lundi 15 mai 2023

Roberto Arlt – La danse du feu

 

Roberto Arlt – La danse du feu

Chapitre premier

J’ai l’impression qu’il y a un temps fou que je vous connais.

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Il s’enivrait de l’alcool de ses propres paroles. Ses yeux étincelaient. Dans cet après-midi ensoleillé, sous l’effet de la vitesse du train, au-delà de la limite angulaire, sa dévotion ne trouvait pas de mots pour exprimer ce qu’il ressentait intensément au fond de son âme. Il aurait voulu s’étendre comme un lévrier aux pieds de la jeune fille. D’autres fois, il inclinait à lui demander la grâce de l'adorer, le visage appuyé sur ses genoux. Les sentiments qu’elle lui inspirait le por­taient à des attitudes extatiques qui n’étaient pas sans émerveiller ce qui subsistait en lui de cynisme. Un tel redoublement de naïveté n’était-il pas curieux chez un homme marié depuis longtemps ? Mais B aider, en ces instants, avait complètement oublié son épouse. Il était seul au monde, délié de toute attache, et son étonnement se mêlait à l’impression d’étrangeté que lui causait le paysage, renouvelant en lui la sensation d’un voyage vers l’inconnu. De nouveau, c’étaient les quartiers pauvres. De la vitre, ils pouvaient voir une haie de troènes bien taillés, qui bordaient les rails des deux côtés. Des pins et des eucalyptus empanachaient transversalement le lointain. Soudain, la courbe des rails s’accentua, et une tache de soleil jaune tomba sur la soie blanche qui se pliait au-dessous de la taille de la jeune fille. Et Balder pensa : « Elle a un sexe... un sexe comme les autres femmes. »

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Apparemment, la conduite de Balder pourrait se laisser interpréter comme l’attitude cynique d’un homme qui, sans amour, tente de séduire une jeune fille inexpérimentée. Quand le chroniqueur de cette histoire lui demanda d’expliquer sa conduite, voici ce que Balder répondit :

— Cette lettre, si je l’ai copiée, c’est que, bien qu’ayant besoin d’Irene, je ne pouvais me dispenser de lui débiter quelque mensonge amoureux, et je n’avais aucune envie de lui écrire. Rien que de penser à elle, j’étais envahi d’une immense paresse, d’un dégoût inexplicable. Je voulais à la fois être près d’elle et loin d’elle ; elle me plaisait et elle me déplaisait. Instincti­vement, j’avais le vague pressentiment que j’aurais dû m’éloigner, mais je n’avais pas la force de m’y résoudre.

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Il se trouvait terriblement malheureux. Puis il pensa non sans joie que cette attente inutile était pré­férable au vide qu’il connaissait avant d’avoir rencon­tré Irene, et, le dos courbé, les mains enfoncées dans les poches, il se perdait dans quelque rue transversale, marchant sur la bordure du trottoir.

Chapitre 2

Chez Balder, après son éloignement d’Irene, nous distinguons trois états de conscience : éblouissement irréel, angélique ; soudain obscurcissement de la flam­bée passionnelle ; et enfin rumination résignée, cher­chant à se tranquilliser par le biais d’un pronostic : « Il vaut mieux qu’il en soit ainsi, car cette fille allait me  compliquer la vie. »

Si on les soumet au filtre de la logique matérialiste, de  tels états d’âme révèlent inadaptation et débilité de l’esprit.

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Bien souvent, allant se coucher, il restait assis sur le bord du lit, regardait mélancoliquement ses pieds calleux et appelait les forces de l’au-delà à le sauver de la mort.

« O toi, démon, qui eus la force de défier Dieu, seras-tu assez canaille pour me refuser ta pitié ? Pour­quoi ne viens-tu pas ? Je ne vois pas d’inconvénient à signer avec toi. Bien sûr, il ne manque pas de pré­tendants à ce même marché ; je le sais, mais ils ne me valent pas, et toi tu sais cela aussi. Il faut que tu me sauves, que tu fasses de moi un héros ; enfin, ce contrat, nous en discuterons plus tard les clauses. L’essentiel est que tu viennes. »

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Leur conscience était structurée par la société qui les avait déformées dès l’école et, comme les fourmis ou les abeilles, qui ne se dérobent pas au plus terrible sacrifice, elles satisfaisaient les exigences de l’esprit de groupe. Elles appartenaient à la génération de 1900.

Pour pallier l’absence de vie spirituelle (la religion dans sa forme cultuelle est oubliée par les femmes dès quelles se marient), elles allaient au cinéma. Lectrices occasionnelles de romans à l’eau de rose, elles se pas­sionnaient surtout pour les intrigues des actrices de l’écran et rêvaient aux scandales de ces vedettes et de leurs partenaires, les jeunes premiers, dont les adul­tères offraient à ces imaginations bornées mais avides un monde extraordinairement séduisant.

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Reconsidérant le phénomène, Balder était per­plexe. Un terrible mécanisme était en marche ; ses engrenages se multipliaient. Hommes et femmes constituaient des foyers fondés sur des mensonges permanents. En même temps, ils affichaient un tel désir d’ascension facile que, par instants, l’observateur croyait en voir l’origine dans les élucubrations de l’in­dustrie cinématographique nord-américaine, confec­tionnées spécialement pour satisfaire les exigences primitives de nos contrées rurales.

Le cinéma, délibérément bêtifiant quant à ses scé­narios et tout à la fois dépravé au point de fomenter la masturbation des deux sexes, deux aspects contradic­toires habilement dosés, présentait comme but exclu­sif de l’existence et summum de la félicité l’automobile américaine, le court de tennis américain, le meuble- radio américain, le cottage standard américain avec glacière électrique américaine. De sorte que n’importe quelle petite dactylo, au lieu de penser à se syndiquer pour défendre ses droits, rêvait d’embobiner par des ruses de vamp un crétin plein aux as qui la ferait para­der dans une voiture de sport. Elles n’avaient aucune idée de la législation sociale et en somme se prosti­tuaient, épatant parfois leur patron par des dépenses somptuaires incompatibles avec leur modeste salaire.

Les mâles n’étaient pas moins idiots que les femelles.

Dans leur habillement, avec la petite moustache qu’ils se laissaient pousser, ils copiaient scrupuleu­sement la mode lancée par deux ou trois éminents pédérastes de l’écran, à qui les gamines des continents africain et sud-américain envoyaient des déclarations enflammées.

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Le samedi, le couple grisâtre, décoloré jusque dans ses nippes achetées à tant par mois, s’incrustait au fond d’un fauteuil de ciné. Quant au dimanche, ils le passaient au vert dans la proche banlieue. Pendant la semaine, le bonhomme faisait ses quotidiennes huit heures de bureau, et les changements de lune étaient marqués par l’inévitable question, posée dans des sueurs d’angoisse :

- Alors, tu as eu tes affaires ?

Ces vies minables et sinistres n’en finissaient pas de barboter dans la panade de la plus noire médio­crité. Par une inexplicable contradiction, ces esclaves en faux col étaient patriotards, admirateurs de l’ar­mée (« ça a de la gueule »), approuvaient la richesse et l’astuce des patrons qui les exploitaient et se glori­fiaient du pouvoir des sociétés anonymes qui, en guise d’étrennes, leur refilaient une circulaire : le lointain Conseil d’administration de Londres, New York ou Amsterdam « exprimait ses remerciements au personnel pour les services rendus par son excellente et dévouée collaboration ».

Société, écoles, service militaire, bureaux, journaux et cinématographe, politique et bonnes femmes mode­laient ainsi un type d’homme de la classe moyenne, un peu maquereau, amputé de l’âme, avide de petites fortunes parce que sachant les grandes inaccessibles, sorte de chien de garde faisant du sport une fois par semaine et qui, affilié à un quelconque groupement conservateur, sous la présidence d’un vague général en retraite, déblatérait contre les communistes et la Rus­sie des Soviets.

La psychologie, primaire et malfaisante, de ces indi­vidus s’effilochait avec le temps. Les uns plus tôt, .les autres plus tard, tous finissaient par trouver leur oasis : une maîtresse dont ils montraient la photo aux copains, au début de l’aventure, avec des commentaires obscènes. Mais bien sûr, ceux qui se dénichaient une petite amie étaient les plus intelligents du lot. Pour le menu fretin, il y avait le bordel, presque toujours la même putain, dont ils vantaient les spécialités, jusqu’à finir par confondre les aptitudes professionnelles de la pouffiasse avec le comportement passionnel d’une amante.

Parfois ces relations aboutissaient à un drame sanglant, que les journaux du soir exploitaient trois jours de suite. Le quatrième, un nouveau crime venait prendre le relais du délit défraîchi.

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Aucun événement ne leur faisait plus illusion, dans la marche du monde : leur monde à eux avait sombré corps et biens, dans le lit conju­gal la nuit, dans le travail de bureau le jour. Les mots qui les faisaient se cabrer quand ils étaient adolescents leur inspiraient maintenant un haussement d’épaules.

 

Chapitre 3

« Je veux signaler ici une anomalie : on avait beau, en s’appuyant sur l’expérience, prévoir en toute logique (le temps a confirmé mes suppositions) ce qui ne manquerait pas d’arriver, le désir d’entrer dans le chemin défendu, loin d’en être atténué, s’en trouvait enflammé et accru. N’est-elle pas réellement diabo­lique, cette chimie des sentiments qui, au lieu d’aller, comme il serait normal, de l’obscur au clair, procède à l’inverse, dérivant de la lumière vers les ténèbres et du connu vers le mystère ? C’est dans cette même ligne que s’opère la transgression systématique des prin­cipes de bonté naturelle logés au fond de la conscience humaine. L’homme cherche, en dépit de ses erreurs, une vérité définitive. »

La légende se répète : le Prince Désobéissant, malgré les conseils de ses Maîtres, veut entrer dans le Chemin Interdit, où le guettent d’innombrables Ten­tations. Il sait que s’il n’est pas Fort, il périra dans la gueule d’un Monstre mystérieux. Le Prince a la Foi, il s’élance sur le Chemin Ténébreux et vainc le Monstre. De ce combat naît pour lui la Sagesse.

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Extrait des carnets du protagoniste

Mon intimité avec Zulema et son mari croissait à mesure que mon amour pour Irene allait magnifiant ma vie, jusqu’à me faire sérieusement penser à me séparer de ma femme.

La lecture des romans m’avait inspiré une concep­tion en quelque sortie dionysiaque de la passion.

L’amour excédait les limites du devoir. C’était un char de feu qui arrachait l’homme à la surface de la terre, l’installait sur les cimes de l’hallucination.

Les peintres religieux ont représenté ces états d’âme sous la forme d’êtres angéliques élevant leurs délicats profils au-dessus de verts abîmes interplanétaires.

Inconsciemment, j’avais besoin d’un prétexte pour donner de la grandeur à mon existence, apporter un sens à ma vie. Par elle-même, la vie n’est ni grande ni noble, mais monotone et mesquine. L’amoureuse générosité d’Irene faisait reverdir dans mes sombres jours d’homme marié des sensations que je ne connais­sais plus depuis mon adolescence.

À côté d’elle, comme la mer sur une jetée, ma sen­sibilité faisait déferler de grosses vagues d’émotion. Je l’appelais ma mère et ma sœur. Naïf comme le sont tous les amants novices, je croyais avoir découvert un continent. Aucun être humain n’y avait pénétré avant moi. Une série de circonstances tout à fait étrangères à ma volonté étaient opportunément venues accroître ma passion.

 

 

 

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