mercredi 25 décembre 2019

Les déssarrois de l’eleve Torless - Robert Musil


Robert Musil - Les déssarrois de l’éleve Törless

Lui-même, du coup, se sentit appauvri et frustré, comme un jeune arbre qui, après avoir fleuri pour rien, affronte son premier hiver.



Ils n’échangèrent plus un seul mot. Sans doute Törless était-il vaguement conscient de s’être montré stupide ; une obscure intuition lui soufflait que l’intelligence, avec ses critères grossiers, avait détruit là, tout intempestivement, un trésor précieux et fragile.



Ce choix était même dans le prolongement direct de cette rupture, car il signifiait comme elle la crainte de tout excès de sensibilité, le tempérament de ces nouveaux camarades, éclatant de santé, de vigueur, de vie, étant à l’opposé de tels excès.



La bizarrerie paternelle qui n’avait peut-être rien été d’autre pour le vieux soldat, en fin de compte, que cet ultime refuge de l’individualité que tout homme, s’il tient à ne pas se confondre avec la masse, doit se créer (ne serait-ce que par le choix de ses vêtements), était devenue chez son fils la ferme assurance que d’extraordinaires énergies psychiques lui permettraient un jour une quelconque suprématie.



— L’heure de religion ? Ah ! c’est vrai. Ça va de nouveau être quelque chose ! Quand je suis en forme, il me semble que je pourrais prouver que deux et deux font cinq aussi aisément que l’existence d’un Dieu unique…



— Non », dit Törless en regardant de nouveau le jardin.
Dans son dos, très loin, il entendait bourdonner les flammes du gaz. Il poursuivait un sentiment qui s’élevait en lui mélancoliquement comme un brouillard.
« … Non, cela ne mène nulle part, reprit-il. Tu as raison. Mais il ne faut pas se le dire. De tout ce que-nous faisons ici, toute la journée, qu’est-ce donc qui mène quelque part ? Qu’est-ce qui nous donne quelque chose, j’entends quelque chose de vrai, tu comprends ? Le soir, on sait que l’on a vécu un jour de plus, que l’on a appris ceci ou cela, que l’on a suivi l’horaire, mais on n’en est pas moins vide, j’entends intérieurement, on éprouve une sorte de faim intérieure… »



La prédilection de Törless pour certains états d’âme fut le premier symptôme d’une évolution qui s’épanouit plus tard en don d’étonnement. Une capacité tout à fait particulière et qui devint littéralement plus forte que lui. Dès lors, très souvent, il ne put s’empêcher d’enregistrer les événements, les choses, les gens, sa propre personne même, de telle manière qu’il avait à la fois le sentiment d’une impénétrabilité totale et celui d’un lien inexplicable, impossible à justifier entièrement. Ils semblaient avoir un sens palpable et pourtant n’être jamais complètement traduisibles en mots et en pensées. Entre les événements et lui, même entre ses propres sentiments et il ne savait quoi de plus intime en lui, demeurait toujours une ligne de démarcation qui reculait devant son avidité à mesure qu’il s’approchait, comme l’horizon. Plus ses pensées cernaient ses émotions de près, plus elles semblaient du même coup lui devenir étrangères et incompréhensibles, de sorte que c’était moins elles qui paraissaient s’écarter que lui s’éloigner d’elles, sans pouvoir se défaire pour autant de l’illusion qu’il s’en rapprochait.



. Il découvrait en Bozena la victime d’une monstrueuse déchéance et dans ses rapports avec elle, les émotions qui leur étaient liées, une sorte de rite cruel qui eût exigé le sacrifice de lui-même. Ce qui le fascinait, c’était l’obligation d’abandonner tout ce qui l’emprisonnait d’ordinaire, ses privilèges, les pensées et les sentiments qu’on lui inoculait, tout ce qui l’étouffait sans rien lui apporter. Ce qui le fascinait, c’était de courir, nu, dépouillé de tout, chercher refuge auprès de cette créature.



Quelquefois, pourtant, il prenait conscience de ce qu’il perdait par la faute de cette sujétion intérieure. Il sentait que tout ce qu’il faisait n’était qu’un jeu, l’aidait simplement à supporter cette période larvaire de sa vie, et sans le moindre rapport avec sa véritable personnalité qui ne devait apparaître qu’ensuite, dans un délai encore indéterminé.



Törless se mit aussitôt à parler, sous le coup d’une impulsion soudaine, d’une sorte de bouleversement. Il lui semblait qu’un événement décisif était imminent, il avait peur de cette approche, il cherchait à s’y soustraire, à gagner du temps. Il parlait, tout en se rendant compte qu’il ne pouvait parler qu’à côté, que ses paroles ne s’appuyaient sur rien de profond, qu’elles n’exprimaient pas son opinion véritable. Il dit : « Basini est un voleur… »
La sonorité dure et nette de ce mot lui plut tant qu’il le répéta :
« … Un voleur. Ces gens-là, où que ce soit, dans le monde entier, on les châtie. Il faut qu’il soit dénoncé, chassé de l’École. Qu’il aille s’amender ailleurs, il n’a plus rien à faire ici ! »



L’infériorité morale que l’on pouvait constater chez lui n’était pas séparable de sa niaiserie. Incapable de résister à aucune suggestion, il se montrait toujours surpris des conséquences. Pareil en cela à cette femme au front si joliment bouclé qui dissimule de petites doses de poison dans la nourriture quotidienne de son mari, puis s’étonne et s’effraie de la sévérité du procureur et du verdict de mort qu’il prononce contre elle.



À mes yeux, il a dû être créé par hasard, en marge de l’ordre des choses. C’est-à-dire qu’il a sans doute un sens quelconque, mais que ce sens est aussi mal fixé que celui de n’importe quel ver de terre ou caillou sur le chemin, dont nous ne savons pas s’il nous faut passer dessus ou à côté. Autant dire rien. Quand l’Âme du monde désire qu’un de ses éléments soit conservé, elle le dit plus clairement. Elle dit non, suscite un obstacle, nous oblige à éviter le ver ou donne à la pierre une dureté telle que nous ne pouvons la briser sans outil. Avant que nous n’ayons été en chercher un, elle nous a opposé l’obstacle de mille petits scrupules tenaces ; et si nous les surmontons quand même, c’est que l’obstacle avait, dès le début, une tout autre signification. Chez l’être humain, elle situe cette dureté dans le caractère, dans la conscience d’être un homme, dans le sérieux que donne le sentiment d’être l’une de ses parties. Qu’un homme perde cette conscience, c’est lui-même qu’il perd. Quand un homme s’est perdu et renoncé, il a perdu aussi cela de particulier et d’original pour quoi la Nature l’avait créé homme. Et il n’est aucun cas où l’on puisse être plus certain d’avoir affaire à une existence superflue, à une forme vide, depuis longtemps désertée par l’Âme du monde. »



Décider si nous devons le tourmenter ou l’épargner ne doit dépendre que de notre besoin de faire l’un ou l’autre : de raisons internes.



Beineberg avait parlé avec une émotion contenue et le plus grand sérieux. Törless avait gardé presque continuellement les yeux fermés ; il sentait l’haleine de Beineberg sur son visage et il l’absorbait comme une drogue oppressante. Beineberg conclut enfin :
« Tu vois donc de quoi il s’agit pour moi. L’impulsion qui me suggère de laisser Basini tranquille est d’origine vile, extérieure. Libre à toi de lui obéir. Pour moi, c’est un préjugé dont je dois me défaire comme de tout ce qui me détourne de la Voie. Le fait même qu’il m’est pénible de tourmenter Basini, je veux dire de l’humilier, de l’écraser, de l’éloigner de moi, est une bonne chose. Il exige un sacrifice. Il agira comme une purification. Je me dois d’apprendre chaque jour, grâce à lui, que le simple fait d’être un homme ne signifie rien, que ce n’est qu’une ressemblance tout extérieure, une singerie. »



« L’infini » ! Törless avait souvent entendu ce terme au cours de mathématiques. Il n’y avait jamais rien vu de particulier. Le terme revenait constamment ; depuis que Dieu sait qui, un beau jour, l’avait inventé, on pouvait s’en servir dans les calculs comme de n’importe quoi de tangible. Il se confondait avec la valeur qu’il avait dans l’opération : Törless n’avait jamais cherché à en savoir plus.



Tout au début, certes, un désir bestial l’avait pris de bondir et de frapper avec les autres, mais le sentiment qu’il arriverait trop tard, qu’il serait de trop, le retint. Comme si une lourde poigne l’avait paralysé.



Depuis quelques jours déjà, il suivait toutes les leçons avec un intérêt particulier, en se disant : « Si tout cela doit vraiment nous préparer à la vie, comme ils disent, il doit bien s’y trouver aussi quelque reflet de ce que je poursuis. »



Mais le lendemain devait lui apporter un sérieux désappointement. Le matin même, Törless avait acheté dans une petite édition populaire le livre aperçu chez son professeur ; au premier moment de liberté, il se plongea dans sa lecture. Mais, à force de parenthèses et de notes en bas de page, il n’y comprit goutte ; et quand il suivait consciencieusement les phrases des yeux, il avait l’impression qu’une vieille main osseuse lui dévissait littéralement le cerveau.
Quand il s’interrompit, épuisé, au bout d’une demi-heure, il n’avait pas dépassé la deuxième page, et il avait le front couvert de sueur.



Mais il eut tôt fait de biffer cette ligne pour écrire à sa place : « Je dois être malade… fou peut-être ? » Il frémit, tant ce mot était délicieusement pathétique. « Fou… sinon pourquoi serais-je étonné par des choses qui paraissent banales à tous les autres ? Et tourmenté par cet étonnement ? Et pourquoi cet étonnement susciterait-il en moi l’impudicité ? »



Nos sentiments et nos pensées, au lieu de couler comme un fleuve paisible, nous « passent par la tête », nous « envahissent » et nous quittent : illuminations, éclairs, intermittences. En t’observant bien, tu t’aperçois que l’âme n’est pas une substance qui change de couleur par transitions nuancées, mais que les pensées en jaillissent comme des chiffres d’un trou noir.



Törless, durant toute la scène qui avait précédé, était resté parfaitement calme. Il avait espéré secrètement, contre toute attente, que quelque chose se passerait qui lui ferait retrouver le royaume de ses premières émotions.



— Oui. Je croyais constater qu’en ces différents points, notre pensée ne nous permettait pas à elle seule de progresser, que nous avions besoin de quelque certitude plus intime qui nous fît en quelque sorte franchir l’abîme. Que notre pensée seule soit parfois insuffisante, c’est ce que j’ai senti aussi avec Basini. »



C’est une chose bien étrange que les pensées. Elles ne sont souvent rien de plus que des accidents qui disparaissent sans laisser de traces, elles ont leurs temps morts et leurs saisons florissantes. On peut faire une découverte géniale et la voir néanmoins se faner lentement dans vos mains, telle une fleur. La forme en demeure, mais elle n’a plus ni couleur, ni parfum. C’est-à-dire que l’on a beau s’en souvenir mot pour mot, que sa valeur logique peut bien être intacte, elle ne rôde plus qu’à la surface de notre être, au hasard, et sans nous enrichir. Jusqu’à ce que revienne soudain – quelques années plus tard peut-être – un moment où nous prenons conscience que dans l’intervalle, même si notre logique a paru en tenir compte, nous avons complètement négligé sa présence.
Oui, il est des pensées mortes et des pensées vivantes. La pensée qui se meut à la surface, dans la clarté, celle que l’on peut à tout moment ressaisir par les pinces de la causalité n’est pas nécessairement la plus vivante. Une pensée croisée sur ces chemins-là vous demeure indifférente comme le premier venu dans une colonne de soldats. Une pensée qui peut avoir traversé depuis longtemps notre cerveau ne devient vivante qu’au moment où quelque chose qui n’est plus de la pensée, qui ne relève plus de la logique, s’y ajoute : de sorte que nous éprouvons sa vérité indépendamment de toute preuve, comme si elle avait jeté l’ancre dans la chair vivante, irriguée de sang… Une grande découverte ne s’accomplit que pour une part dans la région éclairée de la conscience ; pour l’autre part, elle s’opère dans le sombre humus intime, et elle est avant tout un état d’âme à la pointe extrême duquel s’ouvre comme une fleur.
Il avait suffi d’un ébranlement profond pour que cet ultime rejet, en Törless, s’épanouît.
Négligeant la stupéfaction qui se peignait sur le visage de ses interlocuteurs, comme pour soi seul, il enchaîna sur ces réflexions et se mit à parler, sans jamais s’interrompre, en regardant toujours devant soi :
« Peut-être suis-je encore trop ignorant pour m’exprimer comme il le faudrait, mais je veux décrire tout de même ce qui m’est arrivé. Je l’ai ressenti de nouveau il y a un instant. Je puis l’expliquer seulement en disant que je vois les choses sous un double aspect, toutes les choses ; mais aussi bien les pensées. Si je m’efforce de trouver la différence, je les retrouve aujourd’hui telles qu’elles étaient hier ; mais il suffit que je ferme les yeux pour qu’elles se transforment et m’apparaissent sous un nouvel éclairage. Peut-être me suis-je trompé en ce qui concerne les nombres imaginaires : quand je les pense, en quelque sorte, dans le cadre des mathématiques, je les trouve naturels, mais dès que je les considère dans leur singularité, ils m’apparaissent inconcevables. Toutefois, le sujet m’est si peu familier que je puis fort bien faire erreur. Avec Basini, pourtant, je ne me trompais point, ni quand je ne pouvais détourner mon attention des légers frémissements du haut mur, détacher mes regards de la vie muette de la poussière qu’une lampe inopinément me révélait. Non, je ne me trompais point quand je parlais d’une seconde vie, d’une vie secrète, inaperçue, des choses ! Je ne l’entends point au sens propre ; je ne veux pas dire que ces choses vivaient vraiment, ni que Basini eût deux visages ; mais qu’il y avait en moi « quelque chose d’autre » qui n’empruntait pas, pour observer cela, les yeux de la raison. Aussi clairement que je sens une pensée prendre vie en moi, je sens « quelque chose » en moi s’éveiller à la vue des choses, au moment où les pensées se taisent. C’est quelque chose en moi d’obscur, au-dessus des pensées, je ne puis le mesurer rationnellement, c’est une vie que les mots ne cernent point et qui est pourtant ma vie… Cette vie muette m’a oppressé, m’a épuisé, je ne parvenais plus à m’en détourner. J’étais angoissé à l’idée que notre vie tout entière pouvait être telle et que je risquais de ne la connaître que par fragments épars… j’éprouvais une terrible inquiétude… j’étais égaré… »
Dans son extrême excitation, dans cet état d’inspiration quasi poétique, ces mots et ces comparaisons qui étaient fort au-dessus de son âge lui montaient aisément et naturellement aux lèvres. Puis il baissa la voix et ajouta, comme ressaisi par sa souffrance secrète :
« Maintenant c’est passé. Je sais que je me suis trompé tout de même. Je ne redoute plus rien. Je sais que les choses sont les choses et qu’elles le resteront toujours ; que je continuerai à les voir tantôt comme ci, tantôt comme ça. Tantôt avec les yeux de la raison, tantôt avec les autres… Et je n’essaierai plus de comparer… »

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