lundi 15 mai 2023

Roberto Arlt – Le lance-flammes

 

Roberto Arlt – Le lance-flammes

                 Réfléchissez... Une prostituée passe, elle vous plaît, vous vous la payez. En soi, ce fait est une simple masturba­tion à deux. Eh bien, pour l'homme qui a le sentiment reli­gieux de la vie, posséder une femme sans l’aimer, c'est se sentir dégradé, comme s'il se masturbait. C'est ce qu'éprouve la femme normale à l’égard du coït : pour elle, une femme qui se donne sans aimer est dépravée. Vous- même, vous m'avez dit que les prostituées traitent de « tor­due » celle qui change de souteneur.

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                 Il s'agissait de vous éblouir, vous et Erdosain. Mes paroles sonnaient faux. Mon véritable plan est d'organiser l'Académie Révolutionnaire. On parle de révolution, mais en fait les gens en ignorent l’aspect technique. « Révolution » veut dire interruption de tous les services publics. Comment la ville sera-t-elle approvisionnée en eau ? Qui ramassera les ordures ? Comment sera assurée la fourniture des abattoirs en bétail et celle des boulangeries en farine ? Et les chemins de fer, et la lumière... Vous vous rendez compte qu'un mou­vement révolutionnaire est le mécanisme le plus compliqué qu’on puisse concevoir, parce que, dans l'immédiat, il per­turbe les intérêts de la masse, qui peut donc le faire échouer. Et les militaires ? L’armée rouge à improviser. Et le partage des terres. Et l'outillage. Combien faut-il de ton­nes de fer pour fabriquer les charrues ? Combien de temps pour les fondre ? Combien de fours, combien d’ouvriers ? Et les banques ? Les relations extérieures ? La résistance de la bourgeoisie ? La famine ? Les mouvements de protesta­tion ? Une révolution peut s'improviser en un an, mais il est impossible de la soutenir pendant soixante-deux heures. Quand il n'y a plus de pain, quand il ne sort plus une goutte d'eau des robinets, les gens commencent à subodorer qu'une mauvaise dictature capitaliste est encore préférable à une bonne révolution prolétarienne.

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Le niveau intellectuel du pays est très bas. Je veux dire que notre peuple, en majorité, n'arrivera jamais, par un pro­cessus évolutif, à admettre intégralement le communisme. Cela heurte non seulement l'intérêt des capitalistes, mais aussi celui des corps démocratiquement constitués, qui vivent et s'enrichissent par la représentation du peuple. En somme, nous ne pourrons jamais amener le peuple, par une démarche intellectuelle, à concevoir et à accepter le commu­nisme. Ce qui pousse un peuple au communisme, c'est ou bien la faim, ou bien l'excès d’oppression. Nous n'avons pas le pouvoir de provoquer la faim... ni celui de provoquer l'oppression. Les seuls qui puissent opprimer et tyranniser un Etat, ce sont les militaires. Nous aiderons donc les militai­res à prendre le pouvoir entre leurs griffes.

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                 Pur jeu d’échecs, cher ami... Nous ne devons rien faire pour éviter le pouvoir militaire. Au contraire, nous devons appuyer fermement ses plans. Les militaires ont besoin du prétexte bolchevique pour grignoter les libertés du peuple, lequel ignore ce qu’est exactement le bolchevisme. Très bien. Nous créerons le communisme artificiel... Vous savez sans doute qu’il existe dans l'organisme humain des bacté* ries qui ne résistent pas à une température de quarante degrés. Ces bactéries provoquent des maladies. Eh bien, la méthode consiste à provoquer artificiellement dans l'orga­nisme une autre maladie qui, en amenant une fièvre de qua­rante degrés, extermine les micro-organismes réellement nocifs.

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                 Le système capitaliste requiert, de la part des sympa­thisants communistes, un comportement analogue, associé à un mode de vie hypocrite. C'est ce qui leur permettra d'exécuter les actions visant au renversement de l'actuel régime dans la plus complète des impunités.

Brusquement, la lumière recouvre son intensité normale.

                 Cela exige l'organisation de cellules qu’on peut classer en deux catégories : les sentimentales et les énergiques.

L’Astrologue est allé à la vieille armoire, a fait tourner la clé, prend un cahier à couverture rouge. Il se rassied près du bureau.

                 Je vais vous lire quelques instructions que je destine à l’organisation des cellules.

Il ouvre une page et commence :

                 « Les cellules sentimentales sont composées d'indivi­dus incapables d'entreprendre une action énergique ou de commettre de graves délits sociaux. Ces cellules sont affec­tées aux tâches de propagande et leur efficacité s'applique surtout aux périodes prérévolutionnaires. »

« Les cellules énergiques requièrent la participation d'hommes jeunes, au caractère équilibré, audacieux et sans scrupules. Lesdites cellules doivent se placer au-dessus de toute considération de tonalité sentimentale. Les moyens qu'elles mettront en œuvre doivent être énergiques. Il est recommandé de commettre de graves délits sociaux, tels que l'exécution collective ou isolée de chefs militaires, de politiciens ayant des positions antiprolétariennes, de capi­talistes notoirement endurcis. »

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Elsa explosa, furieuse :

                 Tes larmes, c’est de l’eau sale. Tes angoisses ne sont que des plaisirs malsains, que tu as recherchés. Car tu as recherché tout ça... tout, y compris ma perdition... pour te créer des émotions nouvelles... mais écoute-moi bien... ces émotions-là, je ne te les donnerai jamais, sais-tu ?... jamais… même s’il me fallait mourir de faim. Même s’il me fallait être domestique... jamais je ne tomberai si bas, sais-tu, râble !... ce n’est pas à cause de toi : tu ne le mérites pas... non, c’est à cause de moi, par respect de moi-même...

 

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