samedi 27 mai 2023

Voyage d'un rêveur éveillé - 2 - William Beckford

Voyage d'un rêveur éveillé - 2 - William Beckford

 

Mais où donc sont les bois qui ombrageaient le sommet du mont ? C’est à peine si on y remarque un arbre. Quelques maigres taillis sont tout ce qui reste d’une végétation jadis impénétrable. Je brûlai cependant de leur rendre visite tant était grande ma prédilection pour ce lieu. Qui sait ? Peut-être Circé me conduirait-elle vers un autre de ses palais niché dans quelque vallon retiré et secret, loin des nautoniers d’aujourd’hui, loin des habitants de son actuel domaine transformés en pourceaux depuis belle lurette. Cette métamorphose, on le sait universellement, a été établie de façon assurée au point de ne laisser aucun doute sur les opérations futures de la magicienne. Je l’imagine adonnée à la solitude, consciente de la toute-puissance de ses charmes. Sans m’en déguiser les risques, je souhaiterais tenter l’aventure, voir si la déesse me permettrait de me chauffer à son feu de bois de cèdre tout en écoutant ses chants ensorcelants. Peut-être si elle m’est propice, pourrai-je cueillir des herbes d’une rare efficacité. Celles du roc, vous vous en souvenez j’en suis sûr, étaient réputées ; les serviteurs de Circé, aussi savants en pharmacie que leur maîtresse, passaient leur temps à en faire la cueillette dans les bois et les lieux sauvages qui paraient son royaume. C’est à quoi les compagnons d’Ulysse les ont trouvés occupés lors de leur entrée dans le palais de la magicienne où ils burent en toute innocence le breuvage qu’elle leur offrait. Ovide a conté cet épisode de façon magistrale ; il a fait une vivante description du rocher magique et des occupations de ses habitants. Nous les voyons classer leurs plantes sous la direction de Circé qui leur indique avec la plus grande précision les vertus simples ou composées de chaque fleur.

En descendant du promontoire nous avons poursuivi notre chemin vers Mola le long du rivage où nous roulions sur une grande route construite sur les débris de la voie Appienne. Nous avons atteint ainsi un énorme bloc perpendiculaire, détaché comme une tour de guet et creusé de magasins et d’arsenaux. Le jour tombait au moment que nous le dépassions ; la nouvelle lune brillait faiblement sur les flots. Au loin nous avons aperçu des lumières dans la baie : les unes scintillaient sur la côte, les autres sur la mer ; un bruit confus de voix résonnait à nos oreilles ; la nuit était paisible et solennelle comme lors des funérailles de Caieta. J’ai contemplé anxieusement cette mer où les héros de l’Odyssée et de l’Enéide avaient navigué les uns à la poursuite du destin, les autres en quête d’un empire. Je fermai alors les yeux et rêvai à ces illustres voyageurs. Neuf heures sonnaient quand nous avons atteint Mola di Cajeta. Les bateaux étaient juste en train de rentrer (nous avions vu leurs fanaux de la route). Ils ramenaient une pêche comme Neptune, j’en suis sûr, eût aimé en gratifier Enée et Ulysse.

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