mercredi 25 décembre 2019

Les déssarrois de l’eleve Torless - Robert Musil


Robert Musil - Les déssarrois de l’éleve Törless

Lui-même, du coup, se sentit appauvri et frustré, comme un jeune arbre qui, après avoir fleuri pour rien, affronte son premier hiver.



Ils n’échangèrent plus un seul mot. Sans doute Törless était-il vaguement conscient de s’être montré stupide ; une obscure intuition lui soufflait que l’intelligence, avec ses critères grossiers, avait détruit là, tout intempestivement, un trésor précieux et fragile.



Ce choix était même dans le prolongement direct de cette rupture, car il signifiait comme elle la crainte de tout excès de sensibilité, le tempérament de ces nouveaux camarades, éclatant de santé, de vigueur, de vie, étant à l’opposé de tels excès.



La bizarrerie paternelle qui n’avait peut-être rien été d’autre pour le vieux soldat, en fin de compte, que cet ultime refuge de l’individualité que tout homme, s’il tient à ne pas se confondre avec la masse, doit se créer (ne serait-ce que par le choix de ses vêtements), était devenue chez son fils la ferme assurance que d’extraordinaires énergies psychiques lui permettraient un jour une quelconque suprématie.



— L’heure de religion ? Ah ! c’est vrai. Ça va de nouveau être quelque chose ! Quand je suis en forme, il me semble que je pourrais prouver que deux et deux font cinq aussi aisément que l’existence d’un Dieu unique…



— Non », dit Törless en regardant de nouveau le jardin.
Dans son dos, très loin, il entendait bourdonner les flammes du gaz. Il poursuivait un sentiment qui s’élevait en lui mélancoliquement comme un brouillard.
« … Non, cela ne mène nulle part, reprit-il. Tu as raison. Mais il ne faut pas se le dire. De tout ce que-nous faisons ici, toute la journée, qu’est-ce donc qui mène quelque part ? Qu’est-ce qui nous donne quelque chose, j’entends quelque chose de vrai, tu comprends ? Le soir, on sait que l’on a vécu un jour de plus, que l’on a appris ceci ou cela, que l’on a suivi l’horaire, mais on n’en est pas moins vide, j’entends intérieurement, on éprouve une sorte de faim intérieure… »



La prédilection de Törless pour certains états d’âme fut le premier symptôme d’une évolution qui s’épanouit plus tard en don d’étonnement. Une capacité tout à fait particulière et qui devint littéralement plus forte que lui. Dès lors, très souvent, il ne put s’empêcher d’enregistrer les événements, les choses, les gens, sa propre personne même, de telle manière qu’il avait à la fois le sentiment d’une impénétrabilité totale et celui d’un lien inexplicable, impossible à justifier entièrement. Ils semblaient avoir un sens palpable et pourtant n’être jamais complètement traduisibles en mots et en pensées. Entre les événements et lui, même entre ses propres sentiments et il ne savait quoi de plus intime en lui, demeurait toujours une ligne de démarcation qui reculait devant son avidité à mesure qu’il s’approchait, comme l’horizon. Plus ses pensées cernaient ses émotions de près, plus elles semblaient du même coup lui devenir étrangères et incompréhensibles, de sorte que c’était moins elles qui paraissaient s’écarter que lui s’éloigner d’elles, sans pouvoir se défaire pour autant de l’illusion qu’il s’en rapprochait.



. Il découvrait en Bozena la victime d’une monstrueuse déchéance et dans ses rapports avec elle, les émotions qui leur étaient liées, une sorte de rite cruel qui eût exigé le sacrifice de lui-même. Ce qui le fascinait, c’était l’obligation d’abandonner tout ce qui l’emprisonnait d’ordinaire, ses privilèges, les pensées et les sentiments qu’on lui inoculait, tout ce qui l’étouffait sans rien lui apporter. Ce qui le fascinait, c’était de courir, nu, dépouillé de tout, chercher refuge auprès de cette créature.



Quelquefois, pourtant, il prenait conscience de ce qu’il perdait par la faute de cette sujétion intérieure. Il sentait que tout ce qu’il faisait n’était qu’un jeu, l’aidait simplement à supporter cette période larvaire de sa vie, et sans le moindre rapport avec sa véritable personnalité qui ne devait apparaître qu’ensuite, dans un délai encore indéterminé.



Törless se mit aussitôt à parler, sous le coup d’une impulsion soudaine, d’une sorte de bouleversement. Il lui semblait qu’un événement décisif était imminent, il avait peur de cette approche, il cherchait à s’y soustraire, à gagner du temps. Il parlait, tout en se rendant compte qu’il ne pouvait parler qu’à côté, que ses paroles ne s’appuyaient sur rien de profond, qu’elles n’exprimaient pas son opinion véritable. Il dit : « Basini est un voleur… »
La sonorité dure et nette de ce mot lui plut tant qu’il le répéta :
« … Un voleur. Ces gens-là, où que ce soit, dans le monde entier, on les châtie. Il faut qu’il soit dénoncé, chassé de l’École. Qu’il aille s’amender ailleurs, il n’a plus rien à faire ici ! »



L’infériorité morale que l’on pouvait constater chez lui n’était pas séparable de sa niaiserie. Incapable de résister à aucune suggestion, il se montrait toujours surpris des conséquences. Pareil en cela à cette femme au front si joliment bouclé qui dissimule de petites doses de poison dans la nourriture quotidienne de son mari, puis s’étonne et s’effraie de la sévérité du procureur et du verdict de mort qu’il prononce contre elle.



À mes yeux, il a dû être créé par hasard, en marge de l’ordre des choses. C’est-à-dire qu’il a sans doute un sens quelconque, mais que ce sens est aussi mal fixé que celui de n’importe quel ver de terre ou caillou sur le chemin, dont nous ne savons pas s’il nous faut passer dessus ou à côté. Autant dire rien. Quand l’Âme du monde désire qu’un de ses éléments soit conservé, elle le dit plus clairement. Elle dit non, suscite un obstacle, nous oblige à éviter le ver ou donne à la pierre une dureté telle que nous ne pouvons la briser sans outil. Avant que nous n’ayons été en chercher un, elle nous a opposé l’obstacle de mille petits scrupules tenaces ; et si nous les surmontons quand même, c’est que l’obstacle avait, dès le début, une tout autre signification. Chez l’être humain, elle situe cette dureté dans le caractère, dans la conscience d’être un homme, dans le sérieux que donne le sentiment d’être l’une de ses parties. Qu’un homme perde cette conscience, c’est lui-même qu’il perd. Quand un homme s’est perdu et renoncé, il a perdu aussi cela de particulier et d’original pour quoi la Nature l’avait créé homme. Et il n’est aucun cas où l’on puisse être plus certain d’avoir affaire à une existence superflue, à une forme vide, depuis longtemps désertée par l’Âme du monde. »



Décider si nous devons le tourmenter ou l’épargner ne doit dépendre que de notre besoin de faire l’un ou l’autre : de raisons internes.



Beineberg avait parlé avec une émotion contenue et le plus grand sérieux. Törless avait gardé presque continuellement les yeux fermés ; il sentait l’haleine de Beineberg sur son visage et il l’absorbait comme une drogue oppressante. Beineberg conclut enfin :
« Tu vois donc de quoi il s’agit pour moi. L’impulsion qui me suggère de laisser Basini tranquille est d’origine vile, extérieure. Libre à toi de lui obéir. Pour moi, c’est un préjugé dont je dois me défaire comme de tout ce qui me détourne de la Voie. Le fait même qu’il m’est pénible de tourmenter Basini, je veux dire de l’humilier, de l’écraser, de l’éloigner de moi, est une bonne chose. Il exige un sacrifice. Il agira comme une purification. Je me dois d’apprendre chaque jour, grâce à lui, que le simple fait d’être un homme ne signifie rien, que ce n’est qu’une ressemblance tout extérieure, une singerie. »



« L’infini » ! Törless avait souvent entendu ce terme au cours de mathématiques. Il n’y avait jamais rien vu de particulier. Le terme revenait constamment ; depuis que Dieu sait qui, un beau jour, l’avait inventé, on pouvait s’en servir dans les calculs comme de n’importe quoi de tangible. Il se confondait avec la valeur qu’il avait dans l’opération : Törless n’avait jamais cherché à en savoir plus.



Tout au début, certes, un désir bestial l’avait pris de bondir et de frapper avec les autres, mais le sentiment qu’il arriverait trop tard, qu’il serait de trop, le retint. Comme si une lourde poigne l’avait paralysé.



Depuis quelques jours déjà, il suivait toutes les leçons avec un intérêt particulier, en se disant : « Si tout cela doit vraiment nous préparer à la vie, comme ils disent, il doit bien s’y trouver aussi quelque reflet de ce que je poursuis. »



Mais le lendemain devait lui apporter un sérieux désappointement. Le matin même, Törless avait acheté dans une petite édition populaire le livre aperçu chez son professeur ; au premier moment de liberté, il se plongea dans sa lecture. Mais, à force de parenthèses et de notes en bas de page, il n’y comprit goutte ; et quand il suivait consciencieusement les phrases des yeux, il avait l’impression qu’une vieille main osseuse lui dévissait littéralement le cerveau.
Quand il s’interrompit, épuisé, au bout d’une demi-heure, il n’avait pas dépassé la deuxième page, et il avait le front couvert de sueur.



Mais il eut tôt fait de biffer cette ligne pour écrire à sa place : « Je dois être malade… fou peut-être ? » Il frémit, tant ce mot était délicieusement pathétique. « Fou… sinon pourquoi serais-je étonné par des choses qui paraissent banales à tous les autres ? Et tourmenté par cet étonnement ? Et pourquoi cet étonnement susciterait-il en moi l’impudicité ? »



Nos sentiments et nos pensées, au lieu de couler comme un fleuve paisible, nous « passent par la tête », nous « envahissent » et nous quittent : illuminations, éclairs, intermittences. En t’observant bien, tu t’aperçois que l’âme n’est pas une substance qui change de couleur par transitions nuancées, mais que les pensées en jaillissent comme des chiffres d’un trou noir.



Törless, durant toute la scène qui avait précédé, était resté parfaitement calme. Il avait espéré secrètement, contre toute attente, que quelque chose se passerait qui lui ferait retrouver le royaume de ses premières émotions.



— Oui. Je croyais constater qu’en ces différents points, notre pensée ne nous permettait pas à elle seule de progresser, que nous avions besoin de quelque certitude plus intime qui nous fît en quelque sorte franchir l’abîme. Que notre pensée seule soit parfois insuffisante, c’est ce que j’ai senti aussi avec Basini. »



C’est une chose bien étrange que les pensées. Elles ne sont souvent rien de plus que des accidents qui disparaissent sans laisser de traces, elles ont leurs temps morts et leurs saisons florissantes. On peut faire une découverte géniale et la voir néanmoins se faner lentement dans vos mains, telle une fleur. La forme en demeure, mais elle n’a plus ni couleur, ni parfum. C’est-à-dire que l’on a beau s’en souvenir mot pour mot, que sa valeur logique peut bien être intacte, elle ne rôde plus qu’à la surface de notre être, au hasard, et sans nous enrichir. Jusqu’à ce que revienne soudain – quelques années plus tard peut-être – un moment où nous prenons conscience que dans l’intervalle, même si notre logique a paru en tenir compte, nous avons complètement négligé sa présence.
Oui, il est des pensées mortes et des pensées vivantes. La pensée qui se meut à la surface, dans la clarté, celle que l’on peut à tout moment ressaisir par les pinces de la causalité n’est pas nécessairement la plus vivante. Une pensée croisée sur ces chemins-là vous demeure indifférente comme le premier venu dans une colonne de soldats. Une pensée qui peut avoir traversé depuis longtemps notre cerveau ne devient vivante qu’au moment où quelque chose qui n’est plus de la pensée, qui ne relève plus de la logique, s’y ajoute : de sorte que nous éprouvons sa vérité indépendamment de toute preuve, comme si elle avait jeté l’ancre dans la chair vivante, irriguée de sang… Une grande découverte ne s’accomplit que pour une part dans la région éclairée de la conscience ; pour l’autre part, elle s’opère dans le sombre humus intime, et elle est avant tout un état d’âme à la pointe extrême duquel s’ouvre comme une fleur.
Il avait suffi d’un ébranlement profond pour que cet ultime rejet, en Törless, s’épanouît.
Négligeant la stupéfaction qui se peignait sur le visage de ses interlocuteurs, comme pour soi seul, il enchaîna sur ces réflexions et se mit à parler, sans jamais s’interrompre, en regardant toujours devant soi :
« Peut-être suis-je encore trop ignorant pour m’exprimer comme il le faudrait, mais je veux décrire tout de même ce qui m’est arrivé. Je l’ai ressenti de nouveau il y a un instant. Je puis l’expliquer seulement en disant que je vois les choses sous un double aspect, toutes les choses ; mais aussi bien les pensées. Si je m’efforce de trouver la différence, je les retrouve aujourd’hui telles qu’elles étaient hier ; mais il suffit que je ferme les yeux pour qu’elles se transforment et m’apparaissent sous un nouvel éclairage. Peut-être me suis-je trompé en ce qui concerne les nombres imaginaires : quand je les pense, en quelque sorte, dans le cadre des mathématiques, je les trouve naturels, mais dès que je les considère dans leur singularité, ils m’apparaissent inconcevables. Toutefois, le sujet m’est si peu familier que je puis fort bien faire erreur. Avec Basini, pourtant, je ne me trompais point, ni quand je ne pouvais détourner mon attention des légers frémissements du haut mur, détacher mes regards de la vie muette de la poussière qu’une lampe inopinément me révélait. Non, je ne me trompais point quand je parlais d’une seconde vie, d’une vie secrète, inaperçue, des choses ! Je ne l’entends point au sens propre ; je ne veux pas dire que ces choses vivaient vraiment, ni que Basini eût deux visages ; mais qu’il y avait en moi « quelque chose d’autre » qui n’empruntait pas, pour observer cela, les yeux de la raison. Aussi clairement que je sens une pensée prendre vie en moi, je sens « quelque chose » en moi s’éveiller à la vue des choses, au moment où les pensées se taisent. C’est quelque chose en moi d’obscur, au-dessus des pensées, je ne puis le mesurer rationnellement, c’est une vie que les mots ne cernent point et qui est pourtant ma vie… Cette vie muette m’a oppressé, m’a épuisé, je ne parvenais plus à m’en détourner. J’étais angoissé à l’idée que notre vie tout entière pouvait être telle et que je risquais de ne la connaître que par fragments épars… j’éprouvais une terrible inquiétude… j’étais égaré… »
Dans son extrême excitation, dans cet état d’inspiration quasi poétique, ces mots et ces comparaisons qui étaient fort au-dessus de son âge lui montaient aisément et naturellement aux lèvres. Puis il baissa la voix et ajouta, comme ressaisi par sa souffrance secrète :
« Maintenant c’est passé. Je sais que je me suis trompé tout de même. Je ne redoute plus rien. Je sais que les choses sont les choses et qu’elles le resteront toujours ; que je continuerai à les voir tantôt comme ci, tantôt comme ça. Tantôt avec les yeux de la raison, tantôt avec les autres… Et je n’essaierai plus de comparer… »

jeudi 12 décembre 2019

Portrait de l’artiste en Jeune homme – James Joyce


Portrait de l’artiste en Jeune homme – James Joyce

Et pourtant le passé implique assurément une succession de fluides de présents, le développement d’une entité dont notre présent actuel n’est qu’une phase.

Au sortir de deux années de rêve, il se trouvait au milieu d’un décor nouveau, où chaque évènement, chaque forme l’affectait profondément, le décourageait ou l’attirait et, attrayant ou décourageant, l’emplissait toujours de pensée inquiètes et amères. Tous les loisirs que lui laissait l’école, il les passait en compagnie d’écrivains subversifs dont les sarcasmes et les violences verbales introduisaient un ferment dans son cerveau, avant de pénétrer des ses écrits frustres.

Il se redisait ces vers du fragment de Shelley. Les images alternées de la triste inefficacité humaine et des vastes cycles de l’activité extra-humaine le glacèrent et il oublia sa propre détresse humaine et inefficace.

Il vit nettement aussi la futilité de son isolement. Il n’avait pas fait un pas de plus vers les existences dont il avait tenté de se rapprocher, il n’avait pu se jeter un pont par-dessus la honte et la rancœur incessantes qui le séparaient de sa mère, de ses frères et sœurs. Il ne se sentait point du même sang qu’eux, mais plutôt lié à eux par la mystique parenté de l’adoption : enfant et frère adoptifs.

A son premier péché violent, il avait senti une onde de vitalité s’écouler hors de lui et il avait craint de voir son corps ou son âme mutilés par cet excès.

« Oui, un Dieu juste ! Les hommes, avec leurs raisonnement humain, s’étonnent que Dieu ait pu appliquer à un seul péché grave la mesure d’un châtiment perpétuel et infini parmi les flammes de l’enfer. Ils raisonnent ainsi parce que, aveuglés pat la grossière illusion charnelle et par l’obscurité de l’entendement humain, ils sont incapables de comprendre la hideuse malice du péché mortel. Ils raisonnent ainsi parce qu’ils sont incapables de comprendre que le péché véniel à lui seul est déjà d’un nature si vile et si hideuse que même si le Créateur tout-puissant avait la possibilité de mettre fin à tous les maux, à toutes les misères du monde – guerres, maladies, rapines, cimes, morts, meurtres -, à condition de laisser impuni un péché véniel, un seul : un mensonge, un regard de colère, un instant de paresse volontaire -, Lui-même le grand Dieu et tout-puissant, ne saurait le faire, parce que le péché, qu’il soit en pensée ou en action, est une transgression de Sa loi, et <dieu ne serait point Dieu s’il ne punissait pas le transgresseur. » (le prêtre)

Chaque partie de la journée, divisée par ce qu’il considérait maintenant comme les obligations de sa condition, tournait autour d’un centre particulier d’énergie spirituelle. Sa vie semblait s’être rapprochée de l’éternité. Toute pensée, toute parole, toute action, toute manifestation de sa conscience, il pouvait en suivre la vibration rayonnante au ciel ; parfois le sentiment de cette répercussion immédiate était si vif en lui qu’il lui semblait que son âme ne prière appuyait, comme avec des doigts, sur le clavier d’une grande caisse enregistreuse, et que le montant de son acquisition surgissait aussitôt au ciel, non pas en chiffres, mais sous l’aspect d’une légère colonne d’encens ou d’une svelte fleur.

Mais il avait été prévenu contre les dangers de l’exaltation spirituelle et s’interdisait de manquer à la moindre, à la plus humble pratique, s’efforçant, d’autre part, au moyen de constantes mortifications, de sainteté lourde de périls. Chacun de ses sens était soumis à une rigoureuse discipline. Pour mortifier le sens de la vue, il se fit une règle de marcher dans la rue les yeux baissés, ne regardant ni à droite ni à gauche et jamais en arrière.

Ses réflexions n’était qu’un brouillard de doute et de méfiance envers lui-même, illuminés par quelques éclairs d’intuition, éclairs cependant d’une splendeur si claire qu’à ces moments-là le monde disparaissait sous ses pieds, comme s’il eut été consumé par le feu et après quoi sa langue devenait pesante et ses yeux ne répandaient plus au regard des autres, car il sentait que l’esprit de la beauté l’avait recouvert comme une chape et qu’en songe du moins il aurait connu la noblesse. Mais dès qu’il n’était plus soutenu par l’orgueil de ce bref silence il était heureux de se retrouver parmi les existences communes, poursuivant son chemin à travers la ville sordide, bruyante, aveulie, exempt de crainte et le cœur léger.


Mais pour le moment nous voici dans le domaine mental, continua Stephen. Le désir et la répugnance provoqués par des moyens esthétiques impropres, ne sont pas, en réalité, des émotions esthétiques ;et cela non seulement parce qu’ils ont un caractère cinétique, mais encore parce qu’ils ne sont que des sensations physiques. Notre chaire recule devant ce qu’elle craint et répond au stimulus de ce qu’elle désire, par une action purement réflexe de notre système nerveux. Nos paupières se ferment avant  que nous ayons pris conscience de la mouche qui va nous entrer dans l’œil.

La beauté exprimée par l’artiste ne peut éveiller en nous une émotion d’ordre cinétique, ni une sensation purement physique. Elle éveille en nous, ou devrait éveiller, elle induit en nous, ou devrait induire, une stase esthétique, une pitié ou une terreur idéales, une stase provoquée, prolongée et enfin dissoute par ce que j’appelle le rythme de la beauté.

Le rythme, dit Stephen, est le premier rapport formel entre les différentes parties d’un ensemble esthétique ou entre cet ensemble et ses parties, ou entre une quelconque de ces parties et l’ensemble auquel elle appartient.

Mais tu n’as pas répondu à ma question, dit Lynch. Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce que la beauté qu’il exprime ?

L’art, dit Stephen, c’est la disposition par l’homme de la matière sensible ou intelligible à une fin esthétique.

Thomas d’Aquin, reprit Stephen, dit : est beau ce dont l’appréhension cause le plaisir. (Pluchra sunt quae visa placent)

Donc, c’est statique, dit Stephen. Platon disait, je crois, que le beau est la splendeur du vrai. Je ne trouve aucun sens à cela, sinon que le vrai et le beau sont apparentés. Le vrai est contemplé par l’intellect qui est apaisé par les relations les plus satisfaisantes de l’intelligible ; la beauté est contemplée par l’imagination qui est apaisée par les relations les plus satisfaisantes du sensible. Le premier pas vers le vrai consiste à comprendre la structure et la portée de l’intellect lui-même, à saisir l’acte même de l’intellection.

Le premier pas vers le beau consiste à comprendre la structure et la portée de l’imagination, à connaitre l’acte même de l’appréhension esthétique.
Je traduis ainsi : Trois choses sont nécessaires à la beauté : intégralité, harmonie et éclat.

Afin de voir ce panier, ton esprit le sépare d’abord de tout l’univers visible qui n’est pas ce panier. La première phase de l’appréhension est une ligne de démarcation tracée autour de l’objet à appréhender. Un image esthétique se présente à nous soit dans l’espace, soit dans le temps. Ce qui concerne l’ouïe se présente dans le temps, ce qui concerne la vue, dans l’espace. Mais, temporelle ou spatiale, l’image esthétique est d’abord lumineuse perçue comme un tout bien délimité sur le fond sans mesure de l’espace ou du temps, qui n’est pas cette image. Tu l’appréhendes comme une chose une. Tu la vois comme un seul tout. Tu appréhendes son intégralité – voilà l’integritas.

Ensuite, dit Stephen, tu passes d’un point à un autre conduit par ses  lignes formelles ; tu l’appréhendes dans l’équilibre balancé de ses parties entre les limites de l’ensemble; tu sens le rythme de sa structure. En d’autres termes, la synthèse de la perception immédiate est suivie d’une analyse de l’appréhension. Après avoir senti que cette chose est une, tu sens maintenant que c’est une chose. Tu l’appréhendes complexe, multiple, divisible, séparable, composée de ses parties, résultat et somme de ces parties, harmonieuse. Voilà la consonantia.

L’éclat dont il parle (claritas), c’est en scolastique, quidditas, l’essence de l’objet. L’artiste perçoit cette suprême qualité au moment où l’imagination conçoit l’image esthétique. L’état de l’esprit en cet instant mystérieux a été admirablement comparé à Shelley à la braise près de s’éteindre. L’instant dans lequel cette qualité supreme du beau, ce clair rayonnement de l’image esthétique se trouve lumineusement appréhendé par l’esprit, tout à l’heure arreté sur l’intégralité de l’objet et fasciné par son harmonie, - c’est la stase lumineuse et silencieuse du plaisir esthétique, un état spirituel fort semblable à cette condition cardiaque que le physiologiste italien Luigi Galvini définit par une expression presque aussi belle que celle de Shelley : l’enchantement du cœur.




Alors seulement son âme commençait à vivre, tout comme son âme à lui, à partir du premier péché et une tendre compassion remplit son cœur au souvenir de sa pâleur frêle, de ses yeux humiliés et affligés par la honte obscure de sa féminité.

Nexus - Henry Miller


Nexus - Henry Miller

III

Dans la littérature du désespoir, il y a toujours un symbole et un seul (qui peut s'exprimer en termes de mathématiques aussi bien que de spiritualité) autour duquel tout tourne : l'amour négatif. Car la vie peut être vécue, et est généralement vécue, en termes négatifs plutôt que positifs. Les hommes peuvent lutter à perpétuité, et sans espoir, une fois qu'ils ont choisi d'éliminer l'amour. Ce « malaise insondable du vide où toute la création pourrait être déversée et ce serait encore le vide », ce malaise de Dieu comme on l'a appelé, n'est-ce pas là décrire parfaitement l'état d'une âme privée d'amour ?
C'est dans un état voisin de celui-là que je me trouvais alors tout entier plongé. Les événements s'accumulaient comme à plaisir, et la cote d'alerte était largement franchie. Et je m'enfonçais à une vitesse vertigineuse. Ce qui avait demandé des siècles pour être bâti était démoli en un clin d'œil. Tout tombait en poussière au moindre contact.
Pour une machine à penser, il importe peu qu'un problème soit exprimé en termes positifs ou négatifs. Quand un être humain se laisse emporter sur la pente du toboggan, il en va pratiquement de même. Ou presque. La machine ne connaît ni regret, ni remords, ni sentiment de culpabilité. Elle ne montre des signes de dérangement que lorsqu'elle n'a pas été convenablement alimentée. Mais un être humain doté de cette effroyable machine mentale ne connaît pas de répit. Jamais il ne peut jeter l'éponge, si intolérable que soit la situation. Tant qu'il reste une petite lueur de vie, il s'offre en victime à tous les démons qui veulent bien de lui. Et s'il n'y a rien, ou personne, pour le harceler, le trahir, l'avilir ou le ronger, il se harcèle, se trahit, s'avilit ou se ronge lui-même.
Vivre dans le vide de l'esprit, c'est vivre « de ce côté-ci du Paradis », mais si complètement, si totalement, que même la rigidité de la mort lui fait l'effet d'une danse de Saint-Guy. Si morne et lugubre que puisse être la vie quotidienne, jamais elle ne sera aussi douloureuse que ce vide sans fin où l'on glisse et s'enfonce en pleine conscience. Dans la calme réalité de tous les jours, il y a le soleil et il y a la lune, il y a les arbres en fleurs et les feuilles mortes, le sommeil et lé réveil, les rêves et les cauchemars. Mais dans le vide de l'esprit, il n'y a qu'un cheval mort qui court sans bouger les pattes, un fantôme étreignant un insondable néant.
Ainsi, tel un cheval mort que son maître cravache infatigablement, je galopais sans trêve jusqu'aux coins les plus reculés de l'Univers sans jamais trouver la paix, la consolation ou le repos. Et je rencontrais d'étranges fantômes au cours de ces fantastiques chevauchées ! Nous présentions de monstrueuses ressemblances, et pourtant il n'y avait jamais la moindre communication entre nous. La mince membrane de peau qui nous séparait était comme une cotte de mailles magnétique à travers laquelle le courant le plus puissant était incapable de passer.
S'il y a une différence entre les vivants et les morts, elle réside dans le fait que les morts ont cessé de se poser des questions. Mais, comme les vaches dans les prés, les morts ont tout le temps pour ruminer. Les pieds bien au frais sous les pissenlits, ils continuent à ruminer même quand la lune est couchée. Les morts ont une infinité d'univers à explorer. Des univers de pure matière. D'une matière privée de substance. Une matière à travers laquelle la machine mentale se fraie un chemin comme dans de la neige fraîche.
Je me rappelle la nuit où je m'aperçus que j'étais mort. Kronski était venu et m'avait donné quelques innocentes pilules blanches à avaler. Je les avalai et, quand il fut parti, j'ouvris tout grand les fenêtres, rejetai les couvertures et m'allongeai complètement nu. Dehors, la neige tourbillonnait furieusement. Le vent glacial rugissait aux quatre coins de la chambre comme un puissant ventilateur.
Je m'endormis, tranquille comme une punaise. Au petit jour, j'ouvris les yeux, tout étonné de voir que je n'étais pas dans l'au-delà. Pourtant, je n'aurais pu dire que j'étais au monde des vivants. Ce qui était mort, je n'en sais rien. Tout ce que je sais, c'est que tout ce qui constitue ce qu'on appelle « notre vie » s'était évanoui. Il ne me restait plus que la machine... la machine mentale. Tel le soldat qui obtient enfin ce qu'il souhaitait depuis longtemps, on m'avait envoyé à l'arrière. Aux autres de faire la guerre2 !
Malheureusement, on n'avait épinglé aucune destination particulière sur ma carcasse. Je filais en arrière, toujours plus loin en arrière, souvent à la vitesse d'un boulet de canon.
Bien que tout me parût familier, je ne voyais aucune voie d'accès. Si je parlais, on aurait dit un disque passé à l'envers. Tout mon être était déphasé.




IV



Ainsi, errant dans le noir ou restant accroupi pendant des heures dans un coin de la pièce comme une vieille chaussure, je me sentais de plus en plus au fond du trou. L'hystérie était l'état normal. La neige ne fondait jamais.
Tout en mijotant les plans les plus diaboliques pour que Stasia devienne vraiment folle et qu'ainsi elle débarrasse le plancher pour de bon, je caressais aussi les rêves de reconquête les plus ineptes. Dans toutes les vitrines, je voyais des cadeaux que j'aurais voulu acheter à Mona. Les femmes adorent les cadeaux, surtout les choses chères. Elles aiment aussi les petites babioles, selon leur humeur. Entre une paire de boucles d'oreilles anciennes très coûteuses et une grosse bougie noire, je pouvais passer toute une journée à débattre lequel serait le plus approprié. Jamais je ne voulais admettre que le plus cher était hors de question. Non, si j'avais pu me persuader que les boucles d'oreilles lui auraient fait davantage plaisir, j'aurais pu aussi me persuader que je trouverais le moyen de les acheter. Je pouvais me persuader de cela parce que je savais bien, au fond de moi, que jamais je ne pourrais me décider pour l'un ou pour l'autre. C'était un passe-temps. Certes, j'aurais pu passer le temps d'une manière plus intelligente, j'aurais pu essayer de résoudre la question, par exemple, de savoir si l'âme est corruptible ou incorruptible, mais pour la machine mentale tous les problèmes se valent. Dans le même ordre d'esprit, je pouvais supputer la nécessité de faire cinq ou dix kilomètres à pied pour aller emprunter un dollar et revenir tout aussi triomphant si j'avais réussi à grappiller cinquante ou même vingt balles. L'important n'était pas ce que j'aurais pu faire avec un dollar, mais l'effort que j'étais encore capable d'accomplir. Cela prouvait, dans ma façon délabrée de voir les choses, que j'avais encore un pied dans le monde.

X

Pourquoi un livre n'aurait-il pas un effet encore plus puissant ? Surtout un livre où le cœur serait mis à nu ? Je songeai à cette lettre qu'avait écrite un des personnages d'Hamsun à sa Victoria, celui qu'il décrivait en ces termes : « Dieu regardant par-dessus son épaule. » Je songeai aussi aux lettres qu'Abélard et Héloïse avaient échangées, et que le temps n'avait pas altérées. Oh, le pouvoir des mots jetés sur le papier !
Ce soir-là, tandis que mes parents lisaient le journal, je lui écrivis une lettre qui aurait touché le cœur d'un vautour. (Je l'écrivis sur le petit bureau qu'on m'avait donné quand j'étais gosse.) Je lui exposai le plan du livre et lui dis que j'en avais tracé les grandes lignes d'un seul jet. Je lui dis que le livre était pour elle, qu'il était à elle. Je lui dis que je l'attendrais mille ans s'il le fallait.
C'était une lettre pyramidale ; et quand je l'eus terminée, je me rendis compte que je ne pouvais pas l'envoyer... parce que Mona avait oublié de me donner son adresse. La rage me saisit. C'était comme si elle m'avait coupé la langue. Comment avait-elle pu me jouer un aussi sale tour ? Où qu'elle fût, dans les bras de qui que ce fût, ne comprenait-elle donc pas que je me débattais pour l'atteindre ? En dépit de toutes les malédictions que j'accumulais sur sa tête, mon cœur ne cessait de répéter : « Je t'aime, je t'aime, je t'aime... » Et, me jetant au lit en répétant cette phrase idiote, je me mis à gémir. Je gémis comme un grenadier blessé à mort.