vendredi 20 février 2015

Nietzsche - Le voyageur et son ombre



LE VOYAGEUR ET SON OMBRE
5.
Langage et réalité. — Il y a un mépris hypocrite de toutes les choses qu’en fait les hommes regardent comme les plus importantes, de toutes les choses prochaines. On dit, par exemple : « On ne mange que pour vivre », — mensonge exécrable, comme celui qui parle de la procréation des enfants comme du dessein propre de toute volupté. Au rebours, la grande estime des « choses importantes » n’est presque jamais entièrement vraie : quoique les prêtres et les métaphysiciens nous aient accoutumés en ces matières à un langage hypocritement exagéré, ils n’ont pas réussi à changer le sentiment qui n’attribue pas à ces choses importantes autant d’importance qu’à ces choses prochaines méprisées. — Une fâcheuse conséquence de cette double hypocrisie n’en reste pas moins, qu’on ne fait pas des choses prochaines, par exemple du manger, de l’habitation, de l’habillement, des relations sociales l’objet d’une réflexion et réforme continuelle, libre de préjugés et générale, mais que, la chose passant pour dégradante, on en détourne son application intellectuelle et artistique : si bien que d’un côté l’accoutumance et la frivolité remportent sur l’élément inconsidéré, par exemple sur la jeunesse sans expérience, une victoire aisée, tandis que de l’autre nos continuelles infractions aux lois les plus simples du corps et de l’esprit nous mènent tous, jeunes et vieux, à une honteuse dépendance et servitude, — je veux dire à cette dépendance, au fond superflue, des médecins, professeurs et curateurs des âmes, dont la pression s’exerce toujours, maintenant encore, sur la société tout entière.
6.
L’imperfection terrestre et sa cause principale. — Quand on regarde autour de soi, on tombe sans cesse sur des hommes qui ont toute leur vie mangé des œufs sans remarquer que les plus allongés sont les plus friands, qui ne savent pas qu’un orage est profitable au ventre, que les parfums sont le plus odorants dans un air froid et clair, que notre sens du goût n’est pas le même dans toutes les parties de la bouche, que tout repas où l’on dit ou écoute de bonnes choses porte préjudice à l’estomac. On aura beau ne pas être satisfait de ces exemples du manque d’esprit d’observation : on n’en devra que plus avouer que les choses les plus prochaines sont, pour la plupart des gens, mal vues, et très rarement étudiées. Et cela est-il indifférent ? — Que l’on considère enfin que de ce manque dérivent presque tous les vices corporels et moraux des individus : ne pas savoir ce qui nous est nuisible dans l’arrangement de l’existence, la division de la journée, le temps et le choix des relations, dans les affaires et le loisir, le commandement et l’obéissance, les sensations de la nature et de l’art, le manger, le dormir et le réfléchir ; être ignorant dans les choses les plus mesquines et les plus journalières — c’est ce qui fait de la terre pour tant de gens un « champ de perdition ». Qu’on ne dise pas qu’il s’agit ici comme partout du manque de raison chez les hommes : au contraire — il y a de la raison assez et plus qu’assez, mais elle est menée dans une direction fausse et artificiellement détournée de ces choses mesquines et prochaines. Les prêtres, les professeurs, et la sublime ambition des idéalistes de toute espèce, de la grossière et de la fine, persuadent à l’enfant déjà qu’il s’agit de toute autre chose : du salut de l’âme, du service de l’État, du progrès de la science, ou bien de considération et de propriété, comme du moyen de rendre des services à l’humanité entière, au lieu que les besoins de l’individu, ses nécessités grandes et petites, dans les vingt-quatre heures du jour, sont, dit-on, quelque chose de méprisable ou d’indifférent. — Socrate déjà se mettait de toutes ses forces en garde contre cette orgueilleuse négligence de l’humain au profit de l’homme, et aimait, par une citation d’Homère, à rappeler les limites et l’objet véritable de tout soin et de toute réflexion : « C’est, disait-il, et c’est seulement ce qui chez moi m’arrive en bien et en mal ».
 9.
Où a pris naissance la théorie du libre arbitre. — Sur l’un, la nécessité plane sous la forme de ses passions, sur l’autre, l’habitude c’est d’écouter et d’obéir, sur le troisième la conscience logique, sur le quatrième le caprice et le plaisir fantasque à sauter les pages. Mais tous les quatre cherchent précisément leur libre arbitre là où chacun est le plus solidement enchaîné : c’est comme si le ver à soie mettait son libre arbitre à filer. D’où cela vient-il ? Évidemment de ce que chacun se tient le plus pour libre là où son sentiment de vivre est le plus fort, partant, comme j’ai dit, tantôt dans la passion, tantôt dans le devoir, tantôt dans la recherche scientifique, tantôt dans la fantaisie. Ce par quoi l’individu est fort, ce dans quoi il se sent animé de vie, il croit involontairement que cela doit être aussi l’élément de sa liberté : il met ensemble la dépendance et la torpeur, l’indépendance et le sentiment de vivre comme des couples inséparables. — En ce cas, une expérience que l’homme a faite sur le terrain politique et social est transportée à tort sur le terrain métaphysique transcendant : c’est là que l’homme fort est aussi l’homme libre, c’est là que le sentiment vivace de joie et de souffrance, la hauteur des espérances, la hardiesse du désir, la puissance de la haine sont l’apanage du souverain et de l’indépendant, tandis que le sujet, l’esclave, vit, opprimé et stupide. — La théorie du libre arbitre est une invention des classes dirigeantes.
10.
Ne pas sentir de nouvelles chaînes. — Tant que nous ne nous sentons pas dépendre de quelque chose, nous nous tenons pour indépendants : conclusion erronée qui montre quel est l’orgueil et la soif de domination de l’homme. Car il admet ici qu’en toutes circonstances il doit remarquer et reconnaître sa dépendance, aussitôt qu’il la subit, par suite de l’idée préconçue qu’à l’ordinaire il vit dans l’indépendance et que, s’il vient à la perdre exceptionnellement, il sentira sur-le-champ un contraste d’impression. — Mais quoi ? si c’était le contraire qui fût vrai : qu’il vécût toujours dans une multiple dépendance, mais qu’il se tînt pour libre là où, par une longue accoutumance, il ne sent plus la pression des chaînes ? Seules les chaînes nouvelles le font souffrir encore : — « Libre arbitre » ne veut dire proprement autre chose que le fait de ne pas sentir de nouvelles chaînes.
11.
Le libre arbitre et l’isolation des faits. — L’observation inexacte qui nous est habituelle prend un groupe de phénomènes pour une unité et l’appelle un fait : entre lui et un autre fait, elle se représente un espace vide, elle isole chaque fait. Mais en réalité l’ensemble de notre activité et de notre connaissance n’est pas une série de faits et d’espaces intermédiaires vides, c’est un courant continu. Seulement la croyance au libre arbitre est justement incompatible avec la conception d’un courant continu, homogène, indivis, indivisible : elle suppose que toute action particulière est isolée et indivisible ; elle est une atomistique dans le domaine du vouloir et du savoir. — Tout de même que nous comprenons inexactement les caractères, nous en faisons autant des faits : nous parlons de caractères identiques, de faits identiques : il n’existe ni l’un ni l’autre. Mais enfin nous ne donnons d’éloge et de blâme que sous l’action de cette idée fausse qu’il y a des faits identiques, qu’il existe un ordre gradué de genres, de faits, lequel répond à un ordre gradué de valeur : ainsi nous isolons non seulement le fait particulier, mais aussi à leur tour les groupes de soi-disant faits identiques (actes de bonté, de méchanceté, de pitié, d’envie, etc.) — les uns et les autres par erreur. — Le mot et l’idée sont la cause la plus visible qui nous fait croire à cette isolation de groupes d’actions : nous ne nous en servons pas seulement pour désigner les choses, nous croyons originairement que par eux nous en saisissons l’essence. Les mots et les idées nous mènent maintenant encore à nous représenter constamment les choses comme plus simples qu’elles ne sont, séparées les unes des autres, indivisibles, ayant chacune une existence en soi et pour soi. Il y a, cachée dans le langage, une mythologie philosophique qui à chaque instant reparaît, quelques précautions qu’on prenne. La croyance au libre arbitre, c’est-à-dire la croyance aux faits identiques et aux faits isolés, — possède dans le langage un apôtre et un représentant perpétuel.
12.
Les erreurs fondamentales. — Pour que l’homme ressente un plaisir ou un déplaisir moral quelconque, il faut qu’il soit dominé par une de ces deux illusions : ou bien il croit à l’identité de certains faits, de certains sentiments : alors il a, par la comparaison d’états actuels avec des états antérieurs et par l’identification ou la différenciation de ces états (telle qu’elle a lieu dans tout souvenir) un plaisir ou un déplaisir moral ; ou bien il croit au libre arbitre, par exemple quand il pense : « Je n’aurais pas dû faire cela », « cela aurait pu finir autrement », et par là prend également du plaisir ou du déplaisir. Sans les erreurs qui agissent dans tout plaisir ou déplaisir moral, jamais il ne se serait produit une humanité — dont le sentiment fondamental est et restera que l’homme est l’être libre dans le monde de la nécessité, l’éternel faiseur de miracles, qu’il fasse le bien ou le mal, l’étonnante exception, le sur-animal, le quasi-Dieu, le sens de la création, celui qu’on ne peut supprimer par la pensée, le mot de l’énigme cosmique, le grand dominateur de la nature et son grand contempteur, l’être qui nomme son histoire l’histoire universelle ! — Vanitas vanitatum homo.
14.
L’homme comédien du monde. — Il faudrait des êtres plus spirituels que n’est l’homme, rien que pour goûter à fond l’humour qui réside en ce que l’homme se regarde comme la fin de tout l’univers, et que l’humanité déclare sérieusement ne pas se contenter de moins que de la perspective d’une mission universelle. Si un Dieu a créé le monde, il a créé l’homme pour être le singe de Dieu, comme un perpétuel sujet de gaîté dans ses éternités un peu trop longues. L’harmonie des sphères autour de la terre pourrait alors être les éclats de rire de tout le reste des créatures qui entourent l’homme. La douleur sert à cet immortel ennuyé à chatouiller son animal favori, pour prendre son plaisir à ses attitudes fièrement tragiques et aux explications de ses propres souffrances, surtout à l’invention intellectuelle de la plus vaine des créatures — étant l’inventeur de cet inventeur. Car celui qui imagina l’homme pour en rire avait plus d’esprit que lui, et aussi plus de plaisir à l’esprit. — Ici même où notre humanité veut enfin s’humilier volontairement, la vanité nous joue encore un tour, en nous faisant penser que nous autres hommes serions du moins dans cette vanité quelque chose d’incomparable et de miraculeux. Nous, uniques dans le monde ! ah ! c’est chose par trop invraisemblable ! les astronomes, qui voient parfois réellement un horizon éloigné de la terre, donnent à entendre que la goutte de vie dans le monde est sans importance pour le caractère total de l’immense océan du devenir et du périr, que des astres dont on ne sait pas le compte présentent des conditions analogues à celles de la terre pour la production de la vie, qu’ils sont donc très nombreux, — mais à la vérité une poignée à peine en comparaison de ceux en nombre infini qui n’ont jamais eu la première impulsion de la vie ou s’en sont depuis longtemps remis ; que la vie sur chacun de ces astres, rapportée à la durée de son existence, a été un moment, une étincelle, suivie de longs, longs laps de temps, — partant qu’elle n’est nullement le but et la fin dernière de leur existence. Peut-être la fourmi dans la forêt se figure-t-elle aussi qu’elle est le but et la fin de l’existence de la forêt, comme nous faisons lorsque, dans notre imagination, nous lions presque involontairement à la destruction de l’humanité la destruction de la terre : encore sommes-nous modestes quand nous nous en tenons là et que nous n’arrangeons pas, pour fêter les funérailles du dernier mortel, un crépuscule général du monde et des dieux. L’astronome même le plus affranchi de préjugés ne peut se représenter la terre sans vie autrement que comme la tombe illuminée et flottante de l’humanité.
23.
Les partisans de la doctrine du libre arbitre ont-ils le droit de punir ? — Les hommes qui, par profession, jugent et punissent, cherchent à fixer dans chaque cas particulier si un criminel est responsable de son acte, s’il a pu se servir de sa raison, s’il a agi pour obéir à des motifs et non pas inconsciemment ou par contrainte. Si on le punit, c’est d’avoir préféré les mauvaises raisons aux bonnes raisons qu’il devait connaître. Lorsque cette connaissance fait défaut, conformément aux idées dominantes, l’homme n’est pas libre et pas responsable : à moins que son ignorance, par exemple son ignorance de la loi, ne soit la suite d’une négligence intentionnelle de sa part ; c’est donc autrefois déjà, lorsqu’il ne voulait pas apprendre ce qu’il devait, qu’il a préféré les mauvaises raisons aux bonnes et c’est maintenant qu’il pâtit des conséquences de son choix. Si, par contre, il ne s’est pas aperçu des meilleures raisons, par hébétement ou idiotie, on n’a pas l’habitude de le punir. On dit alors qu’il ne possédait pas le discernement nécessaire, qu’il a agi comme une bête. La négation intentionnelle de la meilleure raison, c’est là maintenant la condition que l’on exige pour qu’un criminel soit digne d’être puni. Mais comment quelqu’un peut-il être intentionnellement plus déraisonnable qu’il ne doit l’être ? Qu’est-ce qui le décidera, lorsque les plateaux de la balance sont chargés de bons et de mauvais motifs ? Ce ne sera ni l’erreur, ni l’aveuglement, ni une contrainte intérieure, ni une contrainte extérieure. (Il faut d’ailleurs considérer que ce que l’on appelle « contrainte extérieure » n’est pas autre chose que la contrainte intérieure de la crainte et de la douleur). Qu’est-ce alors ? serait-on en droit de demander. La raison ne doit pas être la cause qui fait agir, parce qu’elle ne saurait décider contre les meilleurs motifs. — C’est ici que l’on appelle en aide le « libre arbitre » : c’est le bon plaisir qui doit décider et faire intervenir un moment où nul motif n’agit, où l’action s’accomplit comme un miracle, sortant du néant. On punit cette prétendue discrétion dans un cas où nul bon plaisir ne devrait régner : la raison qui connaît la loi, l’interdiction et le commandement, n’aurait pas dû laisser de choix, pense-t-on, et agir comme contrainte et puissance supérieure. Le criminel est donc puni, parce qu’il a agi sans raison, alors qu’il aurait dû agir conformément à des raisons. Mais pourquoi s’y est-il pris ainsi ? C’est précisément cela que l’on n’a plus le droit de demander : ce fut une action sans « pourquoi ? », sans motif, sans origine, quelque chose qui n’avait ni but ni raison. — Pourtant, conformément aux conditions de pénalité énoncées plus haut, on n’aurait pas non plus le droit de punir une pareille action ! Aussi ne peut-on pas faire valoir cette façon de pénalité ; il en est comme si l’on n’avait pas fait quelque chose, comme si l’on avait omis de la faire, comme si l’on n’avait pas fait usage de la raison : car, à tous égards, l’omission s’est faite sans intention ! et seules sont punissables les omissions intentionnelles de ce qui est ordonné. À vrai dire, le criminel a préféré les mauvaises raisons aux bonnes, mais sans motif et sans intention : s’il n’a pas fait usage de sa raison, ce n’était pas précisément pour ne pas en faire usage. L’hypothèse que l’on fait chez le criminel qui mérite d’être puni, l’hypothèse que c’est intentionnellement qu’il a renié sa raison, est justement supprimée si l’on admet le « libre arbitre ». Vous n’avez pas le droit de punir, vous qui êtes partisans de la doctrine du « libre arbitre », vos propres principes vous le défendent ! — Mais ces principes ne sont en somme pas autre chose qu’une très singulière mythologie des idées ; et la poule qui l’a couvée se trouvait loin de la réalité lorsqu’elle couvrait ses œufs.
28.
Ce qu’il y a d’arbitraire dans l’attribution du châtiment. — Chez la plupart des criminels, les punitions viennent comme les enfants viennent aux femmes. Ils ont fait dix et cent fois la même chose sans en ressentir de suites fâcheuses : mais soudain ils sont découverts et le châtiment suit de près. L’habitude devrait pourtant faire paraître excusable la faute pour laquelle on punit le coupable ; c’est un penchant formé peu à peu et il est difficile de lui résister. Au lieu de cela, lorsque l’on soupçonne le crime par habitude, le malfaiteur est puni plus sévèrement, l’habitude est donnée comme raison pour rejeter toute atténuation. Au contraire : une existence modèle qui fait ressortir le délit avec d’autant plus d’horreur, devrait augmenter le degré de culpabilité ! Mais pas du tout, elle atténue la peine. Ce n’est donc pas au crime que l’on applique les mesures, mais on évalue toujours le dommage causé à la société et le danger couru par celle-ci : l’utilité passée d’un homme lui est comptée parce qu’il ne s’est rendu nuisible qu’une seule fois, mais si l’on découvre dans son passé d’autres actes d’un caractère nuisible, on les additionne à l’acte présent pour infliger une peine d’autant plus grande. Mais si l’on punit, on récompense de la sorte le passé d’un homme (la punition minime n’est dans ce cas qu’une récompense), on devrait retourner encore plus loin en arrière et punir et récompenser ce qui fut la cause d’un pareil passé, je veux dire les parents, les éducateurs, la société elle-même, etc. : on trouvera alors que, dans beaucoup de cas, le juge participe, d’une façon ou d’une autre, à la culpabilité. Il est arbitraire de s’arrêter au criminel lorsque l’on punit le passé : on devrait s’en tenir à chaque cas particulier, lorsque l’on ne veut pas admettre que toute faute est absolument excusable, et ne point regarder en arrière : il s’agirait donc d’isoler la faute et de ne la rattacher en aucune façon à ce qui l’a précédée, — autrement ce serait pécher contre la logique. Tirez plutôt, vous qui êtes partisans du libre arbitre, la conclusion qui découle nécessairement de votre doctrine et décrétez bravement : « nul acte n’a un passé ».
31.
La vanité comme surpousse d’un état antisocial. — Les hommes ayant décrété qu’ils sont tous égaux, pour des raisons de sûreté personnelle, en vue de former une communauté, mais cette conception étant en somme contraire à la nature de chacun et apparaissant comme quelque chose de forcé, plus la sécurité générale est garantie, plus de nouvelles pousses du vieil instinct de prépondérance commencent à se montrer : dans la délimitation des castes, dans les prétentions aux dignités et aux avantages professionnels, et en général dans les affaires de vanité (manières, costume, langage, etc.) Mais, dès que l’on commence à prévoir quelque danger pour la communauté, le grand nombre qui n’a pas pu faire valoir sa prépondérance dans les périodes de tranquillité publique provoque de nouveau l’état d’égalité : les absurdes privilèges et vanités disparaissent pour quelque temps. Si cependant la communauté sociale s’effondre complètement, si l’anarchie devient universelle, l’état naturel éclatera de nouveau, l’inégalité insouciante et absolue, comme ce fut le cas dans l’île de Corcyre, d’après le rapport de Thucydide. Il n’y a ni justice naturelle ni injustice naturelle.
32.
L’équité. — L’équité est un développement de la justice qui naît parmi ceux qui ne pèchent pas contre l’égalité dans la commune : on l’applique à des cas où la loi ne prescrit rien, où intervient le sens subtil de l’équilibre qui prend en considération le passé et l’avenir et qui a pour maxime « ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse ». Aequum veut dire précisément : « c’est conforme à notre égalité ; l’équité aplanit nos petites différences pour rétablir l’apparence d’égalité, et veut que nous nous pardonnions bien des choses que nous ne serions pas forcés de nous pardonner ».
36.
Devenir hypocrite. — Tous les mendiants deviennent des hypocrites comme tous ceux qui font leur profession d’une pénurie et d’une détresse (que ce soit une détresse personnelle ou une détresse publique). — Le mendiant est loin d’éprouver sa détresse avec autant d’intensité qu’il est obligé de la faire éprouver s’il veut vivre de mendicité.
40.
La signification de l’oubli dans le sentiment moral. — Les mêmes actions, inspirées d’abord dans la société primitive par l’utilité générale, ont été attribuées plus tard, par d’autres générations, à d’autres motifs : parce que l’on craignait et vénérait ceux qui exigeaient et recommandaient ces actes, ou par habitude parce que, dès son enfance, on les avait vu faire autour de soi, ou encore par bienveillance, parce que leur exercice amenait partout la joie et des visages approbateurs, ou enfin par vanité parce qu’ils étaient loués pour cela. De pareilles actions dont on a oublié le motif fondamental, celui de l’utilité, sont alors appelées morales : non peut-être parce qu’elles ont été faites par ces motifs différents, mais parce qu’elles n’ont pas été faites pour des raisons d’une utilité consciente. — D’où vient cette haine de l’utilité qui devient ici visible, alors que toute action louable, exclut littéralement de toute action en vue de l’utilité ? — Il est évident que la société, foyer de toute morale et de toutes les louanges en faveur des actes moraux, a eu à lutter trop longuement et trop durement avec l’intérêt particulier et l’entêtement de l’individu pour ne pas finir par considérer comme supérieur au point de vue moral, tout autre motif que l’utilité. C’est ainsi que naît l’apparence qui fait croire que la morale n’est pas sortie de l’utilité : alors qu’en réalité elle n’est pas autre chose au début que l’utilité publique qui a eu grand’peine à se faire valoir et à se faire prendre en considération contre toutes les utilités privées.
43.
Problème du devoir de la vérité. — Le devoir est un sentiment impérieux qui pousse à l’action, un sentiment que nous appelons bon et que nous considérons comme indiscutable (— nous ne parlons pas et il ne nous plaît pas que l’on parle de ses origines, de ses limites et de sa justification). Mais le penseur considère toute chose comme le résultat d’une évolution et tout ce qui est « devenu » comme discutable ; il est, par conséquent, l’homme sans devoir — tant qu’il n’est que penseur. Comme tel il n’accepterait donc pas non plus le devoir de considérer et de dire la vérité et il n’éprouverait pas ce sentiment ; il se demanderait : d’où vient-elle ? où va-t-elle ? — mais ces questions elles-mêmes sont considérées par lui comme problématiques. Or n’en résulterait-il pas que la machine du penseur ne fonctionnerait plus bien, s’il pouvait vraiment se considérer comme irresponsable, dans la recherche de la connaissance ? En ce sens on pourrait dire que, pour alimenter la machine, il est besoin du même élément qui doit être examiné au moyen de celle-ci. — La formule pourrait peut-être se résumer ainsi : en admettant qu’il existe un devoir de reconnaître la vérité, quelle est alors la vérité par rapport à toute autre espèce de devoir ? — Mais un sentiment hypothétique du devoir n’est-il pas un non­sens ? —
44.
Degrés de la morale. — La morale est d’abord un moyen pour conserver la communauté, d’une façon générale, et pour la préserver de sa perte ; elle est, en second lieu, un moyen pour conserver la communauté à un certain niveau et pour lui garder certaines qualités. Les motifs de conservation sont la crainte et l’espoir, des motifs d’autant plus puissants et d’autant plus grossiers que le penchant vers les choses fausses, exclusives et personnelles est encore très vif. Il faut se servir ici des moyens d’intimidation les plus épouvantables, tant que des moyens plus bénins ne font aucun effet et tant que cette double manière de conservation ne se laisse pas atteindre autrement (un de ces moyens les plus violents c’est l’invention d’un au-delà avec un enfer éternel). On a besoin de tortures de l’âme et de bourreaux pour exécuter ces tortures. D’autres degrés de la morale, moyens pour arriver au but indiqué, sont représentés par les commandements d’un dieu (telle la loi mosaïque) ; d’autres encore, degrés supérieurs, par les commandements d’une idée du devoir absolu avec le fameux « tu dois ». — Ce sont là des degrés assez grossièrement taillés, mais des degrés larges, attendu que les hommes ne s’entendent pas encore à poser leur pied sur des degrés plus étroits et plus délicats. Vient ensuite une morale du penchant, du goût, et enfin celle de l’intelligence — qui est au-dessus de tous les motifs illusionnaires de la morale, mais qui s’est rendu compte que longtemps il n’a pas été possible à l’humanité d’en avoir d’autres.
48.
Une défense sans raison. — Une défense dont nous ne comprenons ou n’admettons pas les raisons est presque un ordre, non seulement pour l’esprit obstiné, mais encore pour celui qui a soif de connaissance : on tient à essayer pour apprendre ainsi pourquoi l’interdiction a été faite. Les défenses morales comme celles du Décalogue ne peuvent compter que durant les époques où la raison est assujettie. Maintenant une défense comme « tu ne tueras point », « tu ne commettras point adultère », présentée ainsi sans raison, aurait plutôt un effet nuisible qu’un effet utile.
55.
Danger du langage pour la liberté intellectuelle. — Toute parole est un préjugé.
57.
Les rapports avec les animaux. — On peut observer la formation de la morale dans la façon dont nous nous comportons vis-à-vis des animaux. Lorsque l’utilité et le dommage n’entrent pas en jeu nous éprouvons un sentiment de complète irresponsabilité ; nous tuons et nous blessons par exemple des insectes ou bien nous les laissons vivre sans généralement y songer le moins du monde. Nous avons la main si lourde que nos gentillesses à l’égard des fleurs et des petits animaux sont presque toujours meurtrières : ce qui ne gène nullement le plaisir que nous y prenons. — C’est aujourd’hui la fête des petits animaux, le jour le plus accablant de l’année : voyez comme tout cela grouille et rampe autour de nous, et, sans le faire exprès, mais aussi sans y prendre garde, nous écrasons tantôt par ici, tantôt par là un petit ver ou un petit insecte empenné. — Quand les animaux nous portent préjudice nous aspirons par tous les moyens à leur destruction. Et ces moyens sont souvent bien cruels, sans que ce soit là notre intention : c’est la cruauté de l’irréflexion. Si, par contre, ils sont utiles, nous les exploitons : jusqu’à ce qu’une raison plus subtile nous enseigne que chez certains animaux nous pouvons tirer bénéfice d’un autre traitement, c’est-à-dire des soins et de l’élevage. C’est alors seulement que naît la responsabilité. À l’égard des animaux on évite les traitements barbares ; un homme se révolte lorsqu’il voit quelqu’un se montrer impitoyable envers sa vache, en conformité absolue avec la morale de la communauté primitive qui voit l’utilité générale en danger dès qu’un individu commet une faute. Celui qui, dans la communauté, s’aperçoit d’un délit craint pour lui le dommage indirect : et nous craignons pour la qualité de la viande, la culture de la terre, les moyens de communication lorsque nous voyons maltraiter les animaux. De plus, celui qui est brutal envers les animaux éveille le soupçon qu’il est également brutal vis-à-vis des faibles, des hommes inférieurs et incapables de vengeance ; il passe pour manquer de noblesse et de fierté délicate. C’est ainsi que se forme un commencement de jugement et de sens moral : la superstition y ajoute la meilleure part. Certains animaux incitent l’homme par des regards, des sons et des attitudes à se voir transporté en imagination dans le corps de ceux-ci, et certaines religions enseignent à voir parfois dans l’animal le séjour des âmes des hommes et des dieux : c’est pourquoi elles recommandent de nobles précautions et même une crainte respectueuse dans les rapports avec les animaux. Lors même que cette superstition aurait disparu, les sentiments éveillés par elle continuent leurs effets, mûrissent et portent leurs fruits. On sait qu’à ce point de vue le christianisme a montré qu’il était une religion pauvre et rétrograde.
58.
Nouveaux acteurs. — Il n’y a pas de plus grande banalité parmi les hommes que la mort ; au second rang arrive la naissance, parce que sans naître on peut pourtant mourir ; et ensuite le mariage. Mais toutes ces petites tragi-comédies qui se jouent, à chacune de leurs représentations, infiniment nombreuses, sont toujours interprétées par de nouveaux acteurs et ne cessent par conséquent point d’avoir des spectateurs intéressés : alors qu’il faudrait plutôt croire que tous les spectateurs de cette vallée terrestre en auraient déjà conçu un tel ennui qu’ils se seraient pendus à tous les arbres. Ce sont les nouveaux acteurs qui importent et si peu la pièce !
64.
La vertu la plus noble. — Dans la première phase de l’humanité supérieure, la bravoure est considérée comme la vertu la plus noble, dans la seconde la justice, dans la troisième la modération, dans la quatrième la sagesse. Dans quelle phase vivons-nous ? Dans laquelle vis-tu ?
68.
Si l’on peut pardonner. — Comment pourrait-on leur pardonner s’ils ne savent pas ce qu’ils font ! Il n’y a alors rien du tout à pardonner. — Mais un homme sait-il jamais complètement ce qu’il fait ? Et si son action reste au moins toujours problématique, les hommes n’auraient jamais rien à se pardonner et faire grâce deviendrait pour l’homme raisonnable une chose impossible. En fin de compte, si les criminels avaient vraiment su ce qu’ils ont fait — nous n’aurions encore le droit de pardonner que si nous avions un droit d’accuser et de punir. Mais ce droit nous ne l’avons pas.
131.
Corriger la pensée. — Corriger le style — c’est corriger la pensée et rien de plus ! — Celui qui n’en convient pas du premier coup ne pourra jamais en être persuadé.
149.
Sébastien Bach. — Lorsque l’on n’écoute pas la musique de Bach en connaisseur accompli et sagace du contre-point et de toutes les manières du style de la fugue, lorsque l’on se prive ainsi d’une véritable jouissance artistique, on l’écoutera tout autrement, avec l’état d’esprit d’un homme (pour employer avec Gœthe une expression magnifique) qui eût été présent au moment où Dieu créa le monde. C’est-à-dire que l’on sentira alors qu’il y a là quelque chose de grand qui est dans son devenir, mais qui n’est pas encore : notre grande musique moderne. Elle a déjà vaincu le monde en remportant la victoire sur l’Église, les nationalités et le contre­point. Dans Bach il y a encore trop de christianisme cru, de germanisme cru, de scolastique crue ; il se trouve au seuil de la musique européenne (moderne), mais de là il tourne son regard vers le moyen âge.
150.
Hændel. — Hændel, lorsqu’il composait sa musique, était brave, novateur, vrai, puissant ; il se tournait vers un héroïsme semblable à celui dont un peuple est capable, — mais, lorsqu’il s’agissait d’achever son travail, il était souvent plein de contrainte, de froideur et même de dégoût de soi ; alors il se servait de quelques méthodes éprouvées dans l’exécution, il se mettait à écrire vite et beaucoup et était trop heureux d’en avoir fini, — mais ce n’était pas un contentement pareil à celui de Dieu et d’autres créateurs, au soir de leur journée féconde.
151.
Haydn. — Si la génialité peut s’allier à la nature d’un homme simplement bon, Haydn a possédé cette génialité. Il va jusqu’à la frontière que la moralité trace à l’intelligence ; il ne fait que de la musique qui n’a pas de « passé ».
152.
Beethoven et Mozart. — La musique de Beethoven apparaît souvent comme une contemplation profondément émue à l’audition d’un morceau que l’on croyait perdu depuis longtemps, c’est « l’innocence dans les sons », une musique au sujet de la musique. La chanson du mendiant ou de l’enfant des rues, les motifs traînants des Italiens en voyage, les airs de danse des auberges de village ou des nuits de Carnaval, voilà les sources d’inspiration où Beethoven découvre ses « mélodies », il les amasse comme une abeille, en saisissant çà et là une note ou une courte suite. Ce sont pour lui des souvenirs transfigurés d’un « monde meilleur » : semblables à ce que Platon imaginait au sujet des idées. — Mozart est dans un rapport tout différent avec ses mélodies : il ne trouve pas ses inspirations en entendant de la musique, mais en regardant la vie, la vie la plus mouvementée des contrées méridionales : il rêvait toujours de l’Italie lorsqu’il n’y était pas.
155.
François Schubert. — François Schubert, un artiste moindre que les autres grands musiciens, possédait cependant, plus que ceux-ci, une richesse héréditaire en musique. Il gaspilla cette richesse à pleine main et d’un cœur généreux : en sorte que les musiciens pourront encore vivre pendant quelques siècles de ses idées et de ses inventions. Dans son œuvre nous possédons un trésor d’inventions inutilisées. — Si l’on osait appeler Beethoven l’auditeur idéal d’un ménestrel, Schubert aurait le droit d’être appelé lui-même le ménestrel idéal.
160.
La Barcarolle de Chopin. — Presque tous les états d’âme et toutes les conditions de la vie possèdent un seul moment bienheureux. C’est ce moment là que les bons artistes savent découvrir. Il y en a un même dans la vie sur la côte, cette vie si ennuyeuse, si malpropre, si malsaine, qui se déroule dans le voisinage de la populace la plus bruyante et la plus rapace ; — ce moment bienheureux, Chopin a su lui prêter des accords dans sa Barcarolle au point que les dieux eux-mêmes pourraient avoir envie de s’étendre dans une barque durant les longs soirs d’été.
161.
Robert Schumann. — Le « jeune homme » tel que le rêvaient les poètes lyriques du Romantisme français et allemand dans le premier tiers de ce siècle, — ce jeune homme a été complètement traduit en chants et en musique par Robert Schumann, l’éternel jeune homme, tant qu’il se sentit dans la plénitude de sa force : il est vrai qu’il y a des moments où sa musique fait songer à l’éternelle « vieille fille ».
181.
La vanité considérée comme la chose la plus utile. — Primitivement l’individu fort traite, non seulement la nature, mais encore la société et les individus faibles comme des objets de proie : il les exploite tant qu’il peut, puis il continue son chemin. Parce qu’il vit dans l’incertitude, alternant entre la faim et l’abondance, il tue plus de bêtes qu’il ne peut en consommer, pille et maltraite plus d’hommes qu’il ne serait nécessaire. Sa manifestation de puissance est en même temps une expression de vengeance contre son état de misère et de crainte : il veut, en outre, passer pour plus puissant qu’il n’est, voilà pourquoi il abuse des occasions : le surcroît de crainte qu’il engendre est pour lui un surcroît de puissance. Il remarque à temps que ce n’est pas ce qu’il est, mais ce pour quoi il passe qui le soutient ou l’abat : voilà l’origine de la vanité. Le puissant cherche par tous les moyens possibles à augmenter la foi en sa puissance. — Ceux qui lui sont assujettis, qui tremblent devant lui et le servent, savent, d’autre part, qu’ils ne valent exactement que ce pour quoi ils sont réputés : c’est pourquoi ils travaillent en vue de cette réputation et non point en vue de leur satisfaction personnelle. Nous ne connaissons la vanité que sous ses formes les plus affaiblies, lorsqu’elle ne se montre plus que sublimée et à petites doses, parce que nous vivons à une époque tardive et très adoucie de la société : primitivement elle était la chose la plus utile, le moyen de conservation le plus violent. Or, la vanité sera d’autant plus grande que l’individu sera plus avisé : parce qu’il est plus facile d’augmenter la croyance en la puissance que d’augmenter la puissance elle-même, mais c’est seulement le cas pour celui qui a de l’esprit — ou bien, comme il faut dire pour les états primitifs, pour celui qui est rusé et dissimulé.
185.
La mort raisonnable. — Qu’est-ce qui est plus raisonnable, arrêter la machine lorsque l’œuvre qu’on lui demandait est exécutée, — ou bien la laisser marcher jusqu’à ce qu’elle s’arrête d’elle-même, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elle soit abîmée ? Ce dernier procédé n’est-il pas un gaspillage des frais d’entretien, un abus des forces et de l’attention de ceux qui desservent la machine ? Ne répand-on pas inutilement ce qui ailleurs serait très nécessaire ? N’est-ce pas propager une espèce de mépris à l’égard des machines en général que d’en entretenir et d’en desservir un si grand nombre inutilement ? — Je veux parler de la mort involontaire (naturelle) et de la mort volontaire (raisonnable). La mort naturelle est la mort indépendante de toute volonté, la mort proprement déraisonnable, où la misérable substance de l’écorce détermine la durée du noyau : où, par conséquent, le geôlier étiolé, malade et hébété est maître de déterminer le moment où doit mourir son noble prisonnier. La mort naturelle est le suicide de la nature, c’est-à-dire la destruction de l’être le plus raisonnable par la chose la plus déraisonnable qui y soit attachée. Ce n’est que si l’on se met au point de vue religieux qu’il peut en être autrement, parce qu’alors, comme de juste, la raison supérieure (Dieu) donne ses ordres, à quoi la raison inférieure doit se soumettre. Abstraction faite de la religion, la mort naturelle ne vaut pas une glorification. La sage disposition à l’égard de la mort appartient à la morale de l’avenir, qui paraît insaisissable et immorale maintenant, mais dont ce doit être un bonheur indescriptible d’apercevoir l’aurore.
187.
La guerre comme remède. — Aux peuples qui deviennent faibles et misérables on pourrait conseiller la guerre comme remède : à condition, bien entendu, qu’ils veuillent à toute force continuer à vivre : car, pour la consomption des peuples, il y a aussi une cure de brutalité. Mais vouloir vivre éternellement et ne pas pouvoir mourir, c’est déjà un symptôme de sénilité dans le sentiment. Plus on vit avec ampleur et supériorité, plus vite on est prêt à risquer sa vie pour un seul sentiment agréable. Un peuple qui vit et sent ainsi n’a pas besoin des guerres.
193.
Les époques de la vie. — Les véritables époques de la vie sont ces moments d’arrêt entre la montée et la descente d’une idée dominante ou d’un sentiment directeur. On éprouve de nouveau de la satiété : tout le reste est soif et faim — ou dégoût.
204.
La fin et le but. — Toute fin n’est pas un but. La fin de la mélodie n’est pas son but : mais, malgré cela, si la mélodie n’a pas atteint sa fin, elle n’a pas atteint son but. Un symbole.
214.
Livres européens. — Quand on lit Montaigne, La Rochefoucauld, La Bruyère, Fontenelle (particulièrement les Dialogues des Morts), Vauvenargues, Chamfort, on est plus près de l’antiquité qu’avec n’importe quel groupe de six auteurs d’un autre peuple. Par ces six écrivains l’esprit des derniers siècles de l’ère ancienne a revécu à nouveau, — réunis ils forment un chaînon important dans la grande chaîne continue de la Renaissance. Leurs livres s’élèvent au-dessus du changement dans le goût national et des nuances philosophiques, où chaque livre croit devoir scintiller maintenant pour devenir célèbre ; ils contiennent plus d’idées véritables que tous les ouvrages de philosophie allemande ensemble : des idées de cette espèce particulière qui crée des idées et qui… je suis embarrassé pour finir ma définition ; bref, ces écrivains me semblent n’avoir écrit ni pour les enfants ni pour les exaltés, ni pour les jeunes vierges ni pour les chrétiens, ni pour les Allemands, ni pour… me voici encore embarrassé pour terminer ma liste. — Mais pour formuler une louange bien intelligible, je dirai qu’écrites en grec leurs œuvres eussent été comprises par des Grecs. Combien, par contre, un Platon lui-même aurait-il pu comprendre des écrits de nos meilleurs penseurs allemands, par exemple de Gœthe et de Schopenhauer, pour ne point parler de la répugnance que lui eût inspirée leur façon d’écrire, — je veux dire ce qu’ils ont d’obscur, d’exagéré et parfois de sec et de figé — ce sont là des défauts dont ces deux écrivains souffrent le moins parmi les penseurs allemands et ils en souffrent trop encore ! (Gœthe, en tant que penseur a plus volontiers étreint les nuages qu’on ne le souhaiterait, et ce n’est pas impunément que Schopenhauer s’est promené presque toujours parmi les symboles des choses plutôt que parmi les choses elles-mêmes). — Par contre, quelle clarté et quelle précision délicate, chez ces Français ! Les Grecs les plus subtils auraient été forcés d’approuver cet art et il y a une chose qu’ils auraient même admirée et adorée, la malice française de l’expression : ils aimaient beaucoup ce genre de choses sans y être précisément très forts.
215.
Mode et moderne. —Partout où l’ignorance, la malpropreté et la superstition sont encore coutumières, partout où le commerce est faible, l’agriculture misérable, le clergé puissant, on rencontre encore les costumes nationaux. Par contre la mode règne là où l’on trouve les indices du contraire. La mode se rencontre donc à côté des vertus de l’Europe actuelle : en serait-elle véritablement le revers ? — Le costume masculin qui se conforme à la mode et non plus au caractère national exprime d’abord chez celui qui le porte, que l’Européen ne veut se faire remarquer, ni comme individu ni comme représentant d’une classe et d’un peuple, qu’il s’est fait une loi de l’atténuation intentionnelle de ces sortes de vanités ; ensuite qu’il est laborieux et qu’il n’a pas beaucoup de temps pour s’habiller et se parer, et aussi que tout ce qui est précieux et luxueux dans l’étoffe et l’agencement des plis se trouve en désaccord avec son travail ; et enfin que par son costume il veut indiquer que les professions savantes et intellectuelles sont celles dont il se sent ou aimerait se sentir le plus près, en tant qu’homme européen : tandis qu’à travers les costumes nationaux qui existent encore transparaît le brigand, le berger ou le soldat, qui, de la sorte, seraient envisagés comme les conditions les plus désirables, celles qui donnent le ton. Il y a ensuite, dans les limites tracées par le caractère général des modes masculines, les petites oscillations produites par la vanité des jeunes hommes, les élégants et les oisifs des grandes villes, de ceux donc qui, en tant qu’hommes européens, n’ont pas encore atteint leur maturité. — Les femmes européennes y sont parvenues bien moins encore, c’est pourquoi chez elles les oscillations sont bien plus grandes : elles aussi ne veulent pas affirmer leur nationalité et détestent de voir démasquée, d’après le costume, leur qualité d’Allemande, de Française, ou de Russe, mais, en tant qu’individualité, il leur plaît de frapper la vue ; de même personne, à la façon dont elles sont vêtues, ne doit conserver un doute sur la classe de la société dont elles font partie (c’est la « bonne » société, la classe « supérieure », le « grand » monde), et elles tiendront d’autant plus à ce que l’on soit prévenu en leur faveur, dans ce sens, qu’elles n’appartiennent pas véritablement à cette classe ou qu’elles y appartiennent à peine. Mais avant tout la jeune femme ne veut rien porter de ce que porte la femme plus âgée parce que, en faisant soupçonner qu’elle compte quelques années de plus, elle croit qu’elle sera moins appréciée : la femme âgée, pour sa part, voudrait, par une toilette juvénile, faire illusion tant qu’il est possible, — une rivalité d’où il résulte toujours des modes où le caractère juvénile s’affirme d’une façon visible et inimitable. Lorsque l’esprit inventif des jeunes femmes artistes s’est complu pendant un certain temps à faire étalage de la jeunesse, ou, pour dire toute la vérité : lorsque l’on est de nouveau revenu à l’esprit inventif des anciennes civilisations de cour, pour s’en inspirer, ainsi qu’à celui des nations contemporaines et, en général, à tout l’univers costumé, lorsque l’on a accouplé l’Espagnol, le Turc et l’Antiquité grecque, pour faire étalage des belles chairs, on finit par découvrir toujours à nouveau que l’on n’a pas su agir au mieux de ses intérêts, et que, pour faire impression sur les hommes, le jeu de cache-cache avec les beautés du corps est plus heureux que la probité nue ou demi-nue ; et dès lors la roue du bon goût et de la vanité recommence encore une fois à tourner dans le sens inverse : les jeunes femmes un peu plus âgées trouvent que leur règne est venu et la lutte des êtres les plus gracieux et les plus absurdes recommence de plus belle. Mais plus se développe la personnalité des femmes qui dès lors n’accordent plus la prééminence parmi elles à des personnes qui n’ont pas atteint leur maturité, plus deviennent faibles ces oscillations dans le costume, plus leurs toilettes deviennent simples. Il est évident que l’on n’a pas le droit d’émettre un jugement sur ces toilettes en s’inspirant des modèles antiques, on ne peut donc pas prendre comme mesure le vêtement des habitants des côtes méridionales, mais il faut considérer les conditions climatériques des régions moyennes et septentrionales, de celles où le génie inventif de l’Europe, pour ce qui concerne les formes et les idées, a sa plus chère patrie. — Dans l’ensemble, ce ne sera donc pas le changement qui caractérisera la mode et la modernité, car le changement est quelque chose de rétrograde et désigne les Européens, hommes et femmes, qui ne sont pas encore parvenus à leur maturité : ce sera bien au contraire la négation de tout ce qui est vanité nationale, vanité de la caste et de l’individu. En conséquence, il est louable, parce que l’on y économise de la force et du temps, que ce soient certaines villes et contrées de l’Europe, qui, pour ce qui en est du vêtement, pensent et inventent, en lieu et place de toutes les autres, car il faut considérer que le sens de la forme n’est pas communément donné à tout le monde : aussi n’est-ce point une ambition trop exagérée si Paris, par exemple, revendique, tant que ces oscillations continuent à subsister, le droit d’être la seule ville qui invente et innove sur ce domaine. Si un Allemand, par haine contre les revendications d’une ville française, veut s’habiller autrement et porter par exemple l’accoutrement d’Albert Dürer, il lui faudra considérer que, bien qu’il porte un costume qui était celui des Allemands d’autrefois, celui-ci n’aura néanmoins pas été inventé par les Allemands, — car il n’a jamais existé de costume qui pût caractériser l’Allemand en tant qu’Allemand ; il fera d’ailleurs bien de se rendre compte de l’air qu’il aura ainsi vêtu et de l’anachronisme que ce serait de montrer, sur un vêtement à la Dürer, une tête toute moderne, avec les lignes et les plis de caractère que le dix-neuvième siècle y a creusés. — Les mots « moderne », « européen » étant ici presque équivalents, on entend par Europe des étendues de territoire bien plus grandes que celles qu’embrasse l’Europe géographique, la petite presqu’île de l’Asie : il faut surtout comprendre l’Amérique, en tant qu’elle est fille de notre civilisation. D’autre part, ce n’est pas l’Europe tout entière qui tombe sous la définition que l’on donne de l’« Europe » au point de vue de la civilisation, mais seulement ces peuples et ces fractions de peuples qui ont un passé commun dans la Grèce et la Rome anciennes, dans le judaïsme et le christianisme.
237.
La vengeance la plus terrible. — Lorsque l’on veut à tout prix se venger d’un adversaire, il faut attendre jusqu’à ce que l’on ait entre les mains beaucoup de vérités et de jugements dont on pourra froidement se servir contre lui, de sorte que : exercer la vengeance équivaut à exercer la justice. C’est là la façon la plus épouvantable de vengeance : elle n’a au-dessus d’elle aucune instance à quoi elle pourrait encore appeler. C’est ainsi que Voltaire se vengea de Piron, avec cinq lignes qui prononcent un jugement sur toute sa vie, toute son œuvre et toute son activité : autant de mots, autant de vérités ; c’est ainsi qu’il se vengea aussi de Frédéric le Grand (dans une lettre qu’il lui adressa de Ferney).
267.
Il n’y a pas d’éducateurs. — En tant que penseur on ne devrait parler que d’éducation de soi. L’éducation de la jeunesse dirigée par les autres est, soit une expérience entreprise sur quelque chose d’inconnu et d’inconnaissable, soit un nivellement par principe, pour rendre l’être nouveau, quel qu’il soit, conforme aux habitudes et aux usages régnants : dans les deux cas, c’est quelque chose qui est indigne du penseur, c’est l’œuvre des parents et de pédagogues qu’un homme loyal et audacieux a appelés nos ennemis naturels. — Lorsque depuis longtemps on est éduqué selon les opinions du monde, on finit un jour par se découvrir soi-même : alors commence la tâche du penseur, alors il est temps de demander son aide — non point comme éducateur, mais comme quelqu’un qui s’est élevé lui-même et qui a de l’expérience.
269.
Les âges de la vie. — La comparaison des quatre saisons avec les quatre âges de la vie est une vénérable niaiserie. La première vingtaine d’années de la vie, pas plus que la dernière vingtaine, ne répond à une saison : à moins que l’on ne se contente de cette métaphore qui compare la couleur blanche des cheveux et celle de la neige, ou d’autres amusements de ce genre. Les premiers vingt ans sont une préparation à la vie en général, pour l’année entière de la vie, comme une espèce de jour de l’an prolongé ; tandis que la dernière vingtaine passe en revue, assimile, ordonne et harmonise tout ce que l’on a vécu, ainsi qu’on le fait en petit, le jour de la saint Sylvestre, de toute l’année écoulée. Mais entre ces deux âges de la vie il y a en effet une période qui suggère cette comparaison avec les saisons : c’est l’intervalle qui s’étend de la vingtième à la cinquantième année (pour compter une fois en bloc d’après des dixaines, tandis qu’il va de soi que chacun doit affiner pour son propre usage ces bornes grossières). Ces trois fois dix ans répondent à trois saisons : à l’été, au printemps, à l’automne. — Quant à l’hiver, la vie humaine n’en a point, à moins que l’on ne veuille donner le nom d’hiver à ces mois durs, froids, solitaires, mornes et stériles, ces mois de la maladie qui, hélas ! ne sont pas trop rares. — De vingt à trente ans : des années chaudes, incommodes, orageuses, années de production surabondante et de fatigue, où l’on vante le jour quand il est fini, en s’essuyant le front, années où le travail paraît dur mais nécessaire, — ces années-là sont l’été de la vie. Les années de trente à quarante en sont le printemps : atmosphère ou trop chaude ou trop froide, toujours agitée et stimulante ; débordement de sève, végétation luxuriante et floraison de toutes parts, charme magique et fréquent des matinées et des nuits délicieuses, travail où le chant des oiseaux nous convie au réveil — travail qu’on chérit de tout son cœur, et qui n’est que la pleine jouissance de sa propre vigueur, qui s’accroît des espoirs savourés d’avance. Les années de quarante à cinquante enfin : pleines de mystère, comme tout ce qui est immobile, pareilles à un vaste plateau des hautes montagnes, effleuré par une brise fraîche, sous un ciel pur et sans nuages qui, jour et nuit, regarde la terre avec la même sérénité : le temps de la récolte et de la joie la plus cordiale, — c’est l’automne de la vie.
276.
Le droit de suffrage universel. — Le peuple ne s’est pas donné à lui-même le suffrage universel ; partout où celui-ci est en vigueur aujourd’hui, il l’a reçu et accepté provisoirement : de toute façon il a le droit d’en faire la restitution s’il ne donne pas satisfaction à ses espoirs. Cela semble être maintenant partout le cas : si, à une occasion quelconque où l’on en fait usage, à peine deux tiers des électeurs et souvent pas même la majorité ne se présente à l’urne, on peut dire que c’est là un vote contre tout le système dans son ensemble. — Il faudrait même juger ici avec plus de sévérité encore. Une loi qui détermine que c’est la majorité qui décide en dernière instance du bien de tous ne peut pas être édifiée sur une base acquise précisément par cette loi ; il faut nécessairement une base plus large et cette base c’est l’unanimité de tous les suffrages. Le suffrage universel ne peut pas être seulement l’expression de la volonté d’une majorité : il faut que le pays tout entier le désire. C’est pourquoi la contradiction d’une petite minorité suffit déjà à le rendre impraticable : et la non-participation à un vote est précisément une de ces contradictions qui renverse tout le système électoral. Le « veto absolu » de l’individu, ou, pour ne pas nous perdre dans des minuties, le veto de quelques milliers d’individus plane sur ce système, et c’est une conséquence de la justice : à chaque usage que l’on fait du suffrage universel, il lui faudrait démontrer, selon que l’on y participe, qu’il existe encore à bon droit.
280.
Plus de respect pour les compétences. — Avec la concurrence qui se fait dans le travail et parmi les vendeurs, c’est le public qui se fait juge du métier : mais le public ne possède pas de compétence rigoureuse et juge selon l’apparence. Par conséquent l’art de faire paraître, et peut-être aussi le goût, se développeront sous la domination de la concurrence, mais la qualité de tous les produits, devra s’amoindrir. Donc, pour que la raison ne perde pas sa valeur, il faudra mettre fin, un jour ou l’autre, à cette manœuvre et instituer un principe nouveau qui s’en rendra maître. Seul le chef de métier devrait juger les choses du métier et le public devrait se conformer à ce jugement, confiant en la personne et en la loyauté du juge. Alors point de travail anonyme ! Il faudrait du moins qu’un expert pût être garant de ce travail et donner son nom en gage, lorsque l’auteur est obscur ou reste ignoré. Le bon marché d’un objet trompe aussi le profane d’une autre manière, car seule la durabilité peut décider si le prix de l’objet est vraiment modique ; mais il est difficile et même impossible pour le profane d’apprécier cette durabilité. — Donc : ce qui fait de l’effet pour les yeux et ce qui est d’un prix modique l’emporte maintenant dans la balance, — et ce sera naturellement le travail de machine. D’autre part la machine, c’est-à-dire la cause de la plus grande rapidité et de la facilité dans la fabrication, favorise, elle aussi, l’objet le plus vendable : autrement on ne ferait pas avec elle un bénéfice sensible ; on l’utiliserait trop peu et elle s’arrêterait souvent. Mais, comme c’est le public qui décide de ce qui est le plus vendable, il choisira les objets de plus belle apparence, c’est-à-dire ce qui paraît bon et ce qui parait bon marché. Donc sur le domaine du travail, notre devise doit être aussi : « plus de respect des capacités ! »
285.
La propriété peut-elle être équilibrée par la justice ? — Lorsque l’on ressent fortement l’injustice de la propriété — la grande aiguille marque de nouveau cette heure au cadran du temps —, on nomme deux moyens pour y remédier : d’une part un partage égal de la fortune et, d’autre part, la suppression de la propriété et le retour de toute possession à la communauté. Ce dernier procédé est surtout selon le cœur de nos socialistes qui en veulent surtout à ce juif antique qui disait : « Tu ne déroberas point. » Selon eux le huitième commandement devrait au contraire être conçu dans ces termes : « Tu ne posséderas point ». — Dans l’Antiquité on fit souvent des tentatives conformes à la première recette, en petit il est vrai, mais pourtant avec un insuccès qui peut être plein d’enseignements pour nous. Il est facile de dire « des lots de terre égaux » ; mais combien d’amertume engendrent les séparations et les déchirements que ce partage rend nécessaires, et la perte de la vieille propriété vénérable, combien de piété offensée et sacrifiée ! On déracine la moralité lorsque l’on déracine les bornes qui séparent les terres. Et après cela, quelle amertume nouvelle entre les propriétaires nouveaux, quelle jalousie, quels regards envieux ! car il n’y a jamais eu de lots de terre véritablement égaux, et, s’il en existait, l’esprit jaloux des biens du voisin n’y croirait pas. Et combien de temps durait cette égalité malsaine, empoisonnée dès l’origine ? Après quelques générations un seul lot était transmis par héritage à cinq têtes différentes, ailleurs cinq lots se réunissaient sur une seule tête. Et, pour le cas où l’on évitait ces inconvénients par de sévères lois d’héritage, les lots de terre continuaient, il est vrai, à être égaux, mais il restait toujours des nécessiteux et des mécontents qui ne possédaient rien autre chose que leur jalousie des biens du voisin et leur désir du renversement de toute chose. — Si, par contre, selon la seconde recette, on veut rendre la propriété à la commune et ne faire de l’individu qu’un fermier provisoire, on détruit la terre cultivée. Car l’homme est sans prévoyance à l’égard de ce qu’il ne possède que d’une façon passagère, il ne fait pas de sacrifices et agit en exploiteur, en brigand ou en misérable gaspilleur. Si Platon prétend que la suppression de la propriété supprimera l’égoïsme, il faut lui répondre qu’après déduction de celui-ci ce ne seront certainement pas les vertus cardinales de l’homme qui resteront, — de même qu’il faut affirmer que la pire peste ne pourrait faire autant de mal à l’humanité que si l’on en faisait disparaître la vanité. Sans vanité et sans égoïsme — que sont donc les vertus humaines ? Par quoi je suis loin de vouloir dire que celles-ci ne sont que des masques de celles-là. La mélodie fondamentale et utopique de Platon que les socialistes continuent toujours à chanter, repose sur une connaissance imparfaite de l’homme : il ignore l’histoire des sentiments moraux, il manque de clairvoyance au sujet de l’origine des bonnes qualités utiles de l’âme humaine. De même que toute l’antiquité, il croyait au bien et au mal, comme au blanc et au noir, donc comme à une différence radicale entre les hommes bons et les hommes mauvais, les bonnes qualités et les mauvaises qualités. — Pour que, dans l’avenir, on ait plus de confiance en la propriété et que celle-ci devienne plus morale il faut ouvrir tous les moyens de travail qui mènent à la petite fortune, mais empêcher l’enrichissement facile et subit ; il faudrait retirer des mains des particuliers toutes les branches du transport et du commerce qui favorisent l’accumulation des grandes fortunes, donc avant tout le trafic d’argent — et considérer ceux qui possèdent trop comme des êtres dangereux pour la sécurité publique au même titre que ceux qui ne possèdent rien.
286.
La valeur du travail. — Si l’on voulait déterminer la valeur du travail d’après le temps, l’application, la bonne ou la mauvaise volonté, la contrainte, l’ingéniosité ou la paresse, l’honnêteté ou la dissimulation que l’on y a mis, l’appréciation de la valeur ne pourrait jamais être juste ; car il faudrait pouvoir mettre sur la balance la personne tout entière, ce qui est impossible. Il s’agit de dire ici « ne jugez point ! » Mais c’est précisément le cri de justice que nous entendons maintenant chez ceux qui sont mécontents de l’évaluation du travail. Si l’on fait faire un pas de plus à sa pensée, on trouve chaque individu irresponsable de son produit, le travail : on ne peut donc jamais en déduire un mérite, tout travail étant aussi bon et aussi mauvais qu’il doit l’être d’après la constellation nécessaire des forces et des faiblesses, des connaissances et des désirs. Cela ne dépend pas du bon vouloir du travailleur s’il travaille, ni comment il travaille. Seuls les points de vue de l’utilité, points de vue restreints ou plus larges, ont créé les évaluations de la valeur du travail. Ce que nous appelons aujourd’hui justice est très bien à sa place sur ce domaine, étant une utilité extrêmement raffinée qui n’a pas égard seulement au moment et exploite l’occasion, mais qui songe à la durabilité de toutes les conditions et qui, pour cette raison, a aussi en vue le bien du travailleur, son contentement matériel et moral, — afin que lui et ses descendants continuent à bien travailler pour nos descendants, et que nous puissions avoir confiance en lui pour de plus longs espaces de temps que celui d’une seule vie humaine. L’exploitation du travail était, ainsi que l’on s’en rend compte aujourd’hui, une bêtise, un vol au détriment de l’avenir, un danger pour la société. Maintenant on en est déjà presque arrivé la guerre : et, dans tous les cas, les frais nécessaires à conserver la paix, à conclure des traités et à inspirer de la confiance seront extrêmement élevés, puisque la folie des exploiteurs fut très grande et de très longue durée.
288.
En quoi la machine humilie. — La machine est impersonnelle, elle enlève au travail sa fierté, ses qualités et ses défauts individuels qui sont le propre de tout travail qui n’est pas fait à la machine, — donc une parcelle d’humanité. Autrefois tout achat chez des artisans était une distinction accordée à une personne, car on s’entourait des insignes de cette personne : de la sorte les objets usuels et les vêtements devenaient une sorte de symbolique d’estime réciproque et d’homogénéité personnelle, tandis qu’aujourd’hui nous semblons vivre seulement au milieu d’un esclavage anonyme et impersonnel. — Il ne faut pas acheter trop cher la facilitation du travail.
293.
But et moyens de la démocratie. — La démocratie veut créer et garantir l’indépendance à un aussi grand nombre d’individus que possible, l’indépendance des opinions, de la façon de conduire et de gagner sa vie. Pour arriver à ce but, il lui faut contester le droit de vote tant à ceux qui ne possèdent absolument rien qu’à ceux qui sont véritablement riches : car ce sont là deux classes d’hommes qu’elle ne saurait tolérer et à la suppression desquels il lui faut sans cesse travailler, au risque de voir sa tâche remise toujours en question. De même il lui faut empêcher tout ce qui semble tendre à l’organisation de partis. Car les trois grands ennemis de l’indépendance, à ce triple point de vue, sont le pauvre diable, le riche et les partis. — Je parle de la démocratie comme de quelque chose qui existera dans l’avenir. Ce que l’on appelle ainsi aujourd’hui se distingue seulement des vieilles formes de gouvernement en ceci que l’on se sert de chevaux nouveaux : les routes sont encore les mêmes que par le passé et les roues du char aussi. — Avec cet attelage du bien public le danger est-il vraiment devenu moins grand ?
299.
La fatigue de l’esprit. — Notre indifférence et notre froideur passagères à l’égard des hommes, que l’on interprète comme de la dureté et du manque de caractère, ne sont souvent que de la fatigue de l’esprit : lorsque nous sommes dans cet état, les autres, tout comme nous-mêmes, nous sont indifférents ou importuns.

310.
Les deux principes de la vie nouvelle. — Premier principe : il faut organiser la vie de la façon la plus sûre, la plus démontrable, et non point, comme on fit jusqu’à présent, selon des perspectives lointaines, incertaines, comme un horizon gros de nuages. Deuxième principe : il faut fixer, à part soi, la succession des choses prochaines et voisines, certaines et moins certaines, avant que d’organiser sa vie et de lui donner une direction définitive.
312.
Destruction des illusions. — Les illusions sont certainement des plaisirs coûteux : mais la destruction des illusions est encore plus coûteuse — quand on la considère comme un plaisir, ce qu’elle est incontestablement chez certaines gens.
328.
Profondeur et ennui. — Pour les hommes profonds, comme pour les puits profonds, il se passe un certain temps jusqu’à ce que l’objet que l’on y jette atteigne le fond. Les spectateurs qui n’attendent généralement pas assez longtemps s’imaginent volontiers que de tels hommes sont insensibles et durs — ou bien encore qu’ils sont ennuyeux.
332.
Trois bonnes choses. — La grandeur, le calme et la lumière du soleil — ces trois choses enveloppent tout ce qu’un penseur peut désirer et exiger de lui-même : ses espérances et ses devoirs, ses prétentions sur le domaine intellectuel et moral, je dirai même sa façon quotidienne de vivre et l’orientation du lieu où il habite. À ces trois choses correspondent d’une part des pensées qui élèvent, ensuite des pensées qui tranquillisent, en troisième lieu des pensées qui illuminent — mais en quatrième lieu des pensées qui participent de ces trois qualités, des pensées où tout ce qui est terrestre arrive à se transfigurer : c’est l’empire où règne la grande trinité de la joie.

340.
Or. — Tout ce qui est or ne brille pas. Le rayonnement doux est le propre du métal le plus précieux.
345.
Illusion des esprits supérieurs. — Les esprits supérieurs ont de la peine à se délivrer d’une illusion : ils se figurent qu’ils éveillent la jalousie des médiocres et qu’ils sont considérés comme des exceptions. Mais en réalité on les considère comme quelque chose de superflu, dont on se passerait, si cela n’existait pas.
350.
La maxime dorée. — On a mis beaucoup de chaînes à l’homme pour qu’il désapprenne de se comporter comme un animal : et, en vérité, il est devenu plus doux, plus spirituel, plus joyeux, plus réfléchi que ne sont tous les animaux. Mais dès lors il souffre encore d’avoir manqué si longtemps d’air pur et de mouvements libres : — ces chaînes cependant, je le répète encore et toujours, ce sont ces erreurs lourdes et significatives des représentations morales, religieuses et métaphysiques. C’est seulement quand la maladie des chaînes sera surmontée que le premier grand but sera entièrement atteint : la séparation de l’homme et de l’animal. — Or, nous nous trouvons au milieu de notre travail pour enlever les chaînes, et il nous faut pour cela les plus grandes précautions. Ce n’est qu’à l’homme anobli que la liberté d’esprit peut être donnée ; lui seulement est touché par l’allègement de la vie qui met du baume dans ses blessures ; il est le premier à pouvoir dire qu’il vit à cause de la joie et à cause de nul autre but ; et, dans toute autre bouche, la devise serait dangereuse : Paix autour de moi et bonne volonté à l’égard de toutes les choses prochaines. — Cette devise pour les individus le fait songer à une parole ancienne, magnifique et touchante à la fois, qui était faite pour tous et qui est demeurée au-dessus de l’humanité, comme une devise et un avertissement dont périront tous ceux qui en orneront trop tôt leur bannière, — une devise qui fit périr le christianisme. Il semble bien que les temps ne sont pas encore venus où tous les hommes pourront avoir le sort de ces bergers qui virent le ciel s’illuminer au-dessus d’eux et qui entendirent ces paroles : « Paix sur la terre, bonne volonté envers les hommes » — Le temps appartient encore aux individus.

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