dimanche 29 octobre 2023

Le bruit du temps – Ossip E. Mandelstam

Le bruit du temps – Ossip E. Mandelstam

 

LA FAMILLE SINANI

J’étais troublé et inquiet. Toute l’agitation du siècle s’était transmise à moi. Des courants étranges passaient à l’entour, depuis la soif de suicide jusqu’à l'attente de la fin universelle. La littérature a problèmes et questions mondiales d’illettrés venait juste de passer en une sombre campagne malodorante et les mains sales et velues des marchands de vie et de mort rendaient répugnant le nom même de la vie et de la mort. C’était en vérité une nuit d’illettrés ! Les littérateurs en chemises russes et en blouses noires faisaient commerce, comme des marchands de grain, de Dieu et du diable et il n’y avait pas de maison où on ne tapait d’un seul doigt la polka imbécile de « La Vie d’un Homme », devenue le symbole du symbolisme abject, celui de la rue. Pendant trop longtemps, l’intelligentsia s’était nourrie des chansons d’étudiant. Maintenant, c’étaient les questions mondiales qu’elle vomissait : c’était la même philosophie née d’une canette de bière !

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LA KOMISSARJEVSKAIA

Je désire non pas parler de moi, mais épier le siècle, le bruit et la germination du temps. Ma mémoire est hostile à tout ce qui est personnel. Si cela dépendait de moi, je ne ferais que grimace au souvenir du passé. Je n’ai jamais pu comprendre les Tolstoï et les Aksakov, les petits-fils Bagrov, amoureux des archives familiales avec leurs épopées de souvenirs domestiques. Je le répète, ma mémoire est non pas d’amour, mais d’hostilité, et elle travaille non à reproduire, mais à écarter le passé. Pour un intellectuel de médiocre origine, la mémoire est inutile, il lui suffit de parler des livres qu’il a lus, et sa biographie est faite. Là où, chez les générations heureuses, l’épopée parle en hexamètres et en chronique, chez moi se tient un signe de béance, et entre moi et le siècle gît un abîme, un fossé, rempli du temps qui bruit, l’endroit réservé à la famille et aux archives domestiques. Que voulait dire ma famille ? Je ne sais. Elle était bègue de naissance et cependant, elle avait quelque chose à dire. Sur moi et sur beaucoup de mes contemporains pèse le bégaiement de la naissance. Nous avons appris non à parler, mais à balbutier et ce n’est qu’en prêtant l’oreille au bruit croissant du siècle et une fois blanchis par l’écume de sa crête que nous avons acquis une langue.

La révolution est elle-même et vie et mort et elle ne peut souffrir qu’on potine devant elle sur la vie et sur la mort. Sa gorge est desséchée par la soif, mais elle n’acceptera pas une seule goutte d’eau de mains étrangères. La nature, ou la révolution, est une soif éternelle, un embrasement (peut-être envie- t-elle les siècles qui, humblement, simplement, étanchaient leur soif en se dirigeant vers l’abreuvoir des brebis. Pour la révolution, cette crainte, cette peur de recevoir quelque chose de mains étrangères est caractéristique, elle n’ose pas, elle craint de s’approcher des sources de l’être).

Mais qu’ont fait pour elle ces « sources de l’être » ? Avec quelle indifférence ont coulé leurs vagues rondes ! Elles ont coulé pour elles-mêmes, elles se sont réunies en torrents pour elles-mêmes, elles ont jailli en source pour elles-mêmes ! (« Pour moi, pour moi, pour moi », dit la révolution. « Tout seul, tout seul, tout seul », répond le monde).

La Komissarjevskaïa avait un dos plat de pensionnaire, une petite tête et un filet de voix fait pour le chant d’église. Bravitch était l’assesseur Brack, la Komissarjevskaïa était Hedda. Marcher et rester assise l’ennuyaient. C’est pourquoi elle était toujours debout ; elle s’approchait, par exemple, de la lanterne bleue de la fenêtre, dans le salon de professeur d’Ibsen et restait debout un temps infini, montrant aux spectateurs son dos plat, légèrement voûté. En quoi résidait le secret du charme de la Komissarjevskaïa ? Pourquoi était-elle un guide, une sorte de Jeanne d’Arc ? Pourquoi la Savina semblait-elle, à côté, une dame mourante, accablée d’avoir fait des courses au Bazar ?

En fait, l’esprit protestant de l’intelligentsia russe, protestantisme particulier de l’art et du théâtre, trouva son expression dans la Komissarjevskaïa. Ce n’est pas pour rien qu elle était attirée par Ibsen et qu’elle atteignit une grande virtuosité dans ce drame de professeur, tout de convenances protestantes. L’intelligentsia n’a jamais aimé le théâtre et elle aspirait à célébrer le culte théâtral aussi modestement et convenablement que possible. La Komissarjevskaïa allait dans le sens de ce protestantisme du théâtre, mais elle alla trop loin et dépassa les limites russes pour devenir presque européenne. Elle commença par rejeter tout le clinquant théâtral ; et la chaleur des bougies, et les rangées rouges des fauteuils, et les nids satinés des loges. Il ne resta plus qu’un amphithéâtre de bois, des murs blancs, des tapis gris, la propreté d’un yacht et la nudité d’une église luthérienne. Cependant, la Komissarjevskaïa avait toutes les qualités d’une grande tragédienne, mais en germe. A la différence des acteurs russes du temps et même, ma foi, de ceux de maintenant, elle avait une nature intérieure musicale, elle élevait et abaissait la voix comme l’exigeait la respiration de la structure verbale ; son jeu était aux trois quarts verbal, accompagné de rares gestes indispensables, et encore étaient-ils en nombre très limité, comme celui, par exemple, de se tordre les bras au-dessus de la tête. En créant le théâtre d’Ibsen et de Maeterlinck, elle découvrait en tâtonnant le drame européen, sincèrement convaincue que l’Europe ne pouvait rien donner de meilleur et de plus grand.

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La littérature serait-elle donc un ours qui se suce la patte un lourd sommeil après le travail, sur le divan d’un bureau ?

Je venais chez lui réveiller la bête de la littérature. L’écouter rugir, la regarder se retourner : je venais au domicile du maître de « langue russe ». Tout le sel consistait justement à venir « à domicile » et maintenant encore, j’ai du mal à me défaire de l’impression que je fréquentais alors le domicile de la littérature elle-même. Depuis, la littérature n’a plus jamais été un domicile, un appartement, une famille où dorment côte à côte des enfants roux dans de petits lits avec des filets sur les côtés.

A commencer par Radichtchev  et Novikov , V. V. s’établissait un lien personnel avec les écrivains russes, des relations acariâtres et amoureuses, mêlées à une noble envie, à de la jalousie, à un irrespect blagueur, à une injustice foncière, comme il se doit en famille.

L’intellectuel construit le temple de la littérature avec des idoles immobiles. Korolenko , par exemple, qui a tant écrit sur les zyrianes s’est transformé pour moi en un dieu zyriane. V. V. enseignait à construire la littérature non comme un temple, mais comme une lignée. Dans la littérature, il appréciait le principe patriarcal, ancestral, de la culture.

 

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