jeudi 12 décembre 2019

Portrait de l’artiste en Jeune homme – James Joyce


Portrait de l’artiste en Jeune homme – James Joyce

Et pourtant le passé implique assurément une succession de fluides de présents, le développement d’une entité dont notre présent actuel n’est qu’une phase.

Au sortir de deux années de rêve, il se trouvait au milieu d’un décor nouveau, où chaque évènement, chaque forme l’affectait profondément, le décourageait ou l’attirait et, attrayant ou décourageant, l’emplissait toujours de pensée inquiètes et amères. Tous les loisirs que lui laissait l’école, il les passait en compagnie d’écrivains subversifs dont les sarcasmes et les violences verbales introduisaient un ferment dans son cerveau, avant de pénétrer des ses écrits frustres.

Il se redisait ces vers du fragment de Shelley. Les images alternées de la triste inefficacité humaine et des vastes cycles de l’activité extra-humaine le glacèrent et il oublia sa propre détresse humaine et inefficace.

Il vit nettement aussi la futilité de son isolement. Il n’avait pas fait un pas de plus vers les existences dont il avait tenté de se rapprocher, il n’avait pu se jeter un pont par-dessus la honte et la rancœur incessantes qui le séparaient de sa mère, de ses frères et sœurs. Il ne se sentait point du même sang qu’eux, mais plutôt lié à eux par la mystique parenté de l’adoption : enfant et frère adoptifs.

A son premier péché violent, il avait senti une onde de vitalité s’écouler hors de lui et il avait craint de voir son corps ou son âme mutilés par cet excès.

« Oui, un Dieu juste ! Les hommes, avec leurs raisonnement humain, s’étonnent que Dieu ait pu appliquer à un seul péché grave la mesure d’un châtiment perpétuel et infini parmi les flammes de l’enfer. Ils raisonnent ainsi parce que, aveuglés pat la grossière illusion charnelle et par l’obscurité de l’entendement humain, ils sont incapables de comprendre la hideuse malice du péché mortel. Ils raisonnent ainsi parce qu’ils sont incapables de comprendre que le péché véniel à lui seul est déjà d’un nature si vile et si hideuse que même si le Créateur tout-puissant avait la possibilité de mettre fin à tous les maux, à toutes les misères du monde – guerres, maladies, rapines, cimes, morts, meurtres -, à condition de laisser impuni un péché véniel, un seul : un mensonge, un regard de colère, un instant de paresse volontaire -, Lui-même le grand Dieu et tout-puissant, ne saurait le faire, parce que le péché, qu’il soit en pensée ou en action, est une transgression de Sa loi, et <dieu ne serait point Dieu s’il ne punissait pas le transgresseur. » (le prêtre)

Chaque partie de la journée, divisée par ce qu’il considérait maintenant comme les obligations de sa condition, tournait autour d’un centre particulier d’énergie spirituelle. Sa vie semblait s’être rapprochée de l’éternité. Toute pensée, toute parole, toute action, toute manifestation de sa conscience, il pouvait en suivre la vibration rayonnante au ciel ; parfois le sentiment de cette répercussion immédiate était si vif en lui qu’il lui semblait que son âme ne prière appuyait, comme avec des doigts, sur le clavier d’une grande caisse enregistreuse, et que le montant de son acquisition surgissait aussitôt au ciel, non pas en chiffres, mais sous l’aspect d’une légère colonne d’encens ou d’une svelte fleur.

Mais il avait été prévenu contre les dangers de l’exaltation spirituelle et s’interdisait de manquer à la moindre, à la plus humble pratique, s’efforçant, d’autre part, au moyen de constantes mortifications, de sainteté lourde de périls. Chacun de ses sens était soumis à une rigoureuse discipline. Pour mortifier le sens de la vue, il se fit une règle de marcher dans la rue les yeux baissés, ne regardant ni à droite ni à gauche et jamais en arrière.

Ses réflexions n’était qu’un brouillard de doute et de méfiance envers lui-même, illuminés par quelques éclairs d’intuition, éclairs cependant d’une splendeur si claire qu’à ces moments-là le monde disparaissait sous ses pieds, comme s’il eut été consumé par le feu et après quoi sa langue devenait pesante et ses yeux ne répandaient plus au regard des autres, car il sentait que l’esprit de la beauté l’avait recouvert comme une chape et qu’en songe du moins il aurait connu la noblesse. Mais dès qu’il n’était plus soutenu par l’orgueil de ce bref silence il était heureux de se retrouver parmi les existences communes, poursuivant son chemin à travers la ville sordide, bruyante, aveulie, exempt de crainte et le cœur léger.


Mais pour le moment nous voici dans le domaine mental, continua Stephen. Le désir et la répugnance provoqués par des moyens esthétiques impropres, ne sont pas, en réalité, des émotions esthétiques ;et cela non seulement parce qu’ils ont un caractère cinétique, mais encore parce qu’ils ne sont que des sensations physiques. Notre chaire recule devant ce qu’elle craint et répond au stimulus de ce qu’elle désire, par une action purement réflexe de notre système nerveux. Nos paupières se ferment avant  que nous ayons pris conscience de la mouche qui va nous entrer dans l’œil.

La beauté exprimée par l’artiste ne peut éveiller en nous une émotion d’ordre cinétique, ni une sensation purement physique. Elle éveille en nous, ou devrait éveiller, elle induit en nous, ou devrait induire, une stase esthétique, une pitié ou une terreur idéales, une stase provoquée, prolongée et enfin dissoute par ce que j’appelle le rythme de la beauté.

Le rythme, dit Stephen, est le premier rapport formel entre les différentes parties d’un ensemble esthétique ou entre cet ensemble et ses parties, ou entre une quelconque de ces parties et l’ensemble auquel elle appartient.

Mais tu n’as pas répondu à ma question, dit Lynch. Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce que la beauté qu’il exprime ?

L’art, dit Stephen, c’est la disposition par l’homme de la matière sensible ou intelligible à une fin esthétique.

Thomas d’Aquin, reprit Stephen, dit : est beau ce dont l’appréhension cause le plaisir. (Pluchra sunt quae visa placent)

Donc, c’est statique, dit Stephen. Platon disait, je crois, que le beau est la splendeur du vrai. Je ne trouve aucun sens à cela, sinon que le vrai et le beau sont apparentés. Le vrai est contemplé par l’intellect qui est apaisé par les relations les plus satisfaisantes de l’intelligible ; la beauté est contemplée par l’imagination qui est apaisée par les relations les plus satisfaisantes du sensible. Le premier pas vers le vrai consiste à comprendre la structure et la portée de l’intellect lui-même, à saisir l’acte même de l’intellection.

Le premier pas vers le beau consiste à comprendre la structure et la portée de l’imagination, à connaitre l’acte même de l’appréhension esthétique.
Je traduis ainsi : Trois choses sont nécessaires à la beauté : intégralité, harmonie et éclat.

Afin de voir ce panier, ton esprit le sépare d’abord de tout l’univers visible qui n’est pas ce panier. La première phase de l’appréhension est une ligne de démarcation tracée autour de l’objet à appréhender. Un image esthétique se présente à nous soit dans l’espace, soit dans le temps. Ce qui concerne l’ouïe se présente dans le temps, ce qui concerne la vue, dans l’espace. Mais, temporelle ou spatiale, l’image esthétique est d’abord lumineuse perçue comme un tout bien délimité sur le fond sans mesure de l’espace ou du temps, qui n’est pas cette image. Tu l’appréhendes comme une chose une. Tu la vois comme un seul tout. Tu appréhendes son intégralité – voilà l’integritas.

Ensuite, dit Stephen, tu passes d’un point à un autre conduit par ses  lignes formelles ; tu l’appréhendes dans l’équilibre balancé de ses parties entre les limites de l’ensemble; tu sens le rythme de sa structure. En d’autres termes, la synthèse de la perception immédiate est suivie d’une analyse de l’appréhension. Après avoir senti que cette chose est une, tu sens maintenant que c’est une chose. Tu l’appréhendes complexe, multiple, divisible, séparable, composée de ses parties, résultat et somme de ces parties, harmonieuse. Voilà la consonantia.

L’éclat dont il parle (claritas), c’est en scolastique, quidditas, l’essence de l’objet. L’artiste perçoit cette suprême qualité au moment où l’imagination conçoit l’image esthétique. L’état de l’esprit en cet instant mystérieux a été admirablement comparé à Shelley à la braise près de s’éteindre. L’instant dans lequel cette qualité supreme du beau, ce clair rayonnement de l’image esthétique se trouve lumineusement appréhendé par l’esprit, tout à l’heure arreté sur l’intégralité de l’objet et fasciné par son harmonie, - c’est la stase lumineuse et silencieuse du plaisir esthétique, un état spirituel fort semblable à cette condition cardiaque que le physiologiste italien Luigi Galvini définit par une expression presque aussi belle que celle de Shelley : l’enchantement du cœur.




Alors seulement son âme commençait à vivre, tout comme son âme à lui, à partir du premier péché et une tendre compassion remplit son cœur au souvenir de sa pâleur frêle, de ses yeux humiliés et affligés par la honte obscure de sa féminité.

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