jeudi 12 décembre 2019

Plexus - Henry Miller


Plexus - Henry Miller

II

Sans doute il est important de lire les classiques ; plus important peut-être de lire d'abord la littérature de son propre temps, énorme en soi. Mais ce qui est plus précieux encore, pour un écrivain à tout le moins, c'est de lire tout ce qui tombe sous la main, de suivre son flair, pour ainsi dire. Dans les volumes moisis de toute grande bibliothèque sont enterrés des articles écrits par des individus obscurs ou inconnus, sur des sujets apparemment sans importance, mais saturés d'éléments d'information, d'idées, d'imagination, d'états d'esprit, de lubies, de présages menaçants, le tout d'un tel calibre qu'on ne peut les comparer, par leur effet, qu'à des drogues rares. Les journées les plus stimulantes commençaient souvent par la recherche de la définition d'un nouveau mot. Un petit mot, sur lequel le lecteur ordinaire se contente de passer sans s'émouvoir, peut se révéler (pour un écrivain) une véritable mine d'or. Du dictionnaire je passais d'habitude à l'encyclopédie, non pas une mais plusieurs ; de l'encyclopédie à toutes sortes de livres de référence ; des livres de référence aux manuels, et de là à une débauche de neuf jours. Une débauche qui consistait à fouiller et fureter, à fouiller et fureter. Outre des piles de notes que je prenais, je transcrivais généralement des pages et des pages d'extraits. Parfois j'arrachais tout simplement les feuilles dont j'avais le plus besoin. Dans les intervalles, je faisais des incursions dans les musées. Les employés à qui j'avais affaire ne doutaient jamais un instant que je ne fusse en train d'écrire un livre qui apporterait une contribution au sujet. A m'entendre, on aurait dit que j'en savais infiniment plus que je ne me souciais de révéler. Je faisais en passant des allusions indirectes à des livres que je n'avais jamais lus ou à des rencontres avec d'éminentes autorités en la matière que je n'avais jamais approchées. Il ne m'en coûtait rien, dans de telles dispositions d'esprit, de me donner des titres universitaires que je n'avais jamais songé à acquérir. Je parlais de maîtres distingués dans des domaines tels que l'anthropologie, la sociologie, la physique, l'astronomie, comme si j'étais intimement lié avec eux. Lorsque je voyais que j'étais allé trop loin, j'avais toujours la présence d'esprit de m'excuser sous prétexte d'aller aux toilettes, qui était ma façon de dire « sortie ». Une fois, profondément intéressé par la généalogie, je crus souhaitable de me faire engager un moment au service de généalogie de la bibliothèque municipale. Le hasard voulut qu'on eût justement besoin d'un homme dans ce service le jour où je me présentai pour solliciter un emploi. On en avait si grand besoin qu'on me mit immédiatement au travail, ce qui était plus que je n'escomptais. La formule de demande d'emploi que j'avais laissée entre les mains du directeur de la bibliothèque était un prodige de falsification. Je me demandais, pendant que j'écoutais le pauvre diable qui me mettait au courant, combien de temps il leur faudrait pour me démasquer. En attendant, mon supérieur grimpait avec moi sur des échelles, m'indiquant ceci et cela, se baissant pour extraire de coins sombres des documents, des dossiers et tout le reste, faisant venir d'autres employés pour me présenter, m'expliquant hâtivement du mieux qu'il pouvait (pendant que des messagers entraient et sortaient comme dans une pièce de Shakespeare) les traits saillants de ma routine résumée. Ne tardant pas à me rendre compte que je ne m'intéressais nullement à. tout ce baragouin et songeant que Mona m'attendait pour déjeuner, je l'interrompis brusquement au milieu d'un long exposé de je ne sais trop quoi, pour lui demander où étaient les toilettes. Il me jeta un regard passablement étrange, se demandant sans doute pourquoi je n'avais pas la décence de l'entendre jusqu'au bout avant de courir aux lavabos, mais à l'aide de quelques grimaces et quelques gestes, qui attestaient on ne peut plus clairement que j'avais été pris de court, que j'étais capable de faire là, sur place, par terre ou dans la corbeille à papier, je parvins à échapper à ses griffes, empoignai mon chapeau et mon manteau, qui se trouvaient heureusement encore sur une chaise près de la porte, et me sauvai à toutes jambes.

IV

Une des conséquences de cette tendance est qu'on vit tout un nombre incalculable de fois. Pis, tout ce qu'on réussit à confier au papier ne semble représenter qu'une fraction infinitésimale de ce qu'on a déjà écrit dans sa tête. Ce délicieux phénomène, familier à chacun, et qui se produit d'une façon obsédante et impressionnante dans les rêves – j'entends celui de tomber dans une ornière familière : rencontrer encore et encore la même personne, suivre la même rue, se trouver devant une situation identiquement pareille – ce phénomène m'arrive à l'état de veille. Que de fois je me creuse le cerveau pour me rappeler où je me suis servi d'une certaine pensée, d'une certaine situation, d'un certain personnage ! Frénétiquement, je me demande si « cela » est arrivé dans quelque manuscrit détruit à la légère. Et puis, quand je l'ai complètement oublié, je me rends soudain compte que « cela » est un des thèmes permanents que je porte en moi, que j'écris dans l'air, que j'ai déjà écrit des centaines de fois sans jamais l'avoir couché sur le papier. Je prends note de l'écrire pour de bon à la première occasion, de façon à en finir, de façon à l'enterrer une fois pour toutes. Je le note – et je l'oublie allégrement... Tout se passe comme si deux mélodies se poursuivaient simultanément, l'une pour l'exploitation privée, l'autre pour l'oreille publique. Tout le problème consiste à faire entrer de force dans l'enregistrement public quelque menue parcelle de la perpétuelle mélodie intérieure.
C'était ce tumulte intérieur que mes amis décelaient dans mon comportement. Et c'était son absence, dans mes écrits, qu'ils déploraient. J'en étais presque navré pour eux. Mais il y avait en moi un côté, un côté pervers, qui m'empêchait de donner mon moi essentiel. Cette « perversité » s'exprimait toujours ainsi : « Révèle ton vrai moi et ils te mutileront ». « Ils » ne visait pas seulement mes amis, mais le monde.
De loin en loin, je rencontrais un être à qui je sentais pouvoir me donner entièrement. Hélas, ces êtres n'existaient que dans les livres. Ils étaient pis que morts pour moi : ils n'avaient jamais existé autrement qu'en imagination. Ah, quels dialogues je menais avec les fantômes d'esprits parents ! Colloques fouillant l'âme, dont pas une ligne n'a jamais été enregistrée. En effet, ces « excriminations », comme j'avais choisi de les appeler, défiaient tout enregistrement. Ils se déroulaient dans un langage qui n'existe pas, un langage si simple, si direct, si transparent, que les paroles étaient inutiles. Ce n'était pas non plus un langage muet, tel qu'on l'emploie souvent en communiquant avec des « êtres supérieurs ». C'était un langage de clameur et de tumulte – clameur du cœur, tumulte du cœur. Mais silencieux. Si c'était Dostoïevski que j'invoquais, c'était le « Dostoïevski intégral », c'est-à-dire l'homme qui écrivit les romans, le journal et les lettres que nous connaissons, plus l'homme que nous connaissons aussi par ce qu'il a laissé inexprimé, non écrit. C'était le type et l'archétype qui parlaient, pour ainsi dire. Toujours plein, résonnant, sonore, véridique ; toujours le genre de musique incontestable qu'on lui attribue, qu'elle fût perceptible ou imperceptible à l'oreille, qu'elle fût enregistrée ou non. Un langage qui ne pouvait émaner que de Dostoïevski seul.
Après ces communions indiciblement tumultueuses, je m'asseyais souvent devant la machine à écrire, croyant le moment enfin venu. « Maintenant je peux le dire ! » m'assurais-je. Et je restais là, muet, immobile, dérivant avec le flux stellaire. Je pouvais rester ainsi des heures, complètement ravi à moi-même, complètement inconscient de tout ce qui m'entourait. Et puis, brusquement arraché à la transe par un bruit inattendu ou une intrusion, je m'éveillais en sursaut, regardais la feuille blanche, et lentement, péniblement, tapais une phrase, ou peut-être quelques mots seulement. A la suite de quoi je restais là à regarder fixement ces mots comme s'ils avaient été écrits par une main inconnue. D'habitude quelqu'un arrivait pour rompre le charme. Si c'était Mona, elle faisait naturellement irruption avec enthousiasme (me voyant assis devant la machine) et me suppliait de lui laisser jeter un coup d'œil sur ce que j'avais écrit. Parfois, encore à demi hébété, je restais là comme un automate pendant qu'elle regardait fixement la phrase, ou les quelques mots. A ses questions stupéfaites, je répondais d'une voix creuse, vide, comme si je me trouvais très loin parlant dans un microphone. A d'autres fois, j'en sortais d'un bond comme le diable de sa boîte, lui servais un mensonge abracadabrant (par exemple que j'avais caché « les autres pages ») et me mettais à divaguer comme un fou. Alors j'étais vraiment capable de parler à jet continu ! C'était comme si je lisais dans un livre. Le tout pour la convaincre – et plus encore me convaincre moi-même ! – que j'avais été plongé dans le travail, plongé dans mes pensées, plongé dans la création. Consternée, elle se confondait en excuses de m'avoir interrompu au mauvais moment. Et j'acceptais ses excuses légèrement, avec nonchalance, comme pour dire : « Il y en a encore là d'où c'est venu... je n'ai qu'à ouvrir ou fermer... Je suis un prestidigitateur, je le suis certainement ». Et du mensonge je faisais une vérité. Je la dévidais (mon œuvre inachevée) tel un possédé – thèmes, sous-thèmes, variations, incidentes, parenthèses – comme si la seule chose à quoi je pensais tout le long de la journée était la création. Cela s'accompagnait naturellement d'un grand renfort de pitreries. Non seulement j'inventais les personnages et les événements, je les jouais. Et la pauvre Mona de s'exclamer : « Mets-tu vraiment tout cela dans la nouvelle ? ou dans le livre ? » (A ces moments, nous ne précisions jamais ni l'un ni l'autre dans quel livre.) Lorsque le mot livre surgissait, il était toujours entendu qu'il s'agissait du livre, c'est-à-dire de celui que je commencerais bientôt – ou de celui que j'étais en train d'écrire en secret, que je ne lui montrerais qu'une fois terminé. (Elle agissait toujours comme si elle était certaine que ce travail secret était en cours. Elle feignait même d'avoir cherché partout le manuscrit en mon absence.) Dans une atmosphère de ce genre, il n'était nullement rare, par conséquent, qu'une allusion fût faite à certains chapitres, ou certains passages, chapitres et passages qui n'avaient jamais existé, bien sûr, mais qui étaient « considérés comme un fait acquis », et qui, sans nul doute, avaient plus de réalité (pour nous) que s'ils eussent été écrits noir sur blanc. Mona se livrait parfois à ce genre de conversation en présence d'un tiers, ce qui créait, bien entendu, des situations fantastiques et souvent des plus embarrassantes. Si c'était Ulric qui écoutait, il n'y avait pas lieu de s'inquiéter. Il avait une façon non seulement élégante mais stimulante d'entrer dans le jeu. Il savait rectifier un grave lapsus d'une manière rassurante et pleine d'humour. Par exemple, il pouvait lui arriver d'oublier un instant que nous employions le présent et de commencer à parler au futur. (« Je sais que tu écriras un tel livre un jour ! ») L'instant d'après, s'avisant de son erreur, il ajoutait : « Je n'ai pas voulu dire écriras, je parlais du livre que tu es en train d'écrire, et que d'ailleurs tu écris de toute évidence, car personne sur terre ne pourrait parler comme tu le fais de quelque chose en quoi il ne serait pas profondément absorbé. Je suis peut-être trop explicite, tu me pardonneras, n'est-ce pas ? » A ces moments critiques, nous goûtions tous le soulagement de nous laisser aller. Nous riions en effet à gorge déployée. Le rire d'Ulric était toujours le plus joyeux – et le plus sale, si je puis m'exprimer ainsi. « Ho, ho ! semblait-il rire, ne sommes-nous pas tous de merveilleux menteurs ! Je n'y réussis pas si mal que ça moi-même, nom d'un chien ! Si je reste assez longtemps avec vous autres, je ne saurai même plus que je mens. Ho ho ho ! Haw haw ! Ha ha ! Hi hi ! » Et il se tapait sur les cuisses et roulait les yeux comme un nègre, terminant par un claquement de la langue et une demande muette d'une toute petite goutte d'eau-de-vie... Avec d'autres amis cela ne marchait pas si bien. Ils étaient trop enclins à poser des questions « impertinentes », comme disait Mona. Ou bien ils se montraient nerveux et mal à l'aise, faisaient de frénétiques efforts pour regagner la terre ferme. Kronski, de même qu'Ulric, savait jouer le jeu. Il le faisait d'une façon un peu différente de celle d'Ulric mais qui semblait satisfaire Mona. Elle pouvait lui faire confiance. C'est ainsi qu'elle le formulait en elle-même, je le sentais. L'ennui avec Kronski était qu'il jouait trop bien le jeu. Non content d'être un simple complice, il voulait encore improviser. Ce zèle, qui n'était pas entièrement diabolique, donnait lieu à d'étranges discussions – discussions sur les progrès de mon livre mythique, bien sûr. Le moment critique s'annonçait toujours par une salve de rire hystérique – de la part de Mona. Cela signifiait qu'elle ne savait plus où elle en était. Quant à moi, je ne faisais guère ou pas d'effort pour ne pas rester en arrière des autres, peu soucieux de ce qui se passait dans ce royaume du faux-semblant. Tout ce que je me sentais appelé à faire était de garder mon sérieux et de feindre que tout était parfaitement régulier. Je riais quand j'en avais envie, ou faisais des critiques et des rectifications, mais en aucun cas, ni par la parole ni par le geste ni par insinuation, je ne laissais voir que ce n'était qu'un jeu...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire