sont trop bons pour savoir quelque chose de ce pudendumm ; ceux-là nieront toujours que Prosper Mérimée ait raison quand il dit : « Sachez enfin qu’il n’y a rien de plus commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire. »
51.
Commentle paraître devient être. — Le comédien ne peut en définitive cesser, fût-ce dans la plus profonde douleur, de songera l’impression produite par sa personne et à l’effet d’ensemble scénique,même par exemple à l’enterrement de son enfant ; il pleurera sur sa propre douleur et ses manifestations comme s’il était son propre spectateur. L’hypocrite, qui joue un rôle toujours le même finit par cesser d’être hypocrite ; ainsi les prêtres qui, dans leur jeunesse, sont d’ordinaire, consciemment ou non, des hypocrites, deviennent enfin naturels, et c’est alors justement qu’ils sont réellement prêtres, sans aucune affectation ; ou bien si le père n’en vient pas à bout, peut-être le fils, qui profite de l’avance paternelle, héritera de son accoutumance. Quand un homme veut pendant très longtemps et avec entêtement paraître quelque chose, il lui devient à la fin difficile d’être autre chose. La vocation de presque tout homme, même de l’artiste, commence par une hypocrisie, par une imitation de l’extérieur, par une copie de ce qui produit un effet. Celui qui porte sans cesse le masque des grimaces amicales doit finir par prendre du pouvoir sur des dispositions bienveillantes sans lesquelles l’expression de la cordialité ne peut se trouver, — et lorsqu’à leur tour elles finissent par prendre du pouvoir sur lui, il est bienveillant.
52.
Le grain d’honnêteté dans la tromperie. — Chez tous les grands trompeurs, il faut noter un phénomène auquel ils doivent leur puissance. Dans l’acte propre de la tromperie, parmi toutes les préparations, le caractère émouvant donné à la voix, à la parole, aux gestes, au milieu de cette puissante mise en scène, ils sont pris par la foi en soi-même ; c’est elle qui parle alors à ce qui les entoure avec cette autorité qui tient du miracle. Les fondateurs de religions se distinguent de ces grands trompeurs en ce qu’eux ne sortent jamais de cet état de duperie de soi-même : ou ils n’ont que très rarement de ces moments de clairvoyance où le doute les assaille ; ordinairement d’ailleurs, ils s’en consolent en attribuant ces moments au Malin, qui est leur adversaire. Il faut qu’il y ait tromperie de soi-même pour que les uns et les autres produisent un effet de grandeur. Car les hommes croient à la vérité de tout ce qui est évidemment cru avec force.
53.
Prétendu degré de vérité. — Une des erreurs de logique les plus ordinaires est celle-ci : quelqu’un est envers nous véridique et sincère, donc il dit la vérité. C’est ainsi que l’enfant croit aux jugements de ses parents, le chrétien aux affirmations du fondateur de l’Église. De même on ne veut pas accorder que tout ce que les hommes ont défendu, dans les siècles passés, au prix de leur bonheur et de leur vie, n’était que des erreurs : tout au plus dira-t-on que ç’a été des degrés de la vérité. Mais au fond, on pense que, si quelqu’un a cru honnêtement à quelque chose, a combattu et est mort pour sa foi, il serait par trop injuste qu’une pure erreur l’eût véritablement animé. Un tel phénomène paraît en contradiction avec la justice éternelle ; c’est pourquoi le cœur des hommes sensibles se reprend toujours à énoncer contre leur tête cette proposition : qu’entre les actions morales et la clairvoyance intellectuelle il faut qu’il y ait un lien nécessaire. Il en est par malheur autrement ; car il n’y a point de justice éternelle.
54.
Le mensonge. — Pourquoi la plupart du temps les hommes, dans la vie de tous les jours, disent- ils la vérité ? — Assurément ce n’est pas parce qu’un Dieu a défendu le mensonge. Mais c’est premièrement : parce que cela est plus aisé, le mensonge exigeant invention, dissimulation et mémoire. (Voilà pourquoi Swift dit : Celui qui énonce un mensonge se rend rarement compte du lourd fardeau qu’il s’impose ; il lui faut en effet, pour soutenir un mensonge, en inventer vingt autres.) C’est ensuite : parce qu’en des circonstances simples, il est avantageux de parler franc : Je veux ceci, j’ai fait ceci, et ainsi de suite ; donc parce que la voie de la contrainte et de l’autorité est plus sûre que celle de la ruse. — Mais pour peu qu’un enfant ait été élevé dans des circonstances domestiques compliquées, il se sert tout aussi naturellement du mensonge et dit involontairement toujours ce qui répond à son intérêt : un sens de la vérité, une répugnance au mensonge en soi, lui sont tout à fait étrangers et inaccessibles, et il ment en toute innocence.
56.
Victoire de la connaissance sur le mal radical. — Il y a pour celui qui veut devenir sage un riche profit à avoir eu pendant un certain temps la conception de l’homme foncièrement mauvais et corrompu : elle est fausse, comme la conception opposée, mais durant des périodes entières elle a été dominante, et les racines en ont poussé des rameaux jusqu’en nous et dans notre monde. Pour nous comprendre, il nous faut la comprendre ; mais, pour monter ensuite plus haut, il faut que nous l’ayons surmontée. Nous reconnaissons alors qu’il n’y a pas de péchés au sens métaphysique ; mais que, dans le même sens, il n’y a pas non plus de vertus ; que tout ce domaine d’idées morales est continuellement flottant, qu’il y a des conceptions plus élevées et plus basses du bien et du mal, du moral et de l’immoral. Qui ne demande aux choses rien de plus que de les connaître arrive aisément à vivre en paix avec son âme, et c’est tout au plus par ignorance, mais difficilement par concupiscence. qu’il errera (qu’il péchera, comme dit le monde). Il ne voudra plus excommunier et extirper les appétits ; mais son but unique, qui le domine entièrement, de connaître à tout moment aussi bien que possible, lui donnera du sang-froid et adoucira tout ce qu’il y a de sauvage dans sa nature. En outre, il s’est affranchi d’une foule d’idées torturantes, il n’est plus impressionné des mots de peines de l’enfer, d’état de péché, d’incapacité du bien : il n’y reconnaît que les ombres évanouissantes de conceptions du monde et de la vie qui sont fausses.
57.
La morale considérée comme une autotomie de l’homme. — Un bon auteur, qui met réellement du cœur à son sujet, souhaite que quelqu’un vienne le réduire lui-même à néant, en exposant plus clairement le même sujet et en donnant une réponse définitive à tous les problèmes qu’il comporte. La jeune fille amoureuse souhaite d’éprouver à l’infidélité de l’aimé la fidélité dévouée de son amour. Le soldat souhaite de tomber sur le champ de bataille pour sa patrie victorieuse : car dans le triomphe de la patrie, il trouve le triomphe de son vœu suprême. La mère donne à l’enfant ce qu’elle-même se refuse, le sommeil, la meilleure nourriture, dans certaines circonstances sa santé, sa fortune. — Mais tout cela, sont-ce des états d’âme altruistes ? Ces actes de moralité sont-ils des miracles, parce que, suivant l’expression de Schopenhauer, ils sont « impossibles et cependant réels » ? N’est-il pas clair que, dans ces quatre cas, l’homme a plus d’amour pour quelque chose de soi, une idée, mi désir, une créature, que pour quelque autre chose de soi, que par conséquent il sectionne son être et fait d’une partie un sacrifice à l’autre ? Est-ce quelque chose d’essentiellement différent, lorsqu’une mauvaise tête dit : « J’aime mieux être culbuté que de céder à cet homme-là un pas de mon chemin » ? — L’inclination à quelque chose (souhait, instinct, désir) se trouve dans chacun de ces quatre cas ; y céder, avec toutes les conséquences, n’est pas en tout cas chose « altruiste ». — En morale, l’homme ne se traite pas comme un individuum, mais comme un dividuum.
58.
Ce qu’on peut promettre. — On peut promettre des actions, mais non dos sentiments, car ceux-ci sont involontaires. Qui promet à quelqu’un de l’aimer toujours, ou de le haïr toujours, ou de lui être toujours fidèle, promet quelque chose qui n’est pas en son pouvoir ; ce qu’il peut bien promettre, c’est des actions qui, à la vérité, sont ordinairement les conséquences de l’amour, de la haine, de la fidélité, mais qui peuvent aussi provenir d’autres motifs, car à une seule action mènent des chemins et des motifs divers. La promesse d’aimer quelqu’un toujours signifie donc : tant que je t’aimerai, je te montrerai les actions de l’amour ; si je ne t’aime plus, tu continueras néanmoins à recevoir de moi les mêmes actions, quoique pour d’autres motifs : en sorte que dans la tête des autres hommes persiste l’apparence que l’amour serait immuable et toujours le même. — On promet ainsi la persistance de l’apparence de l’amour, lorsque, sans s’aveugler soi-même, on promet à quelqu’un un amour éternel.
59.
Intelligence et morale. — Il faut avoir une bonne mémoire pour être capable de tenir les promesses qu’on a faites. Il faut avoir une grande force d’imagination pour être capable d’éprouver de la compassion. Tant la morale est étroitement liée à la bonté de l’intelligence.
60.
Vouloir se venger et se venger. — Avoir une pensée de vengeance et la réaliser, c’est prendre un fort accès de fièvre, mais qui passe : avoir une pensée de vengeance, sans la force ni le courage de la réaliser, c’est traîner un mal chronique, un empoisonnement du corps et de l’âme.
80.
Vieillard et mort. — Abstraction faite des exigences qu’impose la religion, on est autorisé à se demander : pourquoi y aurait-il plus de gloire pour un homme devenu vieux, qui pressent la déchéance de ses forces, à attendre son lent épuisement et sa dissolution, qu’à se fixer lui-même un terme en pleine conscience ? Le suicide est dans ce cas une action toute proche et toute naturelle, qui, étant une victoire de la raison, devrait en équité exciter le respect : et le fait est qu’elle l’excitait, aux temps où les chefs de la philosophie grecque et les patriotes romains les plus courageux avaient coutume de mourir par suicide. Au contraire, la soif de se prolonger de jour en jour par la consultation inquiète des médecins et le régime de vie le plus pénible, sans la force de se rapprocher du terme propre de la vie, est beaucoup moins respectable. — Les religions sont riches en expédients contre la nécessité du suicide : c’est un moyen de s’insinuer par la flatterie chez ceux qui sont épris de la vie.
88.
Interdiction du suicide. — Il y a un droit qui nous permet de prendre la vie à un homme, il n’y en a pas qui nous permette de lui prendre la mort : c’est pure cruauté.
89.
Vanité. — Nous nous soucions de la bonne opinion des hommes, d’abord parce qu’elle nous est utile, puis parce que nous voulons nous en faire des amis (les enfants de leurs parents, les écoliers de leurs maîtres et les gens bienveillants en général de tout le reste des hommes). C’est seulement quand la bonne opinion des hommes a du prix pour quelqu’un, abstraction faite de son avantage ou de son désir de faire plaisir, que nous parlons de vanité. Dans ce cas, l’homme veut se faire plaisir à lui-même, mais aux dépens des autres hommes, ou bien en les menant à se faire une fausse opinion de lui, ou bien vise à un degré de « bonne opinion » où elle doit devenir pénible à tous les autres (en excitant l’envie). L’individu veut d’ordinaire, par l’opinion d’autrui, accréditer et fortifier à ses propres yeux l’opinion qu’il a de soi ; mais la puissante accoutumance à l’autorité — accoutumance aussi vieille que l’homme — mène beaucoup de gens à appuyer même sur l’autorité leur propre foi en eux, partant à ne la recevoir que de la main d’autrui : ils se fient au jugement des autres plus qu’au leur propre. — L’intérêt qu’on prend à soi-même, le désir de se satisfaire, atteint chez le vaniteux un niveau tel qu’il conduit les autres à une estime de soi-même fausse, trop élevée, et qu’ensuite il s’en rapporte néanmoins à l’autorité des autres : ainsi il introduit l’erreur, et cependant y donne créance. — Il faut donc bien s’avouer que les vaniteux ne veulent pas tant plaire à autrui qu’à eux-mêmes, et qu’ils vont assez loin pour y négliger leur avantage : car ils mettent de l’importance souvent à mettre leurs semblables en des dispositions défavorables, hostiles, envieuses, partant désavantageuses pour eux, rien que pour avoir la satisfaction de leur Moi, le contentement de soi.
94.
Les trois phases de la moralité jusqu’à nos jours. — Le premier signe que l’animal est devenu homme est quand ses actes ne se rapportent plus au bien-être momentané, mais à des choses durables, lorsque, par conséquent, l’homme recherche l’utilité, l’appropriation à une fin : c’est là la première éclosion du libre gouvernement de la raison. Un degré supérieur est atteint, quand il agit d’après le principe de l’honneur ; grâce à lui, il se discipline, se soumet à des sentiments communs, et cela l’élève fort au-dessus de la phase où l’utilité entendue personnellement était son seul guide : il honore et veut être honoré, c’est-à-dire : il conçoit l’utile comme dépendant de son opinion sur autrui, de l’opinion d’autrui sur lui. Enfin il agit, au degré le plus élevé de la moralité jusqu’à nos jours, d’après sa propre mesure dès choses et des hommes, lui-même décide pour lui et les autres ce qui est honorable, ce qui est utile ; il est devenu le législateur des opinions, conformément à la conception toujours plus développée de l’utile et de l’honorable. La science le rend capable de préférer le plus utile, c’est-à-dire l’utilité générale durable à l’utilité personnelle, la reconnaissance respectueuse d’une valeur générale durable à celle d’un moment ; il vit et agit comme un individu collectif.
96.
Morale et moral. — Être moral, avoir des mœurs, avoir de la vertu, cela veut dire pratiquer l’obéissance envers une loi et une tradition fondées depuis longtemps. Que l’on s’y soumette avec peine ou de bon cœur, c’est là chose longtemps indifférente ; il suffit qu’on le fasse. Celui qu’on appelle « bon » est enfin celui qui par nature, à la suite d’une longue hérédité, partant facilement et volontiers, agit conformément à la morale, quelle qu’elle soit (par exemple se venger, si se venger fait partie, comme chez les anciens Grecs, des bonnes mœurs). On l’appelle bon parce qu’il est bon « à quelque chose » ; or, comme la bienveillance, la pitié, les égards, la modération, et cetera, finissent, dans le changement des mœurs, par être toujours sentis comme « bons à quelque chose », comme utiles, c’est plus tard le bienveillant, le secourable qu’on nomme de préférence « bon ». (À l’origine, c’étaient d’autres espèces plus importantes d’utilité qui occupaient le premier plan.) Etre méchant, c’est n’être « pas moral » (immoral), pratiquer l’immoralité, résister à la tradition, quelque raisonnable ou absurde qu’elle soit ; le dommage fait à la communauté (et au « prochain », qui y est compris) a d’ailleurs été, dans toutes les lois morales des diverses époques, ressenti principalement comme l’« immoralité » au sens propre, au point que, maintenant, le mot «  méchant » nous fait tout d’abord penser au dommage volontaire fait au prochain et à la communauté. Ce n’est pas entre « égoïste » et « altruiste » qu’est la différence fondamentale qui a porté les hommes à distinguer le moral de l’immoral, le bon du mauvais, mais bien entre l’attachement à une tradition, à une loi, et la tendance à s’en affranchir. La manière dont la tradition a pris naissance est à ce point de vue indifférente ; c’est en tout cas sans égard au bien et au mal ou à quelque impératif immanent et catégorique, mais avant tout en vue de la conservation d’une communauté, d’une race, d’une association, d’un peuple ; tout usage superstitieux qui doit sa naissance à un accident interprété à faux, produit une tradition qu’il est moral de suivre ; s’en affranchir est en effet dangereux, plus nuisible encore à la communauté qu’à l’individu (parce que la divinité punit le sacrilège et toute violation de ses privilèges sur la communauté et par ce moyen seulement sur l’individu). Or, toute tradition devient continuellement plus respectable à mesure que l’origine s’en éloigne, qu’elle est plus oubliée ; le tribut de respect qu’on lui doit va s’accumulant de génération en génération, la tradition finit par devenir sacrée et inspirer de la vénération ; et ainsi la morale de la piété est une morale en tout cas beaucoup plus antique que celle qui demande des actions altruistes.
97.
Le plaisir dans la morale. — Une espèce importante de plaisir, et par là de source de la moralité, provient de l’habitude. On fait l’habituel plus aisément, mieux, partant plus volontiers, on en ressent un plaisir, et l’on sait par l’expérience que l’habituel a fait ses preuves, qu’il a donc une utilité ; Une coutume avec laquelle on peut vivre est démontrée salutaire, profitable, en opposition à toutes les tentatives neuves, non encore éprouvées. La coutume est, par suite, l’union de l’agréable et de l’utile, en outre elle n’exige aucune réflexion. Sitôt que l’homme peut exercer une contrainte, il l’exerce pour conserver et propager ses coutumes, car à ses yeux elles sont la sagesse garantie. De même une communauté d’individus contraint chaque élément isolé à une même coutume. On commet là cette faute de raisonnement : parce qu’on se trouve bien d’une coutume, ou du moins parce que par son moyen on conserve son existence, cette coutume est nécessaire, car elle passe pour la possibilité unique dont on peut se bien trouver ; le bien-être de la vie semble ne provenir que d’elle. Cette conception de l’habituel comme condition d’existence est poussée jusqu’aux plus petits détails de la coutume : comme l’intelligence de la causalité véritable est très réduite chez les peuples et les civilisations de niveau peu élevé, on aspire avec une crainte superstitieuse à ce que tout aille du même pas que soi ; même là où la coutume est pénible, dure, lourde, elle est conservée en vue de son utilité supérieure apparente. On ne sait pas que le même degré de bien-être peut exister avec d’autres coutumes, et que même on peut atteindre des degrés plus élevés. Mais ce dont on se rend bien compte, c’est que toutes les coutumes, fût-ce les plus dures, deviennent avec le temps plus agréables et plus douces, et que le régime le plus sévère peut se tourner en habitude et par là en plaisir.
98.
Plaisir et instinct social. — Par ses rapports avec d’autres hommes, l’homme acquiert une nouvelle espèce de plaisir, qui s’ajoute aux sentiments de plaisir qu’il tire de lui-même ; par là il étend considérablement le domaine du plaisir en général. Peut-être bien des éléments qui rentrent dans ce genre lui sont-ils venus par héritage des animaux, lesquels éprouvent évidemment du plaisir quand ils jouent ensemble, par exemple là mère avec ses petits. D’autre part, qu’on réfléchisse aux rapports sexuels, qui font que toute femme presque paraît intéressante à tout homme en vue du plaisir, et réciproquement. Le sentiment de plaisir fondé sur les rapports humains fait en général l’homme meilleur ; la joie commune, le plaisir pris ensemble sont accrus ; ils donnent à l’individu de la sécurité, le rendent de meilleure humeur, dissolvent la méfiance, l’envie ; car on se sent mieux soi-même et l’on voit les autres se sentir mieux pareillement. Les manifestations de plaisir similaires éveillent l’image de la sympathie, le sentiment d’être des semblables : c’est ce que font aussi les souffrances communes, les mêmes orages, les mêmes dangers, les mêmes ennemis. C’est là-dessus sans doute que se fonde la plus ancienne association : elle a le sens d’une délivrance et d’une protection commune contre un déplaisir qui menace, au profit de chaque individu. Et de cette façon l’instinct social naît du plaisir.
99.
Ce qu’il y a d’innocence dans les actions dites méchantes. — Toutes les « méchantes » actions sont motivées par l’instinct de la conservation ou, plus exactement encore, par l’aspiration au plaisir et la fuite du déplaisir chez l’individu ; or, étant ainsi motivées, elles ne sont pas méchantes. « Faire du chagrin en soi » n’existe pas, en dehors du cerveau des philosophes, aussi peu que « faire du plaisir en soi » (la pitié au sens de Schopenhauer).
101.
Ne jugez point. La souffrance d’autrui est chose qui doit s’apprendre : et jamais elle ne peut être apprise pleinement.

102.
« L’homme agit toujours bien… » — Nous ne nous plaignons pas de la Nature comme d’un être immoral, quand elle nous envoie un orage et nous mouille : pourquoi nommons-nous immoral l’homme qui nuit ? Parce que nous admettons ici une volonté libre s’exerçant arbitrairement, là une nécessité. Mais cette distinction est une erreur. En outre : il est des circonstances où nous n’appelons pas immoral même celui qui nuit intentionnellement ; on n’a pas de scrupule, par exemple, à tuer intentionnellement une mouche, simplement parce que son chant nous déplait, on punit intentionnellement le criminel et on le fait souffrir, pour nous garantir, nous et la Société. Dans le premier cas, c’est l’individu qui, pour se conserver ou même pour ne point prendre de déplaisir, fait souffrir intentionnellement : dans le second, c’est l’État. Toute morale admet le mal fait intentionnellement dans le cas de légitime défense : c’est-à-dire quand il s’agit de l’instinct de conservation ! Mais ces deux points de vue suffisent à expliquer toutes les mauvaises actions faites par des hommes contre des hommes : on veut se procurer du plaisir ou s’éviter de la peine ; dans l’un comme dans l’autre sens, il s’agit toujours de l’instinct de conservation. Socrate et Platon ont raison : quoi que l’homme fasse, il fait toujours le bien, c’est-à-dire ce qui lui semble bon (utile), selon son degré d’intelligence, l’étiage actuel de son raisonnement.
103.
« L’innocence de la méchanceté ». — La méchanceté n’a pas pour but en soi la souffrance d’autrui, mais sa propre jouissance, sous forme par exemple d’un sentiment de vengeance ou d’une forte excitation nerveuse. Rien que la taquinerie montre quel plaisir il y a à exercer sa puissance sur autrui et à en arriver au sentiment agréable de la supériorité. Maintenant, l’immoralité consiste-t-elle à prendre du plaisir au déplaisir d’autrui ? La joie de nuire est-elle diabolique, comme le dit Schopenhauer ? Le fait est que nous prenons plaisir dans la nature à rompre des branches, à briser des pierres, à combattre les animaux sauvages, et cela, pour en tirer la conscience de notre force. Le fait de savoir qu’un autre souffre par nous rendrait donc immorale ici la même chose à l’égard de laquelle nous nous sentons autrement irresponsables ? Mais si on ne le savait pas, on n’y trouverait pas non plus le plaisir de sa supériorité ; celle-ci ne peut se manifester que dans la souffrance d’autrui, par exemple dans la taquinerie. Tout plaisir en lui-même n’est ni bon ni mauvais ; d’où viendrait alors cette distinction que, pour prendre plaisir à soi-même, on n’a pas le droit d’exciter le déplaisir d’autrui ? Uniquement du point de vue de l’utilité, C’est-à-dire de la considération des conséquences, d’un déplaisir éventuel, au cas où l’homme lésé, ou l’État qui le représente, ferait attendre un châtiment et une vengeance : cela seul peut à l’origine avoir fourni le motif pour s’interdire de tels actes. — La pitié a aussi peu le plaisir d’autrui pour but que, comme j’ai dit, la méchanceté ne se propose la douleur d’autrui en soi. Car elle cache au moins deux éléments (peut-être bien plus) de plaisir personnel et n’est sous cette forme que le contentement de soi : d’abord il y a le plaisir de l’émotion, telle qu’est la pitié dans la tragédie, puis, lorsqu’on passe à l’acte, le plaisir de se contenter en exerçant sa puissance. Pour peu qu’en outre une personne qui souffre nous soit très proche, nous nous ôtons à nous-mêmes une souffrance en accomplissant des actes de pitié. — Hormis quelques philosophes, les hommes ont toujours mis la pitié à un rang assez bas dans la série des sentiments moraux : à bon droit.
104.
Légitime défense.
Mais sait-on jamais pleinement le mal qu’un acte fait à autrui ? La limite où s’étend l’action de notre système nerveux est celle où nous nous garons de la douleur : si elle s’étendait plus loin, jusque dans nos semblables, nous ne ferions de mal à personne (sauf dans les cas où nous nous en faisons à nous-mêmes, où par exemple nous nous taillons pour notre guérison, nous nous fatiguons et faisons des efforts pour notre santé). Nous concluons par analogie que quelque chose fait mal à quelqu’un et, par le souvenir et la force de l’imagination, nous pouvons en souffrir nous-mêmes. Mais quelle différence il reste toujours entre le mal de dents et le mal (pitié) qu’excite la vue du mal de dents ! Ainsi : lorsqu’on nuit soi-disant par méchanceté, le degré de la douleur causée nous est dans tous les cas inconnu ; or dans la mesure où il y a plaisir à l’acte (sentiment de sa propre puissance, de sa propre forte excitation), l’acte se fait pour conserver le bien-être de l’individu et tombe ainsi sous le même point de vue que la légitime défense, le mensonge légitime. Sans plaisir, point de vie ; le combat pour le plaisir est le combat pour la vie. De savoir si l’individu livre ce combat de sorte que les hommes l’appellent bon ou de sorte qu’ils l’appellent mauvais, c’est une question que décident le niveau et la nature de son intelligence.
107.
Irresponsabilité et innocence. — La complète irresponsabilité de l’homme à l’égard de ses actes et de son être est la goutte la plus amère que le chercheur doit avaler, lorsqu’il a été habitué à voir dans la responsabilité et le devoir les lettres de noblesse de l’humanité. Toutes ses appréciations, ses désignations, ses penchants sont par là devenus sans valeur et faux : son sentiment le plus profond, celui qu’il portait au martyr, au héros, a pris la valeur d’une erreur ; il n’a plus le droit de louer, ni de blâmer, car il ne rime à rien de louer et de blâmer la nature et la nécessité. De même qu’il aime une belle œuvre, mais ne la loue pas, parce qu’elle ne peut rien par elle-même ; tel il est devant une plante, tel il doit être devant les actions des hommes, devant les siennes propres. Il peut en admirer la force, la beauté, la plénitude, mais il ne lui est pas permis d’y trouver du mérite : le phénomène chimique et la lutte des éléments, les tortures du malade qui a soif de guérison sont juste autant des mérites que ces luttes et ces détresses de l’âme où l’on est tiraillé par divers motifs en divers sens, jusqu’à ce qu’enfin on se décide pour le plus puissant — comme on dit (mais en réalité, jusqu’à ce que le plus puissant décide de nous). Mais tous ces motifs, quelque grands noms que nous leur donnions, sont sortis des mêmes racines où nous croyons que résident les poisons malfaisants ; entre les bonnes et les mauvaises actions, il n’y a pas une différence d’espèce, mais tout au plus de degré.Les bonnes actions sont de mauvaises actions sublimées : les mauvaises actions sont de bonnes actions grossièrement, sottement accomplies. Un seul désir de l’individu, celui de la jouissance de soi-même (uni à la crainte d’en être frustré), se satisfait dans toutes les circonstances, de quelque façon que l’homme puisse, c’est-à-dire doive agir ; que ce soit en actes de vanité, de vengeance, de plaisir, d’intérêt, de méchanceté, de perfidie, que ce soit en actes de sacrifice, de pitié, de recherche scientifique. Les degrés du jugement décident dans quelle direction chacun se laissera entraîner par ce désir ; il y a continuellement présente à chaque société, à chaque individu,une hiérarchie des biens d’après laquelle il détermine ses actes et juge ceux d’autrui. Mais cette échelle de mesure se transforme continuellement, beaucoup d’actes s’appellent méchants et ne sont que bêtes, parce que le niveau de l’intelligence qui s’est décidée pour eux était très bas. Mieux encore, en un certain sens, aujourd’hui encore tous les actes sont bêtes, parce que le niveau le plus élevé de l’intelligence humaine qui peut être atteint actuellement sera sûrement encore dépassé : et alors, en regardant en arrière, toute notre conduite et tous nos jugements paraîtront aussi bornés et irréfléchis que la conduite et les jugements de peuplades sauvages arriérées nous apparaissent aujourd’hui bornés et irréfléchis. — Se rendre compte de tout cela peut causer une profonde douleur, mais il y a une consolation : ces douleurs là sont des douleurs d’enfantement. Le papillon veut briser son enveloppe, il la déchiquette, il la déchire : alors vient l’aveugler et l’enivrer la lumière inconnue, l’empire de la liberté. C’est dans des hommes qui sont capables de cette tristesse — qu’ils seront peu — que se fait le premier essai de savoir si l’humanité, de morale qu’elle est, peut se transformer en sage. Le soleil d’un Évangile nouveau jette son premier rayon sur les plus hauts sommets dans les âmes de ces isolés : là les nuages s’accumulent plus épais que partout ailleurs, et côte à côte règnent la clarté la plus pure et le plus sombre crépuscule. Tout est nécessité — ainsi parle la science nouvelle : et cette science elle-même est nécessaire. Tout est innocence : et la science est la voie qui mène à pénétrer cette innocence. Si la volupté, l’égoïsme, la vanité sont nécessaires à la production des phénomènes moraux et de leur floraison la plus haute, le sens de la vérité et de la justice de la connaissance ; si l’erreur et l’égarement de l’imagination a été l’unique moyen par lequel l’humanité pouvait s’élever peu à peu à ce degré d’éclairement et d’affranchissement de soi-même — qui oserait être triste d’apercevoir le but où mènent ces chemins ? Tout dans le domaine de la morale est modifié, changeant, incertain, tout est en fluctuation, il est vrai : mais aussi tout est en cours : et vers un seul but. L’habitude héréditaire des erreurs d’appréciation, d’amour, de haine, a beau continuer d’agir en nous, sous l’influence de la science en croissance elle se fera plus faible : une nouvelle habitude, celle de comprendre, de ne pas aimer, de ne pas haïr, de voir de haut, s’implante insensiblement en nous dans le même sol et sera, dans des milliers d’années, peut-être assez puissante pour donner à l’humanité la force de produire l’homme sage, innocent (ayant conscience de son innocence), aussi régulièrement qu’elle produit actuellement l’homme non sage, injuste, ayant conscience de sa faute — c’est-à-dire l’antécédent nécessaire, non pas l’opposé de celui-là.
CHAPITRE III

LA VIE RELIGIEUSE

108.
La double lutte contre le mal. — Quand un mal nous atteint, on peut en venir à bout ou bien en en supprimant la cause, ou bien en modifiant l’effet qu’il produit sur notre sensibilité : donc, par un changement du mal en un bien, dont l’utilité ne se révélera peut-être que plus tard. La Religion et l’Art (ainsi que la philosophie métaphysique) s’efforcent de provoquer le changement de sensation, soit par le changement de notre jugement sur les faits de notre vie (par exemple à l’aide du principe : « Dieu châtie celui qu’il aime »), soit en éveillant un plaisir tiré de la douleur, de l’émotion en général (c’est d’où l’art du tragique prend son point de départ). Plus un individu a de penchant à interpréter et à justifier, moins il prendra en considération les causes du mal et moins il les écartera ; l’adoucissement et l’assoupissement momentanés, comme ils sont employés par exemple pour le mal de dents, lui suffisent même dans les souffrances les plus graves. Plus l’empire des religions et de tous les arts de narcotisme perd de terrain, plus strictement les hommes se proposent la véritable suppression des maux, ce qui tombe, il est vrai, mal pour les poètes tragiques — car on trouve pour la tragédie toujours moins de matière, parce que le domaine du destin impitoyable, inéluctable, se fait toujours plus étroit, — mais plus mal encore pour les prêtres : car ceux-ci n’ont vécu jusqu’ici que de l’assoupissement des maux humains.
109.
Connaissance est douleur. — Qu’on aimerait à faire de ces affirmations fausses des homines religiosi, qu’il y a un Dieu, qu’il exige de nous le bien, qu’il est surveillant et témoin de toute action, de tout moment, de toute pensée, qu’il nous aime, que dans tout malheur il veut notre plus grand bien, — qu’on aimerait à en faire l’échange contre des vérités qui seraient aussi salutaires, calmantes et bienfaisantes que ces erreurs ! Mais de telles vérités n’existent pas ; la philosophie peut tout au plus leur opposer à son tour des apparences métaphysiques (au fond, également des faussetés). Mais c’est justement ce qui fait la tragédie, qu’on ne peut croire ces dogmes de la religion et de la métaphysique, si l’on a dans la tête et le cœur la stricte méthode de la vérité, et d’un autre côté, qu’on est devenu, par l’évolution de l’humanité, assez tendre, excitable, passionné, pour avoir absolument besoin de moyens de salut et de consolation du genre le plus élevé ; d’où vient ainsi le danger que l’homme s’ensanglante au contact de la vérité reconnue, plus exactement : de l’erreur pénétrée. C’est ce qu’exprime Byron en vers immortels :
Sorrow is knowledge : they who know the most
must mourn the deepest o’er the fatal truth,
the Tree of Knowledge is not that of Life
[5].
Contre de tels soucis, aucun moyen n’est d’un secours meilleur que d’évoquer la magnifique frivolité d’Horace, au moins pour les pires erreurs et lés éclipses du soleil de l’âme, et de se dire à soi-même avec lui :

Quid aeternis minorem
Consiliis animam fatigas ?
Cur non sub alta vel platano vel hac
Pinu jacentes
[6]
Mais assurément frivolité ou mélancolie de tout degré vaut mieux qu’un recul romantique et une retraite en bon ordre, un rapprochement avec le christianisme, sous quelque forme que ce soit : car avec lui on ne peut, suivant l’état actuel de la connaissance, décidément plus s’entendre, sans souiller incurablement sa conscience intellectuelle et la trahir vis-à-vis de soi-même et d’autrui. Ces douleurs peuvent être assez pénibles : mais on ne peut sans douleur devenir un guide et un éducateur de l’humanité ; et malheur à celui qui voudrait l’essayer et n’avoir plus cette pure conscience !
111.
Origine du culte religieux. — Si nous nous reportons dans les temps où la vie religieuse fleurissait le plus fort, nous trouvons une conviction fondamentale que nous ne partageons plus, et par là nous nous voyons une fois pour toutes fermées les portes de la vie religieuse : elle concerne la nature et les relations avecelle. On ne sait dans ces temps-là rien encore des lois naturelles ; ni pour la terre ni pour le ciel il n’y a de nécessité ; une saison, le lever du soleil, la pluie, peut venir ou bien aussi manquer. Il y a manque absolu detoute conception de causalité naturelle. Si l’on rame, ce n’est pas la rame qui meut le navire, mais ramer n’est qu’une cérémonie magique par laquelle on contraint un démon à mouvoir le vaisseau. Toutes les maladies, la mort elle-même, sont le résultat d’influences magiques. Il n’y a jamais, dans la maladie et la mort, de marche naturelle ; l’idée de « développement naturel » manque entièrement ; elle ne commence à paraître que chez les anciens Grecs, c’est à-dire dans une phase très tardive de l’humanité, dans la conception de la Moira qui irône au-dessus des dieux. Quand un homme tire de l’arc, il y a toujours près de lui une main et une force irrationnelles ; les sources jaillissent-elles soudainement, on pense d’abord à des démons souterrains et à leurs artifices ; ce doit être la flèche d’un dieu sous l’action invisible de laquelle un homme tombe tout d’un coup. Dans les Indes, un menuisier a coutume (selon Lubbock) d’offrir des sacrifices à son marteau, à sa hache et à ses autres outils ; un brahmane traite de même le roseau dont il écrit, un soldat les armes qu’il emploie en campagne, un maçon sa truelle, un laboureur sa charrue. Toute la nature est, dans la conception d’hommes religieux, un total d’actes d’êtres conscients et voulants, un énorme composé de caprices. Il n’y a lieu, à l’égard de tout ce qui est hors de nous, à aucune conclusion que quelque chose sera de telle ou telle façon, doit arriver de telle ou telle façon ; ce qu’il y a de presque sûr, ce qui est objet de calcul, c’est nous : l’homme est la règle, la nature l’absence de règle — cette proposition enferme la conviction fondamentale qui domine les antiques civilisations grossières, productrices en religion. Nous autres hommes d’à présent, nous sentons juste au rebours : plus l’homme se sent maintenant riche intérieurement, plus polyphone se fait la musique et le bruit de son âme, plus puissamment agit sur lui l’unité de la nature ; nous reconnaissons tous avec Gœthe dans la nature le grand moyen d’équilibre pour les âmes modernes, nous entendons le battement de pendule de cette grande horloge avec une aspiration au repos, au recueillement et au calme, comme si nous pouvions nous imbiber de cette unité et par là seulement arriver à la jouissance de nous-mêmes. Autrefois c’était l’opposé : si nous songeons aux états grossiers et primitifs des peuples ou si nous voyons de près les sauvages actuels, nous les trouvons déterminés de la manière la plus forte par la loi, la tradition : l’individu y est lié presque automatiquement et se meut avec la régularité d’une pendule. Pour lui la nature — l’inconcevable, la terrible, la mystérieuse nature — doit apparaître comme l’empire de la liberté, de l’arbitraire, de la puissance supérieure, même absolument comme un degré de l’être au-dessus de l’homme, comme Dieu. Mais alors chaque individu, clans des temps et des états pareils, sent que son existence, son bonheur, celui de sa famille, de l’État, le succès de toutes les entreprises, dépendent de ces caprices de la nature : quelques phénomènes naturels doivent se produire en temps opportun, d’autres en temps opportun manquer. Comment exercer une influence sur ces effrayants inconnus, comment lier l’empire de la liberté ? Voilà ce qu’on se demande, ce qu’on cherche anxieusement : n’y a-t-il donc pas de moyens de rendre ces puissances aussi réglées par une tradition et une loi, que tu es réglé toi-même ? — La réflexion des hommes qui croient à la magie et au miracle aboutit à imposer une loi à la nature et, pour parler bref, le culte religieux est le résultat de cette réflexion. Le problème que ces hommes se proposent est, de la façon la plus étroite, apparenté à celui-ci : comment la race plus faible peut-elle dicter cependant des lois à la plus forte, la déterminer, diriger ses actions (à l’égard de la plus faible) ? On pensera d’abord à la plus innocente espèce de contrainte, cette contrainte que l’on exerce quand on a gagné la sympathie de quelqu’un. Par des supplications et des prières, par la soumission, par l’obligation à des présents et des offrandes réguliers, par des célébrations flatteuses, il est donc aussi possible d’exercer une contrainte sur les puissances de la nature, étant donné qu’on se les est rendues sympathiques : l’amour enchaîne et est enchaîné. Alors on peut conclure des contrats, dans lesquels on s’oblige réciproquement à une conduite déterminée, on donne des gages et on échange des serments. Mais bien plus importante est une espèce de contrainte plus forte, par la magie et l’enchantement. De même que l’homme, avec l’aide de l’enchanteur, sait causer du dommage à un ennemi quoique plus fort, et le tient dans l’angoisse devant lui, de même que le philtre d’amour agit au loin, ainsi l’homme plus faible croit pouvoir déterminer aussi les esprits plus puissants de la nature. Le principal moyen d’enchantement est d’avoir en sa puissance quelque chose qui est la propriété de quelqu’un, des cheveux, des clous, quelque mets de sa table, voire même son image, son nom. Ainsi muni on peut procéder à l’enchantement ; car la supposition fondamentale est : à tout être spirituel appartient quelque chose de corporel ; par son aide on est capable d’enchaîner l’esprit, de lui faire tort, de l’anéantir ; l’élément corporel donne la prise avec laquelle on peut saisir le spirituel. De même donc que l’homme influence l’homme, de même il influence aussi un esprit de la nature quelconque ; car celui-ci aussi a son élément corporel, par où il est à saisir. L’arbre et, comparé avec lui, le germe dont il est sorti, — ce parallèle énigmatique semble prouver que dans l’une et l’autre forme un seul et même esprit s’est incorporé, tantôt petit, tantôt grand. Une pierre qui roule soudain est le corps dans lequel agit un esprit ; si sur une plaine isolée se trouve un bloc énorme, il paraît impossible de penser à une force humaine qui l’aurait transporté là, c’est donc la pierre qui s’est amenée de son mouvement propre, autrement dit : il fautqu’elle donne asile à un esprit. Tout ce qui a un corps est accessible à l’enchantement, partant aussi les esprits de la nature. Si un dieu est directement lié à son image, on peut donc aussi exercer contre lui une contrainte tout à fait directe (en refusant de le nourrir par les sacrifices, en le flagellant, en le mettant aux liens, etc.). Les petites gens en Chine, pour arracher la faveur de leur dieu qui leur fait défaut, attachent avec des chaînes l’image de celui qui les a abandonnés, la mettent en pièces, la traînent par les rues à travers les amas de fumier et d’ordures. « Chien d’esprit, disent-ils, nous t’avons fait habiter un temple magnifique, nous t’avons joliment doré, nous t’avons bien engraissé, nous t’avons offert les sacrifices, et cependant tu es si ingrat. » De pareilles mesures de rigueur contre des images de saints et de la Mère de Dieu, quand ils ne voulaient pas faire leur devoir, en temps par exemple de peste et de sécheresse, se sont produites encore pendant ce siècle dans des pays catholiques.
Toutes ces relations magiques avec la nature donnent naissance à d’innombrables cérémonies ; et enfin, quand le brouillamini en est devenu trop grand, on s’efforce de les ordonner, de les systématiser, de façon que l’on croit s’assurer la marche favorable de tout le cours de la nature, notamment de la grande révolution annuelle, parla marche correspondante d’un système de procédure. Le sens du culte religieux est de déterminer et d’enrôler la nature au profit de l’homme, par conséquent de lui imprimer un caractère de légalité qu’elle n’a pas d’avance, au lieu qu’à l’époque actuelle c’est la légalité de la nature qu’on veut connaître pour pénétrer en elle. Bref, le culte religieux repose sur les idées d’enchantement d’homme à homme ; et l’enchanteur est plus ancien que le prêtre. Mais il repose aussi sur d’autres idées plus nettes ; il suppose les relations sympathiques d’homme à homme, l’existence de la bienveillance, de la reconnaissance, de l’audience accordée aux suppliants, des contrats entre ennemis, du prêt des garanties, du droit à la protection de la propriété. L’homme, même à des degrés très inférieurs de civilisation, n’est pas vis-à-vis de la nature dans la situation d’un faible esclave, il n’en est pas nécessairement le serviteur passif : au degré grec de religion, principalement dans les rapports avec les dieux olympiens, on doit même penser à l’existence commune de deux castes, l’une plus noble, plus puissante, et l’autre moins noble ; mais toutes deux s’appartiennent en quelque sorte par leur origine et sont d’une seule espèce, elles n’ont pas à rougir l’une de l’autre. Là est la noblesse de la religiosité grecque.
132.
Du besoin de rédemption chrétien. — Par un examen attentif, il doit être possible de trouver au phénomène de l’âme d’un chrétien qu’on appelle le besoin de rédemption, une explication qui soit libre de mythologie : par conséquent purement psychologique. Jusqu’ici, à la vérité, les explications psychologiques des états et des phénomènes religieux ont été dans quelque décri, parce qu’une théologie soi-disant libre menait sur ce domaine son existence stérile : car il y avait chez elle à l’avance, comme on peut le conjecturer d’après l’esprit de son fondateur, Schleiermacher, le dessein arrêté de maintenir la religion chrétienne et de faire subsister la théologie chrétienne ; laquelle, disait-on, devait gagner aux analyses psychologiques des « faits » religieux un nouveau fond et avant tout une nouvelle occupation. Sans nous laisser égarer par de pareils devanciers, nous hasardons l’explication suivante du phénomène en question. L’homme a conscience de certaines actions qui sont au bas de l’échelle habituelle des actions, même il découvre en lui un penchant à des actions de ce genre, qui lui paraît presque aussi immuable que tout son être. Qu’il aimerait à s’essayer dans cette autre sorte d’actions, qui sont reconnues dans l’estime générale pour les plus hautes et les plus grandes, qu’il aimerait à se sentir plein de la bonne conscience que doit donner une pensée désintéressée ! Mais, par malheur, il en reste à ce vœu : le mécontentement de ne pouvoir le satisfaire s’ajoute à toutes les autres sortes de mécontentements qu’ont éveillées en lui son lot d’existence ou les conséquences de ces actions, dites mauvaises ; en sorte qu’il s’ensuit un profond malaise, où l’on cherche du regard un médecin, qui serait capable de supprimer cette cause et toutes les autres. — Cette situation ne serait pas ressentie avec tant d’amertume si l’homme ne se comparait qu’avec d’autres hommes impartialement : alors certes il n’aurait pas de raison d’être spécialement mécontent de soi, il porterait simplement sa part du fardeau général de mécontentement et d’imperfection humaine. Mais il se compare avec un être, censé capable seulement de ces actions appelées non égoïstes, et vivant dans la conscience perpétuelle d’une pensée désintéressée, avec Dieu ; c’est parce qu’il se regarde en ce clair miroir que son être lui apparaît si sombre, si bizarrement défiguré. Ensuite il est anxieux en pensant à ce même être, attendu qu’il flotte devant son imagination comme une justice punissante : dans tous les détails possibles de la vie, grands et petits, il croit reconnaître son courroux, ses menaces, même sentir par avance les coups de fouet de ses juges et de ses bourreaux. Oui le secourra dans ce danger, qui, par la perspective d’une incommensurable durée de la peine, surpasse en cruauté tous les autres effrois de l’imagination ?
133.
Avant de nous représenter cette situation dans ses conséquences ultérieures, avouons-nous cependant que l’homme n’est pas arrivé dans cette situation par sa faute et son « péché », mais par une série d’erreurs de la raison, que c’est la faute du miroir si son être lui est apparu à ce degré sombre et hideux, et que ce miroir était son œuvre, l’œuvre très imparfaite de l’imagination et du jugement humains. Premièrement, un être qui serait capable exclusivement d’actions pures de tout égoïsme est plus fabuleux encore que l’oiseau phénix ; on ne peut se le représenter clairement, par la bonne raison déjà que toute l’idée d’« action non-égoïste », à l’analyse exacte, s’évanouit dans l’air. Jamais un homme n’a fait quoi que ce soit qui fût fait exclusivement pour d’autres et sans aucun mobile personnel ; bien mieux, comment pourrait-il faire quoi que ce soit qui fût sans rapport à lui, partant sans une nécessité intérieure (laquelle doit cependant avoir toujours sa raison dans un besoin personnel) ? Comment l’ego pourrait-il agir sans ego ? Un Dieu qui par contre est tout amour, tel qu’on l’admet à l’occasion, ne serait capable d’aucune action non-égoïste : à ce propos l’on devrait se souvenir d’une pensée de Lichtenberg, empruntée, il est vrai, à une sphère plus humble : « Nous ne pouvons du tout sentir pour d’autres, comme on a coutume de le dire ; nous ne sentons que pour nous. Cette proposition sonne dure, mais elle ne l’est pas, si seulement on l’entend bien. On n’aime ni père, ni mère, ni femme, ni enfant, mais les sentiments agréables qu’ils nous procurent », ou, comme dit La Rochefoucauld : « Si on croit aimer sa maîtresse pour l’amour d’elle, on est bien trompé. » C’est pourquoi les actes d’amour sont prisés plus haut que d’autres, non pas certes à cause de leur essence, mais de leur utilité ; qu’on compare là-dessus les recherches déjà citées plus haut. « Sur l’origine des sentiments moraux. » Mais dut un homme souhaiter d’être, comme ce Dieu, tout amour, de faire et de vouloir tout pour d’autres, rien pour soi, c’est là encore une chose impossible, par la raison qu’il lui faut faire beaucoup pour lui afin de pouvoir faire quoi que ce soit pour d’autres. Puis, cela suppose que l’autre est assez égoïste pour accepter toujours et toujours à nouveau ce sacrifice, cette vie pour lui : en sorte que les hommes d’amour et de sacrifice ont un intérêt à la conservation des égoïstes sans amour et incapables de sacrifice, et que la haute moralité, pour pouvoir exister, devrait expressément produire l’existence de l’immoralité (par où,il est vrai, elle se supprimerait elle-même). — En outre : l’idée d’un Dieu inquiète et humilie tant qu’on y croit, mais quant à la façon dont elle est née, c’est sur quoi, dans l’état actuel de l’ethnologie comparée, il ne peut plus y avoir de doute ; et dès que l’on se rend compte de cette naissance, cette croyance est ruinée. Il en va du chrétien, qui compare son être avec celui de Dieu, comme de don Quichotte, qui déprécie sa propre vaillance parce qu’il a en tcte les exploits merveilleux des héros de romande chevalerie : l’unité qui dans les deux cas sert de mesure appartient au domaine de la Fable. Mais si l’idée de Dieu est ruinée, il en est de même du sentiment du « péché » comme d’un crime contre des préceptes divins, comme d’une souillure portée à des êtres consacrés à Dieu. Alors il ne reste vraisemblablement que cette inquiétude qui est très parente et très proche de la crainte des châtiments de la justice mondaine ou du mépris des hommes : l’aiguillon le plus cuisant dans le sentiment du péché est désormais brisé, quand on s’aperçoit que l’on a par ses actes violé sans doute la tradition humaine, les préceptes et les commandements humains, mais sans pourtant mettre en péril par là le « salut éternel des âmes » et leurs relations avec la divinité. Si l’homme réussit à la fois à acquérir la conviction philosophique de la nécessité absolue de toutes les actions et de leur complète irresponsabilité, de la convertir en chair et sang, alors disparaîtra aussi ce reste de remords de conscience.
138.
L’homme n’est pas à toute heure également moral, c’est chose connut, si l’on juge sa moralité selon la capacité de détachement, de renoncement à soi-même qui mènent au grand sacrifice (lequel, persistant et tourné en habitude, s’appelle sainteté), c’est dans la passion qu’il est le plus moral ; l’émotion supérieure lui offre des mobiles tout nouveaux, desquels, calme et de sang-froid comme d’ordinaire, il ne se croirait peut-être jamais capable. Comment cela arrive-t-il ? Vraisemblablement par la proche parenté de tout ce qui est grand et détermine de fortes émotions ; une fois l’homme porté à une excitation extraordinaire, il peut se déterminer aussi bien à une vengeance effroyable qu’à un effroyable anéantissement de son besoin de vengeance. Ce qu’il veut, sous l’influence de la violente émotion, c’est toujours le grand, le violent, le monstrueux, et remarque-t-il par hasard que le sacrifice de soi-même lui donne autant ou plus encore de satisfaction que le sacrifice d’autrui, il choisit celui-là. Proprement, il ne s’agit donc pour lui que de décharger son émotion ; alors il peut, pour soulager son excitation, embrasser les épieux des ennemis et les ensevelir dans sa poitrine. Ce fait que, dans le renoncement à soi-même, et non pas seulement dans la vengeance, il y a quelque grandeur, n’a dû être appris à l’humanité que par une longue accoutumance ; une divinité qui s’offre elle-même en sacrifice fut le symbole le plus fort, le plus efficace de cette sorte de grandeur. C’est comme la victoire sur l’ennemi le plus difficile à vaincre, comme le soudain assujettissement d’une passion — c’est comme tel qu’apparaît ce renoncement : et c’est ainsi qu’il passe pour le comble de la moralité. En réalité, il s’agit là de la confusion d’une idée avec l’autre, la conscience gardant sa même élévation, son même équilibre. Des hommes de sang-froid, en repos à l’égard de la passion, ne comprennent plus la moralité de ces moments-là, mais l’admiration de tous ceux qui les ont vécus en même temps leur prête un appui ; l’orgueil est leur consolation, lorsque la passion et l’intelligence de leur acte s’affaiblissent. Ainsi : au fond, même ces actes de renoncement à soi-même ne sont pas non plus moraux, en tant qu’ils ne sont pas expressément accomplis en vue d’autrui ; il vaut mieux dire qu’autrui ne donne au cœur surexcité qu’une occasion de se soulager par ce renoncement.
139.
L’ascète aussi cherche à se rendre la vie légère ; et cela d’ordinaire par une soumission complète à une volonté étrangère ou à une loi et à un rituel étendus ; à peu près de la même façon que le brahmane ne laisse plus rien à sa propre détermination et se détermine à chaque minute par un précepte sacré.
142.
Pour résumer ce qui a été dit : cet état d’âme où se plaît le saint ou l’apprenti saint se compose d’éléments que nous connaissons bien tous, sauf que, sous l’influence d’autres idées que les religieuses, ils se montrent avec une nuance tout autre, et alors encourent d’ordinaire le blâme des hommes autant que, dans cette chamarrure de religion et d’ultime signification de l’être, ils peuvent compter sur l’admiration, la vénération même, — du moins autant qu’ils y pouvaient compter dans des temps antérieurs. Tantôt, ce que pratique le saint, c’est ce défi à lui-même qui est parent du désir de domination à tout prix et même au plus solitaire donne la sensation de la puissance, tantôt son sentiment débordant saute, du désir de donner carrière à ses passions, au désir de les arrêter court comme des chevaux sauvages, sous la pression puissante d’une âme fière ; tantôt il veut une cessation complète de tous les sentiments destructeurs, torturants, excitants, un sommeil éveillé, un repos durable au sein d’une indolence brute, animale et végétative ; tantôt il cherche la lutte et l’allume en lui parce que l’ennui lui montre sa face bâillante : il fouette sa divinisation de lui-même par le mépris de lui-même et la cruauté, il se plaît à l’éveil sauvage de ses appétits et à la douleur pénétrante du péché, voire à l’idée de la perdition, il sait mettre une entrave à ses passions, par exemple à celle de l’extrême désir de la domination, si bien qu’il passe à l’extrême humilité et que son âme traquée est par ce contraste arrachée de tous les gonds ; et enfin quand il rêve de visions, d’entretiens avec les morts ou des êtres divins, c’est au fond une espèce rare de jouissance qu’il désire, peut-être cette jouissance dans laquelle toutes les autres sont ramassées en un nœud. Novalis, une des autorités en matière de sainteté par expérience et par instinct, révèle une fois tout le secret avec une joie naïve : « Il est assez étonnant que, depuis longtemps, l’association de la volupté, de la religion et de la cruauté n’ait pas rendu les hommes attentifs à leur parenté intime et à leur tendance commune. »
CHAPITRE IV

DE L’ÂME DES ARTISTES ET DES ÉCRIVAINS


149.
La lente flèche de la beauté. — La plus noble sorte de beauté est celle qui ne ravit pas d’un seul coup, qui ne livre pas d’assauts orageux et enivrants (celle-là provoque facilement le dégoût), mais qui lentement s’insinue, qu’on emporte avec soi presque à son insu et qu’un jour, en rêve, on revoit devant soi, mais qui enfin, après nous avoir longtemps tenu modestement au cœur, prend de nous possession complète, remplit nos yeux de larmes, notre cœur de désir. — Que désirons-nous donc à l’aspect de la beauté ? C’est d’être beaux : nous nous figurons que beaucoup de bonheur y est attaché. — Mais c’est une erreur.
154.
Jouer avec la vie. — Il fallait la facilité et l’aisance de l’imagination homérique pour assoupir et un moment supprimer là conscience démesurément passionnée, l’intelligence trop aiguisée des Grecs. La parole est-elle chez eux à l’intelligence : combien âpre et cruelle apparaît alors la vie ! Ils ne se font point illusion, mais ils entourent exprès la vie d’un jeu de mensonges. Simonide conseillait à ses compatriotes de prendre la vie comme un jeu ; le sérieux leur était trop connu pour une douleur (la misère des hommes est justement le thème sur lequel les dieux aiment tant entendre chanter), et ils savaient que par l’art seul la misère même pouvait devenir jouissance. Mais en punition de cette façon de voir, ils furent tellement infectés du plaisir de faire des fables, qu’il leur était pénible dans la vie de tous les jours de se tenir libres de mensonge et d’imposture, comme d’ailleurs tout peuple de poètes a de même plaisir au mensonge et par-dessus le marché n’en est pas responsable. Les peuples voisins trouvaient sans doute parfois que c’était à en désespérer.
155.
Croyance à l’inspiration. — Les artistes ont un intérêt à ce qu’on croie aux intuitions soudaines, aux soi-disant inspirations ; comme si l’idée de l’œuvre d’art, du poème, la pensée fondamentale d’une philosophie, tombait du ciel comme un rayon de la grâce. En réalité, l’imagination du bon artiste ou penseur produit constamment du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé, exercé, rejette, choisit, combine ; ainsi, l’on se rend compte aujourd’hui d’après les carnets de Beethoven qu’il a composé peu à peu ses plus magnifiques mélodies et les a en quelque sorte triées d’ébauches multiples. Celui qui discerne moins sévèrement et s’abandonne volontiers à la mémoire reproductrice pourra, dans certaines conditions, devenir un grand improvisateur ; mais l’improvisation artistique est à un niveau fort bas en comparaison des idées d’art choisies sérieusement et avec peine. Tous les grands hommes sont de grands travailleurs, infatigables non seulement à inventer, mais encore à rejeter, passer au crible, modifier, arranger.
156.
Encore l’inspiration. — Si la faculté de produire s’est quelque temps suspendue et a été arrêtée dans son cours par un obstacle, elle fournit enfin un flot aussi subit que si une inspiration immédiate, sans travail intérieur préalable, autrement dit que si un miracle s’accomplissait. C’est ce qui produit l’illusion connue, au maintien de laquelle, comme j’ai dit, l’intérêt de tous les artistes est un peu trop attaché. Le capital n’a fait juste que s’accumuler, il n’est pas en une fois tombé du ciel. Il y a du reste encore autre part une telle inspiration apparente, par exemple dans le domaine delà bonté, de la vertu, du vice.
162.
Culte du génie par vanité. — Pensant du bien de nous, mais n’attendant pourtant pas du tout de nous de pouvoir former seulement l’ébauche d’un f tableau de Piaphaël ou une scène pareille à celles d’un drame de Shakespeare, nous nous persuadons que le talent de ces choses est un miracle tout à fait démesuré, un hasard fort rare, ou, si nous avons encore des sentiments religieux, une grâce d’en haut. C’est ainsi que notre vanité, notre amour-propre, favorise le culte du génie : car ce n’est qu’à condition d’être supposé très éloigné de nous, comme un miraculum, qu’il ne nous blesse pas (Gœthe même, l’homme sans envie, nommait Shakespeare son étoile des hauteurs lointaines ; sur quoi l’on peut se rappeler ce vers : « Les étoiles, on ne les désire pas [7] »). Mais abstraction faite de ces suggestions de notre vanité, l’activité du génie ne paraît pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique. Toutes ces activités s’expliquent si l’on se représente des hommes dont la pensée est active dans une direction unique, qui utilisent tout comme matière première, qui ne cessent d’observer diligemment leur vie intérieure et celle d’autrui, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien que d’apprendre d’abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme. Toute activité de l’homme est compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie : mais aucune n’est un « miracle ». — D’où vient donc cette croyance qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ? qu’eux seuls ont une « intuition » ? (mot par lequel on leur attribue une sorte de lorgnette merveilleuse avec laquelle ils voient directement dans l’ « être » !) Les hommes ne parlent intentionnellement de génie que là où les effets de la grande intelligence leur sont le plus agréables et où ils ne veulent pas d’autre part éprouver d’envie. Nommer quelqu’un « divin » c’est dire : « ici nous n’avons pas à rivaliser ». En outre : tout ce qui est fini, parfait, excite l’étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié. Or personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste comment elle s’est faite ; c’est son avantage, car partout où l’on peut assister à la formation, on est un peu refroidi. L’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir ; il s’impose tyranniquement comme une perfection actuelle. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non les hommes de science. En réalité cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la raison.
175.
Sensibilité dans l’art du présent. — Les artistes se mécomptent fréquemment aujourd’hui, quand ils travaillent à un effet sensible de leurs œuvres ; car leurs spectateurs et auditeurs n’ont, plus leurs sens au complet et entrent, tout à fait contre le gré de l’artiste, par son œuvre dans une « sainteté » d’impression qui est proche parente de l’ennui. — Leur sensibilité commence peut-être juste où celle de l’artiste cesse, elles se rencontrent donc tout au plus en un point.
188.
Les penseurs comme stylistes. — La plupart des penseurs écrivent mal parce qu’ils ne nous communiquent pas seulement leurs pensées, mais aussi le penser de leurs pensées.
201.
Les mauvais écrivains nécessaires. — Il faudra toujours qu’il y ait de mauvais écrivains, car ils répondent au goût des âges non développés, non mûris ; ceuxrci ont leurs besoins aussi bien que les plus mûrs. Si la vie humaine était plus longue, le nombre des individus venus à maturité serait supérieur ou du moins égal à celui des individus non mûrs ; mais ainsi la très grande majorité meurt trop jeune, c’est-à-dire qu’il y a toujours beaucoup plus d’intelligences non développées ayant mauvais goût. Celles-ci désirent en outre avec la grande véhémence de la jeunesse la satisfaction de leur besoin : et ainsi elles se procurent de force de mauvais auteurs.
213.
Plaisir pris à l’absurde. — Comment l’homme peut-il prendre plaisir à l’absurde ? Aussi loin, en vérité qu’il y a du rire dans le monde, c’est là le cas ; l’on petit même dire que, presque partout où il y a du bonheur, il y a plaisir pris à l’absurde. Le renversement de l’expérience en son contraire, de ce qui a un but en ce qui n’en a point, du nécessaire en capricieux, sans pourtant que ce fait cause aucun dommage et soit jamais conçu que par .bonne humeur, est un sujet de joie, car il nous délivre momentanément de la contrainte de la nécessité, de l’appropriation à des fins, et de l’expérience, dans lesquelles nous voyons pour l’ordinaire nos maîtres impitoyables ; nous jouons et nous rions alors que l’attendu (qui d’ordinaire porte ombrage et inquiétude) se réalise sans nuire. C’est la joie des esclaves aux fêtes des Saturnales.
215.
Musique. — a musique n’est pas en soi et pour soi tellement significative de notre être intime, si profondément émouvante, qu’elle pût passer pour le langage immédiat du sentiment ; mais son antique union avec la poésie a mis tant de symbolisme dans le mouvement rythmique, dans les forces et les faiblesses du son, que nous avons maintenant l’illusion qu’elle parle directement à l’être intime et provienne de l’être intime. La musique dramatique n’est possible que lorsque l’art des sons a conquis un immense empire de moyens symboliques, par la chanson, l’opéra et cent formes d’essais de peinture par les sons. La « musique absolue » est ou bien une forme en soi, au stade grossier de la musique où le son mesuré et diversement accentué cause du plaisir en général, ou bien le symbolisme des formes parlant à l’entendement sans l’aide de la poésie, après que dans une longue évolution les deux arts ont été unis et qu’enfin la forme musicale est entièrement chargée de fils d’idées et de sentiments. Les hommes qui sont restés en arrière dans l’évolution de la musique peuvent sentir le même morceau d’une façon toute formelle, là où les plus avancés entendent tout symboliquement. En soi, aucune musique n’est profonde ni significative, elle ne parle point de « volonté », de « chose en soi » ; c’est là chose que l’intellect ne pouvait s’imaginer qu’en un siècle qui avait conquis pour le symbolisme musical tout le domaine de la vie intérieure. C’est l’intellect lui-même qui a seulement introduit cette signification dans les sons : de même qu’il a également mis dans les rapports de lignes et de masse en architecture une signification, qui de soi est tout à fait étrangère aux lois mécaniques.
CHAPITRE V

CARACTÈRES DE HAUTE ET BASSE CIVILISATION

224.
Ennoblissement par dégénérescence. — On peut apprendre de l’histoire que la lignée d’un peuple qui se conserve le mieux, c’est celle où la plupart des hommes ont un vif sentiment commun, par suite de l’identité de leurs principes essentiels accoutumés et indiscutables, conséquemment par suite de leur croyance commune. C’est là que se fortifient les bonnes et honnêtes mœurs, là que l’on apprend la subordination de l’individu, que le caractère reçoit d’abord la fixité rien que par ses attaches et l’accroît ensuite constamment par éducation. Le danger de ces communautés, fondées sur des individus caractéristiques d’une même sorte, est l’abêtissement peu à peu accru par hérédité, lequel suit d’ailleurs toujours la stabilité ainsi que son ombre. Ce sont les individus plus indépendants, moins sûrs et moralement plus faibles, de qui dépend, dans de pareilles communautés, le progrès intellectuel ; ce sont les hommes qui recherchent la nouveauté et surtout la diversité. Un nombre infini d’hommes de cette espèce périssent, à cause de leur faiblesse, sans action visible ; mais en somme, surtout s’ils ont des descendants, ils servent d’ameublissement et portent de temps en temps un coup à l’élément stable d’une communauté. À cet endroit blessé et affaibli, quelque élément neuf s’inocule en quelque sorte à l’ensemble de l’être ; mais il faut que sa force générale soit assez grande pour recevoir en son sang cet élément neuf et se l’assimiler. Les natures dégénérescentes sont d’extrême importance partout où doit s’accomplir un progrès. Tout progrès en somme doit être précédé d’un affaiblissement partiel. Les natures les plus fortes conservent le type fixe, les plus faibles contribuent à le développer. — Quelque chose d’analogue se produit pour les hommes pris isolément ; rarement une décadence, une lésion, même une faute, et généralement une perte corporelle ou morale, est sans profit d’un autre côté. L’homme maladif par exemple aura peut-être, au sein d’une race guerrière et turbulente, plus d’occasion de vivre pour lui-même et par là de devenir plus calme et plus sage, le borgne aura un œil plus fort, l’aveugle verra plus profond dans l’être intime et en tout cas entendra plus finement. Dans ces conditions, le fameux combat pour l’existence me paraît n’être pas le seul point de vue d’où peut être expliqué le progrès ou l’accroissement de force d’un homme, d’une race. Il y a plutôt concours de deux éléments divers : d’abord, l’augmentation de la force stable plar l’union des esprits dans la communauté de croyance et de sentiment ; puis la possibilité d’atteindre des fins plus hautes par le fait qu’il apparaît des natures dégénérescentes, et par suite des affaiblissements et des lésions de cette force stable ; c’est précisément la nature la plus faible qui, étant la plus délicate et la plus indépendante, rend tout progrès généralement possible. Un peuple qui devient sur un point gangrené et faible, mais dans l’ensemble est encore robuste et sain, est capable de recevoir l’infection de l’élément neuf et de se l’incorporer à son avantage. Chez l’homme pris isolément, la tâche de l’éducation est celle-ci : lui faire une assiette si ferme et si sûre que, dans l’ensemble, il ne puisse plus être du tout détourné de sa route. Mais alors le devoir de l’éducateur est de lui faire dés blessures ou de mettre à profit les blessures que lui fait la destinée, et lorsque ainsi la douleur et le besoin sont nés, il peut y avoir aux endroits blessés inoculation de quelque chose de neuf et de noble. Toute sa nature l’accueillera en elle-même et plus tard laissera l’ennoblissement se marquer dans ses fruits. — En ce qui concerne l’État, Machiavel dit que « la forme des gouvernements est de fort peu d’importance, quoi que des gens à demi cultivés pensent autrement. Le but principal de l’art de la politique devrait être la durée, qui l’emporte sur toute autre qualité, étant,de beaucoup plus précieuse que la liberté. » Ce n’est que dans une grande durée sûrement fondée et assurée qu’une constante évolution et une inoculation ennoblissante sont en somme possibles. À la vérité, d’ordinaire la dangereuse compagne de toute durée, l’autorité, se mettra en garde là-contre.
225.
Esprit libre, conception relative. — On appelle esprit libre celui qui pense autrement qu’on ne l’attend de lui à cause de son origine, de ses relations, de sa situation et de son emploi ou à cause des vues régnantes du temps. Il est l’exception, les esprits serfs sont la règle ; ceux-ci lui reprochent que ses libres principes doivent communiquer un mal à leur origine, ou bien aboutir à des actions libres, c’est-à-dire à des actions qui ne se concilient pas avec la morale dépendante. De temps à autre, l’on dit aussi que tels ou tels libres principes doivent être dérivés d’une subtilité ou d’une excitation mentale, mais qui parle ainsi n’est que là malice, qui elle-même ne croit pas à ce qu’elle dit, mais veut s’en servir pour nuire : car le libre esprit a d’ordinaire le témoignage de la bonté et de la pénétration supérieure de son intelligence écrit sur son visage si lisiblement que les esprits dépendants le comprennent assez bien. Mais les deux autres dérivations de la libre-pensée sont loyalement entendues ; le fait est qu’il se produit beaucoup d’esprits libres de l’une ou de l’autre sorte. Mais ce pourrait être une raison pour que les principes auxquels ils sont parvenus par ces voies fussent plus vrais et plus dignes de confiance que ceux des esprits dépendants. Dans la connaissance de la vérité, il s’agit de ce qu’on l’a, non pas de savoir par quel motif on l’a cherchée, par quelle voie on l’a trouvée. Si les esprits libres ont raison, les esprits dépendants ont tort, peu importe que les premiers soient arrivés au vrai par immoralité, que les autres, par moralité, se soient jusqu’ici tenus au faux. — Au reste, il n’est pas de l’essence de l’esprit libre d’avoir des vues plus justes, mais seulement de s’être affranchi du traditionnel, que ce soit avec bonheur ou avec insuccès. Pour l’ordinaire toutefois il aura la vérité ou du moins l’esprit de la recherche de la vérité de son côté : il cherche des raisons, les autres une croyance.
226.
Origine de la foi. — L’esprit dépendant n’occupe pas sa position pardes raisons mais parl’habilude ; s’il est par exemple chrétien, ce n’est pas qu’il ait eu la vue des diverses religions et le choix entre elles ; s’il est Anglais, ce n’est pas qu’il se soit décidé pour l’Angleterre, mais il a trouvé existantes la chrétienté et l’Angleterre et les a admises sans raison, comme un homme qui est né dans un pays vignoble devient buveur de vin. Plus tard, lorsqu’il était chrétien et Anglais, il a peut-être aussi trouvé de son fonds quelques raisons eu faveur de son habitude ; on a beau renverser ces raisons, on ne le renverse pas par là de toute sa position. Qu’on oblige par exemple un esprit dépendant à donner ses raisons contre la bigamie, on verra par expérience si son zèle sacré pour la monogamie repose sur des raisons ou sur l’accoutumance. L’accoutumance à des principes intellectuels sans raisons est ce qu’on nomme croyance.
229.
Mesure des choses dans les esprits serfs. — Il y a quatre espèces de choses dont les esprits serfs disent qu’elles sont justifiées. Premièrement : toutes les choses qui ont de la durée sont justifiées ; deuxièmement : toutes les choses qui ne nous sont pas fâcheuses sont justifiées ; troisièmement : toutes les choses qui nous portent avantage sont justifiées ; quatrièmement : toutes les choses pour lesquelles nous avons fait des sacrifices sont justifiées. Ce dernier point explique, par exemple, pourquoi une guerre qui a été commencée contre la volonté du peuple est continuée avec enthousiasme dès le moment que des sacrifices ont été faits. — Les esprits libres qui plaident leur cause au forum des esprits serfs ont à démontrer qu’il y a toujours eu des esprits libres, partant que la liberté de l’esprit a de la durée, ensuite qu’ils ne veulent pas être fâcheux, et enfin qu’ils portent dans l’ensemble avantage aux esprits serfs ; mais comme ils ne peuvent les convaincre de ce dernier point, il ne leur sert de rien d’avoir démontré le premier et le deuxième.
245.
Fonte de la civilisation. — La civilisation est née comme une cloche, à l’intérieur d’un manteau de matière plus grossière, plus commune, fausseté, violence, extension illimitée de tout Moi individuel, de tous peuples individuels, formaient ce manteau. Est-il temps de l’ôter aujourd’hui ? L’élément liquide s’est-il figé, les bons instincts utiles, les habitudes de la conscience noble sont-ils devenus si assurés et si généraux qu’on n’ait plus besoin d’aucun emprunt à la métaphysique et aux erreurs des religions, d’aucunes duretés ni violences comme des plus puissants liens entre homme et homme, peuple et peuple ? — Pour répondre à cette question, aucun signe de tête d’un Dieu ne peut nous en servir : c’est notre propre conception qui doit en décider. Le gouvernement de la terre en somme doit être pris en main par l’homme lui-même, c’est son « omniscience » qui doit veiller d’un œil pénétrant sur la destinée ultérieure de la civilisation.
247.
Marche circulaire de l’humanité. — Peut-être toute l’humanité n’est-elle qu’une phase de l’évolution d’une espèce déterminée d’animaux à durée limitée : en sorte que l’homme est venu du singe et doit redevenir singe, cependant qu’il n’y a personne pour prendre quelque intérêt à ce merveilIeux dénouement de comédie. De même que, par la ruine de la civilisation romaine et sa cause la plus importante, l’expansion du christianisme, un enlaidissement général de l’homine triompha dans l’empire romain, de même aussi, par la ruine éventuelle de la civilisation terrestre dans son ensemble, pourrait être amené un enlaidissement bien plus grand et enfin un abêtissement de l’homme jusqu’à la nature simiesque. — Précisément parce que nous pouvons embrasser du regard cette perspective, nous sommes en état peut-être de prévenir une telle conclusion de l’avenir.

261.
Les tyrans de l’esprit. — Là seulement où tombe le rayon du mythe, la vie des Grecs a de l’éclat ; autrement elle est sombre. Or, les philosophes grecs se privent justement de ce mythe : n’est-ce pas comme s’ils voulaient se retirer du soleil pour se mettre à l’ombre dans l’obscurité ? Mais il n’y a pas de plante qui se détourne de la lumière ; au fond, ces philosophes ne faisaient que chercher un soleil plus clair, le mythe n’était pas à leurs yeux assez pur, assez éclatant. Ils trouvaient cette lumière dans leur connaissance, dans ce que chacun d’eux appelait sa « Vérité ». Mais alors la connaissance avait encore une splendeur plus grande, elle était jeune encore et connaissait encore peu les difficultés et les périls de sa route ; elle pouvait alors espérer encore arriver d’un seul bond au centre de tout l’être et de là résoudre l’énigme du monde. Ces philosophes avaient une robuste foi en eux-mêmes et en leur « vérité », avec laquelle ils tombaient tous leurs voisins et leurs devanciers ; chacun d’eux était un tyran batailleur et violent. Peut-être la félicité que procure la foi en la possession de la vérité ne fut-elle jamais plus grande clans le monde, mais jamais aussi la dureté, l’orgueil, le caractère tyrannique et malfaisant d’une pareille foi. Ils étaient des tyrans, partant ce que tout Grec voulait être et était, s’il pouvait l’être. Peut-être Solon seul fait-il exception ; il ditdans ses poésies comment il dédaigna la tyrannie personnelle. Mais il le faisait par amour pour son œuvre, pour sa législation ; et donner des lois est une forme plus raffinée de la tyrannie. Parménide aussi donna des lois, peut-être Pythagore encore et Empédocle ; Anaximandre fonda une ville. Platon était le désir incarné de devenir le plus grand législateur et fondateur d’État philosophe ; il semble avoir terriblement souffert de la non-réalisation de sa nature et son âme était vers la fin de sa vie pleine de la bile la plus noire. Plus la philosophie grecque perdit de puissance, plus elle souffrit intérieurement de cette humeur atrabilaire et chagrine ; quand pour la première fois les sectes diverses défendirent leurs vérités dans les rues, les âmes de tous ces prétendants de la Vérité étaient entièrement gorgées de }alousie et de bave, l’élément tyrannique sévissait alors dans leur propre corps comme un poison. Tous ces petits tyrans auraient voulu se dévorer tout crus ; il ne restait plus en eux une étincelle d’amour et trop peu de plaisirde leur propre connaissance. — En général, l’axiome que les tyrans sont le plus souvent assassinés et que leur postérité vit peu de temps, s’applique aussi aux tyrans de l’esprit. Leur histoire est courte, violente, leur influence s’interrompt brusquement. Presque de tous les grands Hellènes, on peut dire qu’ils semblent être venus trop tard ; ainsi d’Eschyle, de Pindare, de Démosthène, de Thucydide ; une génération après eux — et c’en est fait pour toujours. C’est ce qu’il y a d’orageux et d’étrange dans l’histoire grecque. Aujourd’hui, il est vrai, l’admiration s’adresse à l’Évangile de la tortue. Penser en historien ne signifie guère autre chose que de s’imaginer qu’en tous les temps l’histoire aurait eu pour mot d’ordre : « faire le moins possible dans le plus de temps possible ! » Ah ! l’histoire grecque court si rapide ! Jamais il n’y eut ailleurs de vie aussi prodigue, aussi excessive ! Je ne puis pas me convaincre que l’histoire des Grecs ait pris ce cours naturel qu’on célèbre tant chez elle. Ils étaient pourvus de dons trop multiples pour aller progressivement pas à pas, à la manière de la tortue luttant à la course avec Achille, et c’est là ce qu’on nomme développement naturel. Chez les Grecs, on avance vite, mais on recule aussi vite ; la marche de toute la machine est si intense qu’une seule pierre jetée dans ses roues la fait sauter. Une de ces pierres fut par exemple Socrate : en une seule nuit, l’évolution de la science philosophique, jusqu’alors si merveilleusement régulière, mais aussi trop hâtive, fut dérangée. Ce n’est pas une question oiseuse de se demander si Platon, resté libre du charme socratique, n’aurait pas trouvé un type plus élevé encore d’homme philosophe, perdu pour nous à jamais. On peut voir dans les temps antérieurs à lui comme dans un atelier de sculpteur des échantillons de pareils types. Mais les sixième et cinquième siècles semblent toujours promettre plus et plus haut qu’eux-mêmes n’ont produit ; ils en sont restés à la promesse et à l’annonce. Et cependant à peine y a-t-il une perte plus pénible que celle d’un type, d’une forme supérieure possible de la vie philosophique, nouvelle, restée jusqu’ici indécouverte. Même des types anciens, la plupart sont mal connus par la tradition ; il me semble extrêmement difficile de distinguer tous les philosophes de Thalès à Démocrite ; mais celui qui réussira à recréer ces figures, passera en revue des modèles du type lepluspuissant et le plus pur. Cette capacité est, à la vérité, rare, elle manquait même aux Grecs postérieurs qui s’occupèrent de connaître l’ancienne philosophie ; Aristote surtout semble n’avoir pas ses yeux dans sa tête, quand il se trouve en présence de ces hommes. Et ainsi il semble que ces merveilleux philosophes aient vécu en vain, ou qu’ils n’aient fait que préparer les bataillons disputeurs et parleurs des écoles socratiques. Il y a là, comme j’ai dit, une lacune, une rupture dans l’évolution ; quelque grande catastrophe doit s’être produite, et l’unique statue d’après laquelle on eût pu connaître Je sens et le but de cette grande préparation artistique s’est brisée ou n’a pas réussi : ce qui s’est réellement passé est resté pour toujours un secret de l’atelier. — Ce qui est arrivé chez les Grecs, à savoir que tout grand penseur, dans la croyance qu’il était possesseur de la vérité absolue, devint un tyran, si bien que l’histoire de l’esprit chez les Grecs a elle-même revêtu ce caractère de violence, de hâte et d’aventure que montre leur histoire politique —, ce genre d’événements n’a pas été ainsi épuisé : il s’est produit beaucoup de phénomènes analogues jusque dans les époques les plus récentes, quoique toujours plus rarement et, de nos jours, difficilement avec la pure naïveté de conscience des philosophes grecs. Car en tout la théorie adverse et le scepticisme parlent de nos jours trop fort, trop haut. La période des tyrans de l’esprit est passée. Dans les sphères de la culture supérieure, il y a toujours dû, il est vrai, y avoir une domination — mais cette domination est désormais dans les mains de l’oligarchie de l’esprit. Elle forme, en dépit de toute séparationgéographique et politique, une société cohérente, dont les membres se connaissent et se reconnaissent, quelques appréciations favorables ou défavorables que puissent mettre en circulation l’opinion publique et lesjugements des journalistes et des gazetiers qui agissent sur la masse. La supériorité intellectuelle, qui autrefois créait séparation et hostilité, a coutume aujourd’hui d’unir : comment les individus pourraient-ils être maîtres d’eux-mêmes et nager dans la vie suivant une route propre, contre tous les courants, s’ils ne voyaient çà et là de leurs pareils vivre dans des conditions pareilles et ne leur prenaient la main dans la lutte, aussi bien contre le caractère ochlocratique de la demi-intelligence et de la demi-culture, que contre les tentatives faites à l’occasion pour établir une tyrannie avec l’aide de l’action des masses ? Les oligarques sont nécessaires les uns aux autres, ils ont leur plus grand plaisir les uns dans les autres, ils comprennent leurs signes d’intelligence — mais malgré tout chacun est libre, il combat et triomphe à son rang, préférant périr plutôt que de se soumettre
275.
Cyniques et Épicuriens. — Le cynique reconnaît le lien de dépendance entre les douleurs accrues et fortifiées de l’homme supérieur en civilisa- tion et la masse de ses besoins ; il comprend ainsi que la foison d’opinions sur le beau, le gracieux, le joli, le plaisant, devait faire jaillir autant de sources très riches de jouissance, mais aussi de déplaisir. Conformément à cette vue, il se réforme, en abandonnant nombre de ces opinions et en se soustrayant à certaines exigences de la civilisation ; par là il acquiert un sentiment de liberté et de force ; et peu à peu, quand l’habitude lui rend son genre de vie supportable, il a en effet des sensations de déplaisir plus rares et plus faibles que les hommes civilisés, et se rapproche de l’animal domestique ; en outre il sent tout avec le piquant du contraste et — peut également injurier à cœur-joie ; si bien que par là il se relève bien au-dessus du monde de sentiments de l’animal. — L’épicurien a le même point de vue que le cynique ; il n’y a pour l’ordinaire entre eux qu’une différence du tempérament. Puis l’épicurien met à profit sa civilisation supé- rieure pour se rendre indépendant des opinions dominantes et il s’élève au-dessus d’elles, tandis que le cynique reste exclusivement dans la négation. Il marche comme dans des sentiers à l’abri du vent, bien protégés, à demi-obscurs, tandis qu’au-dessus de sa tête, dans le vent, les cimes des arbres bruissent et lui décèlent quelle violente agitation règne là-dehors par le monde. Le cynique, au contraire, circule comme tout nu, dehors dans le souille du vent et s’endurcit jusqu’à perdre le sentiment.
283.
Défaut principal des hommes d’action. — Les hommes d’action manquent ordinairement de l’activité supérieure : je veux dire l’individuelle. Ils agissent à titre de fonctionnaires, de marchands, d’érudits, autrement dit de représentants d’une espèce, mais non à titre d’hommes déterminés, isolés et uniques ; à cet égard ils sont paresseux. — C’est le malheur des gens d’action que leur activité est toujours un peu irraisonnée. On ne peut, par exemple, demander au banquier qui amasse de l’argent le but de son incessante activité ; elle est irraisonnée. Les gens d’action roulent comme roule la pierre, suivant la loi brute de la mécanique. — Tous les hommes se divisent, et en tout temps et de nos jours, en esclaves et libres ; car celui qui n’a pas les deux tiers de sa journée pour lui-même est esclave, qu’il soit d’ailleurs ce qu’il veut : politique, marchand, fonctionnaire, érudit.
288.
Conséquence accessoire. — Celui qui veut sérieusement devenir libre perdra par là, sans nulle contrainte, le penchant aux fautes et aux vices : même le chagrin et le dépit le prendront plus rarement. C’est que sa volonté ne désire rien de plus pressant que connaître et le moyen de connaître, c’est-à-dire : l’état durable où il sera dans les conditions les plus convenables pour connaître.
CHAPITRE VI

L’HOMME DANS LA SOCIÉTÉ
293.
Dissimulation bienveillante. — Il est souvent nécessaire, dans le commerce des hommes, de recourir à une dissimulation bienveillante, comme si nous ne pénétrions pas les motifs de leur conduite.
304.
Confiance et confidence. — Celui qui cherche de propos délibéré à pénétrer dans la confidence d’une autre personne n’est ordinairement pas certain de posséder sa confiance. Celui qui est certain de la confiance attache peu de prix à la confidence.
306.
Les médecins les plus dangereux. — Les médecins les plus dangereux sont ceux qui, comédiens nés, imitent le médecin né avec un art consommé d’illusion.
313.
Vanité de la langue.Que l’homme cache ses mauvaises qualités et ses vices ou qu’il les avoue avec franchise, sa vanité désire toujours, dans l’un et l’autre cas, y trouver un avantage : qu’on observe seulement avec quelle finesse il distingue devant qui il cache ces qualités, devant qui il est honnête et franc.
314.
Par égard. — Ne vouloir mortifier, ne vouloir blesser personne, peut être aussi bien une marque de justice que de timidité.
318.
Flatterie. — Les personnes qui, dans nos relations avec elles, veulent étourdir notre prudence par leurs flatteries, usent d’un moyen dangereux, pareil au narcotique qui, s’il n’endort pas, ne fait que tenir plus éveillé.
319.
Bon épistolier. — Celui qui n’écrit pas de livres pense beaucoup et vit dans une société qui ne lui suffit point, sera d’ordinaire bon épistolier.
331.
Signe d’incompatibilité. — L’indice le plus fort de l’incompatibilité de vues entre deux hommes est que tous deux se parlent réciproquement avec un peu d’ironie, mais que ni l’un ni l’autre ne sent cette ironie.
333.
Danger dans la voix. — Parfois, dans la conversation, le son de notre propre voix nous cause une gène, et nous mène à des affirmations qui ne répondent pas du tout à nos opinions.
335.
Peur du prochain. — Nous craignons une disposition hostile chez le prochain, parce que nous avons peur que, par cette disposition, il ne pénètre nos secrets.
338.
Vanités qui se croisent. — Deux personnes se rencontrant, de qui la vanité est également grande, conservent par la suite une mauvaise impression l’une de l’autre, parce que chacune était si occupée de l’impression qu’elle voulait produire sut l’autre que cette autre ne faisait aucune impression sur elle ; toutes deux s’aperçoivent enfin que leur peine est perdue et en imputent la faute à l’autre.
347.
Chef-d’œuvre de traîtrise. — Exprimer contre un conjuré le fâcheux soupçon qu’il ne vous trahisse, et cela dans le moment même où l’on commet soi-même une trahison, c’est un chef-d’œuvre de malice, parce qu’on occupe l’autre de sa personne et le force de tenir lui-même pendant un temps une conduite exempte de soupçons et ouverte, si bien que le véritable traître s’est rendu les mains libres.
348.
Offenser et être offensé. — Il est plus agréable d’offenser et demander pardon ensuite que d’être offensé et accorder le pardon. Celui qui fait le premier donne une marque de puissance, et après, de bonté de caractère. L’autre, s’il ne veut pas passer pour inhumain, est obligé déjà de pardonner ; la jouissance que procure l’humiliation d’autrui est très réduite par cette obligation.
350.
Artifice. — Qui veut obtenir d’un autre quelque chose de difficile ne doit surtout pas prendre la chose comme un problème, mais établir simplement son plan, comme s’il était le seul possible ; il doit savoir, dès qu’il verra dans l’œil de l’interlocuteur apparaître l’objection, la réplique, rompre vite l’entretien et ne pas lui laisser de temps.
357.
Sur l’autel de la réconciliation. — Il y a des circonstances où le seul moyen d’obtenir une chose d’un homme est de le blesser et de s’en faire un ennemi : ce sentiment d’avoir un ennemi le tourmente à tel point qu’il met à profit le premier indice d’une disposition plus douce pour se réconcilier, et sacrifie sur l’autel de cette réconciliation cette chose à laquelle il attachait auparavant assez d’importance pour ne la vouloir faire à aucun prix.
362.
Moyen de défense. — Dans la lutte avec la sottise, les plus modérés et les plus doux des hommes finissent par être brutaux. Peut-être sont-ils par là dans la véritable voie de défense ; car au front stupide, l’argument qui convient de droit est le poing fermé. Mais parce que, comme j’ai dit, leur caractère est doux et modéré, ils souffrent par ce moyen de défense légitime plus qu’ils ne font souffrir.
364.
Mécompte dans la société. — Celui-ci désire se rendre intéressant par ses jugements, celui-là par ses sympathies et ses aversions, le troisième par ses connaissances, un quatrième par son isolement — et ils se mécomptent tous. Car celui devant qui le spectacle se donne pense lui-même être le seul spectacle qui vienne en considération.
368.
Le talent de l’amitié. — Parmi les hommes qui ont un don particulier pour l’amitié, deux types se présentent. L’un est en élévation continue et trouve pour chaque phase de son développement un ami exactement convenable. La série d’amis qu’il se fait de cette façon est rarement en liaison mutuelle, parfois elle est en mésintelligence et en contradiction : très naturellement, parce que les phases ultérieures de son développement annulent ou altèrent les phases précédentes. Un tel homme peut par plaisanterie s’appeler une échelle. — L’autre type est représenté par celui qui exerce une force d’attraction sur des caractères et des talents très divers, si bien qu’il gagne tout un cercle d’amis ; mais ceux-ci, par là même, arrivent à des rapports amicaux entre eux, en dépit de toutes les différences. Qu’on appelle un tel homme un cercle : car cet accord de situations et de natures si diverses doit être en quelque façon une forme préexistante en lui. — Au reste, le talent d’avoir de bons amis est, chez beaucoup de gens, plus grand que le talent d’être bon ami.
370.
Décharge de la mauvaise humeur. — L’homme qui échoue en quelque chose aime mieux rapporter cet échec à la mauvaise volonté d’un autre qu’au hasard. Sa surexcitation est allégée par le fait de s’imaginer qu’une personne et non une chose est cause de son échec ; car on peut se venger des personnes, force est bien d’avaler les torts du destin. L’entourage d’un prince a par cette raison la coutume, lorsqu’il a échoué en quelque chose, de lui désigner comme soi-disant cause un personnage unique, sacrifié à l’intérêt de tous les courtisans ; car autrement la mauvaise humeur du prince s’exercerait sur eux tous, puisque de la déesse même du destin il ne peut tirer vengeance.
372.
Ironie. — L’ironie n’est à sa place que comme méthode pédagogique, de la part d’un maître dans ses relations avec des élèves de quelque sorte que ce soit : son but est l’humiliation, la confusion, mais de cette espèce salutaire qui éveille debonnes résolutions et qui revient à rendre à qui nous a ainsi traités du respect, de la gratitude, comme à un médecin. L’ironiste se donne un air d’ignorance, et cela si bien que les élèves qui s’entretiennent avec lui sont abusés, prennent assurance en la conviction de leur propre supériorité de savoir et donnent sur eux des prises de toute sorte ; ils perdent, leur réserve et se montrent tels qu’ils sont — jusqu’à ce que, à un moment donné, la lumière qu’ils tenaient sous le nez de leur maître fasse tomber de façon fort humiliante ses rayons sur eux-mêmes. — Là où une relation pareille à celle de maître et d’élève n’a pas lieu, c’est un mauvais procédé, une affectation vulgaire. Tous les écrivains ironiques comptent sur cette sotte espèce d’hommes qui se sentent volontiers supérieurs à tous les autres avec l’auteur, qu’ils considèrent comme l’organe de leur prétention. — L’habitude de l’ironie comme celle du sarcasme corrompt d’ailleurs le moral, elle lui prête peu à peu le caractère d’une supériorité qui se plaît à nuire : on finit par ressembler à un chien hargneux, qui aurait, outre l’art de mordre, appris encore l’art de rire.
CHAPITRE VII

LA FEMME ET L’ENFANT
413.
Les myopes sont amoureux. — Parfois il suffît déjà de lunettes plus fortes pour guérir l’amoureux ; et qui aurait assez de puissance imaginativé pour se représenter un visage, une taille, avec vingt ans de plus, s’en irait peut-être très exempt de souci par la vie.
415.
Amour. — L’idolâtrie que les femmes professent à l’égard de l’amour est au fond et originairement une invention de leur adresse, en ce sens que, par toutes ces idéalisations de l’amour, elles augmentent leur pouvoir et se montrent aux yeux des hommes toujours plus désirables. Mais l’accoutumance séculaire à cette estime exagérée de l’amour a fait qu’elles sont tombées dans leur propre filet et ont oublié cette origine. Elles-mêmes sont à présent plus dupes encore que les hommes, et partant souffrent plus aussi de la désillusion qui se produira presque nécessairement dans la vie de toute femme — à supposer qu’elle ait d’ailleurs assez d’imagination etd’esprit pour pouvoir subir illusion et désillusion.
418.
Se laisser aimer. — Comme de deux personnes qui s’aiment, l’une est d’ordinaire la personne aimante, l’autre l’aimée, cette croyance est née qu’il y a dans tout commerce amoureux une quantité constante d’amour, que plus l’une en prend, moins il en reste à l’autre. Par exception, il arrive que la vanité persuade à chacune des deux personnes qu’Elle est celle qui doit être aimée ; en sorte que l’une et l’autre veut se laisser aimer : de là, spécialement dans le mariage, proviennent en maintes façons des scènes moitié plaisantes, moitié absurdes.
CHAPITRE VIII

COUP D’ŒIL SUR L’ÉTAT
451.
Justice comme mot d’ordre de partis. — Il se peut bien que des représentants nobles (quoique pas très intelligents) des classes dirigeantes prennent cet engagement : « Nous allons traiter tous les hommes en égaux, leur reconnaître des droits égaux » ; en ce sens une conception socialiste, reposant sur la justice, est possible, mais, comme j’ai dit, seulement au sein de la classe dirigeante, qui dans ce cas exerce la justice par des sacrifices et des abdications. Au contraire, réclamer l’égalité des droits, comme le font les socialistes des classes ; assujetties, n’est jamais l’émanation de la justice, mais de la convoitise. — Si l’on montre à la bête des morceaux de viande sanglante dans son voisinage, puis qu’on les retire, jusqu’à ce qu’enfin elle rugisse : pensez-vous que ce rugissement signifie Justice ?
452.
Propriété et justice. — Quand les socialistes prouvent que le partage de la propriété dans l’humanité actuelle est la conséquence d’innombrables injustices et violences, et qu’ils déclinent in summa toute obligation envers une chose dont le fondement est si injuste : ils ne considèrent qu’un fait isolé. Tout le passé de l’ancienne civilisation est fondé sur la violence, l’esclavage, la tromperie, l’erreur ; mais nous ne pouvons pas nous-mêmes, héritiers que nous sommes de toutes ces circonstances, et concrétions de tout ce passé, l’anéantir par décret, et nous n’avons pas le droit d’en supprimer un seul morceau. Les sentiments d’injustice sont également dans les âmes des non-possédants, ils ne sont pas meilleurs que les possédants et n’ont pas un privilège moral, car ils ont eu quelque part des ancêtres possédants. Ce n’est pas de nouveaux partages par la violence, mais de transformations graduelles des idées qu’on a besoin ; il faut que chez tous la justice devienne plus forte, l’instinct de violence plus faible.
457.
Esclaves et ouvriers. — Le fait que nous attachons plus de prix à une satisfaction de vanité qu’à tout autre avantage (sécurité, abri, plaisirs de toute espèce) se montre à un degré ridicule en ceci, que chacun (abstraction faite de raisons politiques) souhaite l’abolition de l’esclavage et repousse avec horreur l’idée de mettre des hommes dans cet état : cependant que chacun doit se dire que les esclaves ont à tous égards une existence plus sûre et plus heureuse que l’ouvrier moderne, que le travail servile est peu de chose par rapport au travail de l’ouvrier. On proteste au nom de la « dignité humaine» : mais c’est-à-dire, pour parler simplement, cette brave vanité, qui regarde comme le sort le plus dur de n’être pas sur un pied d’égalité, d’être publiquement compté pour inférieur. — Le cynique pense autrement à ce sujet, parce qu’il méprise l’honneur ; — et c’est ainsi que Diogène fut un temps esclave et précepteur domestique.
463.
Illusion dans la théorie de la révolution. — Il y a des rêveurs politiques et sociaux qui dépensent du feu et de l’éloquence à réclamer un bouleversement de tous les ordres, dans la croyance qu’aussitôt le plus superbe temple d’une belle humanité s’élèverait, pour ainsi dire, de lui-même. Dans ces rêves dangereux persiste un écho de la superstition de Rousseau, qui croit à une bonté de l’humaine nature merveilleuse, originelle, mais pour ainsi dire enterrée et met au compte des institutions de civilisation, dans la société, l’État, l’éducation, toute la responsabilité de cet enterrement. Malheureusement on sait par des expériences historiques que tout bouleversement de ce genre ressuscite à nouveau les énergies les plus sauvages, caractères les plus effroyables et les plus effrénés des âges reculés : que par conséquent un bouleversement peut, bien être une source de force dans une humanité devenue inerte, mais jamais ordonnateur, architecte, artiste, perfecteur de la nature humaine. — Ce n’est pas la nature de Voltaire, avec sa modération, son penchant à arranger, à purifier, à modifier, mais les folies et les demi-mensonges passionnés de Rousseau qui ont éveillé l’esprit optimiste de la Révolution, contre lequel je m’écrie : « Écrasez l’infâme ! » Par lui l’esprit de lumières et d’évolution progressive a été banni pour longtemps : — voyons — chacun à part soi, — s’il est possible de le rappeler !
472.
Religion et gouvernement. — Tant que l’État, ou, plus clairement, le gouvernement se sent établi tuteur au profit d’une masse mineure et se pose, à cause d’elle, la question de savoir si la religion est à maintenir ou à mettre de côté : il est extrêmement probable qu’il se déterminera toujours pour le maintien de la religion. Car la religion apaise la conscience individuelle dans les temps de perte, de disette, de terreur, de métiance, par conséquent, là où le gouvernement se sent hors d’état de faire directement quoi que ce soit pour l’adoucissement des souffrances morales de l’homme privé : il y a plus, même dans les maux généraux inévitables et surtout inéluctables (famines, crises pécuniaires, guerres), la religion assure une attitude de la masse tranquille, expectative, confiante. Partout où les lacunes nécessaires ou occasionnelles du gouvernement ou bien les dangereuses conséquences d’intérêts dynastiques se font sentir à l’homme intelligent et le disposent à la rébellion, les inintelligents croient voir le doigt de Dieu et se soumettent avec patience aux arrangements d’en haut (conception dans laquelle se confondent d’ordinaire les façons de gouverner divines et humaines) : ainsi la paix civile intérieure et la continuité de l’évolution se trouvent garanties. La puissance qui réside clans l’unité du sentiment populaire, dans des opinions et des fins égales pour tous, est protégée et scellée par la religion, hormis les rares cas où un clergé ne s’accorde pas sur le prix et entre en lutte avec la force gouvernementale. Pour l’ordinaire, l’État saura se concilier les prêtres, parce qu’il a besoin de leur éducation des âmes toute privée et cachée, et parce qu’il sait apprécier des serviteurs qui, apparemment et extérieurement, représentent un intérêt tout autre. Sans l’aide des prêtres, aucun pouvoir, maintenant encore, ne peut devenir « légitime » : comme Napoléon le comprit. — Ainsi gouvernement absolu tutélaire et maintien vigilant de la religion vont nécessairement de compagnie. En outre, il faut poser en principe que le personnel et les classes dirigeants sont édifiés sur l’utilité que leur assure la religion et par là, jusqu’à un certain point, se sentent supérieurs à elle, en tant qu’ils l’emploient comme moyen : aussi est-ce là que la liberté de pensée a son origine. — Mais quoi ? si une tout autre conception de l’idée de gouvernement, telle qu’elle est enseignée dans les Élats démocratiques, commence à se répandre ? si l’on ne voit en lui que l’instrument de la volonté du peuple, non pas une supériorité en comparaison d’une infériorité, mais exclusivement une fonction du souverain unique, du peuple ? En ce cas, le gouvernement ne peut prendre à l’égard de la religion que la position même que prend le peuple ; toute diffusion des lumières devra avoir sa résonance jusque dans ses représentants, une utilisation et une exploitation des impulsions et des consolations religieuses en vue de buts politiques ne sera pas aisément possible (à moins que des chefs de parti puissants n’exercent de temps en temps une influence semblable en apparence à celle du despotisme éclairé). Mais quand l’État ne pourra plus tirer lui-même d’utilité de la religion ou que le peuple aura sur les choses religieuses trop d’opinions diverses pour qu’il soit possible au gouvernement de garder dans les mesures concernant la religion une conduite identique et uniforme, — le remède qui apparaîtra nécessairement sera de traiter la religion comme une affaire privée et de s’en rapportera la conscience et à l’habitude de chacun. La conséquence en sera tout d’abord que le sentiment religieux paraîtra fortifié, en ce sens que des excitations cachées et opprimées, auxquelles l’État, volontairement ou à son insu, ne fournissait pas l’air vital, feront alors explosion et se dilateront jusqu’à l’extrême ; plus tard il sera démontré que la religion fourmille de sectes et que l’on a semé à profusion les dents du dragon dans l’instant qu’on faisait de la religion une affaire privée. Le spectacle de la lutte, la révélation hostile de toutes les faiblesses des doctrines religieuses ne permettra plus enfin qu’un remède, c’est que les meilleurs et mieux doués fassent leur affaire privée de l’irréligion : surtout que cet état d’esprit dominera alors dans l’esprit même du personnel gouvernant et, presque en dépit de leur volonté, donnera aux mesures qu’il prendra un caractère anti-religieux. Dès que cela se produira, la tendance des hommes encore animés de sentiments religieux, qui auparavant adoraient l’État comme quelque chose de sacré à demi ou tout à fait, se changera en une tendance décidément hostile à l’État ; ils abhorreront les mesures du gouvernement, chercheront à l’arrêter, à le traverser, à l’inquiéter, clans la mesure de leur pouvoir, et entraîneront ainsi, par la chaleur de leur opposition, les partis contraires, les irréligieux, à entrer dans un enthousiasme quasi-fanatique pour l’État ; à quoi viendra s’ajouter ce motif secret, que, dans ces partis, les cœurs sentiront un vide depuis leur rupture avec la religion et chercheront en attendant à se créèr un succédané, une sorte de bouche-trou, par le dévouement à l’État. À la suite de ces luttes de transition, peut-être de longue durée, la question se décidera enfin si les partis religieux sont assez forts pour revenir à un état ancien et faire machine arrière ; en ce cas, c’est inévitablement le despotisme éclairé (peut-être moins éclairé et plus timide qu’auparavant) qui prendra l’État en main, — ou bien si les partis irréligieux prendront le dessus et alors supprimeront, et finalement rendront impossible la reproduction de leurs adversaires après quelques générations, sans doute par l’école et l’éducation. Mais alors, chez eux aussi, diminuera cet enthousiasme pour l’État : il apparaîtra de plus en plus clairement qu’avec cette adoration religieuse pour laquelle il est un mystère, une institution surnaturelle, ont été ébranlés aussi le respect et la pitié dans les rapports avec lui. Par la suite les individus n’en regarderont plus que le côté où il peut leur être utile ou nuisible, et s’appliqueront par tous les moyens à prendre sur lui de l’influence. Seulement cette concurrence deviendra bientôt, trop grande, les hommes et les partis varieront trop vite, se précipiteront trop férocement les uns les autres jusqu’au bas de la montagne, à peine parvenus à son sommet. À toutes les mesures qui seront exécutées par un tel gouvernement fera défaut leur garantie de durée ; on reculera devant des entreprises qui devraient avoir durant des dizaines, des centaines d’années, une croissance paisible pour avoir le temps de mûrir leurs fruits. Personne ne ressentira plus à l’égard d’une loi d’autre devoir que de s’incliner momentanément devant la force qui a porté cette loi : mais aussitôt on entreprendra de la saper par une force nouvelle, une nouvelle majorité à former. À la fin, — on peut le déclarer avec assurance, — la défiance envers tout gouvernement, l’intelligence de ce qu’ont d’inutile et d’exténuant ces luttes à courte haleine, devront porter les hommes à une résolution toute neuve : à la suppression de l’opposition « privée et publique ». Les sociétés privées tireront à elles pas à pas les affaires d’État : même la pièce la plus solide qui restera du vieux travail de gouvernement (cette fonction, par exemple, qui doit garantir les particuliers contre les particuliers) sera finalement un jour assurée par des entrepreneurs privés. Le décri, la décadence et la mort de l’État, l’affranchissement de la personne privée (je n’ai garde de dire : de l’individu) est la conséquence de l’idée démocratique del’État ; en cela consiste sa mission. Une fois accomplie sa tâche — qui comme toute chose humaine porte en son sein beaucoup de raison et de déraison, — une fois vaincus tous les retours de l’ancienne maladie, un nouveau feuillet se déroulera dans le fablier de l’humanité, sur lequel on lira toutes sortes d’histoires étranges et peut-être aussi quelques bonnes choses. — Pour redire brièvement ce qui vient d’être dit : l’intérêt du gouvernement tutélaire et l’intérêt de la religion marchent la main dans la main, en sorte que si celle-ci commence à périr, le fondement de l’État sera aussi ébranlé. La croyance à un ordre divin des choses politiques, à un mystère dans l’existence-de l’État, est d’origine religieuse : la religion disparaît-elle, l’État perdra inévitablement son antique voile d’Isis et n’éveillera plus le respect. La souveraineté du peuple, vue de près, servira à faire évanouir jusqu’à la magie et la superstition dernière dans le domaine de ces sentiments ; la démocratie moderne est la forme historique de la décadence de l’État. — La perspective qu’ouvre cette décadence certaine n’est pas d’ailleurs à tous égards malheureuse : l’habileté et l’intérêt des hommes sont de toutes leurs qualités les mieux formées ; quand l’État ne répondra plus aux exigences de ces forces, ce ne sera pas le moins du monde le chaos qui lui succédera, mais une invention mieux appropriée encore que n’était l’État triomphera de l’État. De même que l’humanité a déjà vu périr bien des puissances organisatrices : — par exemple celles de la communauté de race, laquelle fut pendant des milliers d’années beaucoup plus puissante que celle de la famille, qui même très longtemps avant l’existence de celle-ci s’exerçait et commandait déjà. Nous voyons nous-mêmes l’importante idée du droit et du pouvoir de la famille, autrefois dominante dans toute l’étendue du monde romain, s’en aller devenant de jour en jour plus pâle et plus faible. Ainsi une race future verra l’État perdre de son importance dans quelques régions de la terre, — conception à laquelle bien des hommes du présent peuvent à peine penser sans crainte et sans horreur. Travailler à propager et à réaliser cette conception est, à la vérité, une autre affaire : il faut avoir une fière idée de sa raison et ne comprendre guère qu a demi l’histoire pour mettre dès à présent la main à la charrue, — dans le temps que personne encore n’est capable de montrer les semences qui devront ensuite être semées sur le terrain labouré. Ayons donc confiance en « l’habileté et l’intérêt des hommes » pour maintenir maintenant encore l’État pendant un bon moment et repousser les essais destructeurs de demi-savants trop zélés et trop pressés.
473.
Le socialisme au point de vue de ses moyens d’action.Le socialisme est le fantastique frère cadet du despotisme presque défunt, dont il veut recueillir l’héritage ; ses efforts sont donc, au sens le plus profond, réactionnaires. Car il désire une plénitude de puissance de l’État telle que le despotisme seul l’a jamais eue, même il dépasse tout ce que montre le passé, parce qu’il travaille à l’anéantissement formel de l’individu : c’est que celui-ci lui apparaît comme un luxe injustifiable de la nature, qui doit être par lui corrigé en un organe utile de la communauté. Par suite de cette parenté, il se montre toujours dans le voisinage de tous les déploiements excessifs de puissance, comme le vieux socialiste type Platon à la cour du tyran de Sicile ; il souhaite (il exige à l’occasion) le despotisme césarien de ce siècle, parce que, comme j’ai dit, il voudrait en être l’héritier. Mais cet héritage même ne suffirait pas à ses fins, il lui faut l’asservissement complet de tous les citoyens à l’État absolu, tel qu’il n’en a jamais existé de pareil ; et comme il n’a plus le moindre droit de compter sur la vieille piété religieuse envers l’État, qu’au contraire il doit, bon gré mal gré, travailler constamment à sa suppression — puisqu’en effet il travaille à la suppression de tous les États existants, — il ne peut avoir d’espoir d’une existence future que pour de courtes périodes, çà et là, grâce au plus extrême terrorisme. C’est pourquoi il se prépare silencieusement à la domination par la terreur et enfonce aux masses à demi cultivées, comme un clou dans la tête, le mot de « Justice », afin de leur enlever toute intelligence (après que cette intelligence a déjà bien souffert de la demi-culture) et de leur procurer, pour le vilain jeu qu’elles auront à jouer, une bonne conscience. — Le socialisme peut servir à enseigner de façon brutale et frappante le danger de toutes les accumulations de puissance dans l’État, et en ce sens insinuer une méfiance contre l’État même. Quand sa rude voix se mêlera au cri de guerre : « Le plus d’État possible », ce cri en déviendra d’abord. plus bruyant que jamais : mais bientôt éclatera avec non moins de force le cri opposé : « Le moins d’État possible. »
475.
L’homme européen et la destruction des nations. — Le commerce et l’industrie, l’échange des livres et des lettres, la communauté de toute la haute culture, le rapide changement de lieu et de pays, la vie nomade qui est actuellement celle de tous les gens qui ne possèdent pas de la terre, — toutes ces conditions entraînent nécessairement un affaiblissement et enfin une destruction des nations, au moins des nations européennes : si bien qu’il doit naître d’elles, par suite de croisements continuels, une race mêlée, celle des hommes européens. À cette fin s’oppose actuellement, sciemment ou non, l’exclusivisme des nations par la production des inimitiés nationales, mais la marche de ce mélange n’en avance pas moins lentement, malgré tous les courants contraires momentanés : ce nationalisme artificiel est au reste aussi dangereux que l’a été le catholicisme artificiel, car il est par essence un état de contrainte, un état de siège forcé, imposé par un petit nombre au grand nombre, et a besoin de ruse, de mensonge et de violence pour se maintenir en crédit. Ce n’est pas l’intérêt du grand nombre (des peuples), comme on aime à le dire, mais avant tout l’intérêt de certaines dynasties princières, puis celui de certaines classes du commerce et de la société, qui mène à ce nationalisme ; une fois qu’on a reconnu ce fait, on ne doit pas craindre de se donner seulement pour bon Européen et de travailler par le fait à la fusion des nations ; à quoi les Allemands peuvent contribuer par leur vieille qualité éprouvée, d’être interprètes et intermédiaires des peuples. — En passant : tout le problème des Juifs n’existe que dans les limites des États nationaux, en ce sens que là, leur activité et leur intelligence supérieure, le capital d’esprit et de volonté qu’ils ont longuement amassé de génération en génération à l’école du malheur, doit arriver à prédominer généralement dans une mesure qui éveille l’envie et la haine, si bien que dans presque toutes les nations d’à présent — et cela d’autant plus qu’elles se donnent plus des airs de nationalisme — se propage cette impertinence de la presse qui consiste à mener les Juifs à l’abattoir comme les boucs émissaires de tous les maux possibles publics et privés. Dès qu’il n’est plus question de conserver ou d’établir des nations, mais de produire et d’élever une race mêlée d’Européens aussi forte que possible, le Juif est un ingrédient aussi utile et aussi désirable qu’aucun autre reste national. Toute nation, tout homme a des traits déplaisants, même dangereux : c’est barbarie de vouloir que le Juif fasse une exception. Il se peut même que ces traits présentent chez lui un degré particulier de danger et d’horreur ; et peut-être le jeune boursicotier juif est-il en somme l’invention la plus répugnante de la race humaine. Malgré tout, je voudrais, savoir combien, dans une récapitulation totale, on doit pardonner à un peuple qui, non sans notre faute à tous, a parmi tous les peuples eu l’histoire la plus pénible, et à qui l’on doit l’homme le plus digne d’amour (le Christ), le sage le plus intègre (Spinoza), le livre le plus puissant et la loi morale la plus influente du monde. En outre : aux temps les plus sombres du moyen-âge, quand le rideau des nuages asiatiques pesait lourdement sur l’Europe, ce furent des libres-penseurs, des savants, des médecins juifs qui maintinrent le drapeau des lumières et de l’indépendance d’esprit sous la contrainte personnelle la plus dure, et qui défendirent l’Europe contre l’Asie ; c’est à leurs efforts que nous devons en grande partie qu’une explication du monde plus naturelle, plus raisonnable, et en tout cas affranchie du mythe, ait enfin pu ressaisir là victoire, et que la chaîne de la civilisation, qui nous rattache maintenant aux lumières de l’antiquité gréco-romaine, soit restée ininterrompue. Si le christianisme a tout fait pour orientaliser l’Occident, c’est le judaïsme qui a surtout contribué à l’occidentaliser de nouveau : ce qui revient à dire en un certain sens, à rendre la mission et l’histoire de l’Europe une continuation de l’histoire grecque.
CHAPITRE IX

L’HOMME AVEC LUI-MÊME
483.
Ennemis de la vérité. — Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges.
489.
Pas trop profondément. — Les personnes qui ont embrassé une cause dans toute sa profondeur lui restent rarement fidèles à jamais. Ils ont justement mis la profondeur au jour : il y a là toujours beaucoup de mauvais avoir.
490.
Illusion des idéalistes. — Tous les idéalistes s’imaginent que les causes qu’ils servent sont meilleures par essence que toutes les autres causes du monde, et ne veulent pas croire que si leur cause doit réussir en général, elle a besoin précisément du même fumier puant qui est nécessaire à toutes les autres entreprises humaines.
492.
La juste fonction. — Les hommes exercent rarement une fonction dont ils ne croient ou ne se persuadent qu’elle est foncièrement plus importante que toutes les autres. Il en va de même aux femmes avec leurs amants.
511.
La fidélité aux convictions. — Celui qui a beaucoup à faire garde ses convictions et ses points de vue généraux, presque immuablement. — De même, tout homme qui travaille au service d’une idée : il n’éprouvera plus jamais l’idée elle-même, il n’en a plus le temps ; que dis-je ? il est contre son intérêt de la tenir encore pour discutable.
515.
Tiré de l’expérience.L’absurdité d’une chose n’est pas une raison contre son existence, c’en est plutôt une condition.
523.
Vouloir être aimé. — L’exigence d’être aimé est la plus grande des prétentions.
553.
Au-dessus de l’animal. — Quand l’homme éclate de rire, il surpasse tous les animaux par sa vulgarité,
555.
Serviabilité dangereuse. — Il y a des gens qui veulent rendre la vie pénible aux hommes sans autre raison que de leur offrir par après leur recelte pour soulager la vie, par exemple leur christianisme.
561.
Servir de modèle aux autres. — Qui veut donner un bon exemple doit ajouter à sa vertu un grain de folie : alors on imite et l’on s’élève en même temps au-dessus de ce qu’on imite, — ce que les hommes aiment.
566.
Amour et haine. — L’amour et la haine ne sont pas aveugles, mais aveuglés par le feu qu’ils portent eux-mêmes avec eux.
568.
Confession.On oublie sa faute quand on l’a confessée à un autre, mais d’ordinaire l’autre ne l’oublie pas.
576.
Danger de l’influence personnelle. — Celui qui sait qu’il exerce sur un autre une grande influence intérieure doit lui laisser la bride sur le cou, et même le voir volontiers lui résister à l’occasion et lui-même l’y amener : autrement, il se fera inévitablement un ennemi.
585.
Pensée de mauvaise humeur. — Il en est des hommes comme des tas de charbons dans la forêt. Ce n’est que lorsque les jeunes hommes ont flambé, et sont charbonnés comme ceux-là, qu’ils deviennent utilisables. Tant qu’ils brûlent et fument, ils sont peut-être plus intéressants, mais inutiles et trop souvent incommodes. — L’humanité emploie sans compter tous les individus comme combustible pour chauffer ses grandes machines : mais pourquoi donc les machines, si tous les individus (c’est-à -dire l’humanité) ne sont bons qu’à les entretenir ? Des machines qui sont leur fin à elle-mêmes, est-ce là l’umana commedia ?
590.
La prétention, moyen dernier de consolation. — Si l’on se rend compte d’un insuccès, de son insuffisance intellectuelle, de sa maladie, en y voyant le sort où l’on était prédestiné, l’épreuve que l’on doit subir, ou le châtiment d’une faute intérieure, on se rend par là son propre être plus intéressant et l’on s’élève par la pensée au-dessus de ses semblables. Le pécheur orgueilleux est une figure connue dans toutes les sectes cléricales.
595.
Plaire en déplaisant. — Les hommes qui préfèrent choquer, et par là déplaire, désirent la même chose que ceux-qui veulent ne pas choquer et plaire, seulement à un degré bien plus haut et indirectement, au moyen d’une marche intermédiaire par laquelle en apparence ils s’éloignent de leur but. Ils veulent l’influence et la puissance, et par cette raison montrent leur supériorité, même de manière à causer une impression désagréable ; car ils savent que celui qui enfin est parvenu à la puissance plaît presque en tout ce qu’il fait et dit, et que là même où il déplaît, il a l’air encore malgré tout de plaire. — L’esprit libre aussi, ét de même le croyant, veulent la puissance afin de plaire un jour par elle ; si à cause de leur théorie un mauvais destin, persécution, prison, supplice, les menace, ils prennent plaisir à la pensée que de cette façon leur théorie se gravera dans l’humanité parle fer et le feu ; ils l’acceptent comme un moyen douloureux, mais efficace, bien qu’agissant tardivement, d’arriver encore malgré tout à la puissance.
601.
Apprendre à aimer. — Il faut apprendre à aimer, apprendre à être bon, et cela dès la jeunesse ; si l’éducation et le sort ne nous donnent pas l’occasion de nous exercer à ces sentiments, notre âme devient sèche et même impropre à l’intelligence de toutes ces tendres inventions d’hommes aimants. De même, la haine doit être apprise et nourrie, si l’on veut être un bon haïsseur : autrement le germe en mourra aussi peu à peu.
606.
Désir d’une profonde douleur. — La passion laisse, quand elle est passée, un regret obscur d’elle-même, et nous jette encore, tandis qu’elle disparaît, un regard séducteur. Il faut bien qu’il y ait une sorte de plaisir à être frappé de ses fouets. Les sentiments médiocres paraissent vides en comparaison on aime, à ce qu’il paraît, encore mieux le déplaisir violent que le plaisir plat.
609.
Âge et vérité. — Les jeunes gens aiment l’intéressant et le singulier, peu importe à quel point il est vrai ou faux. Les esprits plus mûrs aiment, de la vérité, ce qu’il y a en elle d’intéressant et de singulier. Les cerveaux bien mûris enfin aiment la vérité, même dans les choses où elle apparaît nue et simple et cause à l’homme vulgaire de l’ennui, parce qu’ils ont observé que la vérité a coutume de dire ce qu’elle possède de plus élevé en esprit, avec l’air de la simplicité.
610.
Les hommes mauvais poètes. — Tout comme les mauvais poètes, dans la seconde partie du vers, cherchent l’idée pour la rime, de même les hommes, dans la seconde partie de la vie, devenus plus inquiets, ont coutume de chercher les actions, les situations, les relations, qui cadrent avec celles de leur vie antérieure, en sorte qu’extérieurement tout soit d’accord ; mais leur vie n’est plus dominée et toujours à nouveau déterminée par une pensée forte, elle est remplacée par l’intention de trouver une rime.
618.
Avoir l’esprit philosophique. — D’ordinaire on fait des efforts pour procurer à toutes les situations et à tous les événements de la vie une seule direction de conscience, une seule espèce de points de vue — c’est ce qu’on appelle principalement avoir l’esprit philosophique. Mais pour l’enrichissemcnt de la connaissance, il peut y avoir plus d’intérêt à ne pas s’uniformiser de la sorte, mais à écouler la voix légère des diverses situations de la vie ; celles-ci portent avec elles leur point de vue propre. C’est ainsi qu’on prend une part reconnaissante à la vie et à l’existence de beaucoup, en ne se traitant pas soi-même comme un individu fixé, consistant, un.
621.
L’amour en tant qu’artifice.Qui veut apprendre à connaître réellement quelque chose de nouveau (que ce soit un homme, un événement, un livre), fait bien d’adopter cette nouveauté avec tout l’amour possible, de détourner promptement sa vue de ce qu’il y trouve d’hostile, de choquant, de faux, même de l’oublier : si bien qu’à l’auteur d’un livre, par exemple, on donne la plus grande avance et que d’abord, comme dans une course, on souhaite, le cœur palpitant, qu’il atteigne son but. Par ce procédé, on pénètre en effet la chose jusqu’au cœur, jusqu’à son point émouvant : et c’est ce qui s’appelle justement apprendre à connaître. Une fois là, le raisonnement fait après coup ses restrictions ; cette estime trop haute, cette suspension momentanée du pendule critique, n’était qu’un artifice pour prendre à la pipée l’âme d’une chose.
625.
Hommes solitaires.Bien des hommes sont si accoutumés à être seuls avec eux-mêmes qu’ils ne se comparent pas du tout à d’autres, mais qu’ils déroulent le monologue de leur existence dans un cîatd’esprit paisible et gai, en bonnes conversations avec eux-mêmes, et même en rires. Mais si on les amène à se comparer à autrui, ils inclinent à une subtile dépréciation d’eux-mêmes : au point qu’ils faut les forcer à rapprendre d’autrui une bonne et juste idée de soi : et encore, de cette idée apprise, ils voudront toujours retirer et corriger quelque chose. — Il faut donc concéder à certains hommes leur solitude et ne pas être assez sot, comme on fait souvent, pour les en plaindre.
629.
De la conviction et de la justice.Ce que l’homme dans la passion dit, promet, résout, le tenir ensuite dans le sang-froid et le calme — c’est un devoir à mettre au nombre des plus lourds fardeaux qui pèsent sur l’humanité. Être obligé d’admettre à jamais les conséquences de la coIère, de la vengeance enflammée, du dévouement enthousiaste — cela peut éveiller contre ces sentiments une amertume d’autant plus grande que c’est justement à leur égard que partout, et notamment chez les artistes, on pratique un culte idolâtre. Les artistes payent cher l’estime accordée aux passions et l’ont toujours fait ; il est vrai qu’ils exaltent aussi les satisfactions terribles des passions qu’un homme tire, lui-même de ces explosions de vengeance suivies de mort, de mutilation, d’exil volontaire, et cette résignation du cœur brisé. Toujours les curieux désirs de passions se tiennent en éveil, il semblerait qu’ils disent : « Sans passions, vous n’aurez point vécu. » — Pour avoir juré fidélité (peut-être même à un être purement fictif, comme un Dieu), pour avoir dévoué son cœur à un prince, un parti, une femme, un ordre religieux, un artiste, un penseur, dans un état d’illusion aveugle, qui nous enveloppait de séduction et faisait apparaître ces êtres comme dignes de tous les respects, de tous les sacrifices, — est-on lié enfin indissolublement ? Certes, ne nous sommes-nous pas alors trompés nous-mêmes ? N’était-ce pas une promesse hypothétique, sous la condition, qui, à dire le vrai, ne s’est pas réalisée, que ces êtres à qui nous nous consacrions seraient réellement ce qu’ils paraissaient être dans notre imagination ? Sommes-nous obligés à être fidèles à nos erreurs, même avec l’idée que par cette fidélité nous portons dommage à notre Moi supérieur ? — Non, il n’y a point de loi, point d’obligation de ce genre ; nous devons être traîtres, pratiquer l’infidélité, abandonner toujours et toujours notre idéal. Nous ne passons pas d’une période de la vie à l’autre sans causer et aussi sans ressentir par là les douleurs de la trahison. Faudrait-il que, pour échapper à ces douleurs, nous nous missions en garde contre les transports de notre sentiment ? Le monde alors ne deviendrait-il pas trop vide, trop spectral ? Demandons-nous plutôt si ces douleurs, lors d’un changement de conviction sont nécessaires ou si elles ne dépendent pas d’une opinion et d’une appréciation erronées. Pourquoi admire-t-on celui qui reste fidèle à sa conviction, et méprise-t-on celui qui en change ? Je crains que la réponse ne doive être : parce que chacun suppose que seuls des motifs de bas intérêt ou de crainte personnelle causent un tel changement. Autrement dit : on croit au fond que personne ne modifie ses opinions tant qu’elles lui sont avantageuses, où du moins qu’elles ne lui font point tort. Mais s’il en est ainsi, c’est là un fâcheux témoignage sur l’importance intellectuelle de toutes les convictions. Examinons un peu comment les convictions naissent et voyons si l’on n’en fait pas beaucoup trop de cas : cela montrera que le changement de convictions aussi est toujours mesuré à une échelle fausse et que jusqu’ici nous avions coutume de souffrir trop de ce changement.
630.
Une conviction est la croyance d’être, sur un point quelconque de la connaissance, en possession de la vérité absolue. Cette croyance suppose donc qu’il y a des vérités absolues ; en même temps, que l’on a trouvé les méthodes parfaites pour y parvenir ; enfin que tout homme qui a des convictions applique ces méthodes parfaites. Ces trois conditions montrent tout de suite que l’homme des convictions n’est pas l’homme de la pensée scientifique ; il est devant nous à l’âge de l’innocence théorique, il est un enfant, quelle que soit sa taille. Mais des siècles entiers ont vécu dans ces idées puériles, et c’est d’eux qu’ont jailli les plus puissantes sources de force de l’humanité. Ces hommes innombrables qui se sacrifiaient pour leurs convictions croyaient le faire pour la vérité absolue. Tous avaient tort en cela : vraisemblablement jamais un homme ne s’est encore sacrifié pour la vérité ; du moins l’expression dogmatique de sa croyance a dû être anti-scientifique ou demi-scientifique. Mais on voulait proprement se faire donner raison parce qu’on pensait devoir avoir raison. Se laisser arracher sa croyance, cela voulait dire mettre peut-être en question son bonheur éternel. Dans une occasion de cette extrême importance, la « volonté » était par trop clairement le souffleur de l’intelligence. L’hypothèse préalable de tout croyant de cette tendance était de ne pas pouvoir être réfuté ; les raisons contraires se montraient-elles très fortes, il lui restait toujours ce recours de calomnier la raison en général et peut-être même d’arborer le « credo quia absurdum est », drapeau de l’extrême fanatisme. Ce n’est pas la lutte des opinions qui a rendu l’histoire si violente, mais bien la lutte de la foi dans les opinions, c’est-à-dire des convictions. Si pourtant tous ceux qui se faisaient de leur conviction une idée si grande, qui lui offraient des sacrifices de toute nature et n’épargnaient à son service ni leur honneur, ni leur vie, avaient consacré seulement la moitié de leur force à rechercher de quel droit ils s’attachaient à cette conviction plutôt qu’à cette autre, par quelle voie ils y étaient arrivés : quel aspect pacifique aurait pris l’histoire de l’humanité ! Combien eut été plus grand le nombre des connaissances ! Toutes ces scènes cruelles qu’offre la persécution des hérétiques de tout genre nous eussent été épargnées par deux raisons : d’abord parce que les inquisiteurs auraient dirigé avant tout leur inquisition sur eux-mêmes, et en auraient fini avec la prétention de défendre la vérité absolue ; puis parce que les partisans eux-mêmes de principes aussi mal fondés que le sont les principes de tous les sectaires et les « croyants au droit » auraient cessé de les partager après les avoir étudiés.
631.
Des temps où les hommes avaient accoutumé de croire à la possession des vérités absolues dérive un profond malaise dans toutes les attitudes sceptiques et relatives prises à l’égard de n’importe quel problème de la connaissance ; on préfère le plus souvent se vouer pieds et poings liés à une conviction qui est celle de personnes ayant de l’autorité (pères, amis, maîtres, princes), et l’on éprouve, à ne point le faire, une espèce de remords. Ce penchant est fort compréhensible et ses conséquences n’autorisent pas de vifs reproches contre le développement de la raison humaine. Mais peu à peu l’esprit scientifique doit mûrir dans l’homme cette vertu de l’abstention prudente, cette sage modération qui est plus connue dans le domaine de la vie pratique que dans celui de la vie théorique, et que par exemple Gœthe a représentée dans Antonio, comme un objet d’amertume pour tous les Tasse, autrement dit pour les natures antiscientifiques et en même temps dépourvues d’activité. L’homme des convictions a en soi un droit de ne pas comprendre cet homme de la pensée prudente, le théoricien Antonio ; l’homme de science au contraire n’a pas le droit de blâmer pour cela l’autre, il l’observe de haut et sait en outre, dans certaines occasions, que l’autre viendra encore se raccrocher à lui, comme Tasse finit par faire pour Antonio.
637.
Des passions naissent les opinions : la paresse d’esprit les fait cristalliser en convictions. — Or qui se sent un esprit libre, infatigable à la vie, peut empêcher cette cristallisation par un changement constant ; et s’il est en tout point une boule de neige pensante, il aura dans la tête en somme, non des opinions, mais seulement des consciences et des vraisemblances mesurées avec précision. — Mais nous, qui sommes des êtres mixtes, et tantôt enflammés par le feu, tantôt refroidis par l’esprit, plions le genou devant la Justice comme devant l’unique déesse que nous reconnaissions au-dessus de nous. Le feu qui est en nous nous fait d’ordinaire injustes et, aux yeux de cette déesse, impurs ; jamais il ne nous est donné en cet état de lui prendre la main, jamais alors ne plane sur nous le grave sourire de sa complaisance. Nous la vénérons comme l’Isis voilée de notre vie ; pleins de honte, nous lui apportons en tribut et en sacrifice notre douleur, quand le feu nous brûle et menace de nous dévorer. C’est l’esprit qui nous sauve d’être entièrement consumés et réduits en charbons ; il nous arrache de temps en temps de l’autel des sacrifices à la justice ou bien nous cache dans un tissu d’asbeste. Délivrés du feu, nous marchons alors, poussés par l’esprit, d’opinion en opinion, à travers le changement des partis, trahissant noblement toutes les choses qui peuvent en somme être trahies — et cependant sans un sentiment de culpabilité.

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