mercredi 17 mars 2021

Jouir – Sarah Barmak

Jouir – Sarah Barmak

 

L’action inhibitrice de la sérotonine, le « frein » du système de récompense hédonique, permet de maîtriser le flot de plaisir engendré par la dopamine. On pense que c’est de là que provient l’un des effets secondaires les plus tristes de certains antidépresseurs, parmi lesquels le Prozac et le Celexa, qui augmentent les niveaux de sérotonine disponible dans le cerveau : beaucoup de patientes évoquent une perte de libido et une difficulté à atteindre l’orgasme.

Alors que la stimulation sexuelle continue, de plus en plus de neurones s’invitent à la fête du slip qui secoue le cerveau tout entier. C’est là que la magie de la valse cerveau-corps se révèle pour de bon. Le cerveau envoie des signaux à divers muscles dans le bas-ventre, jusque dans le plancher pelvien, ou muscles de Kegel, qui contrôlent les contractions des parties génitales. Leurs mouvements se propagent dans le corps tout entier. Cela engendre encore plus de sensations, et renvoie donc encore plus de stimuli très agréables jusqu’au cerveau. Ce cercle vertueux est connu sous le nom « réafférence » et décrit par Komisaruk et les coauteur-e-s de son livre, Beverly Whipple et Carlos Beyer-Flores, comme « une cascade de stimulations sensorielles dont le débit augmente par paliers ». C’est cette boucle de communication positive entre le cerveau et le corps qui, lorsque tous les voyants sont au vert, accumule les plaisirs et crée cette impression que toutes les sensations dans votre corps vont finir par exploser.

Cette découverte fait voler en éclats l’idée selon laquelle l’orgasme, sous prétexte qu’il provoque une réaction musculaire, serait un réflexe, une espèce d’éternuement sexuel, affirment les auteurs de The Science of Orgasm. Ce qu’il faut retenir de la descrip­tion de cette boucle communicationnelle, c’est que la stimulation qui l’entretient doit être agréable. L’orgasme est une perception. C’est dans l’esprit qu’il a lieu, pas dans les muscles.

A-t-on constaté des différences entre l’activité cérébrale masculine et l’activité cérébrale féminine pendant l’orgasme ? Étonnamment, la réponse à cette question n’a rien d'évident. Nos cerveaux sont remarquablement similaires au moment de l’orgasme, mais il semblerait qu’il y ait une légère différence, liée à une petite neurohormone, l’ocytocine. Tour à tour surnommée « hormone du câlin » ou encore « drogue de l’amour » pour le rôle qu’elle joue lors de l’accouchement, pendant l’allaitement et dans les liens sociaux, elle se révèle également être une hormone du sexe. Elle provoque, par exemple, des contractions utérines. Les caresses vaginales et la stimulation du col de l’utérus favorisent la sécrétion d’ocytocine par le cerveau, et la science a montré que, dans la minute qui suit l’orgasme féminin, le taux d’ocytocine dans le sang connaît une augmentation soudaine et importante. Une étude menée en 1994 par la chercheuse Marie Carmichael sur des femmes multiorgasmiques a montré que l’intensité de l’orgasme était proportionnelle au taux d’ocytocine observé chez elles juste après. Les hommes produisent également de l’ocrytocine avant et pendant l’orgasme - elle favorise même l’érection -, mais, au moment de l’orgasme, elle est libérée de façon plus graduelle. Bien qu’il existe des théories selon lesquelles cela pourrait influencer le sentiment de confiance en leur partenaire ressenti par les femmes, rien n’a été scientifiquement démontré à cet égard. Cela n’a pas empêché les journaux et les coachs relationnels de mettre en garde les femmes contre cette fameuse montée d’ocytocine, qui risque de les faire tomber en pâmoison devant n’importe Don Juan qu’elles auraient ramené dans leur lit. Pour on ne sait quelle raison, les hommes n’ont jamais droit à ce genre d’avertissements.

Il semble que c’est au niveau corporel, et non cérébral, que se situe la plus grande différence entre hommes et femmes. Comme nous l’avons évoqué dans le chapitre 2, la stimulation sexuelle emprunte, au choix, quatre itinéraires nerveux pour atteindre le cerveau, quatre chemins d’aventure qui partent du clitoris, du vagin, de l’utérus, du col de l’utérus, et de la peau autour de la vulve. Les femmes ont accès à « tout un éventail de sensations unique et généreusement développé », écrivent les auteurs de The Science of Orgasm, et ces sensations peuvent être stimulées de différentes manières : par la bonne vieille pénétration par le pénis, par le sexe oral, par les mains et les doigts, et par les sex toys. Les orgasmes clitoridiens sont souvent décrits par les femmes comme des formes de jouissance particulièrement aiguës, rapides et explosives, très centrées sur leurs parties génitales. En comparaison, les orgasmes vaginaux seraient plus profonds, plus diffus dans le corps - un aspect que l’on trouve également dans les orgasmes dits mixtes, qui sont provoqués par la stimulation simultanée du vagin et du clitoris.

« Si nous voulions classer les orgasmes selon ce que les femmes ressentent au moment où elles jouissent, écrit Emily Nagoski dans Corne As You Are, il nous faudrait une nouvelle catégorie pour chaque orgasme atteint par chaque femme. »

Les femmes décrivent des orgasmes si abondamment variés que Komisaruk, Whipple et Beyer-Flores en viennent à penser qu’ils ne peuvent pas être simplement le sous-produit évolutif des orgasmes masculins - de la même manière, par exemple, que les mamelons des hommes sont le sous-produit évolutif de ceux des femmes. Cette idée d’un orgasme féminin accessoire, version inutile de son pendant masculin, est la théorie actuelle la plus communément acceptée pour expliquer l’évolution de 1 orgasme féminin. Elle part du principe que l’orgasme des hommes aide à provoquer l’éjaculation, et donc la fécondation, et par la même occasion, la survie de l’espèce, tandis que l’orgasme des femmes, qui n’est pas indispensable à la conception, s’est juste incrusté dans le convoi évolutionnaire. Et cette théorie n’a rien de fonda­mentalement mauvais - la biologiste Elizabeth Lloyd, spécialiste de l’évolution, la surnomme même la théorie du « bonus fantas­tique ». Certaines personnes ont le sentiment que cette idée dénigre le plaisir féminin, mais, à bien des égards, c’est l’inverse qui se produit : contrairement au plaisir des hommes, qui sert à faire des bébés, le nôtre ne sert qu’à prendre son pied. Il n’existe que pour lui-même.

 

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L’orgasme est un état de conscience particulier. Il suffit d’en faire l’expérience pour s’en rendre compte. C’est aussi différent de l’état d’éveil normal que le rêve, la transe, l’ivresse, la défonce ou la méditation profonde. Mais le définir à travers le prisme de l’activité cérébrale nous est pour l’instant impossible. Pourquoi, à un moment donné, telle personne aura un orgasme qui lui donnera l’impression d’avoir quitté la terre, et qui lui fera perdre conscience de tout ce qui l’entoure ? Pourquoi, à un autre moment, cette même personne jouira d’un orgasme qui se ressent davantage dans le cœur que dans le vagin, où les émotions explosent dans la poitrine d’une façon presque douloureuse, au point de se sentir plus profondément ancrée dans le monde qu’elle ne l’avait jamais été ? Cela, les IRM ne sont pas encore en mesure de nous l’expli­quer. Tout ce que la science peut nous enseigner sur le moment où nous jouissons, c’est ce qui se passe dans notre corps - dans notre matière grise, dans nos canaux internes, nos nerfs et nos entrailles. Mais elle ne saurait encore nous raconter l’autre version de la même histoire : ce que ce moment étrange signifie pour nous.

Dès lors qu’une question devient existentielle et que la science montre ses limites en la matière, ce sont la littérature, la culture, la religion et le mysticisme qui prennent le relais.

À Père victorienne, les anglophones ont emprunté aux Français une expression évoquant l’orgasme : la petite mort2. Elle désigne à la fois la perte de conscience qui semble avoir lieu au summum de la jouissance, et la courte période d’inconscience qui peut nous emporter juste après, une fois vidées de notre énergie vitale (peut-être plus marquée chez les hommes que chez les femmes). Ce phénomène a souvent été perçu comme un avant-goût de l’autre mort. La grande mort3. Il est impossible de savoir si c’est la montée de la sérotonine (le « frein » présenté plus haut) qui est responsable de cette mort4. Ecoutons plutôt le romancier Georges Bataille nous en faire la description :

De son regard, à ce moment-là, je sus qu’il revenait de l’impossible et je vis, au fond d’elle, une fixité vertigineuse. À la racine, la crue qui l’inonda rejaillit dans ses larmes : les larmes ruisselèrent des yeux (...) il n’était rien qui ne contribuât à ce glissement aveugle dans la mort.

Cette superposition entre l’extase et le grotesque dont est pétri ce roman, Madame Edwarda, n’est sans doute pas conforme à la manière dont la plupart des gens vivent leur orgasme (et c’est tant mieux). Mais certains ressentent bel et bien « ce glissement aveugle dans la mort ». Pour Naomi Wolf, l’orgasme est quelque chose de bien plus positif : selon elle, il a le potentiel d’exalter « l’euphorie, la créativité et l’amour de soi ». Elle a d’ailleurs sa théorie bien à elle sur la question : des rapports sexuels de qualité stimuleraient la pensée des femmes en tant que femmes, et cette créativité-là engendrerait à son tour des rapports sexuels encore meilleurs, et ainsi de suite. Pour elle, l’orgasme est féministe.

Décrire l’orgasme avec des mots, c’est comme essayer de gloser sur le reflet de la lune qu’on apercevrait à la surface d’un lac à travers la brume - difficile de parler d’une perception subjective, à laquelle seule la personne qui l’expérimente a accès. Comme si cette impression que nous donne l’orgasme, l’impression de ne faire qu’un avec le monde, finalement nous isolait. Tout compte fait, les sexologues sont parfaitement à leur place parmi les romanciers, les poètes, les phénoménologues, les bouddhistes qui décrivent leurs états méditatifs les plus profonds, et les aventuriers des psychotropes qui rédigent des comptes rendus de leurs trips sous LSD : tant les uns que les autres, ils cherchent à traduire des expériences sensorielles tout ce qu’il y a de plus exceptionnel à l’aide de mots sans relief.

L’orgasme est comparable à une petite mort car il s’agit d’un espace entre deux instants perdus, une seconde pendant laquelle la conscience vacille brièvement. C’est ainsi que le définit Catherine Clément, philosophe (très) française et maîtresse de l'écriture féminine5. Pour elle, un orgasme sexuel est une forme de « syncope », un mot chargé de sens. En médecine, la syncope est un évanouissement, une perte de connaissance, un moment de défaillance ou un battement de cœur oublié sous le coup de la surprise. Pour les musiciens, il peut également s’agir d’un contre­temps, ou d’un rythme syncopé - un art que l’on retrouve aussi en poésie. Une syncope est une absence. Le monde se dérobe sous nos pieds. C’est un moment où nous « [perdons] la tête » et, avec elle, notre certitude d’être des sujets autonomes ancrés dans un point précis de l’espace et du temps. C’est le moment « où se larguent enfin les amarres qui tiennent ficelé le sujet », écrit-elle dans La Syncope.

Mais où nous échappons-nous donc, pendant l’orgasme ? Où se cachent les femmes ? Est-ce que nous nous éclipsons, glissant vers un univers empreint de mystère ?

Mikaya Heart a tenté de répondre à ces questions et, pourtant, elle n’est pas sexologue. Elle est écrivaine. Ce menu détail ne l’a jamais empêchée d’avancer. Lesbienne polyamoureuse, nomade dans l’âme (elle a construit une maison de ses propres mains en Californie il y a des années de cela, puis l’a vendue lorsqu’elle s’est aperçue que la vie de propriétaire l’empêchait de s’épanouir), Mikaya Heart se décrit elle-même comme une chamane. Autrice de plusieurs livres parmi lesquels Winen the Earth Moves. Women and Orgasm, Heart s’intéresse aux problématiques qui dépassent le domaine scientifique : pourquoi a-t-on l’impression que l’orgasme est une expérience spirituelle ? Un orgasme peut-il changer votre vie ? Existe-t-il le moindre rapport entre orgasme et amour, et, si oui, quel est-il ?

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Dans son témoignage, elle s’adressait directement à lui : « Non seulement tu me culpabilisais, mais en plus, à cause de toi, j’avais honte de ne pas y arriver. Comme si cette frustration que tu me renvoyais au visage allait encourager mon corps à se décider, en mode “bon, d’accord, puisque tu as tellement l’air d’y tenir, on va jouir pour te faire plaisir, espèce de petite enflure”. » Ce blog a percé en 2015. D a été relayé en masse sur les réseaux sociaux, au point que sa créatrice anonyme se retrouve propulsée dans les colonnes du magazine New York. Interviewée par la chroniqueuse Dayna Evans, elle a expliqué que ce qui l’avait décidée à lancer ce blog, c’était une discussion qu’elle avait eue avec une amie sur la question de l’orgasme. Elle avait remarqué que cette conversation, même une fois terminée, continuait de lui occuper l’esprit, et s’était demandé à quoi pourrait bien ressem­bler un échange du même type, une telle effusion de vulnérabilité, mais à plus grande échelle. Quand la chroniqueuse lui a demande si elle ambitionnait de démystifier l’orgasme féminin, sa réponse se situait à l’opposé de l’esprit très « développement personnel » qui caractérise notre époque, toujours dans l’astuce qui change la vie ou la solution miracle : « J’ai presque l’impression que ce blog peut au contraire lui conférer encore plus de mystère : il prouve qu’il existe mille et une réponses possibles à la même question. Mais s’il y a une leçon à retenir de ce projet, c’est sans doute que “comment me faire jouir” n’appelle pas les mêmes réponses que “comment la faire jouir”. »

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Pour la femme moderne, le sexe n’est pas un moment vraiment agréable où elle se libérerait du stress et des tensions accumulées, ni même l’occasion de pouvoir faire ce qui lui chante sans qu’on vienne lui prendre la tête. Il s’agit d’un domaine dans lequel il lui faudra évaluer ses performances. Un de plus. Malheureusement, à la course à l’orgasme, la plupart des hommes auront l’avantage. Il n’y a donc rien de très surprenant à ce que les femmes disent parfois qu’elles sont trop fatiguées pour faire l’amour.

Et c’est bien dommage, parce que l’un des grands avantages du sexe, c’est justement de nous aider à nous détendre. Nous sommes toujours à la recherche de nouvelles astuces pour faire taire notre esprit, avec sa tendance à l’anxiété et aux pensées obsessionnelles. Pour ce faire, certains comatent devant des films d’action, d’autres fument de l’herbe. Mais le plaisir, comme la douleur, annihile la pensée. Le sexe intense, c’est la promesse d’oublier un peu ce qui compose votre charge mentale : si tout ce que vous arrivez à faire, c’est produire de drôles de bruits gutturaux, vous aurez sans doute du mal à vous rappeler cette intermi­nable to-do list. Cependant, c’est peut-être justement ce qui rend difficile à certaines personnes le fait de s’abandonner au sexe. Comment est-ce qu’on arrête de penser, assez, en tout cas, pour atteindre cette espèce d’état second ? Nous pourrions, armées de courage, essayer de nous jeter à corps perdu dans les affres de l’extase - puisqu’il paraît que ça fonctionne bien contre le stress - mais nous passons trop de temps à nous demander si nous faisons les choses bien, si nous parvenons à exciter notre partenaire ou si nous sommes belles (le sondage publié en 2015 par Cosmopolitan sur l’orgasme dévoile que 32 % des femmes rapportent qu’elles s’inquiètent tellement de leur apparence pendant l’amour que cela leur rend la jouissance encore plus difficile). Ou alors, nous gardons un œil sur notre téléphone, ou sur le désordre laissé par les enfants. La part rationnelle de notre esprit reste sur le qui-vive. L’orgasme nous est difficile parce qu’il nécessite une forme de capitulation. Une capitulation brève mais totale, qui n’est possible que si nous lâchons enfin ces rênes que nous pensons devoir tenir d’une main de fer, à chaque instant.

L’un des obstacles les plus courants à la détente nécessaire à l’orgasme est la pression que nous subissons vis-à-vis de lui. Nous sommes passées de la prise de conscience de son existence (il n’y a pas si longtemps, quand on s’entendait demander « c’était bien pour toi aussi ? », il fallait s’estimer bien lotie) à son inscription sur une liste de cases à cocher. Quelque part, sur le chemin de la libération sexuelle, l’orgasme est devenu pour les femmes ce que l’érection était d’ores et déjà pour les hommes : le signe universel d’un bon fonctionnement sexuel, et la source d’un sentiment d’insuffisance dans le triste cas où il tarderait à survenir.

Un des attraits majeurs de la méditation orgasmique réside en ce qu’elle départit l’orgasme de sa place centrale dans la sexualité - et, en cela, elle lui ôte toute pression associée. Pour ce faire, elle redéfinit le mot orgasme. Pour les amateurs de la méditation les femmes sont orgasmiques dès lors qu’elles ressentent le moindre plaisir. Le pic de plaisir à la fin ? On appelle ça le climax. Résultat : tout moment de plaisir, murmure discret ou supenova explosive, est « orgasmique ». On serait tenté de n’y voir qu’une pirouette linguis­tique - une novlangue sexuelle - mais les pratiquants de la médita­tion orgasmique, hommes et femmes confondus, expliquent que cela modifie leur approche du sexe. Ds ne sont plus là pour atteindre un but qui les attend à la fin du rapport : leur concentration se réoriente vers les sensations qui sont là, dans l’instant présent, quelles qu’elles soient Comme le plaisir est une perception, et pas seulement un réflexe physique, le fait de fixer son attention sur ses sensations peut souvent l’intensifier - et, pour beaucoup de femmes, c’est la promesse d’atteindre plus facilement le climax. Suffirait-il donc de ne pas se soucier de l’orgasme pour s’en saisir enfin6 ?

Voilà peut-être la clé de la jouissance - et de la sexualité en général : laisser tomber l’orgasme. Laisser tomber les objectifs. Simplement apprécier ce moment. Prendre son temps. D’après certains thérapeutes, c’est de cette manière qu’une approche du sexe qui soit davantage centrée sur les femmes - comme celle que promeut la méditation orgasmique telle que proposée par OneTaste - peut améliorer, voire enrichir l’idée que la culture occidentale se fait de la sexualité.

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L’assemblée leur demande de parler plus fort.

               Avec la méditation orgasmique, nous libérons le sexe d’une partie de son conditionnement social, lance Rachel d’une voix puissante. Vous savez, quand un mec vous invite à dîner, et qu’ensuite vous le raccompagnez chez lui en pensant : « Oh non, maintenant va falloir que je m’y colle. »

Des rires s’élèvent dans l’auditoire.

               Ou alors, il vous fait un cunnilingus, et ensuite il vous regarde avec insistance et là vous vous dites : « Bon, bah faut que je lui suce la bite maintenant. »

Le public s’esclaffe de plus belle.

               Ben quoi ? Vous voyez très bien de quoi je parle ! Oui Mesdames. Soyez honnêtes : combien d’entre vous ici ont sucé une teub quelles n’avaient pas envie de sucer ?

On rit aux éclats et, près de moi, quelqu’un s’écrie :

               Il y en a beaucoup trop !

               Allez, levez la main ! En vérité, presque toutes les femmes devraient avoir la main levée. On l’a toutes fait ! Peut-être qu’il y a des mecs qui l’ont fait aussi ! Ça nous arrive à tous de faire des choses, des choses d’ordre sexuel, parce qu’on a l’impression d’y être obligés. L’un des principes de la méditation orgasmique, c’est le désir. Vous ne faites une séance de méditation orgasmique que si vous en avez envie. Si vous êtes la personne en charge des caresses, vous le faites pour votre propre plaisir. Oui Messieurs, vous caressez pour votre propre plaisir, parce que c’est agréable au toucher, et pas parce que vous voulez obtenir quelque chose d’elle. Et de la même manière, une femme participe à une séance de méditation orgasmique parce qu’elle désire être caressée, et pas parce qu’elle veut calmer son mec ou lui faire plaisir à lui. Et, pour cette raison, vous n’allez pas pousser de gémissements pour lui montrer qu’il se débrouille bien. Pas de coups de hanche non plus. Vous restez allongée là et, si un soupir s’échappe, très bien. Si vous n’avez pas envie de soupirer ou de gémir, c’est tout aussi bien. Ça n’a aucune espèce d’importance.

Pour une activité censée être amusante, elle semble régie par une quantité impressionnante de règles en tous genres. Où est la spontanéité quand on en vient à se demander s’il ne faudrait pas, pour être sûr, commencer par établir un contrat en bonne et due forme ? En outre, une critique généralement formulée à l’encontre du nudisme peut également s’appliquer à la méditation orgas­mique : la chair à l’étalage démolit le mystère qui fait que le sexe, c’est, pour ainsi dire, sexy. Mais les petits malins que nous avions en face de nous avaient déjà préparé leur contre-argument : le sexe est d’ores et déjà accablé de siècles d’obligations, d’attentes, voire d’échanges quasi commerciaux, tous à peu près tacites et plus illogiques les uns que les autres, et dont le poids repose en majeure partie sur les épaules des femmes - à tel point que bon nombre d’entre elles finissent par le rejeter en bloc. Désolée, le jeu n'en vaut pas la chandelle. On leur vend de la spontanéité et du plaisir à n’en plus finir et, quand elles passent à la caisse, elles s’entendent dire : « Ah oui au fait, il faut que tu te fasses désirer, faut pas être une fille facile, faut pas que tu aies l’air d’en avoir trop envie, mais il faut quand même que tu t’habilles sexy, enfin pas trop non plus sinon ça fait pute, et au lit, il faut que tu donnes l’impression que tu passes un bon moment parce que, sinon, il sera vexé, et surtout, une fois que vous aurez couché ensemble, laisse-le renvoyer le premier texto. Allez, amuse-toi bien, coquine, va ! »

Ce n’est donc peut-être pas une si mauvaise idée, d’inventer de nouvelles règles qui conviennent aux femmes et qui soient, au minimum, clairement établies. Et si la toute première de ces règles était Ne fais pas l’amour si tu n’en as pas envie ? Dans cette absolue permission de dire non, un oui pourrait-il émerger ?

 

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Originaire de Buenos Aires, Fannie Sosa est à la fois univer­sitaire, artiste et danseuse. À l’aide de vidéos qu’elle diffuse sur Internet, elle se réapproprie un élément de la culture noire dont elle considère qu’elle a été spoliée : le twerking. Elle explique que cette danse, née sous l’impulsion de la bounce music dans les années 1990 à La Nouvelle-Orléans, est cousine des danses de la fertilité - comme la danse du ventre - que les femmes exécutent traditionnellement dans de nombreuses cultures du monde entier. Mais le twerking n’est pas qu’affaire de fertilité : elle explique qu’il s’agit d’une méthode de contraception ancestrale et efficace. Le va-et-vient des hanches qui caractérise le twerking peut empêcher l’ovule fertilisé de s’accrocher à la paroi utérine, une idée qu’elle explique dans une vidéo intitulée Cosmic Ass (Cul cosmique). Ce détail est introuvable dans la version naïvement sexualisée du twerk que nous connaissons tous : un même de la culture mainstream blanche, le geste à la mode que l’on fût en boîte pour choquer les parents. Les femmes blanches se sont senties investies d’une mission : sermonner Beyoncé et ses copines parce que, tout de même, « le twerking, c’est pas féministe », comme l’a déclaré Annie Lennox lors d’une interview à la radio nationale améri­caine. « Ça ne nous apporte ni davantage de liberté ni davantage de pouvoir. » Cet épisode s’inscrit dans un schéma assez récurrent à travers l’histoire du féminisme, celui de femmes blanches décidant ce qui mérite d’être considéré comme féministe. Souvent, ce polis­sage s’est soldé par l’exclusion de femmes racisées, des lesbiennes et de femmes transgenres.

« Très souvent, les gens qui clament que le twerking et le féminisme sont incompatibles ne savent pas ce qu’est le twerking », explique Sosa dans Cosmic Ass. Le twerk, c’est une manière pour les femmes noires et les femmes issues de l’immigration de se rappeler d’où elles viennent, pose-t-elle. Dans une culture qui accorde trop de valeur à ce qu’on a dans le crâne, c’est une manière d’envoyer un peu d’amour à une zone dénigrée du corps des femmes, de « reconnecter ce que j’appelle les “beaux quartiers” (le visage, tout ce qui touche à l’ego) au ghetto de mon corps ». Ses vidéos proposent toute une gamme de leçons de twerking intelligentes et drôles, le tout sur fond de hip-hop. On l’y voit twerkant dans la me, sur des toits d’immeubles, et incrustée sur des vidéos de chutes d’eau et de forêts. Avec son short taille haute moulant, son t-shirt court et ses bottes d’inspiration militaire, elle recommande à ses visiteurs de porter des vêtements confortables et sexy.

« Faites un pas en arrière en fléchissant les genoux, dit-elle en se penchant en avant, jusqu’à ce que ses longues dreadlocks touchent le sol. Imaginez qu’un stylo pendouille de votre foune. Maintenant, dessinez des cercles avec sur le sol. »

Les vidéos de Sosa démolissent l’idée selon laquelle le twerking n’existerait que pour attirer l’attention de ces messieurs. Elle explique que les femmes peuvent utiliser ce geste comme un outil éducatif et s’en servir pour proposer une nouvelle lecture de certaines situations à travers le jeu et l’humour. Elle twerke en public, lors de soirées ou tout simplement dans la rue, et s’engouffre volontiers dans des discussions animées avec quiconque perçoit sa danse comme une invitation d’ordre sexuel. Souvent, des hommes viennent se placer derrière elle et frotter leur pelvis contre son derrière - un geste classique qu’on appelle une « hut », comme une hutte.

« Si quelqu’un vous fait ça, il suffit de vous retourner et de lui donner un coup de reins, de face ! », explique-t-elle en joignant le geste à la parole pour ses spectateurs. « Vous utilisez votre phallus - c’est votre yoni que vous utilisiez pour twerker, et là, vous reprenez le phallus. Et vous verrez, d’un seul coup ils se mettent en mode “Oh, ouh-là, ok, ok, pardon !” Moi, ça m’amuse, ça amuse les gens qui regardent, et ça peut même se révéler amusant pour le mec qui vous a fait une hutte un peu plus tôt. Je suis persuadée que la leçon qu’il en retirera aura un goût moins amer. »

D’autres initiatives sont prises pour se réapproprier le twerking. Par exemple, lors du légendaire festival d’électro Bass Coast, organisé par des femmes chaque année à Merritt en Colombie-Britannique, des « TwerkShops » - ou ateliers twerk - sont mis en place. Imaginez une foule de meufs tatouées, au carac­tère bien trempé, qui vibrent à l’unisson dans leurs postérieurs sur de la dancehall avec les basses poussées au max dans une forêt verdoyante : c’est ce qui s’est passé à l’édition 2015 de ce festival. Vous pouvez aller prendre vos billets, les filles !

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Enfin, le rapport sexuel s’achève sur une forme de « satisfaction », qui n’est pas nécessairement un orgasme - mais qui peut tout à fait l’être. La satiété sexuelle n’est cependant pas toujours l’objectif et, par ailleurs, toutes les femmes ne marquent pas le point de départ de leur excitation au même endroit - voilà entre autres pourquoi leur parcours est circulaire. Ce modèle a été représenté dans la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (le DSM-5) accusant le modèle linéaire de taxer de dysfonctionnement sexuel beaucoup de femmes qui, au bout du compte, avaient simplement une sexualité de femme.

Ce schéma n’a pas grand-chose à voir avec ces envies de sexe représentées dans les films - cette faim irrépressible, ces arrachages de vêtements guidés par une libido démiurgique... En 2013, le journaliste Daniel Bergner s’est montré assez critique de ce modèle circulaire, dans un livre inspiré d’un article éponyme qu il avait écrit lui-même, « Que veulent les femmes ? », dans lequel il quali­fiait cette représentation de « désuète et pr/.de », comme si Basson et d’autres thérapeutes privaient les femmes de leur esprit cochon et cherchaient à dompter les femmes qui voulaient laisser exploser leur désir. Pourtant, les patientes à qui les sexologues montrent ce cercle n’expriment en retour que soulagement et gratitude. Elles sont heureuses de découvrir enfin que leurs envies de sexe mues par diverses raisons, et pas seulement par la libido, sont parfaite­ment normales. C’est ce qu’on appelle le « désir réactif », une forme de désir qui naît grâce à l’excitation et qui est plus fréquente chez les femmes que le « désir spontané », qui semble venu de nulle part et vous frappe quand vous croisez quelqu’un d’incroyable­ment canon. Et, pour le coup, prendre conscience qu’on n’a rien d’anormal, c’est très sexy.

Il existe une théorie intrigante, appuyée sur des études relatées dans le livre de Bergner (une lecture stimulante quoique parfois révoltante), selon laquelle le désir des femmes n’est pas naturellement plus tempéré. Il serait en quelque sorte émasculé par la monogamie. La femme humaine aurait évolué pour voguer de partenaire en partenaire, selon cette théorie, pour faire beaucoup d’enfants avec le plus d’hommes possible afin d’améliorer le capital génétique de ses descendants. Elles seraient donc, au même titre que les hommes, excitées par la nouveauté - nouveau partenaire, nouveau corps, nouvelle dynamique - et par le fait de sentir le désir qu’elles induisent chez leurs nouveaux partenaires. Ce serait pour cette raison que les femmes en couple depuis longtemps ressentent moins de désir spontané : nous aurions chassé de nos vies notre envie de sexe, nous nous serions en quelque sorte civilisées, en échange d’une stabilité et d’une assistance dans l’éducation des enfants.

Tout cela est peut-être vrai, mais l’évolution n’est pas la destinée. Nous choisissons les relations dans lesquelles nous souhaitons nous investir, et beaucoup de femmes choisissent des modes de vie monogames. Bien évidemment, les femmes se sentent de plus en plus habilitées à délaisser la monogamie et à trouver régulièrement de nouveaux partenaires pour alimenter leur désir. Les femmes célibataires sont plus nombreuses que les femmes mariées aux Etats-Unis et bon nombre d’entre elles commencent à le revendiquer haut et fort, sans plus s’en excuser, car elles jouissent de nombreux avantages par rapport aux femmes engagées dans des mariages de longue durée. Le polyamour est également un choix de mieux en mieux accepté, un progrès qui se sera longtemps fait attendre. Culturellement, nous devrions nous montrer plus encourageantes face à l’abandon de la monogamie. Mais, pour les femmes qui souhaitent avoir des relations monogames et engagées - et elles sont nombreuses dans ce cas -, si le sexe débridé et irrésistible, fruit d’un désir dévorant, conserve son statut de norme, de rapport sexuel par excellence, alors ces femmes-là courent à l’échec.

Et si, au lieu de voir le manque de désir spontané des femmes comme un problème et de chercher des pilules ou des thérapies pour le résoudre, nous nous adonnions à quelques expérimentations autour de notre façon d’aborder le sexe ? Et si nous en modifiions les objectifs ? Et si nous révisions nos attentes vis-à-vis de lui ? Steve et Vera (la seconde a quatorze ans de plus que le premier) sont mariés depuis plus de trente ans et, tous les jours, il lui procure du plaisir. Lors de notre entretien, il a évoqué la chance qu’il a d’être avec elle. Sans aller jusqu’à dire qu’il faille les prendre pour exemple ou chercher à imiter leur relation, nous pourrions peut-être nous inspirer d’eux pour aider les personnes investies dans des relations à long terme à retrouver la flamme addictive et irrésistible d’une liaison amoureuse, en les encourageant à entretenir leur complicité, fût-ce à travers des gros câlins tout habillés ou par le biais d’une aventure de type méditation orgasmique.

 

 

 

 

 

 

 

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